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Depuis l’entrée en fonction de Néstor Kirchner en Argentine, en mai 2003, le pays a eu de nombreuses difficultés à renouer ses relations internationales à la suite de la crise politique et financière. Jusqu’en décembre 2009, moment où le renouvellement du Parlement a mis le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner en minorité au Congrès, l’Argentine n’avait pas encore pu résoudre plusieurs questions de sa politique internationale. Ce déficit diplomatique est resté partiellement éclipsé par les importants revenus que l’économie argentine a obtenus grâce aux prix internationaux des produits de base. Cependant, le pays a connu une perte de son influence internationale.

Cette situation a mis en évidence, tout simplement, l’incapacité de l’Argentine à se positionner avantageusement dans le contexte international. Il en fut ainsi en dépit de la vocation intégrationniste propre à toutes les administrations argentines depuis le début de la redémocratisation en 1983. De plus, les administrations kirchnéristes ont cherché à préserver les niveaux d’intégration régionale en essayant de surmonter les controverses commerciales et les tensions politiques avec des pays voisins. Par ailleurs, certaines actions extérieures ont été inspirées par ce que l’on connaît sous le nom de « pouvoir mou ». Malgré tout, l’Argentine a manqué de capacité de différenciation internationale lui accordant de la force ou de l’importance non seulement sur le plan international, mais aussi sur le plan régional, ce qui – selon sa tradition – était pour le moins inouï (Miranda 2008).

Les États-Unis ont évalué cette situation et ont eu tendance à ne pas considérer ce pays latino-américain dans leur stratégie hémisphérique. Dans leur bilan de la relation bilatérale, ils ont préféré le camp du dissentiment et ont condamné, de surcroît, le style politique de Kirchner. En effet, ils ont accepté et stimulé la fonction stabilisatrice de l’Argentine en Amérique latine dans une sorte de reconnaissance de son rôle de pays moyen. Mais Washington a tenu des discours et a pris des décisions montrant l’indifférence étatsunienne vis-à-vis de l’Argentine, voire son mépris des éléments positifs et essentiels du rapport bilatéral. Ce comportement a été d’autant plus évident qu’il s’est projeté sur sa politique à l’égard de l’Amérique du Sud. À ce sujet, on s’interroge sur les raisons qui ont incité les États-Unis à encourager la fonction intégratrice exercée par l’Argentine dans la région tout en développant une attitude d’indifférence par rapport au rôle joué par ce pays.

Certaines analyses ont mis l’accent sur les caractéristiques de la politique extérieure des administrations kirchnéristes et notamment sur l’utilisation de cette politique comme outil de légitimation intérieure. Notre hypothèse est autre : nous sommes persuadé que les États-Unis, dans la restructuration de leur politique hémisphérique, n’ont pas considéré l’Argentine comme un acteur approprié pour la stratégie d’équilibre des puissances en Amérique du Sud. Washington a visé le remplacement de l’Argentine, car celle-ci ne servait pas ses intérêts hégémoniques comme elle l’avait fait autrefois. L’une des raisons de ce changement a été la transformation qui s’est produite en Amérique latine avec l’émergence du Brésil et du Mexique comme puissances régionales. À partir de cette nouvelle situation, ces deux pays ont inauguré une relation particulière avec les États-Unis. Dans ce processus, l’Argentine a perdu progressivement son influence internationale. Une autre raison de cette modification a été la perception politique particulière des États-Unis à propos du resserrement des liens entre l’Argentine et le Venezuela, notamment du fait que Buenos Aires s’est éloigné des prétentions de Washington envers la personne du président Hugo Chávez. Une troisième raison a été qu’au-delà des problèmes associés à la narco-guérilla les États-Unis ont estimé que la Colombie était un allié pertinent en Amérique du Sud pour freiner la montée brésilienne et pour isoler le projet vénézuélien. Les États-Unis ont commencé à créer les espaces nécessaires pour que la Colombie devienne une puissance régionale secondaire. Voici donc les raisons capitales qui fondent notre hypothèse.

I – La stratégie américaine

L’une des principales préoccupations des États-Unis, à la sortie de la guerre froide, a été le vide que l’emploi de la politique de bloc a laissé dans la dimension stratégique militaire. Dans ce sens, la dévaluation de la variable « sécurité » dans la politique mondiale aux dépens de la globalisation commerciale et financière a été déconcertante pour la puissance hégémonique. L’un des principaux critiques du gouvernement de Bill Clinton affirmait que cette administration se caractérisait par sa faiblesse et que sa politique devait, par ailleurs, s’engager intensément dans les questions concernant la stabilité internationale (Haass 1994). D’une certaine façon, entre Clinton et ses opposants résidait la difficulté des États-Unis à redéfinir leur rôle d’hégémon dans une conjoncture de changement où la force avait une influence relative. Ce n’est pas par hasard que Washington a eu recours, une fois de plus, à un État pivot.

Les États pivots ont été conçus pour préserver le pouvoir hégémonique des États-Unis. Mais leur condition d’« alliés spéciaux » n’entraînait pas pour autant un transfert total de l’autorité de Washington vers ces États dans leurs sphères d’influence respectives. Les États-Unis comptaient sur un outil fondamental, en l’occurrence la politique d’équilibre des puissances servant au contrôle régional. Ils évitaient ainsi que les États pivots auxquels ils se fiaient ne deviennent trop puissants, voire qu’ils ne cherchent à former un contre-pouvoir (Nye 2001). L’application de cette politique exigeait des États-Unis qu’ils recourent à des alliés autres que les États pivots, à savoir ceux que Samuel Huntington (1999) qualifie d’États de « troisième niveau » ou de « puissances régionales secondaires », dont le rôle était de contrebalancer la montée d’un « allié spécial ». Dans le cas de l’Amérique du Sud, l’Argentine remplissait le rôle de pays de « troisième niveau » par rapport au Brésil.

Il y aurait beaucoup à dire à propos des postulats et de la portée de la stratégie de l’État pivot, aussi bien du point de vue disciplinaire que du point de vue politique. Cependant, au milieu des années 1990, cette stratégie n’a pas été utilisée selon la perspective classique du rapport entre les États-Unis et les principales puissances de la planète, mais selon celle du rapport américain avec le « monde en voie de développement » (Chase et al. 1996). Un regard différent, sans nul doute, a été porté : au lieu de la « menace communiste », on a construit un autre mécanisme de justification consistant à éviter la chute de certains pays du Sud dans le « désordre interne ». On a pensé que cela nuirait, directement ou indirectement, aux intérêts nationaux américains.

Le calcul était simple, car on pensait que ce qui menaçait les pays appelés États pivots constituait également de nouvelles menaces pour les États-Unis. La surpopulation, les conflits ethniques, les migrations, les fluctuations économiques, pour ne citer que quelques questions caractéristiques de ces pays, ont été considérés comme des facteurs menaçant la stabilité internationale. C’est pour cela que, d’un ton très particulier et dans un certain rapport avec ce que la doctrine Bush a soutenu par la suite, on encourageait « l’aide préventive aux États pivots pour réduire les possibilités d’effondrement ». Cela impliquait que la politique de bloc pouvait être remplacée par un univers d’« alliés spéciaux » utiles à l’hégémon. De cette façon, celui-ci ne serait pas contraint – par sa condition – de disperser son attention et ses ressources dans le monde entier.

Le gouvernement américain a privilégié les pays réunissant quatre caractéristiques élémentaires, à savoir : une situation géographique stratégique, une population importante, un potentiel économique élevé et, notamment, une importance fondamentale pour Washington. Ainsi a-t-il dressé une « stratégie de différenciation » dans le monde périphérique entre les États pivots et les autres pays qui n’allaient pas bénéficier du soutien systématique de l’hégémon. Certes, parmi les États pivots choisis il existait des disparités (Chase et al. 1996[1]). Celles-ci étaient fondées principalement sur la variable de leur entourage régional où ils étaient appelés à jouer un rôle stabilisateur.

Certains États pivots ont été plus proches des États-Unis alors que d’autres s’en écartaient, au point d’exprimer fermement leur désaccord avec ce pays en matière d’armement nucléaire. Ce fut le cas de l’Inde et du Pakistan. Malgré tout, d’une façon ou d’une autre, un petit groupe d’États pivots a occupé progressivement un espace international que le statu quo mondial a reconnu ouvertement. Ce fut le cas du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud par la création du groupe ibsa en 2003. Cela s’est produit par l’imposition du pouvoir « dur » dans certaines occasions, « mou » dans d’autres, ou par une combinaison des deux. La croissance économique et le commerce extérieur ont contribué énormément à cette situation. Mais il est incontestable que ce petit groupe d’États pivots a acquis progressivement la « capacité de nuire à la stabilité régionale et internationale ». Cela leur a apporté non seulement une considération différente, mais aussi un positionnement nouveau dans les rapports de puissance du « monde en voie de développement », selon la perception stratégique américaine.

II – Puissances régionales en Amérique latine

Outre la stratégie de l’État pivot et les constatations factuelles ayant montré que certains pays s’y conformaient, l’influence exercée par les puissances régionales constitue un signe éloquent des transformations internationales des derniers temps (Womack 2007). À la façon des États pivots, ces puissances ont accru leur influence dans leur entourage au moyen d’interactions au niveau régional. Elles ont souvent été indépendantes des interactions menées par l’hégémon et les grandes puissances sur le plan international. Par ailleurs, il est vrai que les États-Unis et les principaux pays du monde n’ont pas considéré de la même manière ces puissances régionales, en raison des fonctions qu’elles accomplissaient dans leurs contextes respectifs (Hurrel 2006). Mais il est vrai aussi que, contrairement à ce que soutiennent certains auteurs (Buzan et Waever 2003), le pouvoir mondial a pris en compte l’influence de certaines de ces puissances sur un plan systémique global.

De toute façon, la relation de dépendance et d’interdépendance entre les grandes puissances et les puissances régionales constitue un débat qui dépasse le propos de cette étude. On peut en dire autant par rapport à l’équivalence entre celles-ci et les États pivots. Dans les deux cas, on s’interroge souvent quant à de ce qui décide de tels concepts et catégories, si c’est la question stratégique-militaire, commerciale ou politique. Pourtant, il importe ici de souligner la portée de la régionalisation dans une logique globale. Notamment parce que, en vertu de cette importance, les pays moyens devenus des puissances régionales ont assumé des responsabilités dans leur cadre d’influence diplomatique. D’autant plus qu’ils ont promu un schéma géoéconomique et, d’une certaine manière, géopolitique et qu’ils ont veillé à donner une identité à la région ou sous-région au moyen d’initiatives institutionnelles et de multilatéralisme, ce qui n’a pas été négligeable.

En Amérique latine, le Brésil comme le Mexique ont été porteurs de ces traits, propres à la condition de puissance régionale. Paradoxalement ils ont contribué, par la coopération, à la fragmentation de l’Amérique latine en deux parties : le nord et le sud. Dans les deux cas, le projet de leadership régional a prévalu et tout a été possible par la complicité des États-Unis. Un aspect essentiel à signaler est que Washington a jugé qu’elles constituaient des puissances régionales mais aussi des États pivots (Crandall 2003 ; Roett 2003). Pourtant, les leaderships ont été différents : le Mexique a servi en quelque sorte de « lien » entre l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale, tandis que le Brésil a « catalysé » l’Amérique du Sud (Rocha Valencia et Morales Ruvalcaba 2008). Par ailleurs, le Mexique a agi encouragé par la stratégie américaine, alors que le Brésil, à partir de son schéma d’autonomie hétérodoxe, a mis en oeuvre des initiatives diplomatiques pour monter une scène plus conforme à ses objectifs[2].

La façon dont ces pays ont participé à la politique mondiale a mis en évidence, elle aussi, cette dichotomie. Le Mexique a été soutenu par les États-Unis et par les grandes puissances dans la structure du système international, suivant le concept de Kenneth Waltz, ce qui a limité ses attentes de joueur mondial. Le cas du Brésil est différent parce qu’il a eu, justement, ce dessein et que l’Amérique du Sud est devenue sa sphère d’influence face au monde. Son agenda politique vis-à-vis des États-Unis a été marqué par des situations de tension, comme la stratégie qu’il a dessinée pour refuser la proposition de la Zone de libre-échange des Amériques (zlea). Pourtant, le gouvernement de George W. Bush s’est satisfait de l’intervention du Brésil dans les crises intra-étatiques du Venezuela (2002-2003), de la Bolivie (2003 et 2005) et de l’Équateur (2005).

Le Brésil a réussi, en tant que puissance régionale, à modéliser l’intégration de l’Amérique du Sud à travers la coopération par consensus. En témoigne la création de la Communauté sud-américaine des nations en 2004 et de sa projection, l’Union des nations sud-américaines (unasur). Celle-ci lui a permis d’aller au-delà de l’essai de formation d’une zone de libre-échange sud-américaine (alcsa), proposée par le groupe de Rio en 1993, et lui a également été utile dans la mise en oeuvre des initiatives qu’il a proposées lors de la convocation du premier sommet des présidents de l’Amérique du Sud, tenu en 2000 à Brasilia. À mesure que le sous-régionalisme s’est raffermi, le Brésil a tenté de garder son leadership en jouant un rôle hégémonique. Il a ainsi produit le fait inédit dans son histoire d’étendre régionalement ses intérêts nationaux, ce qui l’a amené à privilégier, dans d’importantes circonstances, la coopération par leadership sur l’habituelle coopération par consensus.

Cette expérience brésilienne a eu un effet de domination sud-américaine, naissante et fragile encore, montrant toutefois un changement significatif dans la politique régionale (Soares de Lima et Hirst 2006). Malgré le pacte stratégique que les États-Unis ont systématiquement consolidé avec le Brésil, la position que ce dernier adoptait progressivement a incommodé l’hégémon. La façon dont le Brésil s’est replacé dans l’agenda sud-américain constitue une sorte de fracture dans la politique d’équilibre de la puissance américaine, ce qui a été révélateur. Bien qu’ils aient confié au Brésil le « rôle d’interlocuteur préférentiel » en Amérique du Sud, la possibilité d’une trop forte croissance de ce pays a inquiété les Américains, en particulier parce que Brasilia a effectué certains de ses mouvements internationaux indépendamment de Washington. Il y a lieu de mentionner que la décision du président Luiz Inácio Lula da Silva d’encourager le projet de création d’un Conseil sud-américain de défense[3], en 2006 – qui deviendrait après, formellement, le Conseil de défense sud-américain – a résonné comme un signal d’alarme à la Maison-Blanche. Ce projet a été négocié entre Brasilia et Washington, et non pas décidé, comme autrefois, par les États-Unis.

III – La situation de l’Argentine

L’axe brésilien de la scène sud-américaine a été efficace pour les États-Unis ; or, il leur a posé le problème de devoir le contrebalancer. Pour cette raison, la politique américaine a adopté une attitude duelle. Ainsi qu’il a déjà été signalé, les États-Unis ont fait confiance au rôle d’« interlocuteur préférentiel » du Brésil en Amérique du Sud tout en considérant l’hypothèse de freiner un pays périphérique qui pouvait leur faire face, non seulement dans les questions commerciales et diplomatiques que les États-Unis toléraient déjà, mais aussi dans les questions stratégiques-militaires, quoique les possibilités brésiliennes soient loin d’avoir une incidence sur ces questions. Contrairement à ce qui était arrivé à plusieurs reprises au 20e siècle, Washington n’a pas pensé à l’Argentine comme étant l’acteur capable de réduire la marge de manoeuvre brésilienne.

La règle voulant que les puissances régionales secondaires, comme ce pouvait avoir été le cas de l’Argentine, sollicitent l’hégémon pour neutraliser la puissance régionale principale n’a pas été suivie non plus. Depuis 1985, la relation bilatérale entre l’Argentine et le Brésil a été rigoureusement bonne. Les deux pays ont promu le Marché commun du Sud (mercosur), qui a largement contribué à l’énorme impulsion de l’Amérique du Sud à l’échelle internationale. L’Argentine aurait pu avoir suffisamment de raisons justifiant une volonté de contrebalancer l’influence du Brésil, notamment : sa forte dépendance commerciale, tout comme le pouvoir configuré progressivement par le Brésil dans le contexte périphérique au moyen de la coopération par leadership. Or, ayant tiré de très importantes leçons de l’histoire, l’Argentine n’est pas revenue sur cette pratique.

De toute façon, ce pays n’était plus la puissance régionale secondaire à laquelle les États-Unis songeaient au siècle dernier (Huntington 1999). Les attentes de l’hégémon pendant les années 1990 avaient été en ce sens. L’alignement politique de l’Argentine avec Washington, stimulé par les présidences de Carlos Menem, a perturbé les objectifs brésiliens. La désignation américaine de l’Argentine en tant que son huitième pays allié extra-otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) en 1997 a eu un impact politique sur le Brésil. D’un côté, parce que ce dernier a estimé que le mercosur était menacé face à son associé principal, qui, s’accordant strictement au consensus de Washington, se démilitarisait et cédait, sans aucune restriction, sa défense à l’hégémon. D’un autre côté, parce qu’il a interprété que l’intermédiation américaine par l’Argentine, comme le premier et seul pays latino-américain concerné par cette condition d’allié militaire, servait à contenir sa volonté de leadership régional.

L’Argentine a toujours su occuper une place relativement importante dans la politique régionale grâce à une combinaison d’indicateurs qui lui ont donné le statut de pays moyen sur le plan international. Pourtant, en ce siècle, elle n’a pas réussi à jouer un rôle déterminant car elle a été loin de se transformer en puissance régionale (Miranda 2009). Au-delà de la plus ou moins grande emprise de chacun de ses indicateurs de pays moyen, sa capacité d’influence dans le domaine de l’Amérique latine a été réduite, de telle sorte qu’elle n’a même pas pu aspirer au statut de puissance régionale de deuxième ordre. Par conséquent, non seulement l’Occident dédaignait ses possibilités d’affecter la stabilité contextuelle, trait caractéristique des États pivots, mais encore la nouvelle situation du Brésil déterminait sa place en Amérique du Sud, ce qui l’a empêchée de représenter les intérêts de l’Amérique latine dans certaines questions et, en même temps, l’a éloignée du rang de puissance régionale.

La place de l’Argentine dans la politique latino-américaine a été associée à la réalité du pouvoir que nous avons examinée jusqu’ici et qui a transformé progressivement la région. Cette situation a fait en sorte que ce pays a diminué ses relations politiques avec le Brésil sans porter préjudice aux valeurs partagées ou aux objectifs communs issus de l’alliance stratégique forgée dans les années 1990. Trois raisons ont été à l’origine de cette attitude du gouvernement argentin.

En premier lieu, celui-ci a mis beaucoup de temps à estimer la portée du projet sud-américain du Brésil. La nécessité pour l’Argentine de se ranger dans la lignée internationale du sociétaire du mercosur – comme conséquence de la fragilité que le default lui avait causée – fut une condition incontournable pour éviter un déclin encore plus marqué que celui dont le pays avait déjà souffert. Pour reprendre les concepts de Robert Keohane et de Joseph Nye, Buenos Aires a essayé de déplacer son degré de vulnérabilité vers ce lien bilatéral afin d’éviter de s’exposer davantage face aux États-Unis. Puis, au-delà de sa dépendance commerciale de plus en plus structurelle vis-à-vis du Brésil, l’Argentine avait accepté une certaine dépendance diplomatique par rapport à l’Itamaraty qui l’a introduite progressivement dans le sud-américanisme promu par ce ministère des Affaires étrangères.

En deuxième lieu, l’Argentine a eu beaucoup de mal à comprendre ce qui se passait avec son voisin, notamment la façon dont celui-ci construisait un pouvoir régional par le biais du paradigme intégrationniste. Elle n’a pas suffisamment mesuré l’importance de leur asymétrie bilatérale. De plus, en 2003, elle a cru qu’il y avait parité entre les deux pays, alors que l’écart entre eux était déjà très grand. Et cela est allé encore plus loin : le gouvernement argentin avait la conviction que le leadership brésilien était moins lié à la popularité internationale de Lula et au rôle joué par l’Itamaraty qu’à la place que les grandes puissances avaient progressivement faite au Brésil dans la configuration hiérarchique du pouvoir mondial. Cette préférence, de la France d’abord, puis des États-Unis, a été perçue comme un soutien décisif pour ce pays, alors qu’en réalité la politique brésilienne avait déjà su gagner sa place grâce aux très nombreux mérites obtenus par le pouvoir qu’elle avait progressivement gagné de longue date.

En troisième lieu, l’Argentine a essayé d’abandonner la condition d’escorte nécessaire au projet régional brésilien qui l’avait caractérisée entre 2002 et 2004. Pendant cette période, elle a su accompagner le Brésil, non seulement sur un plan hémisphérique, mais aussi au niveau mondial. Le rôle joué par la Maison-Rose a été très important pour le Planalto en raison de ses objectifs stratégiques : même s’il a dû supporter des coûts que l’Argentine s’est épargnés, sans quoi elle aurait vu monter sa fragilité internationale – par exemple lors du refus au projet américain de l’alca –, la fonction exercée par ce pays-ci a été cruciale pour le Brésil dans le raffermissement de son statut de puissance régionale. Parallèlement, le soutien international que l’Argentine a reçu du gouvernement brésilien après la crise de 2001 a été fondamental. À travers cette collaboration, la différence entre les deux pays a été mise en évidence, de même que le dilemme dans lequel se retrouvait le gouvernement argentin quant à maintenir sa position d’accompagnement ou à lui donner une importance moindre.

IV – Une relation imprévue

À la suite de certains événements, la relation argentino-brésilienne est entrée, à partir de 2005, dans une nouvelle phase pendant laquelle les liens entre l’Argentine et le Venezuela ont commencé à se resserrer. Le pari a été pris par Kirchner, qui a donné aux relations interétatiques l’empreinte du lien interpersonnel qu’il entretenait avec le président vénézuélien, Hugo Chávez. Le rapport entre les deux pays s’est ainsi établi rapidement. Kirchner a pris en considération deux aspects : d’une part, il a apprécié la façon dont le leader bolivarien a contrecarré les facteurs de pouvoir après le coup d’État de 2002 ; d’autre part, il a trouvé intéressante la position antisystémique que Chávez a adoptée en ce qui concerne les relations internationales. Or, malgré la sympathie que le président argentin avait à son égard, le raffermissement de la relation n’a signifié ni affinité idéologique, ni compromis politique illimité.

En effet, l’objectif de Kirchner était de trouver un allié puissant, en mesure de répondre à deux questions qui l’inquiétaient. La première concernait la géopolitique, son but étant de limiter l’influence brésilienne dans le contexte sud-américain. Ce dessein s’est accentué avec l’échec du projet de l’axe Buenos Aires-Brasilia-Caracas dans la structuration du mercosur. En ce sens, le gouvernement argentin s’est adapté à la concurrence entre le Brésil et le Venezuela pour le degré d’incidence régionale. La seconde question faisait référence au besoin argentin de diversifier ses relations internationales pour donner une réponse immédiate à ses exigences intérieures. L’Argentine a ainsi vu le Venezuela comme un fournisseur d’énergie et, principalement, comme un acheteur de ses obligations refusées sur le marché international.

L’attitude du gouvernement argentin face à la sourde concurrence entre le Brésil et le Venezuela a montré des singularités. Il y avait ainsi d’énormes divergences économiques et commerciales entre l’Argentine et le Brésil qui troublaient fréquemment la politique bilatérale. Malgré cela, les deux pays ont soutenu le mercosur fermement et de façon ininterrompue. Pourtant, l’Argentine s’en est détournée pour s’approcher du Mexique et, en particulier, du Venezuela. Elle a cherché à améliorer la relation bilatérale avec le Mexique une fois Felipe Calderón au pouvoir et elle a vivement encouragé l’entrée du Venezuela dans le bloc régional. De plus, Kirchner a épaulé Chávez dans son différend avec Lula à propos du projet de production d’éthanol sur lequel ce dernier s’était entendu avec Bush[4]. Cependant, Buenos Aires n’a pas encouragé l’initiative de Caracas pour la création d’une force militaire régionale.

En 2006, l’Argentine a accompagné le Brésil dans son projet pour la création d’une Junta Sudamericana de Defensa qui – comme nous l’avons déjà dit – deviendrait formellement le Conseil de défense sud-américain, car cette voie n’était pas militaire mais diplomatique. Elle a cherché ainsi à s’éloigner de la militarisation du Venezuela et de la remilitarisation du Brésil. Voilà pourquoi son intention d’entreprendre une fonction intégratrice dans la sous-région n’a pas été fortuite. Elle n’a cependant pas eu le succès escompté : la grande tension entre Brasilia et Caracas provoquée par les déclarations du Parlement brésilien contre la radiation de la licence à une chaîne de télévision en 2007 en est la preuve.

En ce qui concerne le bilatéralisme entre l’Argentine et le Venezuela, il y a lieu de souligner le rapprochement inédit attesté par la signature de 52 traités entre 2003 et 2007. Ce chiffre est bien évidemment en rapport avec l’augmentation du nombre d’accords signés avec des pays sud-américains, tels que le Chili (41), la Bolivie (39), le Brésil (22), l’Équateur (19) et le Paraguay (17). Mais ces accords n’ont pas été aussi déterminants pour le gouvernement argentin que ceux qu’il a signés avec Chávez. Ils ont permis à Kirchner d’obtenir une source de financement extérieure par l’achat vénézuélien de titres publics nationaux pour 5 100 millions de dollars entre 2005 et 2007. L’Argentine a pu faire face aux échéances de sa dette en inaugurant une sorte de dépendance différente dans cette dimension économique.

Le caractère essentiel des traités que l’Argentine a signés avec le Venezuela s’explique aussi par le fait qu’ils concernent la question énergétique. Il y a eu plusieurs accords en 2006 et en 2007, comme les projets d’exploration, production et industrialisation en gisement de gaz naturel, l’association entre Petróleos de Venezuela S.A. (pdvsa) et Énergie argentine (enarsa) pour l’exploration et l’exploitation d’hydrocarbures dans le golfe San Jorge et dans la Faja pétrolifère de l’Orinoco et la construction d’une usine de regazéification afin que l’Argentine puisse traiter 10 millions de mètres cubes supplémentaires. Bien évidemment, les résultats de ces accords seraient visibles à moyen terme et leur impact serait différent sur le plan structural.

Cependant, d’autres accords conjoncturels ont combiné la fourniture vénézuélienne de combustible avec l’approvisionnement argentin d’aliments. Entre 2004 et 2009, l’Argentine a importé presque 5 millions de tonnes de mazout et a exporté – entre autres – du lait, de la viande, du poulet et de l’huile de soja. Ces transactions ont été conclues pour environ 300 millions de dollars, ce qui a représenté un gain important pour les exportateurs argentins, qui espéraient avoir gagné l’accès à un marché non traditionnel, incluant la vente de machines agricoles. Il est important de considérer comme un facteur intervenant dans cette situation la décision vénézuélienne de réduire ses importations colombiennes à cause de la tension frontalière entre les deux pays[5]. Il ne faut pas non plus oublier l’aide de 135 millions de dollars de Caracas pour éviter que la grande entreprise laitière Sancor ne tombe sous le contrôle de groupes étrangers pilotés par George Soros.

V – L’hypothèse américaine

L’Argentine renforçait ses relations avec le Venezuela et, parallèlement, les États-Unis se forgeaient une image négative de Kirchner. Les événements qui ont eu lieu lors du 4e sommet des Amériques, tenu à Mar del Plata en novembre 2005, n’ont été qu’une anecdote. La façon d’agir du président argentin a certainement déplu au gouvernement américain, tant dans les sphères politiques que dans les services diplomatiques. En effet, si le Brésil a commandé l’opposition au projet de la zlea, le ton adopté par Kirchner pour manifester ce même refus a distingué les deux pays. Le Brésil a résisté au projet de la zlea sans modifier le pacte stratégique qu’il avait conclu avec les États-Unis. Aussi, ce ne fut pas pour des raisons techniques que Bush débarqua à Brasilia le lendemain du sommet de Mar del Plata. Autrement dit, Kirchner a donné un ton politique au différend économique, ce que Lula a évité.

C’est en fonction de cette perception que le gouvernement américain a « placé » le président argentin sur le même plan que le président vénézuélien. Deux situations suffisent à illustrer ce fait. D’abord, l’analyse effectuée par Thomas Shannon, secrétaire d’État adjoint américain aux Affaires de l’hémisphère occidental, lorsqu’en 2006 l’Argentine a soutenu le Venezuela dans son intention d’occuper un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Shannon a établi une distinction entre les gouvernements latino-américains qui développaient des « leaderships autoritaires » et ceux qui professaient une « vision démocratique ». Or, il n’a pas placé le gouvernement argentin dans la deuxième catégorie, ce qui a laissé entrevoir l’idée qui se répandait à Washington d’une association politique entre Kirchner et Chávez : ainsi, le New York Times (2006) a témoigné de cette croyance au sein du gouvernement américain en déclarant que Kirchner était « à la recherche de l’étreinte vénézuélienne ». Presque deux ans plus tard, The Washington Post (2007) répliquait aux déclarations de Kirchner selon lesquelles l’Argentine n’est pas une colonie des États-Unis, en affirmant que « beaucoup d’Argentins » se demandaient si leur pays « n’était pas en train de devenir une colonie vénézuélienne ».

Au milieu de cette surenchère journalistique, une deuxième situation a confirmé l’hypothèse américaine de l’association politique entre Kirchner et Chávez : ce fut l’échec de la mission menée par le sous-secrétaire d’État aux Affaires politiques, Nicholas Burns, et par Thomas Shannon, lors de leur visite au Brésil, puis en Argentine, au début de l’année 2007. Le but des deux hommes était d’assurer l’isolement régional du Venezuela, et la délégation américaine avait des espoirs de réussite bien fondés. Certes, il y avait entre Buenos Aires et Washington des points de convergence importants, parmi lesquels leur accord sur la non-prolifération nucléaire exprimé à l’Agence internationale de l’énergie atomique, de même que dans leur réprobation de l’Iran – pays allié du Venezuela –, la lutte contre le terrorisme international et le narcotrafic ainsi que la défense de la démocratie et des droits humains. Burns, par ailleurs, avait alimenté ces aspirations en plaçant l’Argentine sur un pied d’égalité avec le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, dans le groupe des pays considérés comme des « leaders régionaux » ; déclarations que très peu ont crues dans les milieux politique et universitaire argentins.

Or, malgré la volonté de rapprochement, les points communs et les compliments, la mission américaine n’a pas été aussi fructueuse en Argentine qu’elle l’avait été au Brésil. Kirchner ne s’est pas engagé à « contenir » Chávez, il n’a pas accepté d’affaiblir les relations qu’il avait avec le Venezuela et il a refusé de contribuer à éloigner ce pays du mercosur. Peu de temps après, Bush a réalisé une tournée dans plusieurs pays de la région sans y inclure l’Argentine. Au moment même où il mettait le pied sur le sol uruguayen, une manifestation de refus contre cette tournée avait lieu à Buenos Aires, avec la présence de Chávez et le soutien indirect du gouvernement argentin, ce qui contribua à augmenter le malaise américain. Autre situation anecdotique. La réalité que l’opposition de Kirchner à la demande de Burns a mise en évidence, c’est que le Brésil à lui seul ne pouvait plus combler les besoins des États-Unis en matière de recomposition de leur politique sous-régionale[6]. La réaction de Washington fut de mettre au-dessus de tout l’amitié entre Kirchner et Chávez, sans faire de distinction entre les affaires et la question idéologique, ce qui a entraîné une perception négative du président de l’Argentine et a déterminé que ce pays ne serait plus considéré dans le schéma de pouvoir sud-américain.

Sans aucun doute, cette mission a été déterminante pour les rapports entre l’Argentine et les États-Unis. Elle a fait place à une relation à deux faces. Depuis des niveaux politiques non décisifs de la diplomatie américaine, des efforts pour maintenir la relation dans les meilleurs termes possible ont été attestés. Shannon a pris grand soin de ne pas délaisser l’Argentine dans le but d’éviter des changements sur la scène régionale allant à l’encontre des intérêts étatsuniens. Voilà pourquoi il a essayé de répandre l’idée que le rapport bilatéral était bon. Il a même affirmé que l’Argentine n’était pas devenue un risque politique et qu’elle avait, au contraire, une importance fondamentale pour les États-Unis. Sa préoccupation et ses efforts pour dissiper la tension déclenchée par le cas Guido Antonini Wilson n’ont pas été le fruit du hasard. Mais les liens bilatéraux ne traversaient pas de moments acceptables et l’inquiétude qui régnait au sein du gouvernement, du Congrès et de la presse américains, sur la manière dont ils avaient, eux-mêmes, favorisé la relation interpersonnelle entre Kirchner et Chávez, était impossible à cacher[7].

L’importance fondamentale que Shannon assignait au rôle de l’Argentine dans la stratégie de son gouvernement a été une survalorisation de sa part. Il s’agissait plutôt d’une manoeuvre diplomatique destinée à éviter un mal plus grave. L’attitude adoptée depuis les plus hauts rangs de la politique américaine a été différente. On a décidé, par exemple, d’ignorer la participation argentine dans la politique hémisphérique. Il y a eu quelques situations cruciales qui ont mis en évidence cette décision, aussi bien pendant le temps qui restait à l’administration Kirchner que durant la première période de l’administration Cristina Fernández de Kirchner. Rappelons simplement la pression exercée par les États-Unis sur le président de la Colombie, Álvaro Uribe, au début de l’année 2008, pour l’inciter à reprendre la direction de la mission de libération des otages de la guérilla de son pays, jusqu’alors sous la responsabilité d’une commission internationale promue par Chávez et comptant parmi ses membres l’ancien président Kirchner[8].

Cependant, la preuve la plus flagrante de la marginalisation argentine des questions régionales exercée par les États-Unis a eu lieu après le conflit amorcé par la Colombie à cause de la violation de la souveraineté territoriale de l’Équateur en mars 2008. Lorsque la secrétaire d’État Condoleezza Rice a visité le Chili et le Brésil pour définir une position commune au sujet de la tension en Amérique du Sud, elle a exclu l’Argentine, en ignorant complètement l’importance fondamentale que Shannon avait attribuée à ce pays à plusieurs reprises. De cette façon, Rice a voulu, d’une part, négocier à Brasilia et à Santiago ce que son gouvernement n’avait pas obtenu par la pression exercée sur certains pays du Groupe de Río et, d’autre part, donner plus d’autorité au rôle américain dans l’Organisation des États américains (oea).

La perception négative de Washington par rapport à Kirchner s’est maintenue à l’égard de l’administration Fernández de Kirchner, ce que Buenos Aires a eu des difficultés à comprendre. Le gouvernement argentin a cru que les États-Unis étaient une variable circonstancielle de la politique extérieure du pays, alors qu’en réalité il s’agissait d’une variable structurelle. Puis il a jugé que la perception négative qui pesait sur lui provenait seulement de l’administration Bush, alors qu’elle s’était généralisée à l’intérieur de tout l’arc politique et économique du pouvoir étatsunien[9]. Il suffit d’évoquer l’influence exercée, en septembre 2006, par le pouvoir politique américain sur des entrepreneurs et des agents économiques du pays et de l’extérieur afin de faire avorter la demande de Kirchner d’augmenter considérablement les investissements en Argentine.

VI – Aspects d’une promotion

Ignorer l’Argentine dans le plan hégémonique pour l’Amérique du Sud a signifié le remplacement de ce pays par un autre acteur appelé à jouer le rôle de puissance régionale secondaire. Washington a compris que l’Argentine n’était pas en mesure de recomposer sa politique d’équilibre des puissances dans la sous-région. D’une part, parce que celle-ci ne réunissait pas les conditions pour compenser le leadership écrasant du Brésil, pays qui conjuguait la catégorie stratégique d’État pivot et le statut de puissance régionale de portée mondiale. Les États-Unis ont réalisé que la relation intégrationniste entre l’Argentine et le Brésil pourrait difficilement déboucher sur une concurrence politique vouée à stimuler des différences entre les deux pays, comme cela s’était produit pendant une bonne partie de la guerre froide. D’autre part, les États-Unis se sont convaincus que l’Argentine n’allait pas consentir à isoler le Venezuela, étant donné la volonté argentino-brésilienne de s’opposer à cet objectif et l’association politique entre les administrations Fernández de Kirchner et Chávez.

En conséquence, les États-Unis ont misé sur la Colombie. L’analyse de ce choix peut être menée selon différentes perspectives. Dans ce travail, nous ferons référence à trois aspects très connus mais assez convaincants. Pour commencer, il faut citer l’inexorable objectif de l’hégémon de retenir le contrôle hémisphérique. Cette volonté, auparavant fondée sur le but d’anéantir l’influence européenne, puis soviétique dans la région, s’est modifiée au 21e siècle à cause du niveau des relations que la Chine a progressivement tissées avec la région, aussi bien que par le rapprochement de plus en plus intense de la Russie et de l’Iran avec l’Amérique du Sud. Dans un premier temps, Washington a accepté cette situation parce qu’il l’a interprétée comme faisant partie du processus de mondialisation, en raison des liens fondamentalement commerciaux que le pays asiatique entretenait avec divers États latino-américains. Mais le panorama s’est modifié car, derrière ces liens, les États-Unis ont analysé d’autres variables impliquant leur déplacement dans la région, ce qui a poussé divers secteurs du Congrès américain à demander le retour à la domination sud-américaine.

Ensuite, il faut signaler la forte relation bilatérale qui s’est structurée entre Bogotá et Washington à partir du plan Colombie de lutte contre le narcotrafic en 1999, devenu l’Initiative régionale andine en 2001, autorisée deux ans plus tard par le pouvoir législatif américain à combattre la guérilla. Grâce à ce soutien accordé par Clinton, puis renforcé par Bush, la Colombie a atteint la deuxième place dans la région en matière de dépenses militaires, avec 4 % du pib, alors que la moyenne latino-américaine en 2005 ne dépassait pas 1,5 %. Avec le Brésil, en 2008 ce sont les pays de l’Amérique latine qui ont eu le plus de dépenses militaires, représentées par un montant supérieur à vingt milliards de dollars. Par ailleurs, la relation bilatérale s’est raffermie en vertu de l’augmentation des investissements étatsuniens, plaçant la Colombie parmi les quatre pays qui ont concentré 90 % de la croissance des investissements directs étrangers en Amérique latine.

Le dernier aspect à mentionner est la tension diplomatique et militaire entre la Colombie et le Venezuela qui mettait en danger la stabilité politique régionale. Cette tension répondait à des projets présidentiels idéologiquement opposés mais convergents sur le fait que leurs décisions étaient guidées par des besoins domestiques plutôt que par des questions externes. Chávez a, entre autres, déterminé deux axes dans sa politique extérieure : confronter de manière systématique les États-Unis et élargir les liens internationaux du Venezuela par le biais de la diplomatie des pétrodollars. De cette manière, il a pu se rapprocher de certains acteurs non traditionnels de la politique internationale de son pays, tels que la Russie, la Chine, l’Iran et la Biélorussie. En même temps, il a rendu viable l’idée de créer un bloc non inspiré de l’institutionnalisme international néolibéral, comme l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (alba). Uribe, aux antipodes du président vénézuélien, a décidé d’approfondir l’alignement de son pays sur les États-Unis, par une plus grande présence militaire et politique de ceux-ci sur le territoire colombien, sous prétexte de terminer avec la violence.

La réponse de Washington fut péremptoire. C’est ainsi qu’en 2008 les États-Unis ont proposé à la Colombie d’utiliser sept de leurs bases militaires pour combattre le narcotrafic et le terrorisme. Le projet s’est concrétisé en octobre de l’année suivante par la signature d’un accord dont le contenu profitait amplement aux États-Unis par les avantages réservés à leurs forces dans leurs opérations sur le territoire du pays sud-américain. Depuis le moment où cet accord a été conçu jusqu’à sa concrétisation, la politique latino-américaine est entrée dans une période de transformation. En fait, la Colombie commençait à montrer ouvertement ses aspirations au statut de puissance régionale secondaire avec un message aussi clair pour le Brésil que pour le reste de l’Amérique du Sud : elle entrait dans la politique étatsunienne d’équilibre des puissances sous-régionales. Ce processus peut être analysé sous des angles différents, développés ci-dessous.

L’angle diplomatique d’abord. Uribe a essayé de réaliser une campagne « clarifiante » en Amérique latine sur les raisons et la portée de ses négociations avec Washington. En termes relatifs, il a obtenu un succès politique parce qu’il a réussi à installer adéquatement le concept de souveraineté, au point de créer une scission entre les pays de la région qui, à partir d’un tel concept, ne condamnaient pas la décision colombienne et ceux qui, par contre, la refusaient, alléguant qu’elle constituait une menace naissante pour les États voisins[10]. Cette différence entre les pays de la sous-région s’est cristallisée en août 2009, lors des deux sommets présidentiels de l’unasur tenus à Quito et à Bariloche, ainsi qu’à l’occasion du sommet tenu le mois suivant dans la capitale équatorienne et réunissant les ministres de la Défense et des Relations internationales sud-américains.

Il est intéressant de souligner les conditions dans lesquelles ces sommets ont été préparés et inaugurés et, notamment, le survol qu’a fait l’hégémon du projet unasur. La secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, s’est efforcée de rassurer et de calmer la sous-région, mais il lui a fallu envoyer des émissaires au Brésil et en Argentine. C’est ainsi que Jim Jones, conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, a débarqué à Brasilia pour parler des garanties demandées par Lula ; pourtant, il n’a fait que rappeler l’histoire du pacte stratégique entre le Brésil et les États-Unis. De toute façon, Jones a laissé comprendre qu’aussi longtemps que le Brésil « contiendrait » Chávez, Washington s’occuperait d’Uribe et de ses successeurs. Ce n’est donc pas par hasard que Gabriel Silva, ministre de la Défense colombien, est arrivé lui aussi dans la capitale brésilienne pour affirmer que l’accord sur les bases n’aurait aucune incidence sur les pays voisins.

Par ailleurs, Christopher McMullen, sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires de l’hémisphère occidental des États-Unis, est arrivé à Buenos Aires avec un autre profil mais poursuivant le même but : éviter la condamnation de la Colombie. L’Argentine voulait recomposer la relation bilatérale avec les États-Unis et, pour cela, elle avait besoin de son soutien afin, notamment, de mettre fin au cas Antonini Wilson, de se rapprocher sans conditions du Fonds monétaire international (fmi) et de réactiver cette relation au moyen d’un sommet entre Barack Obama et Cristina Fernández, jusqu’alors toujours différé. Évidemment, McMullen n’a pas demandé la contention de Chávez, il a plutôt donné son appui à la présidente argentine pour qu’elle exerce une fonction intégratrice à Bariloche ; ce qu’elle a fait avec succès.

En effet, l’idée de défendre l’unité sud-américaine au-delà des différences a permis à Uribe de remporter un avantage important dont il a tiré profit pour sceller son accord avec les États-Unis. Pour préserver cette unité, il ne pouvait y avoir de condamnation ni d’hostilité envers aucun pays de la sous-région. Et, pour couronner le tout, la dispute politique que le coup d’État au Honduras a provoquée en Amérique latine en juin 2009 a renforcé la position d’Uribe dans la mesure où Washington empêchait son isolement diplomatique. L’oea fut un milieu multilatéral favorable pour la Colombie grâce à la situation du Honduras et à l’activisme américain, ce qui a presque compensé sa situation de faiblesse au sein de l’unasur. Dans ce sens, personne n’a été surpris lorsque le président du Mexique, Felipe Calderón, a justifié les opérations militaires des États-Unis en Amérique du Sud par l’utilisation de bases colombiennes.

Le deuxième angle d’analyse retenu pour observer l’entrée de la Colombie dans la politique américaine d’équilibre des puissances sous-régionales est le plan stratégique militaire. L’accord d’octobre 2009 a encadré la Colombie dans le plan de « sécurité stratégique des États-Unis pour l’hémisphère sud-américain » par le biais des bases « expéditionnaires » qui, selon l’ancien président colombien Ernesto Samper, allaient permettre au pays américain de « surveiller, depuis des corridors géographiques déterminés, à travers différents sites d’approvisionnement, diverses régions du monde » (El País 2009). Cet accord avait été précédé par les déclarations étatsuniennes d’avril 2008 concernant la réactivation de leur quatrième flotte, après 58 ans d’inaction. Celle-ci chercherait à atteindre la qualité opérationnelle de la force navale déployée dans le golfe Persique. Ces déclarations et l’utilisation des bases colombiennes ont soulevé différentes questions.

La première concerne le renforcement de l’alliance militaire entre le Venezuela et la Russie par une hausse des investissements vénézuéliens dans l’achat d’armes russes, par la réalisation d’opérations communes entre les forces armées des deux pays en septembre 2008 et par la volonté de Moscou d’installer des bases militaires sur les territoires vénézuélien et cubain. Une autre question à évoquer est le rapprochement de l’Iran avec la région à la suite de la visite du président Mahmoud Ahmadinejad au Brésil et au Venezuela. Cela fut très vite perçu par Washington comme une forte présence persane en Amérique du Sud, situation qui a soulevé un climat de méfiance politique[11]. Enfin, il faut citer l’éloignement strictement personnel entre Lula et Obama. Le premier, sentant la pression intragouvernementale et militaire, interrogea le président démocrate au sujet des bases colombiennes sans obtenir de réponse directe ni précise. Ce ne fut donc pas accidentel si, peu de temps après, le Brésil décida d’acheter cinq sous-marins à la France et, notamment, s’il résolut de négocier l’acquisition de trente-six avions de chasse et de cinquante hélicoptères EC-725.

Sans aucun doute, la course aux armements a occupé les premières places de la politique sud-américaine malgré les déclarations et les engagements pour la paix sous-régionale concrétisés dans les années 1990 grâce au mercosur, à la Communauté andine des nations et à l’unasur qui a proposé, en 2009, la réaffirmation de cette visée[12]. Outre le conflit que l’on pourrait qualifier d’« historique » entre le Chili, la Bolivie et le Pérou, il faut faire mention de la tension entre la Colombie et le Venezuela, puis entre celle-là et l’Équateur. Néanmoins, la réalité est allée plus loin : tant le narco-terrorisme que le projet politique de Chávez ont été des prétextes pour que les États-Unis choisissent la Colombie comme leur nouvel interlocuteur en Amérique du Sud. Par ce choix, Washington visait la modération des positions internationales du Brésil et du Venezuela. En même temps, il cherchait à dissuader ces pays d’abandonner leur participation dans le commerce mondial d’armes. Il a d’ailleurs atteint son dernier objectif puisqu’en 2008 Lula a augmenté le budget militaire de 53 % et que plus de la moitié de ce pourcentage a été destiné à l’achat de nouveaux armements.

La Colombie est devenue un élément significatif du plan étatsunien à l’égard de l’Amérique du Sud. Par sa dynamique, ce pays a été utile à la politique d’équilibre des puissances en essayant d’éviter que certains États de la sous-région, sous l’influence de Washington, ne profitent de l’inégalité pour menacer cette influence. L’idée de la rivalité comme un outil de contrôle indirect est née du niveau de conflictualité entre la Colombie, l’Équateur et le Venezuela. De la même manière, les États-Unis ont vu la concurrence asymétrique entre le Brésil et le Venezuela comme une ressource collatérale favorable pour réduire les forces des deux pays, par des causes différentes. De sorte que Washington a cherché à réinstaller en Amérique du Sud ce que Raymond Aron a appelé un « comportement stratégique-diplomatique », destiné à préserver son pouvoir superlatif par-dessus celui des pays sous-régionaux, et dans lequel la participation colombienne a servi de limite à tous ces acteurs qui ont grandi politiquement plus que prévu ou qui ont voulu défier les intérêts américains.

Conclusion

Les États-Unis ont encouragé à plusieurs reprises l’activité stabilisatrice que l’Argentine menait en Amérique latine en jouant son rôle de pays moyen. En certaines occasions, ils ont compté ce pays parmi les leaders garants de la démocratie, de la paix et des droits humains dans la région. Cela a été politiquement satisfaisant pour la puissance hégémonique mais, en même temps, insuffisant au regard de ses intérêts stratégiques. Les États-Unis ont estimé, par exemple, que l’Argentine collaborait avec le Venezuela, contre eux. Ils ont fait prévaloir cette idée, à la fois sur la configuration qu’adoptait l’Argentine alors qu’elle essayait de surmonter le default et sur la fluctuation qui caractérisait les relations bilatérales que les deux pays entretenaient. Cette fluctuation a conduit à un résultat favorable sur des questions fondamentales qui, pourtant, n’ont pas « désidéologisé » le point de vue américain sur l’Argentine.

Dans cette perspective, les États-Unis ont interprété une Argentine très subordonnée au leadership brésilien qui leur laissait peu de marge pour l’encourager vers un schéma de contre-pouvoir. Certes, il y a eu entre l’Argentine et le Brésil des tensions propres aux asymétries économiques et aux différences d’objectifs nationaux, notamment à partir de 2005. Malgré cela, Washington n’a pas cru que Buenos Aires pouvait être utile à la logique d’équilibre des puissances qu’il élaborait pour la région. L’échec de la diplomatie de Bush dans sa tentative d e rallier l’Argentine a probablement été la dernière chance que les décideurs stratégiques ont accordée aux fonctionnaires du Département d’État pour inclure ce pays dans leur logique. Ces décideurs ont jugé opportun d’utiliser le prétexte de la « collaboration » de Kirchner avec le gouvernement chaviste parce qu’ils étaient déjà arrivés à la ferme conclusion que l’Argentine était devenue un pays au pouvoir régional réduit et, par conséquent, de valeur limitée pour leur projet.

À partir de cette appréciation, Washington a décidé d’ignorer l’Argentine dans sa stratégie d’équilibre des puissances en adoptant une attitude d’indifférence qui a fonctionné comme mécanisme de déplacement. Les États-Unis ont restructuré en même temps la scène sud-américaine par le remplacement de l’Argentine dans la disposition des pièces du plan géopolitique. L’Argentine a cessé d’être un allié de troisième niveau visant à contrebalancer l’excès d’influence régionale de l’État pivot brésilien. À sa place, la politique américaine a choisi la Colombie malgré les grandes différences entre celle-ci et le Brésil.

Cette stratégie de substitution a eu un effet positif pour l’Argentine, mais elle a également constitué un signe de préoccupation pour ce pays en tant qu’acteur international. Le point positif de ce changement a été qu’il a rompu la vieille pratique américaine visant à provoquer le choc et la confrontation entre l’Argentine et le Brésil au moyen de la politique d’équilibre du pouvoir régional. La solide intégration réussie entre ces deux pays a entraîné la perte du sens que Washington attribuait à l’État pivot et à la stratégie dont il se servait pour contrôler le Brésil avec l’aide d’un allié moins puissant.

Finalement, l’Argentine a évalué sa substitution comme étant un signe inquiétant, puisque celle-ci a entraîné une baisse considérable de son influence internationale pendant la première décennie du 21e siècle. Comme conséquence de cette nouvelle conjoncture, l’Argentine a dû décider comment réagir face aux politiques menées par le Brésil dans son rôle d’État pivot et face à la construction américaine d’un équilibre de puissance où elle n’avait plus sa place. Elle s’est vue contrainte d’accompagner le Brésil, même dans certaines situations inconfortables. Comme conséquence du plan stratégique des États-Unis en Amérique du Sud, l’Argentine est restée liée à l’agenda établi entre la puissance hégémonique et la puissance pivot, quoique sans possibilités de différenciation internationale.