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Avec la fin de la guerre froide et le développement de la mondialisation, de nouveaux acteurs ont émergé au sein du système international, notamment le Brésil qui a vu sa position régionale et mondiale s’affirmer. Cette évolution du rôle joué par le géant sud-américain tient à la fois aux données objectives de la réalité internationale et aux décisions adoptées par les leaders politiques brésiliens. Dans ce cadre, la question énergétique a pris une place prépondérante dans les relations interétatiques et la construction de puissance du pays.

Plusieurs événements marquent une montée de la perception d’insécurité dans le domaine énergétique : l’accroissement des prix des hydrocarbures depuis 1999, les risques politiques et physiques de rupture de l’approvisionnement, ainsi que la baisse des capacités d’exploitation des grandes réserves connues. La réponse à cette instabilité est la prise en main rigoureuse par les États du secteur énergétique, avec notamment une réaffirmation de la part des pays producteurs de leur souveraineté sur les ressources. Cette tendance est particulièrement visible en Amérique du Sud. L’énergie dans le sous-continent est d’autant plus considérée comme un facteur de sécurité nationale qu’elle constitue un outil pour le développement. De plus, étant donné que la tradition des pays de la région est très liée à l’autonomie dans tous les domaines, toute forme de dépendance est perçue comme une vulnérabilité.

Le thème énergétique s’est aussi complexifié ces dernières décennies. Non seulement il est l’un des piliers indispensables aux États pour la croissance économique et le bien-être de leurs populations, mais il constitue aussi un intérêt stratégique pour ces derniers. À cela s’ajoute l’émergence des préoccupations environnementales qui incitent désormais à la construction d’une gouvernance énergétique mondiale.

Dans ce contexte, la découverte par les Brésiliens de grandes accumulations d’hydrocarbures dans les couches rocheuses au-dessous du sel (ou « pré-sel ») des bassins sédimentaires offshore de l’Atlantique Sud a gagné une grande audience dans la presse nationale et internationale. Les nouveaux gisements, qui s’étalent sur 800 kilomètres, se trouvent à plus de 200 kilomètres des côtes des États de l’Espirito Santo, de Rio de Janeiro, de São Paulo, du Paraná et de Santa Catarina. Enfouis entre 5 000 et 7 000 mètres sous la mer, le pétrole et le gaz sont retenus par une couche salifère dont l’épaisseur peut atteindre 2 000 mètres. Ces gigantesques gisements sont une conséquence de la formation de roches sédimentaires il y a 150 millions d’années, au moment de la séparation des continents américain et africain. Le pétrole contenu dans le réservoir du pré-sel serait, de plus, de grande qualité, puisqu’il se trouve enfermé dans une réserve sous haute température avec un bas niveau d’acidité et une basse teneur en soufre (mme 2010).

Les gisements jusqu’à présent identifiés contiendraient ensemble de 10 à 15 milliards de barils, mais la zone totale du pré-sel pourrait contenir de 50 à 80 milliards de barils. Le Brésil, et la compagnie pétrolière nationale Petrobras (Petróleo Brasileiro S.A.), compte porter les réserves en barils de 14 milliards aujourd’hui à 35 milliards en 2015 et atteindre une production de un million de barils par jour dans la région du pré-sel d’ici à 2017 (Petrobras 2010a). Petrobras a démarré en décembre 2010 l’exploitation commerciale des champs baptisés « Lula » (ou « Tupi ») et « Cernambi ». La compagnie pétrolière brésilienne possède 65 % du bloc où se trouvent les deux gisements, en partenariat avec l’anglaise bg Group et la portugaise Galp Energia.

Avec le pré-sel, le Brésil pourrait être projeté à moyen terme parmi les principaux producteurs mondiaux d’or noir. Selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie (aie), le géant sud-américain occuperait ainsi en 2030 la sixième place dans la production mondiale, avec plus de 3 millions de barils par jour, derrière l’Arabie saoudite, la Russie, l’Irak, l’Iran et le Canada (Bustani 2010). Ces perspectives ne peuvent être que positives du point de vue des autorités brésiliennes si l’on tient compte de l’augmentation sensible de la demande mondiale en combustibles fossiles liquides, qui serait, d’après les prévisions de l’aie, de l’ordre de 57 % d’ici à 2030 (aie 2010).

Relativement jeune comparée à ses concurrents, Petrobras est déjà le plus grand producteur mondial de pétrole offshore, avec 23 % du marché. À terme, avec l’exploitation des gisements du pré-sel, l’entreprise pourrait devenir le premier producteur mondial de brut, devant Exxon Mobil et bp. Son envolée intervient d’ailleurs au moment où bp traverse la pire crise de son histoire, à cause d’un accident majeur survenu justement sur une plateforme offshore.

Le fait que le Brésil puisse devenir une puissance pétrolière pourrait contribuer à changer l’image de celui-ci et sa position dans l’échiquier géopolitique international. Or, depuis quelques années, le géant sud-américain cherche à se convertir en un acteur global de premier ordre, notamment à travers une stratégie d’insertion internationale « tous azimuts ». Dans ce cadre, comment le pré-sel pourrait-il se convertir en un instrument participant à la promotion internationale du Brésil ? Jusqu’à présent, le pays était connu et respecté pour sa politique dirigée vers le développement des énergies renouvelables, en particulier l’éthanol de canne à sucre. Comment alors le Brésil fera-t-il en sorte de concilier énergies « vertes » et énergies fossiles ? Enfin, de quelle manière le pays procède-t-il à la fois pour protéger ses nouvelles ressources naturelles et pour les exploiter en toute autonomie dans des conditions difficiles ?

Parmi toutes les nouvelles perspectives pour le pays du point de vue de l’énergie et de sa projection internationale, le pré-sel lance plusieurs défis au gouvernement et à la société brésilienne. Cet article cherchera ainsi à analyser dans un premier temps la question énergétique en tant qu’enjeu stratégique pour la construction de puissance (partie I). Il abordera par la suite les défis du pré-sel en matière juridique et de défense pour garantir la souveraineté brésilienne sur ces ressources naturelles (partie II). Il sera question également des défis technologiques, financiers et environnementaux d’une exploitation des hydrocarbures à de telles profondeurs (partie III) et, enfin, des défis concernant les choix stratégiques en matière énergétique servant à la projection internationale du pays (partie IV). En somme, nous analyserons, suivant la théorie réaliste, la manière dont le Brésil compte conjuguer intérêt national, développement durable et projection internationale à travers les gisements offshore dans une lutte pour la puissance. Ce travail cherchera, par ailleurs, à démontrer si l’énergie s’insère dans la stratégie diplomatique de Brasilia qui est traditionnellement définie comme étant « réaliste, universaliste et pragmatique ».

I – La construction de la puissance brésilienne

La notion de puissance, généralement utilisée pour évaluer la capacité d’action des États et établir une hiérarchisation, occupe traditionnellement une place centrale dans l’analyse des relations internationales, tant sur le plan théorique que politique. Néanmoins, ses définitions sont diverses et variables dans le temps. En fonction des événements internationaux, des rapports de force et de l’action des États, les critères permettant de définir la puissance sont ainsi soumis à des évolutions permanentes.

Ces dernières années, le Brésil a cherché à construire son statut de puissance pour s’insérer au mieux dans le système international, désormais caractérisé par la multipolarité. Dans le contexte de la projection internationale du leader sud-américain, l’énergie s’est convertie en un instrument fondamental pour maximiser ses intérêts de puissance.

A ― Le concept de puissance dans les relations internationales

La réflexion sur le thème de la puissance est essentielle dans le champ des relations internationales. Un théoricien du 18e siècle, David Hume, avait fait de « l’équilibre des puissances » (« balance of power ») un concept clé de l’analyse des relations entre les États. Plus tard, au 20e siècle, les réalistes seront les apôtres de l’établissement de la puissance comme notion structurante de toute théorie internationale. Ce concept est notamment au coeur de la pensée de l’un des pères du réalisme, Hans Morgenthau, dans son fameux ouvrage Politics among Nations. Selon le théoricien américain, la puissance est définie comme la capacité d’influence sur le comportement des autres unités politiques. Il s’agit en fait d’un « but prochain », l’objectif ultime de la politique des États (Morgenthau 1948).

Plus tard, le réaliste français Raymond Aron s’attachera à développer ce concept en dissipant l’équivoque souvent présente chez les théoriciens entre la puissance et la force. Cette première distinction a le mérite de souligner le caractère de la puissance comme potentiel ou capacité. Si la force (militaire, économique, morale, idéologique) est susceptible au moins d’une évaluation approximative, la puissance en revanche ne peut pas faire l’objet d’une mesure absolue, d’une part, parce que bien souvent elle ne révèle son ampleur que par son exercice même et, d’autre part, parce que cet exercice ne se comprend qu’à la lumière d’un contexte déterminé : c’est dans des circonstances particulières et en vue d’objectifs déterminés que la puissance met en oeuvre les forces qui ont avec elle un rapport instrumental.

Cette distinction qui éclaire la relativité de la puissance et son caractère difficilement mesurable (au moins en termes absolus et quantifiés) empêche-t-elle de dresser une liste précise et intemporelle des facteurs de la puissance ? Les tentatives en ce sens du géopoliticien Nicholas Spykman et d’Hans Morgenthau, qui retiennent des données géographiques, matérielles, économiques, techniques et humaines, laissent Raymond Aron insatisfait, notamment en ce qu’elles ne permettent pas de « comprendre pourquoi les facteurs de puissance ne sont pas les mêmes de siècle en siècle » (Aron 1962). Une classification est en réalité possible à condition de s’en tenir à un niveau suffisant d’abstraction. D’où les trois éléments fondamentaux isolés par l’auteur dans Paix et guerre : le milieu, les ressources, l’action collective. Aussi, par leur abstraction, ces trois termes échappent aux vicissitudes des changements techniques et historiques et permettent précisément d’en rendre compte.

Pour sa part, Joseph Nye, dans Bound to Lead – The Changing Nature of American Power, s’efforce d’opérer la synthèse entre les traditions réaliste et libérale, ou transnationale. La faiblesse de l’approche réaliste est de tenir pour acquise la définition des intérêts nationaux et de déduire la primauté du facteur militaire comme source de puissance, et la politique d’équilibre (« balance of power ») comme essence de la politique étrangère. L’approche libérale tend à surestimer l’influence des phénomènes transnationaux, de l’interdépendance économique et des institutions internationales sur la stabilité du commerce politique entre les États. C’est pourquoi Nye conçoit une approche qui se veut plus équilibrée et surmonte dialectiquement l’opposition entre les deux courants. Son raisonnement pourrait être ainsi schématiquement résumé : les facteurs traditionnels de la puissance comptent toujours mais leur champ d’application se restreint ; en revanche, de nouveaux facteurs s’imposent, de sorte que dans les années à venir la puissance va demander d’autres types de ressources et s’exercer largement sur des modes différents.

Au-delà de la définition des facteurs, on peut admettre que la puissance consiste à considérer qu’est puissant un acteur qui est doté d’une liberté d’action et d’une marge de manoeuvre suffisante pour mener son action de la manière dont il le souhaite. La puissance est donc ici étroitement adossée aux concepts de souveraineté et d’indépendance nationale, et en constitue le facteur de réalisation. Ce type d’analyse invite à se demander si la puissance internationale ne constitue pas aussi, au-delà de la capacité d’imposer ou de la marge de manoeuvre, une capacité à structurer son environnement international pour qu’il soit à son avantage. Cette définition apporte en réalité un niveau d’analyse différent et souligne l’existence de deux registres possibles pour l’exercice de la puissance : celui de l’action immédiate et de la gestion, exercice à court terme consistant à faire face au mieux au monde tel qu’il est, et celui de la transformation du système international, construction sur le long terme d’un monde tel qu’on souhaiterait qu’il soit.

Nous verrons que cette dernière définition constitue précisément la base de la pensée « autonomiste » et « universaliste » brésilienne.

B ― La stratégie internationale du Brésil en tant que puissance émergente dans un monde multipolaire

Si l’effondrement du bloc soviétique consacre la suprématie des États-Unis sur l’échiquier politique mondial, depuis quelques années cependant un nombre croissant de pays du Sud font figure de « gagnants » de la mondialisation. Parmi ceux-ci : l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, l’Inde ou la Turquie. Un autre acteur, la Russie, semble confirmer son retour progressif en tant que puissance politique à vocation planétaire.

Une puissance émergente est par définition une puissance en devenir. Les deux traits qui caractérisent le mieux la puissance émergente sont sa relativité et son instabilité. Il s’agit en général d’abord d’une puissance régionale, c’est-à-dire « une moyenne puissance jouant sur le plan régional un rôle de superpuissance » (Jaffrelot 1996), amenée peu à peu vers un statut de puissance globale. Mais sa marche à la puissance n’est pas inéluctable, et elle peut s’effondrer sous l’effet de facteurs internes ou externes avant d’avoir atteint son objectif.

Les puissances émergentes apparaissent comme des sujets plus influents et porteurs d’un potentiel de développement économique, capables d’occasionner une transformation fondamentale de l’état du monde et des rapports de force qui se jouent dans l’arène politique et économique internationale. Au sein des enceintes multilatérales, elles réclament une place plus représentative de leur poids et, de façon générale, de leur pouvoir économique et politique en ce début du 21e siècle. Pour cela, elles en appellent à un ordre multipolaire (Santander 2009). La notion de polarité, au centre essentiellement de la réflexion réaliste des relations internationales, renvoie à la redistribution de la puissance, mais également à la question de la structuration du système mondial à partir de pôles de puissance plus ou moins nombreux (Atar 2009). Bien que le contexte du début du 21e siècle se distingue par la consolidation des pôles de puissance, l’idée multipolaire n’est pas récente. Elle tire ses origines du scénario qui prévalait aux 18e et 19e siècles, sur le système d’équilibre et de rapports de force entre puissances pour les sphères d’influence internationales (Senarclens et Ariffin 2006).

À la suite des événements du 11 septembre 2001, malgré la suprématie militaire des États-Unis dans le monde et leur domination sur la structure de sécurité internationale, les interventions armées en Afghanistan et en Irak ont occasionné un coût économique, politique et militaire considérable pour la puissance américaine. Ces enlisements au Moyen-Orient ont montré les limites du pouvoir de coercition américain comme instrument de règlement des différends. Le leadership moral étasunien s’est affaibli, affectant la forme de domination, en partie consentie, dont il jouissait alors. Par ailleurs, l’économie américaine ainsi que celles des autres piliers de la « Triade », qui représentaient jusqu’au début des années 1990 l’essentiel du commerce, de la production, des transactions financières et des innovations scientifiques mondiaux, doivent de plus en plus compter sur la concurrence croissante de pays engagés depuis un certain nombre d’années dans la construction ou la réhabilitation de leur statut de puissance. Ces éléments semblent augurer une transformation de l’état du monde et des rapports de force internationaux (Trépant 2008).

Les cercles diplomatiques et financiers ont pris l’habitude de regrouper ces pays sous le concept de « bric »[1] (pour « Brésil, Russie, Inde, Chine »), à la suite d’un rapport de prospective réalisé en 2003 par la banque d’investissement Goldman Sachs (2003). Cette étude, qui met l’accent sur les facteurs tangibles de la puissance, qualifie les pays du bric de « pays émergents » du fait qu’ils ont en commun une extension territoriale, une densité démographique importante, d’abondantes ressources naturelles et des taux de croissance élevés. Autant de conditions qui les rendraient particulièrement attractifs auprès des investisseurs étrangers (Jaffrelot 2008). Mais les éléments objectifs tels que les poids démographique, territorial, économique ou commercial ne peuvent suffire pour caractériser une puissance et surtout une nouvelle configuration des rapports politique et économique internationaux. Il faut encore que ces différents éléments soient mobilisés de manière consciente et systématique par les acteurs cités plus haut dans l’objectif de produire de l’influence (Santander 2009).

Les pays composant le bric pourraient, dans un avenir proche, renforcer davantage leurs coopérations économiques en échangeant leurs ressources naturelles et technologiques, le Brésil et la Russie produisant du pétrole et du gaz naturel, tandis que la Chine et l’Inde sont en plein processus d’industrialisation qui nécessite beaucoup d’énergie. Pendant ce temps, l’Afrique du Sud, elle, extraira de ses mines des métaux et d’autres minéraux. Sur le plan politique, de manière générale les bric plaident pour une refondation des organisations internationales, comme le Conseil de sécurité de l’onu[2] et les organisations de Bretton Woods (fmi, Banque mondiale) dans un sens qui reflèterait mieux l’émergence des nouvelles puissances non occidentales et le caractère multipolaire du monde au 21e siècle.

Depuis les années 2000, le Brésil est devenu un acteur majeur sur la scène mondiale. Ainsi, le géant sud-américain attire toujours plus les investissements ; il est également devenu un grand pays agro-exportateur et a de plus en plus d’influence dans les forums internationaux. Par ailleurs, le pays a renforcé son leadership régional en lançant une série de projets d’intégration (mercosur, unasur). De plus, en tant qu’acteur international, il a également pris une part plus importante dans la politique mondiale en affirmant sa présence sur les plans commercial (initiative du G20+[3] à l’omc), financier (fmi et G20) et de la sécurité collective (commandement de la minustah[4] en Haïti et de la force navale de la finul[5] au Liban). Par ailleurs le Brésil est un acteur global pragmatique qui, tout en développant des relations Sud-Sud (Afrique, pays arabes, Chine, Inde), maintient des relations fortes avec les puissances du Nord (partenariats stratégiques avec les États-Unis, l’ue et la France). De plus, la prééminence croissante du leader sud-américain est consolidée par un régime démocratique solide et une forte croissance économique.

Le Brésil est la sixième économie mondiale, la deuxième économie des bric et, de loin, la principale puissance économique du continent sud-américain. La libéralisation de l’économie brésilienne s’est effectuée au rythme de la libéralisation de l’économie mondiale, comme en témoignent l’adhésion du Brésil à l’Organisation mondiale du commerce (omc) et le développement rapide des firmes multinationales brésiliennes dans les productions primaires (agriculture, énergie), mais aussi dans les productions industrielles (aéronautique). En dépit du volontarisme de l’État, notamment dans le domaine scolaire ou la politique familiale, le Brésil se distingue par une forte croissance marquée par une hausse des inégalités entre les groupes sociaux et entre les régions.

Le géant sud-américain occupe une position particulière, pas nécessairement unique, mais spécifique dans le système international. Il s’agit d’un pays-continent qui, selon George Kennan, partage des intérêts similaires avec les autres monster countries (Kennan 1994). Avec ces derniers, le Brésil est destiné à jouer un rôle de premier plan dans les futurs scénarios de la gouvernance mondiale, probablement plus du côté économique que militaire, à la vue de son statut de grand producteur de matières premières.

Comme nous avons pu le mentionner précédemment, selon la théorie réaliste le système international doit être analysé en termes de distribution du pouvoir et de lutte entre les puissances sur une base de rapports de force. Quel que soit le but ultime de la politique d’un État, quels que soient les termes dans lesquels ce but est défini, la recherche de la puissance est toujours son but immédiat, qu’il s’agisse de changer le rapport de force existant, ou au contraire de le préserver par une politique du statu quo. Dans ce cadre, l’action diplomatique brésilienne consiste à passer d’une phase de simple obéissance aux règles du système international, à une phase de participation à la production même de ces règles. La stratégie d’insertion internationale du Brésil repose ainsi sur une projection de puissance s’appuyant sur ses ressources. Cette stratégie, couplée à une diplomatie active « tous azimuts » et désidéologisée, doit convertir le pays en un acteur global, pouvant défendre au mieux ses intérêts de puissance tant sur le plan politique qu’économique.

Sur les questions plus spécifiques de la défense et de la sécurité, il y a eu une remise en cause de l’absolu pacifisme du pays. Le Brésil cherche à devenir une puissance militaire moyenne pour se « crédibiliser » au sein du système international, notamment sur les questions de sécurité collective. Une force militaire « robuste » en complément de son soft power traditionnel doit permettre de renforcer sa force négociatrice. Tout en continuant de promouvoir la paix, à travers la recherche perpétuelle du dialogue, le pays ne peut omettre pour autant la possibilité que survienne un conflit majeur, le contraignant alors à recourir à la force. Le Brésil aurait ainsi adopté le concept de smart power[6], visant à combiner le hard et le soft power, pour se doter d’un instrument d’influence beaucoup plus efficient. Le smart power implique l’utilisation stratégique de la diplomatie, la persuasion, le renforcement des capacités militaires, de même que la projection de puissance et d’influence. Cette stratégie se veut gagnante, car elle s’inscrit dans une optique de « rentabilité » internationale et de légitimité politique et sociale. Dans ce cadre, l’ambition de Brasilia suppose que les forces armées peuvent être mises à disposition de l’État, en complément de sa force diplomatique, afin de réaliser ses objectifs sur le plan international.

C ― L’énergie en tant qu’instrument d’insertion internationale et vecteur de puissance

Les questions liées à l’énergie occupent désormais une place centrale dans les relations internationales. Elles font partie des sujets globaux qui s’imposent de plus en plus aux États et aux sociétés civiles. Globales, elles le sont en un double sens : d’une part, parce qu’elles sont universelles et ne peuvent être cantonnées à un pays ou une région déterminée ; d’autre part, parce qu’elles font éclater la distinction classique entre l’interne et l’international.

L’énergie a toujours occupé une place majeure pour la sécurité et la stabilité des États, pour le développement des sociétés et pour le bien-être des populations. Mais le monde s’était habitué à une énergie abondante et bon marché, tout en acceptant parfois (par fatalisme ou pragmatisme ?) certaines conséquences néfastes sur l’environnement. Les perceptions ont aujourd’hui changé radicalement en raison de plusieurs facteurs convergents, quoique de nature diverse. Certains sont d’ordre écologique : le tout hydrocarbure contribue au réchauffement climatique, un thème particulièrement médiatisé ces dernières années. D’autres sont d’ordre économique : la raréfaction des ressources pétrolières et gazières ; la demande croissante des économies développées, renforcée par celle des économies émergentes ; la hausse des coûts qui en résulte mécaniquement, encore accentuée par celle des recherches visant à découvrir de nouvelles réserves exploitables. Au-delà des questions économiques ou environnementales, c’est enfin la dimension stratégique et conflictuelle des relations internationales, la paix ou la guerre, toujours au centre des questions internationales dans leur approche la plus classique, qui est mise en cause (Sur 2007).

La question désormais dominante est celle de l’après-pétrole. Nul ne sait, certes, quand et dans quelles conditions cela se produira. Il existe notamment une incertitude sur les énergies qui assureront la relève des hydrocarbures. Sur ce point, les thèses écologistes ont trouvé avec le thème du réchauffement climatique un excellent véhicule de communication et de popularisation de leur cause. Mais si l’écologie a contribué à la mise en place d’une idéologie s’opposant à la croissance, et au pétrole, elle n’a pas trouvé d’énergie de substitution. L’énergie marémotrice, hydraulique, solaire, éolienne, les énergies naturelles renouvelables de façon plus générale, ou bien ont déjà procuré leur apport, ou bien ne peuvent promettre que des énergies d’appoint. Par ailleurs, il est un fait presque certain que les grands acteurs n’abandonneront pas l’option des hydrocarbures avant l’épuisement concret des réserves qui demeurent indéfinies à mesure que la prospection s’oriente dans des espaces de plus en plus lointains. De même, les coûts multiples, non seulement financiers, mais aussi industriels, agricoles, sociaux du remplacement des hydrocarbures sont tels qu’ils impliquent un changement structurel de l’économie.

Sur le plan stratégique, l’énergie, comme source de puissance, appartient à la fois au hard et au soft power. C’est parce qu’elle répond aux deux registres qu’elle est devenue un enjeu majeur des relations internationales, en particulier pour les grands émergents qui se construisent en tant qu’acteurs globaux. C’est notamment la rareté des ressources énergétiques qui contribue à transformer les relations internationales et favorise la projection internationale de certains nouveaux acteurs. Devenant de grands consommateurs d’énergie et étant de vrais greniers démographiques, les pays émergents exacerbent cette nouvelle donne de la rareté des ressources en recherchant de nouvelles sources d’énergie dans le monde ou sur leurs propres territoires. Cette pression sur l’énergie change radicalement les vecteurs de puissance. Par ailleurs se pose la question de la sécurisation des approvisionnements énergétiques. Dans Man, The State and War, le néoréaliste Kenneth Waltz soutient que les États, devant l’absence d’une autorité centrale (ce que l’on pourrait traduire par la déficience de la gouvernance mondiale), doivent veiller à leur sécurité et à avoir le contrôle de leurs ressources. Les vecteurs de toute puissance dépendent ainsi de plus en plus de la politique de sécurisation des ressources.

En Amérique du Sud, la question énergétique prend plus spécifiquement la forme d’un précieux levier de développement et d’un outil politique. Ainsi, la priorité du principal acteur dans cette région étant la création d’une machine de projection de puissance, le canal énergétique est devenu fondamental : le Brésil utilise la rente énergétique comme un moyen d’action pour son développement économique et son insertion internationale. En outre, l’énergie s’intègre pleinement dans la stratégie diplomatique de Brasilia basée sur les concepts d’universalisme, d’autonomie et de pragmatisme, teinté de réalisme, pour la défense des intérêts nationaux. Il s’agit d’opérer une insertion souveraine du pays dans le système international afin de renforcer la position brésilienne dans le concert des nations.

Pour favoriser son essor, le Brésil dispose, à l’instar de la Russie, de sérieux atouts énergétiques. Cependant, la grande différence entre le Brésil et la Russie est la diversification qu’on observe au sein du portefeuille énergétique brésilien : hydrocarbures, charbon, hydroélectricité, biomasse, solaire, éolien et nucléaire. Le Brésil s’affirme aussi comme un des pays les plus à la pointe en matière d’énergies renouvelables. Ainsi, 45 % de l’énergie consommée dans le pays provient de sources renouvelables, alors qu’au niveau mondial cette part tombe à 13 % (Medeiros 2010). Par ailleurs, le Brésil dispose de surfaces cultivables de dimensions exceptionnelles : près de 300 millions d’hectares. Les 6 millions d’hectares de terre servant à la culture de la canne à sucre (à parts égales à destination de la production de sucre alimentaire et d’éthanol) ne représentent ainsi que 2 % du total des terres agricoles existantes (Sénat 2008). Cette situation, à laquelle s’ajoutent un climat favorable et la richesse du sol, a été un facteur favorable au développement du bioéthanol issu de la canne à sucre, dans lequel le Brésil a acquis une expertise mondialement reconnue. Le Brésil vise ainsi la place de premier producteur mondial d’éthanol (en concurrence avec les États-Unis) avec plus de 20 milliards de litres produits par an, et se classe au deuxième rang mondial des exportateurs.

La production énergétique nationale est devenue d’autant plus essentielle que Brasilia souhaite réduire sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Sur le plan régional, le Brésil s’expose aux choix politiques et énergétiques de ses voisins, qui vont parfois à l’encontre de ses intérêts. En mai 2006, la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie, qui se solda par l’expropriation de Petrobras et la montée du prix du gaz, illustre bien ce problème. Le président Lula était prêt à l’époque à faire des concessions à ses voisins afin de préserver la stabilité régionale et de contribuer à l’affirmation du leadership brésilien en Amérique du Sud. Toutefois les autorités brésiliennes comptent à l’avenir se libérer de cette dépendance énergétique, d’où l’importance accordée aux investissements liés à l’exploration et à l’exploitation de nouvelles ressources sur le territoire national.

Le Brésil joue ainsi la carte de la diversification des ressources. D’un côté, le pays dispose des conditions propices pour le développement des biocarburants et, de l’autre, il continue ses recherches de gisements d’hydrocarbures, notamment dans la région du pré-sel.

II – La défense de la souveraineté brésilienne sur les ressources naturelles de l’Atlantique Sud

Garantir que le Brésil pourra exploiter ses ressources naturelles de manière souveraine est le premier grand défi aux yeux des autorités brésiliennes. Le pays qui désire utiliser stratégiquement les nouvelles sources de revenus tirées du pré-sel pour son développement économique, technologique et social craint les pressions extérieures des grandes puissances qui chercheraient à favoriser leurs multinationales dans l’exploitation des ressources naturelles de l’Atlantique Sud.

A ― Le concept d’« Amazonie bleue » et l’affirmation du hard power brésilien

Le Brésil a lié son développement à l’idée qu’il est essentiel de constituer une force militaire moderne pour se convertir en une puissance mondiale. Le pays cherche ainsi à consolider son leadership régional et à projeter son pouvoir et son influence au-delà de l’Amérique du Sud, à travers la modernisation de son secteur militaire. Le Brésil veut également être en mesure de faire face à toutes les menaces extérieures : risque d’« internationalisation » de l’Amazonie pour des raisons d’ordre écologique ; risque de débordement du conflit armé colombien ; contestations potentielles d’autres États sur la gestion des ressources brésiliennes ; réarmement du voisin vénézuélien ; renforcement de la présence militaire américaine dans la région à travers l’utilisation de nouvelles bases en Colombie et la réactivation de sa ive flotte. De fait, selon les rapports de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (sipri), le Brésil, qui n’a participé à aucun conflit important depuis la Seconde Guerre mondiale, a connu une augmentation de 29 % de son budget consacré à la défense entre 1999 et 2009, ce qui le place au 12e rang mondial (sipri 2011).

La définition par les Brésiliens de zones stratégiques devant focaliser l’attention des forces armées est un point important dans la quête d’une reconnaissance de la nécessité de protéger militairement les ressources naturelles du pays. L’Atlantique Sud est par exemple désigné désormais sous le terme d’« Amazonie bleue » par les militaires. L’initiateur du concept, l’amiral Guimarães Carvalho, ex-chef d’état-major de la Marine, l’exposa dans trois articles publiés en 2004 et 2005. Devant un mode de gouvernance marqué par la continentalité, l’Amazonie bleue entend démontrer que le Brésil est également une puissance maritime, ce qui a un impact sur son développement économique, son avenir énergétique, ses responsabilités régionales et stratégiques. Les découvertes des gisements du pré-sel en 2006 ont donné plus de poids à la vision de la Marine brésilienne. Au même titre que l’Amazonie verte et ses ressources, l’océan Atlantique et son exploitation exigent d’être protégés (Muxagato 2009). Le rapprochement que cette analogie crée avec l’Amazonie terrestre sert à convaincre l’opinion publique de la dimension stratégique de la zone. Par ailleurs, cette définition peut être inscrite dans un schéma plus large : elle découle d’une perception ancienne et propre au Brésil, soit la défiance vis-à-vis de ce qui revient continuellement sous le terme de « convoitise internationale ». La zone du pré-sel, par son indéniable richesse, est considérée comme sujette à une telle convoitise, notamment de la part des sociétés pétrolières étrangères (Muxagato 2010a). Un autre élément qui doit être souligné est le développement de la piraterie en haute mer. Or, la lutte contre ce type d’activités exige des moyens toujours plus grands.

Il paraît dès lors nécessaire pour les Brésiliens de se doter d’un appareil militaire dissuasif. C’est dans ce cadre que le Brésil a signé en 2008 avec la France un partenariat stratégique comprenant un large volet consacré à la défense. L’accord prévoit en particulier l’achat de quatre sous-marins Scorpène et une coopération pour la fabrication de la coque du premier sous-marin nucléaire brésilien. Le projet du sous-marin nucléaire d’attaque (sna) remonte aux années 1970, quand la marine a été chargée de développer la technologie de propulsion nucléaire. Cette décision gouvernementale s’est basée sur le constat que, dans un éventuel conflit, la marine brésilienne se trouverait dans une situation de grande infériorité contre un adversaire possédant des sna. Ce constat a été confirmé à l’occasion de la guerre des Malouines, en 1982, lorsque le croiseur argentin ARA General Belgrano a été coulé par le sous-marin nucléaire britannique hms Conqueror, ce qui a contraint la marine argentine à retirer sa flotte du théâtre des opérations. Aujourd’hui la nécessité de surveiller la zone du pré-sel, de même que le souhait du Brésil de projeter sa puissance à l’est pour créer un « pré carré » dans l’Atlantique Sud, nécessite de détenir la maîtrise des mers. Cette maîtrise ne peut s’acquérir que par la possession d’une marine de guerre complète. C’est aussi dans cette optique que Brasilia a acheté le porte-avions Foch, renommé São Paulo (Muxagato 2010b). En ce qui concerne l’espace aérien de l’Atlantique Sud, le Brésil veut acquérir une force aérienne robuste en parallèle avec le développement de ses capacités navales. Le pays a ainsi lancé un appel d’offres pour la modernisation de ses avions de chasse (programme FX-2), et la préférence brésilienne est tournée vers trois concurrents en particulier : Dassault (Rafale), Boeing (F18) et Saab (Gripen NG).

À travers l’affirmation de leur présence militaire dans la région du pré-sel, les autorités brésiliennes envoient un message fort en direction des puissances étrangères. Elles veulent ainsi démontrer que le Brésil a la capacité d’exploiter et de défendre en toute autonomie ses richesses naturelles, à l’instar de ces mêmes puissances. Néanmoins, il convient de souligner l’absence d’urgence dans le processus de réarmement, étant donné les délais importants dans la prise de décision concernant le choix des avions et l’échéancier extrêmement long pour la mise en oeuvre du programme d’acquisition de sous-marins nucléaires. Par ailleurs, la faiblesse apparente du lobby de la défense au Congrès et dans la société en général a permis au gouvernement de reporter sans cesse les investissements dans ce domaine. Il semble alors que Brasilia confère aux forces armées une importance stratégique mais dans une vision à long terme.

B ― La défense de la souveraineté sur le terrain juridique

La présence de l’État dans le domaine pétrolier et gazier se renforce avec l’introduction d’importantes modifications légales et institutionnelles relatives au développement des ressources du pré-sel. L’État brésilien cherche essentiellement à acquérir une plus grande participation sur les rentes des hydrocarbures, avec l’introduction du contrat de partage de la production, qui se substitue au contrat de concession.

Le plan du gouvernement brésilien se divise en trois étapes. Tout d’abord, le système de concessions est éliminé pour 72 % de la zone du pré-sel (les 28 % qui restent ayant déjà fait l’objet de concessions à la suite de onze appels d’offres). Le gouvernement reste seul propriétaire du pétrole en eaux profondes avec Petrobras comme opérateur privilégié (résolution n° 006/2007 du Conseil national de politique énergétique – cnpe). L’entreprise pourra se voir confier par l’État l’exploitation de blocs sans appels d’offres ou s’associer à des compagnies étrangères, en gardant toujours au moins 30 % des parts (Veiga 2011).

Par ailleurs, une nouvelle entreprise publique liée au ministère des Mines et de l’Énergie, Pré-Sal Petróleo S.A. (ppsa), a été créée pour gérer ces réserves et représenter les intérêts directs de l’État (loi n° 12 304 d’août 2010). PPSA participera directement aux décisions de chaque projet d’exploration. Sa participation se fera dans le cadre du comité opérationnel désigné pour chaque projet. C’est à ce comité que revient la tâche d’administrer le consortium qui détient le droit d’explorer chaque champ d’hydrocarbures ; définissant les plans d’exploration et d’évaluation des découvertes ; déclarant le niveau exploitation commerciale des champs ; et définissant les programmes annuels de travail et de production. Le contrôle des comités opérationnels restera à la charge de l’État, qui nommera la moitié de leurs membres plus leurs présidents et détiendra un droit de véto dans les décisions. Ainsi, les changements dans le régime juridique de l’exploitation du pétrole et du gaz au Brésil ne visent pas seulement une plus grande participation de l’État dans la rente pétrolière, mais également un plus grand contrôle dans les décisions pour la gestion de cette rente (Bicalho 2010).

Les autorités brésiliennes comptent également mettre en place un « fonds social » pour recueillir les dividendes du pétrole et du gaz du pré-sel (projet de loi n° 5940/2009). La richesse produite par l’exploitation des gisements d’hydrocarbures doit servir au développement durable du pays. Ce « fonds pour les générations futures » devrait ainsi constituer une réserve financière pour la lutte contre la pauvreté, le développement de l’éducation, l’innovation technologique, l’amélioration de la santé publique et la préservation de l’environnement. L’ancien président Lula ne souhaitait pas que ces découvertes se transforment en un « héritage maudit » mais plutôt en « un passeport pour l’avenir ».

La nouvelle réglementation sur les hydrocarbures réaffirme donc le rôle de l’État au détriment de celui des multinationales étrangères. Avec l’ancien régime de la concession, les entreprises prenaient le risque d’explorer et, lorsqu’elles trouvaient du pétrole, elles en devenaient propriétaires et pouvaient le vendre à leur guise. Avec les contrats de partage, les intérêts de l’État brésilien seront préservés tout au long du processus de production et, en particulier, en ce qui concerne l’exécution des contrats dans la région du pré-sel (Moutinho dos Santos 2010). Ce nouveau modèle contractuel devrait permettre un usage planifié et responsable de ces mêmes ressources, pour la sécurité énergétique du Brésil mais également pour son développement économique et social.

Concernant le droit international, le pré-sel se trouve dans une zone en dehors de la mer territoriale du Brésil, mais qui reste cependant dans sa zone économique exclusive (zee). Il est probable que de nouvelles réserves restent encore à découvrir à l’avenir en dehors de la zee brésilienne et qui seraient localisées dans la zone de la plateforme continentale. Cela pourrait permettre aux Brésiliens de revendiquer leur souveraineté sur ces nouvelles réserves d’après les conditions prévues par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (cnudm). Cette convention, qui date de 1982, ouvre la possibilité pour tout pays, dix ans après avoir ratifié le texte, de revendiquer des droits jusqu’à 350 milles de ses côtes, selon la dimension de sa plateforme continentale (cnudm, art. 76). Le Brésil a ratifié la convention en 1994 et présenté sa demande en 2004, à la suite de l’adoption des décrets n° 95 787/88 et n° 98 145/89 prévoyant la mise en oeuvre du Plan d’extension de la plateforme continentale brésilienne. La Commission des limites de la plateforme continentale des Nations Unies (clpc) a mis plusieurs années pour examiner cette requête, avant de la rejeter partiellement et de demander au Brésil de la réitérer, ce que Brasilia a fait, sans rien y changer, en mars 2009. Un mois plus tard, la commission onusienne acceptait 75 % de la revendication brésilienne, pour une superficie de 712 000 km2 (Martins 2010).

Toutefois, 248 000 km2 restaient encore en litige. Le Brésil a donc choisi de prendre de vitesse les Nations Unies, en réaffirmant ses droits sur cette zone maritime potentiellement riche en pétrole, et ce, sans attendre l’aval de l’organisation internationale. La manifestation d’indépendance brésilienne a pris la forme discrète d’un décret paru le 4 septembre 2010 au Journal officiel. Selon ce texte, la Commission interministérielle pour les ressources de la mer (crim) décide que « n’importe quelle entreprise ou nation désirant explorer les ressources minérales de la plateforme continentale devra demander au préalable l’autorisation du gouvernement brésilien » (mre 2010). Le pays ajoute ainsi à sa zone économique exclusive – 3,5 millions de km2 sur une largeur de 200 milles nautiques (370 km) – une superficie maritime de 960 000 km2.

De fait, l’extension du territoire maritime brésilien revêt une importance en termes économiques et de souveraineté. Sur le plan économique, au-delà des activités liées à l’exploitation des gisements de pétrole et de gaz ainsi qu’à la pêche, il existe une dépendance à la mer des flux commerciaux, puisque 95 % du commerce mondial se fait par voie maritime. En ce qui concerne la question de la souveraineté, la pensée autonomiste brésilienne attache une grande importance à la défense d’un pré carré dans l’Atlantique Sud. La frontière maritime Brésil-Afrique est aussi devenue hautement stratégique depuis l’établissement des relations entre Brasilia et le continent noir.

Ce dynamisme sur le terrain du droit peut s’expliquer par le fait que les autorités brésiliennes veulent prévenir un risque d’usurpation du fait de vides juridiques de ce qu’elles estiment être leurs richesses. Les Brésiliens font notamment pression sur les Nations Unies afin que l’organisation fasse en sorte de légitimer leur souveraineté sur une zone qui pourrait être à l’avenir source de litiges, dans le cadre d’une dispute entre les grandes puissances pour les hydrocarbures. Il y a là une illustration de la volonté de défendre par le droit, à la fois interne et international, les intérêts nationaux brésiliens dans une hypothétique perspective conflictuelle avec des acteurs extérieurs.

III – Les défis technologiques, financiers et environnementaux

Le Brésil va devoir faire face à bon nombre de difficultés pour extraire le pétrole et le gaz à des profondeurs aussi extrêmes. Ces difficultés tiennent aussi bien aux moyens technologiques et logistiques que financiers. La question environnementale soulève également de nombreuses interrogations. Petrobras devrait se trouver mis au premier plan pour relever ces défis.

A ― La nécessité d’une innovation technologique majeure

L’exploitation des gisements du pré-sel, en particulier des réserves de Tupi dans le bassin de Santos, va nécessiter des avancées technologiques conséquentes. Ces réserves sont localisées à plus de 6 000 mètres de profondeur, dans des roches carbonatées situées sous une croûte saline solide d’environ 2 000 mètres d’épaisseur. Cette croûte repose elle-même sous une couche sédimentaire appelée « couche post-sel » de 2 000 mètres d’épaisseur, et sous 2 000 à 3 000 mètres d’eau. Petrobras est reconnue mondialement comme l’une des entreprises de pointe en ce qui concerne l’exploration de pétrole en eaux très profondes. La technologie existante permet une exploitation commerciale des réserves du pré-sel à plus de 7 000 mètres, mais il est indispensable d’investir dans le développement de nouvelles solutions technologiques pour que les coûts d’extraction soient réduits et que, conséquemment, la production soit rentable.

Outre le forage dans le sol marin et l’extraction du pétrole, la transformation et le transport du gaz associé au pétrole représentent un vrai défi technologique. Ce gaz devra être transformé de l’état gazeux à l’état liquide sur la plateforme pétrolière elle-même afin d’en faciliter le chargement et le transport sur un navire spécialisé. L’option de construire des gazoducs le long des fonds marins jusqu’aux côtes brésiliennes a été écartée car elle est apparue trop coûteuse et difficile à mettre en oeuvre à une distance de 300 kilomètres des côtes. Une des solutions prises en compte par Petrobras est d’amener le gaz et le pétrole vers la surface par un réseau de tubes flexibles appelés « risers » (cfbdts 2008).

Petrobras a engagé une véritable révolution technologique pour l’exploitation en eaux profondes du pré-sel. Les équipements actuels qui utilisent des plateformes flottantes pourraient à l’avenir être transférés vers des installations submersibles, et fonctionneraient par l’intermédiaire de commandes à distance ou automatiquement. L’objectif ambitieux de la compagnie brésilienne et de son centre de recherche et de développement (cenpes) est de ne plus avoir besoin des plateformes dans la décennie à venir. Tous les équipements servant à l’extraction des hydrocarbures seraient ainsi installés au fond de la mer : les systèmes de compression et de séparation (pétrole, gaz, eau et sable) mais également les modules de production d’énergie. Les chercheurs devront alors trouver des moyens pour transférer un matériel d’extraction adapté et viable en eaux profondes, garantissant un nombre réduit de réparations qui seraient naturellement très onéreuses. Ce saut technologique serait primordial pour le pré-sel en raison des contraintes géographiques qui y sont associées, mais aussi dans un souci de réduction des coûts logistiques. Le développement de ces technologies se fait dans une véritable « Silicon Valley » brésilienne située sur l’île de Fundão dans l’État de Rio (principal campus de l’Université fédérale de Rio de Janeiro – ufrj), avec une coopération de différentes universités, de Petrobras et de ses fournisseurs. Les centres de recherche de grandes entreprises ont également prévu s’y installer (Halliburton, TenarisConfab, Schlumberger…) afin de favoriser les échanges tripartites avec l’ufrj et Petrobras (cfbdts 2008). Cela fera du Brésil un pôle technologique majeur dans l’industrie du pétrole et du gaz dans les prochaines années.

Une autre difficulté tient à l’extraction même du pétrole et du gaz du fait d’une haute pression et d’une température élevée au niveau de la couche de sel. Cette couche saline se comporte alors comme une matière plastique qui rend les roches instables et qui peut empêcher les forages de puits. Des avancées ont eu lieu ces dernières années permettant non seulement une stabilité dans le processus de forage de la couche saline, mais également une réduction du temps consacré à cette opération. D’après Petrobras, le premier puits réalisé pour atteindre les réserves du pré-sel s’est fait en un peu plus d’un an pour un coût de 240 millions de dollars américains. Les puits les plus récents ont quant à eux pu être forés en un peu moins de 60 jours pour un coût de 66 millions de dollars.

Toutes les innovations technologiques projetées par Petrobras démontrent bien la difficulté d’avoir des perspectives de réel succès quant à l’extraction à grande échelle des hydrocarbures du pré-sel. Il faudra en effet attendre de passer du stade de projet à celui de la concrétisation et de la mise en oeuvre des nouveaux procédés d’extraction avant de juger de leur viabilité.

B ― Des investissements colossaux

Les investissements prévus pour l’exploitation du pré-sel exigent d’importantes ressources financières sur le long terme. D’après Petrobras, la région du pré-sel nécessitera, à elle seule, des investissements d’environ 73 milliards de dollars américains durant la période 2011-2015. Quant au coût des recherches en développement technologique, le centre de recherche de la compagnie pétrolière brésilienne estime qu’il sera de l’ordre de 800 millions de dollars par an.

Pour financer cet ambitieux plan d’investissement sans creuser son endettement déjà important, Petrobras a lancé une augmentation de capital géante qui a atteint 71,7 milliards de dollars américains (54 milliards d’euros) en septembre 2010. Cette capitalisation a été rendue possible grâce au vote d’une loi au Congrès et ratifiée par l’exécutif le 30 juin 2010 (loi n° 12 276/2010). Le conseil d’administration de la compagnie a par la suite voté l’émission de 187,9 millions de nouveaux titres d’actions en bourse pour un montant total de 3,096 milliards de dollars américains. Il s’agit de la plus grande augmentation de capital jamais réalisée avec celle de la japonaise Nippon Telephone and Telegraph Corp. qui avait levé en 1987 au total 36,8 milliards de dollars américains (chiffres absolus), soit aujourd’hui l’équivalent de 68,6 milliards. Dans cette opération, l’État brésilien, par l’intermédiaire du Trésor, de la Banque nationale de développement économique et sociale (bndes) et du Fonds souverain du Brésil (fsb), a fait l’acquisition de 66,5 % des actions vendues. La part du secteur public dans Petrobras est ainsi passée de 39,8 % à 48,3 % (ipea 2011). Par ailleurs, cette opération a fait de la compagnie brésilienne une des toutes premières compagnies pétrolières au monde, derrière l’américaine Exxon Mobil et la chinoise Petrochina.

Suivant le nouveau modèle de régulation de l’exploitation du pré-sel adopté par l’État brésilien, les investissements pourront également être en partie à la charge des sociétés pétrolières étrangères qui ont emporté les appels d’offres. En cas de succès, ces sociétés seraient « remboursées » en hydrocarbures extraits pour les investissements réalisés lors des différentes phases d’exploration et de développement de la production (Veiga 2010).

Avec le plan d’investissements conséquent de Petrobras, l’État brésilien affirme une nouvelle fois vouloir conserver son autonomie dans la gestion du pré-sel, et ce, dès la phase de financement d’exploration de la zone. Les autorités brésiliennes comptent ainsi limiter au maximum l’interventionnisme financier étranger afin de maîtriser le rythme des activités du pré-sel.

C ― L’importance de la question environnementale

En plus de représenter un atout économique pour le Brésil, le pré-sel pourrait bien générer des difficultés d’ordre environnemental et climatique. Deux problèmes principaux se posent : d’abord celui des émissions de CO2, et un deuxième lié aux risques d’accidents à plusieurs milliers de mètres de profondeur.

Sur le plan climatique, les voix critiques se demandent comment le Brésil pourra maintenir ses engagements sur la diminution de l’émission des gaz à effet de serre (ges) pour 2020. Lors de la conférence de Copenhague (cop 15) en 2009, le Brésil s’est en effet engagé à réduire ses émissions de ges de 36 % à 39 %. Or, on ne sait pas si le pré-sel a été pris en compte dans la fixation de cet objectif ambitieux (Forum Clima 2011). Les champs du pré-sel ont la particularité de contenir une haute concentration de CO2. Le souhait de Petrobras est de stocker une partie de ce gaz dans les gisements mêmes du pré-sel, à travers la technologie de capture et stockage de carbone. Mais selon l’organisation écologiste Greenpeace, si le Brésil exploite toute la réserve prévue du pré-sel et si cette technologie n’est pas performante, le pays émettra annuellement environ 1,3 milliard de tonnes de CO2 (Greenpeace 2009), une quantité attribuable seulement aux activités liées au pétrole.

L’accident dans une plateforme pétrolière de bp au large du golfe du Mexique, en avril 2010, qui a pollué durablement les côtes de Louisiane, a également soulevé beaucoup de questions par rapport au pré-sel brésilien. Petrobras devra ainsi relever de grands défis technologiques pour garantir la sûreté des matériaux destinés à exploiter le pétrole et le gaz bloqués à des milliers de mètres de profondeur. Mais la compagnie brésilienne est-elle réellement prête à affronter une catastrophe comme celle survenue aux États-Unis ? Selon un rapport remis au Congrès brésilien, Petrobras assure que l’entreprise pourrait prendre la situation rapidement en main en cas d’accident[7], mais plusieurs ong et spécialistes doutent de la capacité de l’entreprise brésilienne (Greenpeace 2010a).

Par ailleurs, Greenpeace a publié une étude en novembre 2010 concernant les impacts de l’exploration du pré-sel sur l’écosystème marin. Cette ong lance une alerte sur le danger d’exploiter le pétrole dans des zones comprenant une grande diversité biologique. L’organisation, s’appuyant sur une étude du ministère de l’Environnement brésilien datant de 2007, constate que presque 10 % des aires considérées comme prioritaires pour la conservation de la biodiversité seront exploitées par les compagnies pétrolières (Greenpeace 2010b).

Le thème de l’écosystème marin est un exemple du bras de fer mené entre les différents ministères sur les dossiers énergétiques. En effet, le ministère de l’Énergie soutient que le ministère de l’Environnement ne réagit pas assez rapidement aux demandes des licences environnementales, nécessaires à tout travail d’infrastructure. Ce dernier affirme que ce sont les études préliminaires et les concertations avec les membres de la société civile qui retardent la prise de décision. L’exemple le plus clair du différend entre les deux ministères est celui lié à la licence pour la centrale hydroélectrique de Belo Monte et pour celles du complexe du fleuve Madeira, toutes situées dans la forêt amazonienne[8]. Cependant, les blocs d’exploitation du pré-sel ont également besoin des licences environnementales. Or, les activités liées aux hydrocarbures peuvent affecter de manière plus au moins importante la pêche, les mammifères marins, les tortues marines (espèce protégée par des politiques publiques), les micro-organismes, la qualité de l’eau et de l’air (Ministère de l’Environnement 2010).

Malgré les risques écologiques, pour une grande partie de la société brésilienne et pour le gouvernement, le pré-sel est synonyme de développement pour le Brésil. Pour cette raison, il paraît difficile d’envisager une limitation significative de l’exploitation de ces nouveaux gisements en raison du risque environnemental.

IV – Énergie et insertion internationale : une complémentarité pétrole/biocombustibles ?

La découverte des réserves du pré-sel représentent une aubaine pour le Brésil ainsi qu’un changement de paradigme dans sa stratégie énergétique (Queiroz et Botelho 2010). En effet, ce pays, qui pendant tout le 20e siècle a dû faire face au problème de pénurie de pétrole national et aux lourdes importations de brut pour y remédier, doit désormais apprendre à gérer différents choix qui s’offrent à lui. Il s’agit là d’une question fondamentale, étant donné que l’énergie a d’importantes implications dans la politique extérieure brésilienne.

A ― La diplomatie des biocarburants

Le Brésil, à la suite de la première crise pétrolière des années 1970, a essayé de trouver plusieurs solutions de rechange à l’utilisation du pétrole par une diversification énergétique, comme le programme nucléaire et la construction de grands barrages hydroélectriques. L’une des stratégies employées a également consisté à développer un projet gouvernemental appelé « Proalcool » (1975), avec l’objectif de stimuler la production d’un carburant automobile alternatif à l’essence, à savoir l’éthanol de canne à sucre. Ce type de carburant exige un moteur différent de celui de l’essence, développé par l’industrie automobile brésilienne. Avec le contre-choc du pétrole dans les années 1980 et l’augmentation du prix du sucre sur le marché mondial, l’intérêt pour l’éthanol avait baissé. Cependant, avec les envolées du prix du pétrole au début des années 2000 et le développement de la technologie des moteurs flex fuel[9], les consommateurs brésiliens se sont à nouveau tournés vers ce type de carburant.

L’incitation à l’utilisation de l’éthanol de canne à sucre et le programme « Proalcool » n’avaient pas au départ un objectif environnemental de réduction de l’émission de gaz à effet de serre. Il s’agissait uniquement d’une réponse à une situation de dépendance presque totale vis-à-vis de l’importation de produits raffinés, dont le prix pesait dans la balance commerciale du pays (Paulillo 2007). Mais, avec le thème du changement climatique qui occupe une partie importante des préoccupations internationales, le Brésil a pu utiliser son programme de l’éthanol comme un exemple de politique publique réussie pour freiner l’émission de ges dans l’atmosphère. Le Brésil, notamment après la signature du protocole de Kyoto (1997), a dès lors cherché à se doter d’une image plus « verte », avec la promotion de l’utilisation des biocarburants (bioéthanol de canne à sucre et de biodiesel), mais également avec la mise en lumière de ses programmes de lutte contre la déforestation.

Le président Lula et le ministère des Affaires étrangères ont été des représentants importants des biocarburants pour divulguer leurs bienfaits (Sennes et Narciso 2009), mais aussi pour montrer au monde que le pays, malgré son statut de quatrième émetteur de ges au monde (du fait principalement de la déforestation), cherche à trouver des solutions face au changement climatique. Brasilia a notamment été l’instigatrice de l’organisation de la première Conférence internationale des biocombustibles (cib), qui s’est tenue à São Paulo en novembre 2008. Les discours de l’ex-président, qui se disait être « un enthousiaste de l’éthanol », revenaient souvent sur le fait que la matrice énergétique brésilienne est composée d’environ 50 % d’énergies renouvelables[10] (cre 2009) et que les pays développés devraient réaliser des efforts pour changer leur propre bouquet (mix) énergétique. Les chiffres, souvent cités par Lula et par l’Itamaraty, démontraient que l’éthanol de canne à sucre, substitué à l’essence, pouvait réduire les émissions de ges de 90 % (Peçanha 2010).

Il est intéressant de signaler que le président Lula ne cherchait pas seulement à vanter les bienfaits de l’éthanol pour redorer l’image du Brésil ; il comptait également contribuer à insérer les entreprises du pays dans une stratégie d’internationalisation (Couto 2009). « La diplomatie de l’éthanol » des années Lula avait ainsi pour objectif d’inciter d’autres pays en développement à investir dans la production de biocombustibles. Les arguments mis en avant par les Brésiliens reposaient sur la possibilité d’une diversification des exportations des pays intéressés, ainsi que sur la nécessité d’un développement durable. Il s’agissait de répandre la culture de l’éthanol dans le monde, mais cela visait également à créer un marché international pour les produits, équipements et services brésiliens liés aux biocarburants en général et à l’éthanol en particulier, contribuant ainsi au développement économique brésilien et à son rayonnement international.

Le géant sud-américain a donc cherché à augmenter le nombre de fournisseurs d’éthanol afin que le produit devienne une source énergétique internationale à part entière. Au niveau régional, les autorités brésiliennes ont également été particulièrement actives, avec notamment la signature de plusieurs accords sud-américains destinés à favoriser la coopération dans le domaine des biocarburants. Il s’agissait également d’entreprendre un processus intégrationniste pour la production et la commercialisation des combustibles « verts » (Medeiros 2010). Sur le plan extrarégional, un accord a été signé en 2007 entre les deux principaux producteurs d’éthanol dans le monde, le Brésil et les États-Unis, afin de réunir les efforts pour créer un standard international appliqué à ce produit. Les deux puissances ont également cherché à convaincre plusieurs États d’Amérique centrale (Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Panama), des Caraïbes (Jamaïque, Haïti) et d’Afrique (Cap-Vert, Guinée équatoriale, Kenya, Tanzanie) de démarrer une filière de l’éthanol. Le Brésil s’est alors engagé à établir une coopération technique et scientifique ainsi que des investissements dans le domaine de la production, de la logistique et du commerce du produit (aie 2011).

Même si l’éthanol ne peut pas encore être considéré comme une marchandise (commodity) internationale significative, le secteur a beaucoup changé ces dernières années. Auparavant les principaux industriels de la canne à sucre au Brésil étaient les entreprises familiales, mais actuellement des grandes firmes pétrolières et agroalimentaires s’intéressent à ce marché. Shell, Cargill, Louis Dreyfus et bp font partie des 22 % du capital étranger investissant dans le secteur brésilien des biocarburants en 2010. Les acteurs de l’éthanol espèrent que l’arrivée de ce type de compagnies de grande taille pourra contribuer à ouvrir les marchés des pays développés et à diminuer les barrières à l’exportation (Ecodebate 2010).

Au-delà des limites de l’éthanol liées à sa faible part dans le marché mondial des combustibles liquides (aie 2010)[11], un autre « désagrément » tient aux constantes critiques des organisations non gouvernementales environnementales à l’égard des biocarburants, notamment en ce qui concerne la concurrence dans l’utilisation des terres fertiles pour la production énergétique au détriment de la production d’aliments. Les risques d’une déforestation accrue et d’une pollution généralisée des sols font également partie de l’argumentaire de ces ong, cette question étant hautement sensible dans un pays où l’Amazonie occupe une grande partie du territoire (Greenpeace 2007). Enfin, il convient de rappeler que les biocombustibles font déjà l’objet de disputes commerciales entre les principaux pays producteurs, que ce soit en raison des droits de douane prohibitifs ou des subventions agricoles, faussant ainsi le libre-échange. Nul doute que ces mesures protectionnistes américaines et européennes se renforceraient si le Brésil devenait un exportateur de biocombustibles trop important.

Ainsi, l’incapacité actuelle des biocarburants à concurrencer les hydrocarbures dans la matrice énergétique mondiale réduit les chances du Brésil en tant que décideur sur la scène géopolitique. En revanche, avec le potentiel énergétique du pré-sel, cette situation pourrait sensiblement évoluer dans les prochaines années. Cela induirait alors un changement de la stratégie du pays dans le domaine de sa politique extérieure.

B ― La nouvelle place du pétrole dans le discours diplomatique

C’est en raison d’un moment singulier que vit le Brésil dans les premières années du 21e siècle, à savoir une période de croissance économique, davantage de visibilité internationale, une autosuffisance pétrolière, que le président Lula avait affirmé en 2006 au journal Le Monde : « Le Brésil sera dans vingt ou trente ans la plus grande puissance énergétique de la planète Terre. » À l’époque, avant la découverte des réserves d’hydrocarbures du pré-sel, Lula avait justifié son optimisme en mettant en avant la capacité du pays à utiliser des sources énergétiques renouvelables. On observe que, dans les discours de Lula et dans l’action de sa diplomatie, le Brésil a essayé de transformer le thème énergétique en outil de politique extérieure. Les déclarations présidentielles sur la puissance énergétique brésilienne sont très emblématiques puisque, traditionnellement, le pays a toujours évité d’utiliser le terme « puissance » ou « leadership » (Burges 2006). L’avoir fait en prenant en compte le thème énergétique peut signifier que le géant sud-américain cherche une nouvelle façon d’exercer sa puissance sur la scène internationale.

L’énergie s’est ainsi insérée progressivement dans la stratégie de puissance brésilienne, et cela de manière naturelle du fait de son lien étroit avec la question du développement national autonome. Afin de mieux exploiter ce domaine et de renforcer la position brésilienne au sein de la communauté internationale, le ministère des Affaires étrangères a notamment créé le département de l’énergie en 2006[12]. Dans son rôle de promoteur des intérêts nationaux et du développement, l’Itamaraty a cherché à multiplier les accords énergétiques, aussi bien avec les pays du Sud qu’avec les pays industrialisés.

Par ailleurs, il est difficile de traiter de l’énergie au Brésil sans soulever l’importance de Petrobras. La compagnie brésilienne est active dans une trentaine de pays du globe, soit par l’intermédiaire de bureaux commerciaux, soit par des partenariats pour l’exploration, la production et la distribution de pétrole (Petrobras 2010b). Cette activité économique de Petrobras permet aux entreprises brésiliennes (pétrolières ou non) d’explorer des nouveaux marchés et contribue également à la pénétration de la diplomatie économique et commerciale de l’Itamaraty. Ainsi, le pré-sel ne pourra que renforcer le pouvoir de Petrobras, traditionnellement considérée comme « influente politiquement, indépendante financièrement et compétente techniquement » (Costa de Medeiros et Moutinho dos Santos 2009).

Cependant, la découverte du pré-sel a soulevé un problème de discours pour le Brésil : comment combiner l’image de puissance des énergies renouvelables et en même temps vouloir exploiter au mieux ses réserves pétrolières, en devenant un grand producteur d’hydrocarbures ?

Au-delà du problème de l’image à l’international, le pré-sel a volé la vedette à l’éthanol sur le plan domestique. Plusieurs membres de ce secteur se plaignent que le gouvernement donne moins d’importance à l’éthanol. Le principal argument de ce groupe repose sur les chiffres des investissements futurs du gouvernement dans le domaine énergétique. Selon le plan du ministère des Mines et de l’Énergie (cre 2010), les investissements publics dans le secteur énergétique seront de 550 milliards de dollars américains entre 2010 et 2019, dont 389 milliards (70 %) destinés au secteur du pétrole et gaz naturel. Seulement 6,9 % du total (soit 38 milliards) sera alloué au secteur de l’éthanol et du biodiesel. Il est important de rappeler, néanmoins, que les biocombustibles dépendent pour l’essentiel de capitaux privés. En outre, le gouvernement a cherché à rassurer les producteurs de biocombustibles en affirmant que les politiques publiques favorables au mélange de l’éthanol avec l’essence seront maintenues et que les biocarburants représenteront toujours une part importante de la matrice énergétique brésilienne.

Toutefois, sur le plan diplomatique, le pré-sel semble offrir au Brésil une opportunité que l’éthanol ne pourrait lui donner : un pouvoir de négociation accru vis-à-vis des pays dépendant de l’or noir. L’Itamaraty essaie de profiter de la capacité future du Brésil à devenir une puissance pétrolière pour élever le rang du pays sur la scène mondiale. Cette arme géopolitique qu’est le pétrole semble peser plus lourd que l’éthanol face aux pays développés. En effet, le fait que le Brésil puisse se convertir en un grand producteur d’hydrocarbures ne lui permet pas seulement d’assurer son autosuffisance ; il lui donne également la possibilité de devenir un important exportateur, dans un contexte international toujours plus marqué par l’insécurité énergétique.

Il existe néanmoins au Brésil un débat relatif à la manière d’utiliser la manne pétrolière pour le développement du pays et son insertion internationale. Petrobras estime qu’en 2020 la production du pré-sel atteindra 1,8 milliard de barils par jour, soit environ la moitié de la production totale du Brésil. Le pays étant déjà autosuffisant en pétrole sans le pré-sel, se pose la question de l’utilisation de l’excédent. Une partie répondra bien sûr à l’augmentation de la demande énergétique nationale, le reste pouvant partir à l’exportation. Mais cette situation pourrait bien être à l’origine d’un futur conflit entre d’une part le marché international, qui est naturellement intéressé par une exploitation intensive et rapide du pétrole, et d’autre part l’intérêt national brésilien, qui exige une utilisation stratégique et raisonnable des ressources pour le développement du pays (ipea 2011). Les autorités brésiliennes devront notamment choisir d’exporter directement le pétrole brut, ou de privilégier le commerce de produits dérivés de l’or noir, ayant une certaine valeur ajoutée, et ainsi éviter la « malédiction des ressources naturelles » et une dépendance accrue aux exportations d’hydrocarbures. Pour cela, il sera nécessaire de préserver une matrice énergétique équilibrée en continuant de développer les énergies renouvelables. Cependant, l’argumentation contraire consiste à affirmer que la fin du pétrole est proche et qu’il va dans l’intérêt d’un pays producteur d’exporter massivement son pétrole brut, afin de constituer une réserve financière importante et d’investir dans les domaines de haute technologie (Castro 2010).

Par ailleurs, si le Brésil choisit de devenir un exportateur de pétrole de premier plan, le pays pourrait prétendre siéger au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (opep). Il s’agirait alors pour les Brésiliens d’une réussite pour l’insertion internationale de leur pays sur le plan politique et économique. Le géant sud-américain aurait en effet une voix et un vote dans l’un des principaux centres de décision du système international. De plus, avec le développement de la « course aux ressources naturelles », le rôle de l’organisation tend à se renforcer ainsi que celui de ses États membres. L’opep pourrait également constituer un important soutien pour Brasilia dans ses revendications au sein des principales organisations multilatérales. Enfin, il s’agirait d’un moyen de confirmer le rapprochement Sud-Sud opéré par le Brésil depuis quelques années avec les pays arabes, l’Iran et l’Afrique, servant ainsi à la diversification des partenaires économiques du pays.

De fait, plusieurs analystes, dont Daniela Medeiros (Medeiros 2010), Ricardo Sennes et Thais Narciso (Sennes et Narciso 2009), voient dans la diplomatie énergétique brésilienne des postures différentes. Le positionnement brésilien s’adapterait en effet selon l’interlocuteur, la source énergétique, l’aire géographique, les dynamiques du marché et les politiques employées au niveau mondial. En guise d’exemple, lorsque le Brésil veut se positionner en tant que leader des pays en développement, lorsqu’il suggère des solutions pour la famine, pour la sécurité énergétique et pour le réchauffement climatique, l’éthanol est mis en avant. En revanche, lorsque le Brésil cherche à se positionner face aux pays développés lors des négociations multilatérales, la force géopolitique du pétrole est prise en compte. Ce type de comportement est expliqué par certains auteurs comme faisant partie du pragmatisme réaliste de la politique extérieure brésilienne (Soares De Lima 2004 ; Rolland 2003).

Au-delà de la stratégie politique, la diplomatie commerciale brésilienne a déjà détecté les marchés potentiels pour ses différents produits : les biocarburants sont mis en avant lorsque les pays créent des politiques publiques pour la réduction de l’intensité en carbone, ce qui est clair dans le cas de l’Union européenne. Le Brésil suggère alors une généralisation de la pratique adoptée sur son territoire, à savoir le mélange d’un pourcentage d’éthanol avec l’essence. Concernant le pétrole, ce dernier possède déjà un marché consolidé, et les acheteurs sont avides de nouveaux fournisseurs. Toutefois, le Brésil mise spécialement sur les États-Unis, puisque ce marché est dépendant de pays peu fiables à son égard, comme le Venezuela.

Conclusion

À travers les richesses du pré-sel et le développement des biocarburants, nous constatons que l’énergie est devenue un instrument fondamental de maximisation des intérêts de puissance du Brésil. Le pays veut apparaître comme le détenteur de la solution énergétique pour d’importants problèmes mondiaux. Il peut ainsi contribuer à renforcer la sécurité énergétique globale et, en même temps, oeuvrer efficacement dans la lutte contre le réchauffement climatique par l’utilisation généralisée de l’éthanol. Un point essentiel pour le Brésil est celui de démontrer que biocarburants et pétrole sont deux produits complémentaires dans sa stratégie d’insertion internationale. Si le pétrole et l’éthanol font partie du processus de construction de la puissance brésilienne, c’est aussi parce qu’ils peuvent être insérés dans l’objectif majeur de développement national autonome. Cependant, comme nous l’avons observé, ces instruments possèdent des caractéristiques et des « statuts » différents sur la scène internationale et ils seront utilisés de manière stratégique suivant à qui s’adresse le Brésil.

Par ailleurs, nous avons pu constater que la politique énergétique brésilienne reposait sur les trois piliers de la stratégie d’insertion internationale du pays que sont l’autonomie, l’universalisme et le pragmatisme : le premier à travers la défense militaire et juridique pour préserver la souveraineté nationale des découvertes de l’Atlantique Sud, mais aussi avec les investissements de grande ampleur permettant les avancées technologiques nécessaires à l’exploitation en toute indépendance du pré-sel, et enfin au moyen de la diversification de la matrice énergétique ; le second illustré par la « diplomatie de l’éthanol » et les possibilités de se servir de l’exportation du pétrole comme d’une arme d’influence ; le troisième par le fait que le Brésil promeut sur le plan international aussi bien les énergies fossiles que les « énergies vertes », suivant son intérêt.

Les champs pétrolifères et gaziers du pré-sel inaugurent ainsi une nouvelle période historique pour le Brésil, aussi bien pour sa propre sécurité énergétique que pour une question de place dans la géopolitique mondiale. Le géant sud-américain était jusqu’à présent un acteur international important du point de vue économique et diplomatique. Aujourd’hui, le pays veut également se convertir en une puissance énergétique pour s’affirmer dans les relations internationales face aux autres grands acteurs du système. Cependant, cette stratégie ne sera payante que si le Brésil se trouve dans la capacité de relever les différents défis analysés tout au long de cet article : les défis technologiques et financiers, les défis institutionnels et juridiques pour redistribuer au mieux les richesses du pré-sel au sein de la société brésilienne, ainsi que les défis environnementaux liés à la préservation de la biodiversité et aux émissions de gaz à effet de serre.

In fine, le pré-sel ne fera pas à lui seul du Brésil une puissance accomplie. Une question reste ouverte : le pays saura-t-il combiner ses atouts énergétiques avec ses autres ressources de pouvoir pour contribuer à son développement économique et renforcer son influence dans son espace géopolitique et au-delà ?