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À Stanley Hoffmann

En 1962 paraissait Paix et guerre entre les nations, l’ouvrage majeur que Raymond Aron a consacré au thème des relations internationales. Cinquante ans après, la pensée internationale et stratégique d’Aron a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? Peut-elle encore irriguer la recherche et inspirer les internationalistes en dépit des évolutions majeures de la discipline ? En un demi-siècle, la discipline des Relations internationales a en effet connu un remarquable essor, développant de nombreux programmes de recherche et ouvrant de multiples « débats » qui ont vu de nouveaux paradigmes, comme le constructivisme et le transnationalisme, concurrencer les théories réaliste et libérale, dont Aron est le plus proche. Dans ce contexte, ce dernier peut-il être considéré comme un « classique » de la pensée internationale, au même titre que Hans Morgenthau, Kenneth Waltz, Michael Doyle ou Alexander Wendt, bien qu’il ne forge pas, car il n’y croit pas, de théorie générale des relations internationales ? De même, à l’âge des conflits « fluides », de l’économie mondialisée et du terrorisme international, est-il encore nécessaire de lire un auteur dont la biographie est étroitement liée aux conflits interétatiques du 20e siècle – en particulier la guerre froide – qui sont désormais révolus ? Que reste-t-il, en 2012, du Raymond Aron penseur des relations internationales ?

Telles sont les questions qui ont guidé la démarche de ce dossier et qui sont communes à tous les articles qui le composent[1]. À l’évidence, celui-ci n’existerait pas si les contributeurs n’avaient accepté d’emblée l’idée que l’oeuvre d’Aron a quelque chose à dire aux chercheurs du 21e siècle. Affirmer que la lecture d’Aron est encore pertinente cinquante ans après la parution de son imposant traité et plus de trente ans après sa mort, voilà qui, pourtant, ne va de soi. La tendance générale, en Relations internationales et plus généralement dans les sciences sociales, est au présentisme (Hartog 2003). Dans un contexte où la connaissance se veut essentiellement cumulative, ne comptent en effet que les ouvrages et les articles les plus récents, qu’il s’agit de discuter pour au plus vite les dépasser. Ainsi l’étude des grandes figures de la connaissance est-elle le plus souvent réservée aux historiens de la pensée, tandis que les chercheurs qui travaillent sur le contemporain vouent la plupart du temps une reconnaissance polie aux « grands ancêtres », sans procéder à une lecture approfondie et « utile » de leurs oeuvres.

Aron fait donc partie de ces auteurs souvent cités par déférence, mais rarement lus et commentés (Roche 2011b : 11)[2]. C’est la raison pour laquelle il n’est sans doute pas inutile de faire ressortir les lignes de force du corpus aronien dans le domaine international et stratégique, puis de revenir sur la réception de son oeuvre chez les internationalistes. Enfin, nous présenterons chacune des contributions qui composent ce numéro spécial.

I – De la philosophie de l’histoire aux Relations internationales

Journaliste et universitaire, philosophe et sociologue, penseur des relations internationales et observateur de la vie politique française, Raymond Aron peut donner l’impression d’être un touche-à-tout dont l’oeuvre se caractérise par la dispersion. Quoi de commun en effet entre ses ouvrages sur les relations internationales (Le grand débat, Paix et guerre entre les nations, Penser la guerre, Clausewitz…) et ses livres sur l’histoire de la pensée sociologique (Les étapes de la pensée sociologique), la gauche intellectuelle (L’opium des intellectuels) et la société industrielle (Les désillusions du progrès) ? Le caractère apparemment hétéroclite de l’oeuvre aronienne la rend difficilement situable dans le champ académique, à l’heure où la spécialisation s’impose dans les sciences sociales.

En réalité, la pensée internationale d’Aron est étroitement liée au reste de son oeuvre. Elle est tributaire d’une certaine vision de l’histoire et de la politique formulée dès sa thèse d’État, Introduction à la philosophie de l’histoire, publiée en 1938 (Draus 1984 ; Mahoney 1992 ; Frost 1997 ; Launay 1995 et 2007). Aron considère la politique, et plus spécifiquement la politique internationale, dans le cadre d’un projet théorique – penser l’histoire en train de se faire – formulé lors du moment fondateur de la thèse. Dans ce premier travail, son but est de forger une philosophie critique de l’histoire qui ne dépende pas d’une vision déterministe et téléologique, et qui soit en mesure de mettre en lumière le rôle de la liberté dans l’action humaine. Aron considérera par la suite qu’il est possible de fonder une science politique visant à comprendre la réalité et, ce faisant, à éclairer le jugement du citoyen et du décideur. On connaît la célèbre phrase de Marx, dont Aron est un lecteur à la fois critique et admiratif : « Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » Aron souhaite que les hommes sachent davantage l’histoire qu’ils font et qu’ils disposent d’un savoir positif sur la politique permettant d’éclairer leur action, notamment les choix qui relèvent de la politique extérieure et de la stratégie militaire. Aron théoricien de la politique mondiale n’est donc pas séparable du « spectateur engagé » qu’il voulait être : son goût des relations internationales est déterminé par un souci de comprendre l’action humaine dans l’histoire, mais aussi d’éclairer la politique telle qu’elle est vécue et pratiquée par les responsables politiques et les citoyens.

En ce sens, il n’est pas possible de comprendre l’intérêt d’Aron pour les questions internationales et stratégiques sans le situer dans son époque, déchirée par la guerre. Entre la naissance d’Aron en 1905 et sa mort en 1983, sa vie se confond avec les conflits du 20e siècle. Son premier article paru en 1934 dans une revue scientifique – la Revue de métaphysique et de morale – porte sur l’objection de conscience, et son dernier grand livre théorique, paru en 1976, est consacré à l’une des grandes figures de la pensée militaire européenne, le stratège prussien Clausewitz (Aron 1976).

Lorsqu’il écrit cet article sur l’objection de conscience, Aron est encore profondément marqué par la pensée politique d’Alain, dont on connaît le pacifisme et plus généralement la défiance vis-à-vis du pouvoir. Le jeune normalien agrégé de philosophie est alors en train de se convertir au réalisme politique, à la suite d’un séjour au début des années 1930 en Allemagne, où il est parti à la recherche d’un sujet de thèse (Campbell 1987). Enseignant à Cologne puis à Berlin entre 1930 et 1933, il assiste à la montée de l’hitlérisme, tout en ayant l’impression de ne pas posséder les outils nécessaires pour comprendre ce qui est en train de se passer. Passionné de politique, il a le sentiment douloureux que sa formation universitaire a fait de lui un bon professeur de philosophie, mais qu’elle n’est pas suffisante pour prendre la mesure des événements politiques qui le touchent directement dans sa vie d’homme et de citoyen. Profondément marqué par les déchirures de l’histoire, Aron se donne alors pour tâche de mieux les comprendre.

Le séjour en Allemagne décille les yeux du citoyen comme du penseur. Outre la politique et l’histoire dans ce qu’elles ont de tragique, Aron découvre outre-Rhin la sociologie et la philosophie de l’histoire allemandes, représentées par des auteurs comme Max Weber (1864-1920) et Heinrich Rickert (1863-1936). C’est en lisant ces auteurs qu’Aron entend s’approcher d’une compréhension authentique de l’histoire et de la société. La sociologie historique allemande représente à ses yeux une alternative à la philosophie marxienne, d’une part, qui postule a priori un sens de l’histoire ; à la sociologie durkheimienne, d’autre part, très implantée en France, qui met l’accent sur la société au détriment des individus qui la composent. Pour Aron, ces deux perspectives sont insatisfaisantes, car elles sous-estiment le pouvoir de la liberté humaine et le rôle des individus dans l’histoire. En réhabilitant la liberté individuelle contre le holisme durkheimien, Aron suscite, au moment de sa soutenance de thèse en 1938, la réprobation de ses professeurs, entièrement acquis à la cause du père de la sociologie française. À son retour d’Allemagne, Aron n’est effectivement plus le même homme, ni le même penseur : le professeur de philosophie s’est mué en penseur politique ; le normalien pacifiste a laissé place au théoricien réaliste qui veut désormais penser la guerre plutôt que de simplement la dénoncer.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Raymond Aron est à Londres auprès du général de Gaulle. Il devient l’un des cadres de la revue de la Résistance, La France libre. Il y rédige de nombreux articles sur les événements en cours, et s’efforce de comprendre les enjeux du conflit tout en exprimant son engagement pour la cause de la liberté démocratique face aux totalitarismes. C’est à ce moment-là qu’il s’initie véritablement à la pensée stratégique et à l’étude des relations internationales. Ses analyses parues initialement dans la revue La France libre ont été réunies dans un recueil paru au lendemain de la guerre sous le titre L’homme contre les tyrans (Aron 1946).

Le conflit terminé, Raymond Aron continue dans cette voie et publie deux ouvrages d’analyse sur la situation mondiale : Le grand schisme (1948) et Les guerres en chaîne (1951). Dès les débuts de la guerre froide, il est l’un des premiers observateurs à mettre au jour la spécificité de ce conflit, forgeant une formule devenue célèbre : « Paix impossible, guerre improbable ». Aron explique en effet qu’entre les deux grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis et l’URSS, la paix est impossible, car l’opposition idéologique entre le libéralisme américain et le communisme soviétique est radicale. Cependant, la guerre est improbable puisque les deux « Grands » possèdent à présent l’arme atomique, laquelle a démontré son pouvoir de destruction à Hiroshima et à Nagasaki en 1945. La bombe atomique a complètement modifié le paysage stratégique dans la mesure où il est désormais possible d’anéantir l’ensemble de la planète en appuyant simplement sur un bouton. Le monde entre alors dans le cycle de la dissuasion nucléaire et de « l’équilibre de la terreur » théorisé par le stratège américain de la Rand Corporation, Albert Wohlstetter, dont Aron introduit les thèses en France dans Le grand débat. Introduction à la stratégie atomique (Aron 1963). Aron explique que la France doit s’allier aux États-Unis afin d’être protégée par le parapluie nucléaire américain, déployé par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan). Il s’oppose sur ce point à de Gaulle qui, dès son retour au pouvoir en 1958, parie sur l’indépendance stratégique de la France vis-à-vis des États-Unis, notamment en matière nucléaire (Malis 2005).

À cette époque, Aron est l’un des principaux défenseurs de la démocratie américaine et pourfendeurs du régime soviétique (Campbell 1989 ; Soutou 1991 ; Winock 1991). Dans un contexte intellectuel très clivé opposant libéraux (dont Aron fait partie) et socialistes (soutenus entre autres par Jean-Paul Sartre, le condisciple d’Aron à l’École normale supérieure), il réserve la plupart de ses flèches aux Soviétiques, coupables à ses yeux de priver les citoyens de liberté au nom de l’idéal d’égalité. Or, pour Aron, rien ne justifie d’ôter aux hommes leur liberté, pas même l’objectif le plus noble. Dans son esprit, le collectivisme socialiste est voué à l’échec, car il oublie que dans le monde moderne ce sont les individus qui font de la société une entité à la fois libre et ordonnée (Aron 1965) ; un régime authentiquement démocratique ne peut imposer l’ordre social par le haut, au moyen de l’appareil d’État. En ce qui concerne les relations internationales, Aron rejette également l’idéologie socialiste, que celle-ci soit pacifiste ou pas. Aux socialistes pacifistes, qui rejettent la guerre absolument, il oppose l’idée selon laquelle certaines guerres sont justifiées politiquement. Mais il conteste également la vision de Lénine, pour qui la guerre révolutionnaire sera la dernière guerre, celle qui permettra d’apporter la paix perpétuelle à l’humanité, enfin réconciliée par l’instauration de l’ordre communiste. Pour le penseur français, cet objectif n’est pas réalisable, car la condition humaine se nourrit du conflit et de la fragmentation des ordres politiques en nations particulières.

En 1955, l’élection d’Aron comme professeur de sociologie à la Sorbonne entérine, après plusieurs années de journalisme, son retour à la théorie. Dès cette époque, Aron se lance un nouveau défi à la hauteur de sa première thèse d’État sur la philosophie de l’histoire. Il projette de systématiser son approche des relations internationales et de la guerre sous la forme d’un traité, publié sous le titre Paix et guerre entre les nations (Aron 1962). Par cet ouvrage, Raymond Aron ambitionne d’imposer en France un domaine de la science politique, les Relations internationales, qui s’est depuis longtemps implanté dans le monde anglo-américain, mais qui a été préempté par les historiens et les juristes au sein de l’Université française. Raymond Aron plaide quant à lui pour une théorie sociologique des relations internationales : il ne s’agit pas seulement d’étudier l’histoire militaire et diplomatique, ou encore les règles juridiques qui structurent l’ordre international, mais d’analyser les relations qu’entretiennent les différents acteurs qui composent le « système international ». Pour Aron, il n’est pas possible de fonder une théorie « générale » ou systématique des relations internationales, comparable aux théories économiques ; seule une sociologie historique peut rendre justice à l’inattendu, à la surprise et à la contingence qui caractérisent la vie internationale (Busino 1987 ; Roche 2011a). Il s’en explique dans plusieurs articles méthodologiques (Aron 1963 ; Aron 1967a et b), souvent cités encore aujourd’hui (Battistella 2012 ; Manent 2007 ; Roche 2011a et b).

La théorie sociologique de Raymond Aron est aussi et surtout une théorie politique qui place au centre l’analyse de l’État, lequel constitue à ses yeux l’acteur central de la scène internationale, possédant le monopole sur les affaires militaires (Richter 1984). En l’absence de gouvernement mondial, Aron considère que les États vivent en permanence « à l’ombre de la guerre ». Deux figures structurent les relations interétatiques : le diplomate, qui représente l’État en temps de paix ; le soldat, qui porte les couleurs de la nation en temps de guerre. Aron envisage ainsi les relations que les États entretiennent dans la paix (à travers le jeu des diplomaties) comme dans la guerre (où s’illustrent les soldats et les stratèges). L’ouvrage se décompose en deux grandes phases. Les deux premières parties présentent les instruments théoriques et les régularités sociologiques permettant d’analyser les relations internationales, quelles que soient les circonstances. Dans la suite de l’ouvrage, la théorie est mise à l’épreuve de l’histoire de la guerre froide, Aron invitant finalement son lecteur à une « praxéologie », par laquelle il s’agit de « penser et agir avec le ferme propos que l’absence de guerre se prolonge jusqu’au jour où la paix deviendra possible – à supposer qu’elle le devienne jamais » (Aron 1962 : 770).

Dans les années 1970, après son élection comme professeur au Collège de France, Aron se lance un dernier grand défi théorique qui met en scène un « sommet » de la pensée stratégique : Clausewitz. Aron entend réhabiliter le stratège prussien avec Penser la guerre, Clausewitz (Aron 1976). L’ouvrage est organisé en deux volumes : le premier, « l’âge européen », est consacré à la reconstitution minutieuse de la pensée politique et militaire du stratège prussien ; le second, « l’âge planétaire », s’interroge sur sa postérité, dans un contexte où la guerre prend de multiples formes. Après la Deuxième Guerre mondiale, la guerre « classique » entre les États semble en effet supplantée par la menace d’une apocalypse nucléaire, mais aussi par des « guérillas » et des « guerres populaires », notamment entre les empires européens (France, Grande-Bretagne) et les nations colonisées qui aspirent à la liberté. Aron, dans cet ouvrage, est animé par l’ambition de penser en philosophe la nature de la guerre tout en reconnaissant, en sociologue, la diversité de ses formes. De même, il est convaincu que Clausewitz hésite, lors de la rédaction du traité, entre deux visions de la guerre : la guerre comme « duel » pouvant déboucher sur la « montée aux extrêmes » ; la guerre comme instrument de la politique. Pour Aron, Clausewitz tranche à la fin de sa vie pour la seconde option : la guerre est d’abord un moyen de régler par les armes un conflit que la diplomatie échoue à résoudre. En ce sens, le rôle du gouvernant est d’adapter les moyens militaires aux fins politiques, et donc d’identifier très précisément le type de guerre auquel il a affaire (Durieux 2008).

Ce dernier grand livre fait écho à la première thèse d’État d’Aron, dans laquelle l’auteur se confronte aux philosophies allemandes de l’histoire. Aron internationaliste et « stratégiste » se situe dans la droite ligne d’Aron philosophe critique de l’histoire, né dans l’Allemagne des années 1930. Lorsqu’il s’intéresse aux relations internationales et à la guerre, c’est dans la perspective d’une théorie de l’action politique à la fois ambitieuse et consciente de ses limites, qui combine les apports des différentes sciences sociales afin d’aboutir à une meilleure intelligibilité des phénomènes observés. Sa pensée des relations internationales et de la guerre prend place dans le projet plus large d’une sociologie historique : il s’agit pour Aron de donner une vision intelligible et cohérente de l’aventure humaine, faite de coopération et de conflit.

II – Un pionnier dépassé ?

Cet aperçu du parcours d’Aron nous permet à présent de fournir quelques éléments sur les critiques adressées à son oeuvre d’internationaliste. À ce sujet, on peut d’abord noter que l’étude des relations internationales est sans doute le domaine où la postérité de Raymond Aron est à la fois la plus féconde et divisée. Féconde, car Paix et guerre entre les nations et Penser la guerre, Clausewitz constituent sans doute, avec l’Introduction à la philosophie de l’histoire, les oeuvres théoriques d’Aron les plus citées et commentées. Divisée, car si tous les lecteurs d’Aron internationaliste s’accordent pour voir en lui un pionnier de la discipline des Relations internationales en France, les uns estiment que sa pensée reste pertinente en dépit des évolutions de la conjoncture, tandis que les autres la jugent dépassée.

Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de revenir en détail sur cette réception contrastée de l’oeuvre d’Aron. En revanche, on peut en éclairer les enjeux essentiels en partant d’un débat aujourd’hui oublié, organisé par la revue des Annales à l’occasion de la parution de Paix et guerre entre les nations en 1962. Ce débat est particulièrement intéressant, car il permet d’interroger non seulement la pensée internationale d’Aron, mais aussi, plus généralement, la démarche scientifique qui préside à son élaboration. De façon significative, il s’intitule « Pour ou contre une politicologie scientifique » et porte sur les conditions de possibilité d’une science de la politique et, plus spécifiquement, des relations internationales[3]. L’historien de la « longue durée » Fernand Braudel, alors directeur de la revue, introduit ainsi le débat en se demandant « s’il est possible de réintégrer dans les cadres d’une recherche scientifique [c’est Braudel qui souligne] l’histoire diplomatique et politique, ondoyante, refuge des passions et des jugements gratuits » (Braudel 1963 : 119). Sont réunies ensuite des contributions émanant d’historiens (Victor Leduc, Annie Kriegel, Bertrand Renouvin), de philosophes (François Châtelet, Bertrand de Jouvenel) et d’un sociologue (Alain Touraine).

Les critiques les plus intéressantes, au regard du débat ouvert par Braudel, sont celles de François Châtelet et d’Alain Touraine. Le premier salue l’ambition aronienne de fonder une « science de la guerre et de la paix, insérée dans une science plus large des relations internationales, elle-même chapitre d’une science politique globale » (Braudel : 120). Châtelet situe clairement la démarche d’Aron dans le sillage d’une théorie politique appliquée aux relations internationales, Paix et guerre entre les nations s’inscrivant « dans ce renouveau théorique contemporain tendant à faire de la théorie non une contemplation désincarnée et d’avance passéifiée ou une simple collection de résultats, mais le moment réflexif de pratiques en quête de leur propre concept » (ibid. :123). Alain Touraine loue également le mérite d’Aron d’avoir fait de la guerre et des relations internationales un véritable « objet » pour les sciences sociales, alors même que ces thématiques ont été pendant longtemps dominées par les tenants d’une histoire événementielle guère portée sur la théorie (ibid. : 485).

Reconnaissant la légitimité de la démarche aronienne, Châtelet et Touraine en critiquent cependant la teneur. Anticipant sur les critiques de Marcel Merle et de Bertrand Badie, Châtelet reproche à Aron de se fonder sur « la puissance exorbitante des États contemporains » et ainsi de « [mettre] en parenthèses (ou au moins minimiser) les tensions économiques, politiques et sociales qui traversent dramatiquement le devenir des nations et qui déterminent fondamentalement les décisions des gouvernements. […] » (ibid. : 125). À vouloir prouver et légitimer la centralité de l’État, Aron n’est pas, selon Châtelet, suffisamment sensible aux mouvements des sociétés et de l’économie. Dans une perspective marxienne, Châtelet regrette enfin qu’Aron n’ait pas suffisamment tenu compte de la lutte des classes qui, au niveau mondial, oppose les « nations prolétaires » aux « nations nanties » (ibid. : 125). Les critiques d’Alain Touraine mettent aussi l’accent sur le statocentrisme de Raymond Aron, qui le conduit à tenir pour acquise la fragmentation des États et à exclure la possibilité d’un système supranational, qu’une analyse sociologique est susceptible de dégager selon Touraine (ibid. : 486 et s.)

La réponse qu’Aron donne aux critiques lui permet de préciser sa démarche de manière à la fois directe et synthétique. Aron réaffirme son attachement à l’épistémologie wébérienne, considérant que les sciences sociales sont « compréhension des sens des actions et n’exigent ni l’établissement de lois, ni l’affirmation d’un déterminisme macroscopique » (ibid. : 491). Pour Aron, le grand mérite de Weber, comparativement à Durkheim, est d’inclure dans la sociologie « l’action politique dans ses rapports avec le contexte social et les choix philosophiques ultimes » (ibid.). Aron cherche ainsi à dépasser les oppositions, qu’il juge stériles, entre institutions et événements, histoire et sociologie, descriptif et normatif. Dans la sociologie historique d’Aron, les deux se combinent pour produire une meilleure compréhension des phénomènes politiques ; en matière de relations internationales, il s’agit de rendre intelligible le système international des États.

Aron revient ensuite sur l’idée qui était la sienne au moment de se lancer dans Paix et guerre entre les nations : il s’agissait d’élaborer « les instruments conceptuels grâce auxquels la discipline appelée dans les universités américaines relations internationales [sans capitales mais souligné par lui] trouverait à la fois son cadre et sa spécificité » (ibid. : 492). Le but d’Aron est d’établir la spécificité des relations internationales comme objet d’étude et, ainsi, de contribuer à la fondation d’une science idoine qui s’appuie sur les différents savoirs positifs produits par les sciences sociales. Aron, tout en se situant dans l’héritage de la sociologie allemande, s’inscrit donc dans un débat ouvert par la science politique américaine des relations internationales. Son but est de renouveler la discipline, en y apportant un regard « européen[4] » (Badie 2005).

Le débat en théorie des relations internationales est alors structuré par une question fondatrice : une théorie des relations internationales est-elle possible ? À cette question, la réponse d’Aron est sans appel : « Il n’y a pas de théorie générale de la conduite stratégico-diplomatique, au sens où il y a une théorie générale, walrasienne ou keynésienne, de la conduite économique, mais il est possible d’élaborer les concepts fondamentaux à l’aide desquels on saisira les relations internationales chaque fois que celles-ci se sont organisées et constituées en système (ibid. : 493). Cette réponse est un pavé dans la mare des réalistes américains qui, dans le sillage de Kenneth Waltz – qu’Aron, étonnement, ne cite pas (Roche 2001a) –, tentent de fonder une science politique des relations internationales combinant le behaviorisme et l’apport des mathématiques. Aron n’y croit pas, et son recours à Weber est le moyen d’exprimer son attachement à la méthode interprétative en sciences sociales. Pour lui, la conduite humaine en société ne peut être étudiée en laboratoire ou modélisée avec les outils qu’utilisent par exemple les économistes pour analyser le comportement des agents. Cela est particulièrement vrai pour l’action internationale, qui est soumise à l’aléa, aux passions, à l’irrationnel et aux perceptions, mais qui n’en reste pas moins interprétable et intelligible.

Il peut en effet exister, selon Aron, une théorie des relations internationales qui s’appuie sur les acquis méthodologiques de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. En philosophe, Aron estime que la théorie des relations internationales doit d’abord se fonder sur « l’analyse conceptuelle » (Aron 1967a) : il importe en effet de définir les concepts clés (puissance, État, force…) qui permettent ensuite de décrire sociologiquement les réalités empiriques. En sociologue, Aron affirme ensuite que les concepts classiques de cette discipline (« attente », « rôle » ou « valeurs ») ont tout à fait leur place en Relations internationales. Les hommes d’État, en effet, n’agissent pas dans le « vide » : « Les groupes sociaux, à l’intérieur de chaque État, composent le champ de force dans lequel se situe le diplomate ; la représentation de l’autre dans l’esprit de chacun des acteurs principaux est un des éléments de la conjoncture ; les organisations internationales peuvent et doivent être analysées selon les méthodes de la sociologie » (ibid. : 492). En ce sens, la sociologie des relations internationales est une démarche empirique qui consiste à décrire et analyser le rôle des acteurs dans la vie internationale, mais c’est aussi une théorie sociologique visant à comprendre des phénomènes complexes déterminés par de multiples causes qui s’entrelacent dans le temps et l’espace. Enfin, une étude philosophique et sociologique des relations internationales se doit de restituer les dynamiques historiques qui façonnent les réalités politiques. Pour Aron, le penseur des relations internationales doit se faire historien pour comprendre les liens entre les acteurs et le système international ainsi que les évolutions politiques et sociales qui se déroulent à l’échelle des nations, des continents et du monde dans son entier.

Le penseur français oppose donc aux auteurs qui combinent réalisme et scientisme une « prudente épistémologie de l’interprétation [qui] récuse toute prédiction, tout déterminisme, tout raisonnement monocausal et, en fait, l’idée même de causalité » (Badie 2005 : 9). Le but d’Aron, en effet, n’est pas d’identifier la cause ou la variable ultime qui permettra de tout expliquer, mais de rendre intelligible la réalité internationale, ce qui constitue un objectif à la fois ambitieux et humainement réalisable.

On peut dès lors s’interroger sur la position originale et complexe de Raymond Aron dans le paysage des Relations internationales, et notamment dans la galaxie « réaliste » à laquelle il est souvent assimilé. Certes, comme la plupart des réalistes classiques, Aron considère que la vie internationale, pendant la guerre froide, est structurée autour de la menace de guerre. De même, les États sont pour Aron les seuls acteurs légitimes à l’échelle mondiale, en ce qu’ils sont capables de faire face à cette situation extrême qu’est la guerre. À l’évidence, cette position le rapproche de réalistes classiques comme Morgenthau ou Waltz (Thompson 1971 ; Cesa 2009). Mais, lorsqu’on s’intéresse à son épistémologie, on voit qu’Aron, pour reprendre une formule de son élève Pierre Hassner, est probablement « trop réaliste » pour être considéré comme un réaliste (Hassner 2007). Sa réticence face aux approches qu’il juge trop scolastiques, formelles et éloignées de la réalité empirique ainsi que sa volonté d’articuler, à la manière de Weber, l’étude des valeurs et de la politique de puissance le différencient fortement des réalistes anglo-américains, qui établissent une barrière entre la politique et les considérations morales. Jusqu’à un certain point, le but d’Aron est de mettre en évidence les raccourcis et les faiblesses du réalisme modélisateur plébiscité outre-Atlantique, cela, afin de proposer une vision plus complexe, historicisée et philosophiquement robuste, de la réalité internationale (Cozette 2004 et 2008). Pierre Hassner va jusqu’à dire que la démarche d’Aron relève moins de la théorie des relations internationales que de la philosophie (Hassner 2008). Toutefois, l’un n’empêche pas l’autre : on a vu plus haut que la vision aronienne des relations internationales est déterminée par une philosophie critique de l’histoire ; mais on a vu aussi que l’objectif affiché par Aron dans Paix et guerre entre les nations est de donner une légitimité à l’étude rigoureuse des relations internationales en France. C’est probablement pour cette raison qu’Aron n’a jamais rompu le dialogue avec ses collègues américains, contribuant au débat de l’époque sur la pertinence d’une approche scientifique des relations internationales.

Combinant de multiples influences, attaché à la complexité du réel et peu versé dans ce qu’on appelle aujourd’hui les débats métathéoriques, l’oeuvre d’Aron reste pourtant difficilement réductible à l’un ou l’autre des principaux paradigmes en Relations internationales, à savoir le réalisme, le libéralisme et le constructivisme. Il nous semble en effet qu’il se situe au carrefour des deux premiers, avec une ouverture sur le troisième.

Il est clair tout d’abord qu’Aron s’inscrit dans une tradition de pensée qui, de Thucydide à Clausewitz, en passant par Machiavel et Hobbes, est communément rattachée au réalisme (Haslam 2004). La chose est bien établie par les différents commentateurs : l’intérêt d’Aron pour les questions stratégiques, communément privilégiées par les réalistes, sa défense de la légitimité de l’État et, plus généralement, son affirmation de la primauté du politique sont autant de « marqueurs » du courant réaliste. Comme philosophe politique, Aron est mu par la volonté de décrire fidèlement la vie politique tout en promouvant la vertu de prudence, ce qui le situe dans la lignée du réalisme aristotélicien (Mahoney 1992 ; Manent 2007).

Mais Aron est aussi très proche du libéralisme, aussi bien comme philosophe que comme théoricien des relations internationales. Formé dans le kantisme français, Aron est un lecteur attentif du penseur de Königsberg, qui constitue une référence centrale de l’idéalisme philosophique et du libéralisme appliqué aux relations internationales. Cela est particulièrement visible à la fin de Paix et guerre entre les nations, lorsqu’Aron entend aller « au-delà de la politique de puissance », dialoguant avec le Kant du Projet de paix perpétuelle et le Weber penseur du politique (Raynaud 2002). Comme le note le regretté Émile Perreau-Saussine, Aron veut « faire face aux grands conflits de son époque sans renoncer au libéralisme » et, à cet égard, il est « l’image inversée » de Carl Schmitt (Perreau-Saussine 2003 : 617). À la différence de Schmitt qui n’est pas loin de retourner la célèbre « formule » de Clausewitz « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », Aron ne pense pas la politique en référence à la guerre. Il reste au contraire très fidèle au stratège prussien en subordonnant la guerre à l’action politique, tout en s’efforçant de penser la « part d’ombre » du libéralisme (Freund 1976). Si Schmitt « oppose au primat libéral de la discussion et du compromis un primat de la souveraine décision qui met un terme à toutes les discussions » (Perreau-Saussine 2003 : 621), Raymond Aron estime au contraire que la coopération, par l’action du diplomate, doit toujours précéder le recours à la force. Défenseur résolu de la démocratie libérale, il se démarque de l’orthodoxie réaliste, sans pour autant adhérer complètement à l’universalisme kantien[5]. Dans la conclusion de Penser la guerre, Clausewitz, Aron trouve ainsi illusoire (et irréaliste) de vouloir « dire adieu à la guerre » ; mais il ne renonce pas pour autant à l’idée libérale que la politique, y compris la politique internationale, peut devenir moins belliqueuse, préférant l’action du diplomate à celle du soldat. Cette tension entre libéralisme et réalisme, kantisme et machiavélisme, amitié et inimitié (relevés par Gwendal Châton et Giulio De Ligio dans leurs contributions respectives) est le propre de la pensée aronienne.

Enfin, en mettant en avant le rôle des idées et de l’intersubjectivité dans les relations internationales, Aron préfigure sur certains points l’approche constructiviste d’Alexander Wendt (Davis 2009). Il va de soi qu’Aron, disparu en 1983, n’a pas connu la montée en puissance des théories constructivistes ces vingt-cinq dernières années. Mais sa définition de la puissance comme « relation » dans Paix et guerre entre les nations le rend plus proche, sur ce point, du regard constructiviste que du réalisme classique. De même, son attention aux phénomènes de déni de reconnaissance va moins dans le sens du réalisme ou du libéralisme que du constructivisme soft. Dans Paix et guerre entre les nations, Aron affirme ainsi que « l’homme est l’être capable de préférer la révolte à l’humiliation et sa vérité à la vie » (Aron 1962 : 384). Aron reste à distance du matérialisme de certains réalistes qui font de la puissance une simple ressource facilement mesurable ; il est conscient que les rapports de force entre États dépendent fortement de l’image véhiculée par chacun d’eux. En ce sens, Aron annonce les objections des constructivistes aux réalistes, les premiers reprochant aux seconds de négliger le rôle des idées et des normes, de livrer une vision purement instrumentale des relations internationales et, par conséquent, de donner une vision tronquée du comportement humain.

Cette position originale, au confluent de différents paradigmes, contribue sans doute à expliquer que Raymond Aron n’ait pas véritablement fondé d’école de pensée. S’il existe une approche « aronienne » des relations internationales, celle-ci se caractérise moins par des contenus de pensée que par l’attachement à la méthode exposée ci-dessus. Comme le note Stanley Hoffman, l’approche aronienne des relations internationales postule « l’impossibilité d’aboutir à un système hypothético-déductif dont les relations entre les termes et variables revêtent une forme mathématique » (Hoffmann 1983 : 843). Méthodologiquement, cela implique d’abord de considérer la spécificité des relations internationales comme domaine de l’action humaine ; de tenir compte du caractère irréductiblement politique de la conduite des États ; d’identifier les motifs pour lesquels ces derniers agissent comme ils agissent. La méthode interprétative d’inspiration aronienne vise ainsi à une meilleure intelligence des relations internationales. Pour les « aroniens », cette méthode, bien que très minoritaire dans la discipline, reste éclairante pour penser le monde contemporain (Mahoney et Frost 2007 ; Frost 2006).

D’autres auteurs estiment en revanche que la méthode et l’épistémologie aroniennes sont aujourd’hui contestables, voire dépassées. Ainsi, en matière de pensée stratégique, l’approche « rationaliste » que propose Aron le conduirait à dresser un portrait « rassurant » de Clausewitz, qui ne tient pas suffisamment compte de la logique des passions extrêmes présente dans l’oeuvre du stratège prussien. En voulant faire de Clausewitz le chantre de la raison politique, Aron n’aurait pas vu que le stratège prussien est aussi le penseur du duel et de l’ascension aux extrêmes (Dobry 1976 ; Terray 1984 ; Girard 2008). En outre, des auteurs communément rattachés au courant « transnationaliste » en Relations internationales (Senarclens 2006), comme Marcel Merle et plus récemment Bertrand Badie, considèrent qu’Aron surestime, voire sacralise, le rôle de l’État au détriment des acteurs supra ou infra-étatiques qui se sont depuis imposés sur la scène mondiale : organisations internationales, multinationales, collectifs citoyens, groupes armés… (Badie 2005 ; Merle 1984). Pour Badie, Aron a eu le mérite, après Weber, de souligner le monopole des États sur la violence armée ; mais ce monopole a fait long feu, et Badie entend fournir avec Durkheim une « contre-proposition » permettant d’intégrer l’ensemble des acteurs, étatiques et non étatiques, dans le jeu international et la société mondialisée (Badie 2005). On peut également s’interroger sur la faible place du droit dans l’approche aronienne des relations internationales (Raynaud 1986) ; à la différence de l’école anglaise (Manning, Bull), qui se réclame de Grotius, Aron néglige les normes internationales, qui pourtant influent de plus en plus sur le comportement des États, y compris dans le recours à la force (comme on l’a vu avec l’intervention en Libye de 2011). Dernier point d’interrogation : le refus par Aron d’une théorie explicative des relations internationales ne constitue-t-il pas en réalité un aveu d’échec (Roche 2011b : 18) ? En ce sens, le choix d’une sociologie des relations internationales serait un choix par défaut et un renoncement à la théorie.

Au terme de ce bref passage en revue des lectures internationalistes d’Aron, il apparaît que celui-ci a joué un grand rôle pour le développement d’une approche sociologique des relations internationales (Friedrichs 2001). Certes, la sociologie française des relations internationales, d’inspiration durkheimienne (Badie 2005 ; Devin 2006), diffère de la sociologie aronienne se réclamant explicitement de Weber[6]. Il reste que les questions théoriques et épistémologiques mises par Aron à l’agenda des recherches, par exemple celles qui concernent le rôle des États et des idées dans les relations internationales, restent plus que jamais à l’ordre du jour. Dans l’histoire de la discipline, Aron a été le précurseur d’une approche française des relations internationales, où le goût pour les questions théoriques se combine à une appétence pour l’empirie sociologique et la réflexivité historique. Aron a ouvert la voie à une théorie sociologique des relations internationales qui reste à bonne distance des modélisations privilégiées par la discipline en Amérique du Nord et de l’approche événementielle inspirée de l’histoire diplomatique telle que la pratiquaient en France Duroselle et Renouvin, très méfiants à l’endroit de la théorie.

En dernière analyse, la lecture qu’on peut faire de l’oeuvre d’Aron dépend de la vision que l’on a des Relations internationales comme discipline ou branche de la science politique (Battistella 2012) : les adeptes des modélisations mathématiques, d’un côté, et ceux qui jouent l’empirie contre la théorie, de l’autre côté, considèrent Aron comme le représentant d’une tradition et d’un monde qui ont fait long feu ; en revanche, ceux qui pensent les relations internationales en lien avec l’histoire et la philosophie politiques ont tendance à voir chez Aron le précurseur d’une méthode interprétative qui porte toujours ses fruits.

III – Présentation des contributions

Les contributions qui figurent dans ce dossier s’inscrivent pleinement dans ces débats théoriques qui animent l’étude des relations internationales aujourd’hui. Le dossier s’oriente dans deux directions principales : comment, tout d’abord, situer l’oeuvre de Raymond Aron dans la pensée internationale et quel est son apport aux différentes théories en présence ? Quelle est, en outre, la pertinence théorique et empirique de l’interprétation que fait Aron des relations internationales, dans un contexte marqué par de profondes transformations depuis la fin de la guerre froide ?

La première partie du dossier s’attache à une réflexion sur le profil atypique d’Aron internationaliste. Dario Battistella montre d’abord que ce dernier occupe une place à part dans la discipline des Relations internationales en général, et au sein du réalisme en particulier. Il revient sur la lecture que Michael Doyle donne d’Aron. Doyle pose comme point de départ qu’il y a une « continuité sans unité » entre tous les réalistes depuis Thucydide : tous sont d’accord pour imputer les récurrences de la politique internationale et les comportements conjoncturels des États-nations aux trois ensembles de facteurs que sont la nature humaine, la société interne et le système interétatique ; mais ils se distinguent par la façon dont ils combinent l’importance respective de ces variables. Selon Doyle, Aron relève du « réalisme constitutionnel », associé à Rousseau, et caractérisé par une explication reposant en dernière instance sur le rôle essentiel du régime politique interne plutôt que sur les deux autres ensembles de variables. Tout en reconnaissant la pertinence de cette interprétation, Dario Battistella explique qu’Aron est en réalité un réaliste néoclassique avant la lettre, dans la mesure où il considère comme variable indépendante ultime le facteur systémique plutôt que le facteur interne, la nature humaine n’ayant effectivement qu’un impact résiduel.

Gwendal Châton, dans sa contribution, montre comment Aron forge une approche singulière des relations internationales sur la base d’une double critique. D’un côté, il critique la tradition libérale qui a généré, après 1918, l’illusion pacifiste. De l’autre, il s’en prend vigoureusement à un réalisme de guerre froide qui s’est mué, après 1945, en une idéologie simplificatrice. L’originalité de l’approche aronienne réside ainsi dans la tentative de surmonter l’opposition, classique depuis Edward Carr, de ces deux « écoles », tout en conservant la meilleure part de chacune d’elles. Aron reste un réaliste en ce qu’il met constamment en pratique l’exigence machiavélienne qui consiste à privilégier la « vérité effective de la chose », et donc à étudier la politique internationale en la distinguant de la morale ou de la métaphysique. Mais son réalisme se distingue nettement de celui de ses contemporains, puisqu’il semble n’avoir jamais totalement abandonné ses dispositions kantiennes initiales, ni fait le deuil de l’idée d’un cheminement possible vers la paix perpétuelle. Gwendal Châton vise ainsi à montrer que Raymond Aron cherche une voie intermédiaire en forme de compromis entre réalisme et libéralisme.

Giulio De Ligio prolonge cette réflexion sur les rapports complexes qu’entretiennent libéralisme et réalisme, à travers une comparaison de deux figures à la fois proches et opposées : Carl Schmitt et Raymond Aron. Pour l’auteur, l’oeuvre d’Aron, comme sa biographie, semble suggérer que le sens profond de la politique est l’amitié et le bien commun, mais en même temps que le responsable politique, comme le dit Schmitt, doit savoir repérer l’ennemi public (hostis) pour assurer la survie de la communauté. Cette tension ne cesse d’être présente dans l’oeuvre aronienne. L’auteur fait ainsi état du dialogue implicite et explicite qu’Aron entretient avec Carl Schmitt dans des oeuvres comme Paix et guerre entre les nations et Penser la guerre, Clausewitz ainsi que dans un cours au Collège de France consacré à la « Théorie de l’action politique » et dans leur correspondance. Ce problème de la dualité ami-ennemi permet de mettre en lumière l’approche aronienne des distinctions entre norme et exception, politique intérieure et politique étrangère, politique et guerre et, enfin, raison et violence.

Si la première partie du dossier situe Aron dans l’histoire de la pensée internationale, la seconde partie examine plus empiriquement la manière dont l’oeuvre peut être mise à l’épreuve des « nouvelles relations internationales », pour reprendre le titre d’un ouvrage dirigé par Marie-Claude Smouts (1998).

Benjamin Brice interroge pour sa part les rapports complexes de la guerre et du commerce et, à travers eux, les liens entre réalisme et libéralisme. L’auteur s’appuie ainsi sur l’oeuvre de Raymond Aron pour penser l’avenir de la guerre dans un monde du commerce. En effet, l’essor du commerce international saura-t-il rendre le monde plus pacifique ? La diffusion de la démocratie et des valeurs occidentales va-t-elle mettre fin à la plupart des guerres ? La mondialisation permettra-t-elle l’unification de l’humanité sous la règle du droit ? Il y a plus d’un demi-siècle, Raymond Aron posait déjà ces questions dans La société industrielle et la guerre (Aron 1959). Son approche incite les observateurs d’aujourd’hui à la prudence. D’une part, Aron remet en cause l’idée selon laquelle les conflits trouvent leur principale origine dans la passion d’acquisition et, d’autre part, il doute que les guerres à venir seront toujours des aberrations économiques. Plus largement, Raymond Aron s’interroge sur les deux versants de notre conscience historique : l’histoire cyclique, dont le plus fameux promoteur reste Thucydide, et l’histoire progressiste, qu’on retrouve aussi bien chez les marxistes que chez les positivistes. La seconde, optimiste, voit dans l’histoire humaine un progrès et invite aux espoirs iréniques ; la première, pessimiste, ne distingue pas de processus dans le travail des siècles, mais seulement le jeu sans cesse renouvelé des passions humaines. À travers cette dialectique du procès et du drame, la lecture d’Aron invite à plaider à la fois pour la modération et l’espérance d’un avenir plus pacifique.

L’article de Jean-Vincent Holeindre se focalise sur Aron penseur de la stratégie. La question est de savoir si l’approche aronienne de la guerre fait partie d’un passé stratégique révolu ou si elle peut nous aider à comprendre les spécificités des conflits actuels : guerres irrégulières opposant des armées nationales à des groupes d’insurgés aux contours flous, guerres civiles, terrorisme international… On verra notamment qu’Aron ne s’est pas intéressé qu’aux seules guerres interétatiques et qu’il propose une typologie plus large inspirée de l’expression de Clausewitz : « La guerre est un caméléon. » Il analyse notamment les stratégies de guérilla et de « guerre populaire » aujourd’hui au centre de l’actualité internationale. L’âge atomique, dit Aron, est aussi l’âge de la guérilla, l’hyperpuissance technologique des « Grands » incitant les « Petits » à contourner le champ de bataille pour agir sur le champ psychologique et politique. L’article s’achève par une interprétation et une actualisation du chapitre 22 de Paix et guerre entre les nations intitulé « Survivre, c’est vaincre ». L’auteur tâche de montrer que la praxéologie aronienne reste éclairante pour analyser la stratégie actuelle des États démocratiques, partagés entre la volonté illusoire de toute-puissance et la tentation du retrait.

Ces articles sont précédés d’un texte inédit d’Aron, « Clausewitz et notre temps[7] », rédigé à l’été 1969, au moment où il préparait son ouvrage sur le stratège prussien, paru en 1976. Ce texte correspond parfaitement à l’esprit de ce dossier pour trois raisons majeures. Tout d’abord, c’est une contribution importante d’Aron à la théorie de la guerre et des relations internationales, qui fait écho à son grand livre sur le stratège prussien : définition des deux sortes de guerre, « étrange trinité », supériorité de la défensive sur l’offensive, rapport entre moyens militaires et fins politiques… Les éléments développés dans Penser la guerre, Clausewitz sont mis en perspective de manière pénétrante et ramassés en plusieurs développements incisifs. Ce texte est également passionnant et instructif, car il reflète la méthode qui est celle d’Aron, au confluent de la philosophie politique, de l’histoire et de la sociologie. Aron revient notamment sur le statut de la théorie chez Clausewitz, procédant à des rapprochements très suggestifs avec Weber qui en disent long sur ses propres orientations épistémologiques. Enfin, en mettant en avant l’actualité de Clausewitz à l’âge atomique, Aron nous donne dans ce texte des éléments pour jauger sa propre actualité au 21e siècle, au moment où, comme il l’indique lui-même de manière troublante, « s’efface la distinction entre paix et guerre ».