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En 2012, le troisième numéro d’Études internationales était consacré à l’anniversaire de la parution, il y a cinquante ans, de l’ouvrage Paix et guerre entre les nations de Raymond Aron. Cet intellectuel français, sociologue de formation, analyste de l’actualité française et internationale, professeur d’université et auteur prolifique, a non seulement influencé de façon importante l’enseignement des Relations internationales en langue française par la publication de cet ouvrage (ceux d’entre nous qui étudiaient en France à l’époque se souviennent que les quelques ouvrages d’introduction aux Relations internationales étaient uniquement en anglais), mais il a aussi contribué de façon singulière et originale au développement de cette sous-discipline en science politique aux côtés de grands penseurs américains comme Hans Morgenthau. Études internationales célébrait ainsi ce 50e anniversaire par l’examen de la contribution d’Aron au domaine avec des analyses de très haute qualité sur ses écrits, mais aussi avec la publication d’un texte inédit de lui, « Clausewitz et notre temps ».

L’ouvrage de Giulio De Ligio représente aussi un hommage à Aron. Il s’agit des actes d’une journée d’étude en 2011 à Paris dont le but était de discuter, « à la lumière de l’oeuvre aronienne », une question d’actualité dans cette Europe en développement, mais aussi en crise profonde : comment comprendre et concilier l’allégeance double qu’est une allégeance nationale et civique et une allégeance à l’Union européenne ? Le titre de l’ouvrage nous fait comprendre qu’il y a dans l’oeuvre d’Aron des éléments de réponse. Trois parties, qui examinent les écrits d’Aron, abordent cette question : la première demande ce qu’est une nation ; la seconde cherche à penser politiquement l’Europe ; et la troisième s’interroge sur les nations européennes à l’aube de l’histoire universelle. Un excellent avant-propos de Pierre Manent nous explique que la permanence de la pensée d’Aron émane de la permanence du politique. Cette permanence, qu’Aron mettait en évidence dans son intérêt passionné pour la vie politique et la nature politique des hommes, était particulièrement influencée par une observation attentive des faits. Aron vivait à une époque où la construction européenne était à ses débuts et connaissait un développement encore lent. Mais il en comprenait les enjeux, enjeux qui étaient issus du lien toujours changeant entre le drame, « l’action politique au plein sens du terme », et le procès, c’est-à-dire le changement et le développement qui échappent largement à l’action politique. Les Européens, selon Aron, étaient devenus des spectateurs du procès et, comme le suggère Manent, ils le sont toujours ; or l’Europe ne peut se faire sans que ses citoyens le souhaitent. Cet ouvrage aborde les éléments d’une analyse qui permet, par l’intermédiaire de la pensée aronienne, de procéder vers un tel but, quel qu’il soit.

La première question, sujet de la première partie de l’ouvrage, est celle de la définition de la nation. Giulio De Ligio explique dans son texte qu’Aron comprenait la nation comme point de départ tant pour le citoyen que pour tout projet européen ; il montre aussi comment ses écrits reflètent les questions qu’il se posait sur le rôle de la nation au moment où la construction européenne commençait. Pour Aron, il y avait une seule allégeance possible, celle à la nation. Comment alors ce membre de la communauté juive voyait-il l’État d’Israël ? Danny Trom, dans le deuxième texte, écrit qu’Aron se définissait comme citoyen français, patriote français, juif déjudaïsé, sociologue et observateur impartial. Son allégeance semble ainsi claire ; pourtant, vis-à-vis d’Israël Aron avait une expérience qui était intellectuelle, mais aussi personnelle. Trom décrit fort bien les contours de cette expérience.

Comment Aron, qui mettait l’allégeance nationale au-dessus de tout, pensait-il alors politiquement l’Europe dont il examinait la construction dans ses écrits et ses conférences ? Agnès Bayrou, dans la deuxième partie, constate chez Aron un certain pessimisme face à cette construction européenne, en partie parce qu’il ne pouvait déceler son but ultime. Elle explique aussi qu’Aron, au fil des années, redoutait un aboutissement qui pouvait former une « nation européenne » ‒ proposition difficile à concilier avec sa définition de la nation. C’est pour cette raison que Joël Mouric, dans le deuxième texte, définit Aron comme un citoyen français qui était aussi un intellectuel européen.

La troisième partie aborde la construction européenne dans une perspective plus large, celle de l’Europe à l’âge de l’histoire universelle. Le texte de Nicolas Baverez est axé sur un examen de cette question plutôt que sur une analyse de l’oeuvre aronienne, qui contient néanmoins des éléments d’analyse et de réponse. Aron redoutait le déclin de l’Europe, mais Baverez montre qu’il n’y voyait rien d’inévitable. Olivier de Lapparent, pour sa part, se penche sur la crise de la conscience européenne, alors que Matthias Opperman examine l’importance qu’attachait Aron aux questions militaires dans la défense de l’Europe. Les écrits et les réflexions d’Aron montrent un analyste qui comprenait les enjeux à la fois immédiats et de longue durée.

Deux textes d’Aron, « Universalité de l’idée de nation et contestation » et « L’Europe, avenir d’un mythe », sont publiés en annexe. Les deux méritent une lecture attentive, car ils complètent la présentation de la pensée d’un intellectuel français hors pair qui était à la fois réaliste sur le destin de l’Europe et, en fin de compte, aussi optimiste sur son avenir.