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I – La guerre de 1812 revue en 2012 : une tentative de redéfinition de l’identité nationale canadienne ?

La population canadienne et québécoise a la réputation de peu s’intéresser à l’histoire, en particulier à l’histoire militaire[1]. Malgré d’importants progrès de la recherche au cours des vingt dernières années (notamment au Québec[2]), peu de signes permettent de croire qu’à l’extérieur des cercles de spécialistes l’histoire militaire gagne en popularité[3]. Dans ce contexte, il est étonnant que la commémoration d’une guerre depuis longtemps oubliée puisse servir de véhicule à une redéfinition de l’identité nationale. Or, c’est précisément ce que semble faire le gouvernement conservateur à travers les célébrations du bicentenaire de la guerre de 1812-1814. Plus encore, il est significatif de constater que ce n’est pas la première tentative de redéfinir la signification de cet événement.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2006, le gouvernement Harper nourrit les soupçons de nombreux observateurs, qui lui prêtent l’intention de vouloir transformer l’identité du pays en s’appropriant « des symboles canadiens qui ne sont pas toujours les mêmes que [ceux des] libéraux » (Sarra-Bournet, cité dans Presse Canadienne 2011b ; Saint-Martin 2012 ; Létourneau 2013 ; Turenne Sjolander 2013). Le premier ministre reconnaît que son objectif est de déplacer le centre politique du pays vers la droite, plus près des idées conservatrices. Pour reprendre les termes d’un journaliste, « c’est l’érosion tranquille d’un État canadien progressiste et interventionniste que les libéraux ont construit en étant au pouvoir pendant 70 années au cours des 100 dernières » (Castonguay 2012). L’objectif serait d’associer le Parti conservateur au patriotisme canadien, ce qui signifie entre autres de changer l’image internationale du Canada.

Des années 1950 jusqu’au tournant du millénaire, l’identité que cherchait à renvoyer le gouvernement, tant au bénéfice des observateurs étrangers que de la population canadienne, est celle que l’on nomme « internationalisme libéral » et que définit Cornut dans l’introduction de ce numéro. Le gouvernement Harper semble déterminé à liquider cet héritage identitaire, pour lui substituer une identité fondée sur des symboles plus conformes à la vision du monde des conservateurs et de la place que doit y occuper le Canada. Cette vision met l’accent sur la communauté d’intérêts avec les États-Unis, qui constituent non seulement le principal allié et partenaire économique du Canada, mais aussi le seul État capable d’assurer une forme de stabilité mondiale ; sur la clarté morale, soit la capacité de discerner le Bien du Mal et d’agir en conséquence ; sur la recherche de la prospérité par la promotion et la mise en valeur des ressources ; et sur une attitude moins dogmatiquement favorable aux institutions internationales, trop souvent coûteuses et inefficaces. Les politiques à l’égard du périmètre de sécurité nord-américain, du conflit au Proche-Orient, de l’Arctique ou des Nations Unies seraient autant de manifestations de cette vision du monde, que nous avons qualifiée ailleurs de « néocontinentaliste » et qui est une synthèse des idées néoconservatrices et continentalistes (Massie et Roussel 2013 ; Dorion-Soulié 2013 ; Dorion-Soulié et Roussel, à paraître).

En marge des politiques contemporaines, cette entreprise de redéfinition de l’identité internationale du Canada[4] semble aussi passer par une réécriture de l’histoire canadienne, en particulier de l’histoire militaire. De nombreux observateurs ont cru discerner cette tendance (par exemple Staring 2013 ; Brickner et Ibbitson 2013). Ainsi, selon Ian McKay et Jamie Swift :

Dans le Canada d’aujourd’hui, une élite de droite est déterminée à se servir de toute la puissance du gouvernement pour transformer la manière dont nous concevons notre pays et son histoire. Pour ces « néo-guerriers », le Canada n’a rien à voir avec les accommodements pacifiques et l’amélioration continue du bien public engendrés par les mouvements pour la justice. Au contraire, il a été créé par des guerres, défendu par des soldats, et sa liberté a été préservée par un soutien patriotique des vertus militaires. Le Canada est une nation guerrière. C’est un lieu où les horribles émotions de la guerre sont déployées dans le but de créer un sentiment patriotique de raison d’être partagée (2012 : xi).

Certaines déclarations du ministre des Affaires étrangères, John Baird, tendent à accréditer cette thèse : « Nous sommes retournés […] au rôle historique du Canada […]. Au début de la Deuxième Guerre mondiale, nous n’avons pas dit que nous serions un médiateur honnête entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Nous avions des intérêts, nous avions des valeurs, et nous avons choisi un côté dans la bataille » (cité dans Croteau 2013). Cette nouvelle conception de l’histoire est conforme à la vision du monde que nous avons associée à l’approche néocontinentaliste en politique étrangère.

Pour plusieurs, ce projet n’est devenu évident qu’en 2011, avec l’annonce des célébrations ostentatoires du bicentenaire de la guerre de 1812. Opposant l’Empire britannique (et donc le Canada) aux États-Unis, celle-ci s’est terminée en décembre 1814 par un match nul. A posteriori, sa principale conséquence politique aura été de déterminer que l’évolution subséquente du Canada se déroulerait dans le giron britannique, et non américain, mais cette signification a perdu de son importance avec l’étiolement des liens entre le Canada et l’Angleterre au cours du 20e siècle. C’est ce thème, et celui de l’unité des groupes composant le Canada contre l’envahisseur, qui est souligné dans les célébrations de 2012-2013. Ainsi, selon le premier ministre, il s’agit d’une « guerre où les Autochtones, les milices locales, les milices de volontaires et les régiments de langue française et anglaise ont combattu côte à côte afin de défendre le Canada contre l’invasion américaine. La guerre nous a permis de devenir un pays libre et indépendant, uni sous la Couronne et respectueux de notre diversité ethnique et linguistique » (Harper 2012). Toute une série d’activités, qui vont de l’émission de pièces de monnaie commémoratives jusqu’à la production de documentaires en passant par des reconstitutions et des célébrations, est prévue entre 2012 et 2015, pour un coût pouvant atteindre 70 millions de dollars (Gouvernement du Canada 2012 ; Presse Canadienne, 2011a).

Cette entreprise de réécriture du récit identitaire national peut sembler ambitieuse : il s’agit de transformer un conflit oublié par la majorité de la population en un jalon crucial de la formation de la nation et de l’identité canadiennes. Cependant, l’action du gouvernement Harper dans le domaine identitaire n’a rien d’extraordinaire car, dans la modernité politique, la construction et la reconstruction des identités nationales sont l’un des premiers objets de toute lutte idéologique. L’historienne Anne-Marie Thiesse écrit, à propos du processus de construction des identités nationales en Europe :

Les formations politiques ou idéologiques établissent généralement des relations complexes entre l’identité nationale et les autres déterminations identitaires. L’existence d’un héritage commun, mythe nécessaire, fait rarement l’objet d’une mise en cause : c’est sa composition qui varie selon les options politiques et dans le temps. Les conflits peuvent de ce fait se traduire par des controverses sur la composition du patrimoine, des ajouts ou des retranchements dans cet ensemble éminemment plastique. Des ossements blanchis depuis des décennies ou des siècles entrent au Panthéon sous le coup d’un changement de majorité parlementaire qui les promeut brusquement en reliques symboliques du génie de la patrie.

Thiesse 1999 : 15-16

Elle ajoute que c’est là « une des formes les plus banales du débat idéologique moderne » (p. 17). Thiesse insiste sur le caractère malléable des identités nationales, niant ainsi la conception naturaliste qui les conçoit comme des faits donnés et inaltérables. Elle ne va cependant pas jusqu’à épouser la conception opposée, que l’on pourrait associer à la version « instrumentaliste » de la culture stratégique, selon laquelle les identités nationales ne sont que des objets de luttes politiques, voire électorales, et que leur manipulation ne sert qu’à la conquête du pouvoir. Pour plastique qu’elle soit, une identité nationale est aussi un contexte dans lequel le débat idéologique a lieu. En ce sens, l’imaginaire social et ce que Jutta Weldes nomme l’imaginaire sécuritaire, en tant qu’éléments constitutifs de l’identité nationale, sont à la fois des objets de luttes politiques et des contraintes pesant sur l’action des acteurs (Weldes 1999). Même si cette entreprise de réinterprétation de l’histoire est une forme d’instrumentalisation au service d’un projet politique, il convient de rester prudent quant aux intentions et aux croyances de ceux qui y président. De leur point de vue, il s’agit plus de « rétablir la vérité » que de « réécrire l’histoire », et leur interprétation ne procède probablement pas seulement d’un calcul politique, mais découle aussi des idées formant le contexte social dans lequel évoluent les tenants de cette vision.

Malgré l’accumulation d’indices qui renforcent la thèse de la réécriture de l’histoire à des fins de reconstruction identitaire, l’hypothèse demeure difficile à démontrer, d’autant plus que cette entreprise est probablement appelée à se poursuivre (par exemple, à l’occasion des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale) et que son succès ne pourra être mesuré qu’à long terme. Au-delà du procès d’intention, que peut-on apprendre de l’étude de la commémoration de la guerre de 1812 ? L’approche employée ici consiste à situer cet objet dans une perspective historique, en s’interrogeant sur les précédents qui peuvent avoir existé et sur leur évolution dans le temps, afin d’établir des bases de comparaison. Il est, à ce stade, encore impossible de prédire jusqu’où ira l’entreprise de réécriture de l’histoire canadienne menée par Stephen Harper, ce qui a pour effet de limiter ce que l’on peut en dire. Il est cependant possible de se tourner vers l’histoire afin de voir comment de tels projets ont été menés dans le passé.

Y a-t-il d’autres cas où des symboles militaires ont été mis à contribution de la sorte pour asseoir une identité nationale canadienne? Au cours des années 1990, les gouvernements conservateur de Brian Mulroney et libéral de Jean Chrétien semblent avoir célébré les opérations de maintien de la paix pour renforcer un sentiment de fierté nationale, dans un contexte où l’unité du pays était sérieusement mise à mal (Massie et Roussel 2008). Parmi les manifestations les plus visibles de cette entreprise figurent le monument au maintien de la paix, inauguré en 1992 à Ottawa, et le billet de dix dollars de la série L’Épopée canadienne émis en 2001[5]. Un autre exemple serait celui offert par le processus d’unification des trois armes (armée, marine et aviation) en une unique organisation, les Forces canadiennes, en 1967. Selon l’historien Christian Champion (2010 : 197-221), ce n’est pas seulement par souci d’efficacité que le premier ministre Lester B. Pearson et son ministre de la Défense, Paul Hellyer, ont mené ce projet, mais aussi pour réduire le poids de la tradition britannique et donner aux militaires une identité canadienne mieux affirmée[6]. Il s’agit toutefois de symboles qui se réfèrent à des activités contemporaines à ceux qui les utilisent.

Qu’en est-il de l’usage de l’histoire militaire? En fait, le précédent le plus proche des célébrations du bicentenaire de la guerre de 1812 est peut-être la commémoration du centenaire de ce conflit. Si, en 2012, ces célébrations semblent s’insérer dans un projet de redéfinition de l’identité nationale, peut-on dire la même chose des commémorations qui se sont déroulées au siècle dernier ? Le cas échéant, à quel projet politique correspondaient-elles? Bref, que peut-on apprendre en établissant une comparaison entre ces commémorations et celles de 2012 ?

L’objectif de ce texte est d’analyser la manière dont les célébrations du centenaire de la guerre de 1812 en ont redéfini le sens, ainsi que leur inscription dans le cadre politique de l’époque. À cette fin, nous avons étudié les sept « circulaires » publiées, entre 1913 et 1915, par la Canadian Peace Centenary Association (cpca), un organisme créé pour l’occasion. À ce jour, très peu d’études ont fait mention de cette organisation, et il n’existe aucun traitement systématique de son discours ou de ses activités. Or, la cpca représente un cas patent (et avoué) de réécriture de l’histoire. Abordée comme l’expression d’un courant idéologique et d’un projet porté par un certain nombre d’acteurs, la cpca devient un exemple de la manière dont se construit un discours de politique étrangère. En fait, ce que la cpca donne à voir, c’est l’émergence timide d’une nouvelle culture stratégique, qui prendra bien plus tard le nom d’« internationalisme ». La réécriture de l’histoire qui se fait lors des commémorations d’un événement historique est ainsi conçue comme un mécanisme permettant l’émergence d’une nouvelle culture stratégique ou d’une « idée dominante rivale » en politique étrangère (Massie et Roussel 2013).

Le texte est divisé en trois parties. La première se penche sur le contexte qui prévalait au début du 20e siècle en lien avec ce qui tenait alors lieu de « politique étrangère » et de « culture stratégique ». Il s’agit d’indiquer comment les célébrations du centenaire de la guerre de 1812 peuvent être associées à une tentative de transformation de la culture stratégique de l’époque. La seconde partie présente les principaux thèmes du discours de la cpca, soit la communauté d’identité entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, le rôle de l’arbitrage dans le maintien de la paix et la nécessité d’éduquer la population sur la « véritable histoire » de la relation entre l’Empire britannique et les États-Unis. Enfin, la dernière partie replace les travaux de la cpca dans le contexte du projet libéral canadien, porté à cette époque par William Lyon Mackenzie King, mais dont les racines peuvent être trouvées dans les travaux de l’historien libéral Goldwin Smith. Ce projet trouve aussi un écho dans ce que l’historien Carl Berger nomme « l’école libérale-nationaliste ». En ce sens, les célébrations du centenaire et du bicentenaire de la guerre de 1812 auraient en commun leur participation à des projets de reconstruction de l’identité nationale canadienne.

II – Les « révolutions culturelles stratégiques »

L’entreprise de réinterprétation de l’histoire, dans laquelle s’inscrit le discours sur la contribution de la guerre de 1812 à la formation du Canada, participerait d’un processus de transformation de l’identité nationale, y compris dans sa dimension militaire. Cette dimension est appelée ici « culture stratégique », entendue comme « un ensemble cohérent et persistant d’idées, propre à un contexte sociohistorique donné, qu’entretient une communauté à l’égard de l’usage de la force armée et du rôle des institutions militaires » (Roussel et Morin, 2007 : 18)[7]. La culture stratégique constitue explicitement un élément identitaire dans la mesure où les idées qui la composent sont l’apanage d’une communauté en particulier, et qu’elle confère à celle-ci une personnalité distincte. L’histoire, et surtout l’histoire militaire, y joue un rôle crucial, car les idées qui composent la culture stratégique sont largement inspirées d’une sélection d’images et d’une interprétation du passé collectif. Il importe aussi de souligner que cet article ne vise pas à trancher le débat entre les conceptions instrumentalistes (ou « hégémoniques »), causales et contextualistes de la culture stratégique[8]. Qu’elle soit « plastique » ne signifie pas que la culture stratégique n’est qu’un instrument de domination dans un jeu de pouvoir ; qu’elle appartienne au domaine de l’identitaire, et qu’elle soit historiquement contingente, ne signifie pas que les acteurs sont impuissants face à elle et qu’ils ne peuvent pas la transformer. Dans les faits, l’étude de l’histoire canadienne montre que toutes les conceptions de la culture stratégique ont des arguments à faire valoir. Il s’agit ici de décrire la manière dont des acteurs évoluant au sein d’une culture stratégique peuvent agir pour tenter de la réformer.

La culture stratégique canadienne a longtemps été dominée par le discours internationaliste libéral, lequel serait aujourd’hui menacé par l’émergence des idées néocontinentalistes. Ce n’est pas un phénomène nouveau, puisque les idées dominantes en politique étrangère et la culture stratégique ont évolué tout au long de l’histoire du Canada.

Au début du 20e siècle, la culture stratégique dominante est l’impérialisme. Dans le Canada de 1900, rares sont ceux qui croient que le dominion peut envisager sa place dans le monde autrement que comme une composante de l’Empire britannique. Les liens avec ce dernier sont très étroits. Une majorité de Canadiens se considèrent avant tout comme des Britanniques (bon nombre sont d’ailleurs nés dans les îles Britanniques) et entretiennent un solide rapport affectif et civilisationnel avec la « mère partie ». Plus encore, l’Empire, à qui l’on attribue une supériorité morale, culturelle et économique, est vu comme le meilleur cadre pour permettre au Canada d’offrir un haut niveau de vie à ses citoyens et de contribuer de manière significative aux affaires mondiales. En ce sens, l’impérialisme ne signifie pas maintenir le Canada dans un statut de soumission, mais plutôt profiter pleinement de sa position privilégiée au sein d’un ensemble politique progressiste et dynamique, et de s’en servir pour accomplir une destinée nationale que l’on prédisait brillante. Cette perception de la place du Canada dans le monde et de son avenir est largement entretenue par des auteurs qui, à l’image de George Munro Grant ou de Stephen Leacock, faisaient activement la promotion de l’idée impériale (Taylor 1982 ; Smith 2005). Enfin, depuis la fin du 18e siècle, la métropole est à la fois le rempart du Canada contre les tentatives d’annexion par les États-Unis et le principal point de chute de ses exportations. Pour toutes ces raisons, il n’y a pas de distinction, dans l’esprit de nombreux Canadiens, entre les intérêts de l’Empire et ceux du Canada.

L’impérialisme, en tant qu’idée dominante, a atteint son apogée lors du déclenchement de la guerre de Boers, à l’automne 1899. Bien que réticent, le gouvernement de sir Wilfrid Laurier dépêchera en Afrique du Sud un contingent qui atteindra près de 8000 hommes avant la fin du conflit en 1902. C’est sous la pression des conservateurs et des organisations impérialistes (telles que la British Empire League ou le Round Table Movement) que les libéraux cédèrent aux demandes de Londres. Et ce sont les mêmes, en mai 1910, qui forceront Laurier à créer une marine de guerre canadienne destinée, dans l’esprit de ses promoteurs, à renforcer la Royal Navy en cas de conflit. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’impérialisme était une puissante force politique au Canada (Nossal, Roussel et Paquin 2007 ; Miller 1993 ; Morton 2009).

Pourtant, si l’impérialisme fut « dominant », il n’était pas la seule conception de la place du Canada dans le monde à cette époque. Certains rejettent l’idée selon laquelle le pays n’est qu’une composante de l’Empire. Si c’est certainement le cas de la majorité de Canadiens français qui n’entretiennent pas de lien émotionnel avec l’Angleterre ou la civilisation britannique[9], ce l’est aussi pour plusieurs Canadiens anglais, qui se retrouvent dans le Parti libéral. Pour bien des membres de cette mouvance politique, les Américains ne représentent plus une menace, mais plutôt une source d’inspiration. S’ils observent les États-Unis avec plus de sympathie que les impérialistes, c’est bien souvent parce que les idées républicaines ne les inquiètent pas. Dans cette vision alternative, l’idée selon laquelle le Canada peut parfois avoir des intérêts différents, voire opposés, à ceux de l’Empire se répand lentement. En fait, très timidement, c’est un sentiment nationaliste canadien qui apparaît à cette époque.

Au début du 20e siècle, l’objectif de ces « nationalistes » n’est pas (encore), loin de là, de favoriser l’émergence d’un Canada souverain. Tout au plus pense-t-on en termes d’« autonomie », de rapports moins centralisés et plus égalitaires au sein de l’Empire, dans lequel les colonies (puis dominions) auraient leur mot à dire sur la conduite des affaires communes. Il ne s’agit pas tant de rompre les liens avec l’Empire que de les réformer.

Une série d’événements vont précipiter le débat entre impérialistes et nationalistes. Si la guerre des Boers révèle la profondeur de l’attachement à l’Empire chez de nombreux Canadiens, elle démontre aussi à bien d’autres qu’il existe désormais une relation de réciprocité : si l’Empire protège le Canada face aux États-Unis, le Canada doit aussi contribuer à la défense de l’Empire, là où il est menacé, ce qui n’est pas du goût de tous. En 1903, le résultat décevant des négociations portant sur le tracé des frontières de l’Alaska est une première indication que l’Empire n’hésitera pas à sacrifier les intérêts du Canada pour préserver les siens (Stacey 1977). Enfin, les débats acrimonieux entourant la création de la Marine canadienne témoignent du fossé qui se creuse au sein de la société canadienne et qui se révélera au cours de la Première Guerre mondiale. À la veille de la guerre, bon nombre de libéraux, dont Wilfrid Laurier et Mackenzie King, craignent de voir le Canada aspiré dans le « tourbillon du militarisme » (Morton 2009 : 144). En fait, les discussions entre impérialistes et nationalistes (et celles entre anglophones et francophones) prennent de l’ampleur, car elles se superposent à plusieurs autres lignes de faille, aussi observables dans d’autres sociétés occidentales : celle qui oppose les militaristes aux humanistes, celle qui divise la gauche et la droite ou celle qui sépare les libéraux des conservateurs.

C’est dans ce contexte que survient la première tentative de donner à la guerre de 1812 un sens qu’elle n’avait pas nécessairement pour la société canadienne à la veille de son premier centenaire. En 1914, même si l’appartenance à l’Empire teinte encore fortement les esprits, c’est ultimement au service d’un projet politique libéral et nationaliste qu’est mise la commémoration de ces événements.

III – La commémoration du centenaire de 1812

A — La Canadian Peace Centenary Association

Comme son nom l’indique, la Canadian Peace Centenary Association (Association canadienne du centenaire de la paix) visait à célébrer un siècle de paix, et non pas la guerre de 1812 elle-même. Les célébrations devaient par conséquent tourner autour du traité de Gand, signé le jour de Noël 1814 : il ne faut donc pas parler des célébrations de 1912, mais bien de celles de 1915, car elles étaient prévues pour le 14 février de cette année afin de coïncider avec le centenaire de la ratification du traité par le gouvernement américain.

Les auteurs qui ont traité de la cpca s’entendent pour dire que cette association est née à l’initiative de William Lyon Mackenzie King, qui occupait un poste à la Fondation Rockefeller à New York depuis la défaite libérale aux élections de 1911 (Stacey 1977 ; Page 1973). Selon Donald Page, King aurait convaincu ses amis de l’Université Harvard d’établir un comité américain pour organiser les célébrations, de même que Lord Grey pour qu’il forme un tel comité en Angleterre. King n’eut pas la même influence au Canada. Le premier ministre conservateur Robert L. Borden attendit en fait que le gouvernement britannique annonce qu’il soutenait les célébrations pour confier à Joseph Pope, sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, et au député George Perley (alors ministre sans portefeuille) la création d’une association canadienne. À propos du lancement et de l’accueil de la cpca, Page écrit que « l’Association, lancée le 4 juin 1912, connut un succès immédiat. La presse en fit une large couverture et, un an après sa création, la plupart des communautés canadiennes possédaient leur chapitre local qui préparait les célébrations » (Page 1973 : 35). Outre King, Pope et Perley, mentionnons Edmund Walker. Ce banquier proche de Laurier, qui a pourtant combattu le traité de réciprocité de 1911, fut nommé président du comité exécutif de l’Association. On mentionnera aussi la participation active d’Oscar Skelton et George Wrong, sur lesquels nous reviendrons.

Page, tout comme Thomas P. Socknat (1987), souligne le caractère non officiel de l’Association. Cependant, il est important de noter que le premier ministre Borden a exprimé à plusieurs reprises sa « sympathie » pour la cpca, ce que celle-ci rappellera maintes fois dans ses circulaires (Circulaire 1 : 4-5 ; Circulaire 4 : 21 ; Circulaire 5 : 10, 14 ; Circulaire 6 : 5). Par ailleurs, les rencontres avaient lieu dans les locaux du Parlement. Bref, si la cpca est une association privée, elle obtient un certain appui du gouvernement canadien de l’époque.

La paix qui est célébrée est celle qui a été conclue et maintenue entre les États-Unis et l’Empire britannique, et non pas entre le Canada et son voisin américain. Dès la première circulaire, la cpca affirme explicitement que le Canada est concerné par ces célébrations en tant que « portion de l’Empire ». Les activités de l’Association ne visaient donc pas à participer à un processus de rupture identitaire du Canada et de la Grande-Bretagne.

B — La communauté des English-speaking peoples

Dès la première circulaire, publiée le 30 avril 1912, la cpca affirme sa mission : célébrer un siècle de paix entre les English-speaking peoples. L’association soulignera donc à grands traits la communauté d’identité entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada. Le terme English-speaking peoples revient trois fois dans la première circulaire et est utilisé à plusieurs reprises dans les quatre premières. L’idée sous-jacente atteindra peut-être son point culminant dans le discours du cardinal Gibbons, de Baltimore :

Ces deux grandes nations ont beaucoup de choses en commun. Nous parlons le même noble langage. […] La littérature des deux pays est l’héritage commun des deux nations. […] Nous vivons aussi pratiquement sous la même forme de gouvernement. […] Et je crois que ces deux nations ont eu plus de succès dans la conciliation de l’autorité légitime et de la liberté personnelle que n’importe quel autre pays au monde.

Circulaire 4 :14

La cpca reproduira également un discours de H. H. Asquith, alors premier ministre du Royaume-Uni, qui affirmait que la clé de la paix entre l’Empire britannique et les États-Unis résidait dans « l’enseignement continu de l’unité essentielle de la race britannique ». Plus que tout, pour la cpca, il s’agissait de souligner que la séparation effective entre les États-Unis et la Grande-Bretagne n’était pas incompatible avec une « véritable unité d’esprit et de sentiment » (Circulaire 5 : 9-10). La notion d’unité de sentiment ou d’esprit, liée à l’unité raciale, linguistique et culturelle, est capitale pour la cpca. Elle peut être considérée comme une des manifestations de ce que certains désignent aujourd’hui sous le terme d’« anglosphère » (Vucetic 2011 ; Haglund 2005).

Qu’elle soit le fruit de la race ou de la langue, cette identité commune est renforcée, en ce qui a trait aux Canadiens et aux Américains, par un projet politique commun. Selon Edmund Walker, « les deux pays tentent de développer le même genre de civilisation ». Par ailleurs, l’amitié canado-américaine est naturelle du fait de la réalité géographique et économique qui unit les deux pays :

Au cours des cent dernières années et surtout à l’époque précédant le chemin de fer, nous étions très éloignés de tous les pays du monde, à l’exception des États-Unis. Bien avant que 2500 kilomètres de voies de transport à travers les Prairies ne signifient quoi que ce soit, nous échangions sur les lacs avec vous, notre plus proche voisin sur le plan commercial, social, et à tous autres égards.

Walker, Circulaire 4 : 15-16

L’idée voulant que le Canada et les États-Unis forment une communauté, au sens économique et géographique, mène la cpca à promouvoir une vision de la relation canado-américaine dans laquelle « la frontière entre les États-Unis et le Canada devenait une simple limite politique, comme les paisibles frontières qui séparent les États de l’Union américaine, et non pas une série de fortifications entre deux nations mutuellement méfiantes » (Circulaire 5 : 8).

Il importe cependant de rappeler que, malgré cette proximité, les membres de la cpca insistent sur leur appartenance à l’Empire et sur le désir des Canadiens de préserver une identité distincte de celle des États-Unis, car c’est ainsi que sera le mieux servi leur objectif commun. Dans les mots de Walker :

Nous devons donc profiter de l’immense privilège de vivre à vos côtés dans l’amitié et la paix, et de développer une civilisation qui sera comme la vôtre. […] Mais j’espère sincèrement que la civilisation que nous développerons ne sera pas exactement comme la vôtre. Je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt des États-Unis, pas plus que du Canada, que nous en venions à trop nous ressembler […]. Nous souhaitons que la différence, le contraste qui existe entre nous nous aide à développer ensemble la civilisation anglaise d’Amérique du Nord.

Circulaire 4 : 17-18

Le Canada, par son appartenance au continent nord-américain, est dans une position privilégiée pour agir sur l’unité des English-speaking peoples, mais cela ne devra pas se faire aux dépens de l’existence séparée de la nation canadienne.

C — L’arbitrage : les English-speaking peoples montrent la voie au monde

Si cette communauté transatlantique existe, et si la paix a pu être maintenue entre le plus grand empire et la puissante république, c’est grâce à l’usage de l’arbitrage comme méthode de résolution de conflits[10]. Dans la septième circulaire, la cpca explique ce point crucial : « Grâce à Dieu Tout Puissant, en dépit de disputes frontalières et d’accès de passions nationales, il a été possible de préserver la paix durant un siècle, et les différends ont été réglés non pas par le recours à l’épée, mais par l’appel au sens commun et à la raison » (Circulaire 7 : 3). Edmund Walker exprime bien l’opinion de la cpca lorsqu’il affirme que cette paix centenaire, obtenue par l’arbitrage, c’est-à-dire par l’appel à la raison et au sens commun, doit servir d’exemple pour le monde (Circulaire 4 : 19). C’est aussi l’opinion du premier ministre Borden, qui déclare en 1914 :

La terrible tempête de la guerre qui s’abat actuellement sur l’Europe, et dont les ravages atteignent même les rives de ce continent, met en relief l’excellence de la voie que ces deux grandes puissances ont découverte et empruntée. Ce n’est pas un mince triomphe de la civilisation que ces deux nations voisines aient été capables de vivre si longtemps côte à côte sans recourir à l’arbitrage de la guerre, et qu’elles aient réglé leurs différends par l’exercice de la raison et de la modération.

Circulaire 6 : 9

Le thème de l’arbitrage sera surtout développé dans la circulaire 3. Il y sera d’abord question de l’érection de monuments commémoratifs, mais bien vite il sera suggéré :

que le gouvernement du Canada approche le gouvernement impérial pour lui proposer de marquer le siècle de paix entre les deux grandes branches de la race anglo-saxonne en entamant des négociations pour établir un tribunal qui serait chargé de trancher toutes les disputes, de quelque nature que ce soit, qui ne pourraient être réglées par les méthodes ordinaires de la diplomatie.

Circulaire 3 : 9-10

Du même souffle, l’Association propose que le Canada et les États-Unis s’unissent pour convaincre les Européens de créer un conseil représentatif chargé d’enquêter sur les causes des tensions de l’époque, de même qu’un tribunal international regroupant toutes les puissances du monde. Toutes ces idées sont explicitement reprises de la « doctrine de la paix mondiale », mise en avant dans le Peace Manifesto publié dans le magazine Presbyterian en 1913. Les conseils internationaux qui sont envisagés par ce magazine et la cpca

[...] devraient procéder à une enquête exhaustive des causes de la situation présente et chercher sérieusement et en toute honnêteté à découvrir une méthode de règlement des différends internationaux qui soit en harmonie avec l’esprit de la civilisation moderne et qui reconnaîtrait que les liens unissant tous les peuples en une seule famille mondiale sont désormais si nombreux et complexes que deux nations ne peuvent se préparer à la guerre sans affecter gravement toutes les autres.

Circulaire 3 :11

Notons ici le thème de la paix par l’institutionnalisation et la légalisation des relations internationales, ainsi que celui de l’interdépendance comme motifs de recherche de la paix mondiale. La quatrième circulaire fait une large place à un discours de William Jennings Bryan, secrétaire d’État de Woodrow Wilson, qui reprend le thème de l’arbitrage, de la nécessité de soumettre les disputes à des enquêtes et à la raison plutôt qu’à la force. Ici encore, il s’agit d’institutionnaliser les rapports interétatiques pour favoriser l’arbitrage et renforcer l’interdépendance entre les États (Circulaire 4 : 13-14).

Pour servir d’exemple au monde, la cpca devait souligner que c’est l’arbitrage qui avait préservé la paix de Gand. C’est justement à ce propos que la contribution de King aux travaux de la cpca est la plus conséquente. La circulaire 3 rapporte sa proposition quant à la forme des célébrations :

Je proposai que le mémorial prenne la forme d’une tablette sur laquelle seraient brièvement décrites les occasions où, et les moyens par lesquels, les différends internationaux entre la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient été réglés, et la paix préservée pendant un siècle, par l’appel à la raison plutôt que par le recours aux armes. Une telle tablette représenterait la trace d’un siècle de conférences, de conciliation et d’arbitrage entre le plus grand empire et la plus grande république du monde et, je crois, ferait plus pour assurer la perpétuation de ces méthodes de règlement de conflits que toute autre forme de mémorial qui pourrait être conçue.

Circulaire 3 : 15

La circulaire 7 confirme l’influence de King sur l’Association : son projet de tablette est inscrit dans le programme officiel que la cpca publie pour le 14 février 1915. En fait, l’idée de King est au centre de ce que l’Association nomme sa « propagande éducationnelle » (Circulaire 5 : 4, 7, 9 et 10-12).

D — Réécrire l’histoire pour éduquer les peuples

Pour King, les tablettes seraient des objets physiques tenant lieu de monuments pour la paix, mais il espérait aussi que des copies s’en retrouveraient dans les livres de classe et d’histoire canadiens, britanniques et américains (Circulaire 3 :15). Cette référence à une modification du contenu des livres d’histoire est loin d’être la seule que l’on trouve dans les circulaires de l’Association. Dès les premiers pas de l’Association, Oscar Skelton, professeur d’économie et de politique à l’Université Queen’s et futur conseiller de King en politique étrangère, suggère que les célébrations visent tout particulièrement les étudiants. Dans la même veine, W. Greenwood Brown proposera que les gouvernements canadien et américain créent une commission mixte chargée « de produire une histoire brève et honnête des États-Unis et du Canada, et de leur relation avec l’Angleterre et entre eux, traçant l’évolution du gouvernement et rédigée de façon sympathique, mais sans vaine glorification. Cela afin d’en faire un livre d’école ». Alexander Johnson, un professeur de l’Université McGill, fera la suggestion suivante : « Refaçonner l’enseignement de l’histoire dans les écoles. Le comité général devrait encourager la publication et l’usage de livres d’école qui traiteraient le plus brièvement possible, et en exprimant des regrets, des guerres passées, tout en soulignant avec fierté les succès des deux nations dans les découvertes, l’invention et les arts de la paix. » George M. Wrong, le directeur du département d’histoire à l’Université de Toronto, proposera quant à lui « le financement de conférences destinées à améliorer la compréhension mutuelle » entre le Canada et les États-Unis (Circulaire 2 : 2, 4, 5, 7 et 9)[11]. L’amélioration de la compréhension mutuelle est l’un des objectifs centraux du volet éducatif de la cpca. L’un des membres résumera ainsi le projet de correction des idées fausses de l’histoire des relations canado-américaines :

J’ai la ferme conviction qu’il ne peut y avoir d’amitié durable de quelque valeur entre les deux pays tant que les fausses idées seront répandues ; et il me semble bien plus important aujourd’hui d’assurer la pérennité de la paix que de souligner la paix passée. En ce sens, il me semble que les monuments tangibles, quoiqu’appropriés et désirables, ne seraient pas de nature à procurer les mêmes bénéfices réels pour les deux peuples qu’un projet d’éducation mutuelle bien établi.

Circulaire 2 : 10

L’idée d’éduquer la population reviendra plus tard, entre autres sous la plume de Raoul Dandurand[12]. Celle de réécrire l’histoire de la relation canado-américaine sera aussi évoquée dans les circulaires 3 et 6, où l’on apprend que William Lawson Grant (Circulaire 3 : 17 ; Circulaire 6 : 19) est mandaté pour écrire une série d’articles sur la préservation d’un centenaire de paix. La cpca nomme explicitement cette partie de son mandat « propagande éducative » (Circulaire 5 : 4 ; Circulaire 7 : 9), considérée comme cruciale : « L’aspect le plus important des célébrations planifiées à l’origine, l’aspect éducationnel, serait maintenu en dépit de la guerre » (Circulaire 6 : 19 ; Circulaire 7 : 10).

Le terme « propagande », utilisé si librement par la cpca, choquerait si un organisme soutenu par le gouvernement l’employait aujourd’hui. Il était toutefois courant à cette époque, comme l’est maintenant le terme « communication politique ». Il n’en demeure pas moins que l’Association est un organisme financé par le gouvernement fédéral (Circulaire 5 : 11)[13] et voué à la réécriture de l’histoire canadienne afin de servir ce qui semble être un « projet politique », comme nous le verrons plus loin. Le terme « réécriture » semble approprié ici, puisque le sens que la cpca donne à la guerre de 1812, c’est-à-dire celui d’une paix centenaire plutôt que d’une guerre pour préserver l’existence du Canada, n’allait pas de soi au début du 20e siècle. Dans un des rares textes consacrés aux célébrations du centenaire, l’historienne Elaine Young montre bien la tension qui existait entre la cpca et la Lundy’s Lane Historical Society (llhs) lors des célébrations de la bataille de Lundy’s Lane, le 25 juillet 1914. La llhs, une organisation formée de descendants de loyalistes, méfiante à l’égard des États-Unis et désireuse de promouvoir le lien impérial, dut se plier à certaines exigences de la cpca, qui fournissait une grande partie du budget des célébrations (Young 2012). Pour la llhs, comme pour les nombreux promoteurs de la milice canadienne, la guerre de 1812 (et la bataille de Lundy’s Lane en particulier) était le symbole premier du mythe canadien du citoyen-soldat, et c’est cet aspect qui devait être souligné dans les célébrations (Wood, 2010). Donald Page résume bien la transformation du sens de la guerre ainsi orchestrée par la cpca :

Tandis que les monuments aux héros de la guerre de 1812 avaient jusqu’alors été conçus par les nationalistes et les impérialistes canadiens comme des symboles patriotiques du succès de la résistance canadienne face à l’expansion américaine, ils devenaient désormais des symboles autour desquels l’amitié entre les deux nations s’était construite dans le siècle précédent.

Page 1973 : 35

IV – Le projet politique libéral : autour de William Lyon Mackenzie King

Quel projet politique le discours tenu par l’Association semble-t-il soutenir? Dans la mesure où King en fut l’instigateur et l’âme, c’est d’abord de son côté qu’il convient de chercher pour identifier les points communs entre ses discours et celui de la cpca.

L’Association est née à la suite d’un discours de King à l’Université Harvard en 1909. Après une introduction sur l’héritage commun des Américains et des Britanniques, King cherche à convaincre son auditoire de la nécessité de célébrer le centenaire du traité de Gand. La paix ainsi obtenue, et préservée par des « instruments légaux » qui permettent à la Raison de triompher sur la Force, doit être élevée au rang d’exemple pour les peuples, et plus particulièrement pour les Européens : « La diplomatie qui est prête à élever la raison au-dessus de la Force comme le moyen le plus efficace de préserver la paix entre nations est la réponse du Nouveau Monde aux forces armées de l’Ancien » (King 1927 : 166).

En 1910, dans le cadre de la rencontre annuelle de la Lake Mohonk Conference on International Arbitration, King évoque l’idée selon laquelle les méthodes d’arbitrage qui préservent la paix industrielle pourraient s’appliquer aux relations internationales. La paix qui perdure depuis cent ans en Amérique du Nord en est l’exemple le plus frappant, et King réaffirme l’importance de faire valoir cet exemple par des célébrations dignes de ce nom :

Nous devons proclamer au monde que ceci est la réponse du Nouveau Monde aux paroles guerrières de l’Ancien ; que ceci est le triomphe de la démocratie sur un nouveau continent, car là réside la réponse, Mesdames et Messieurs, à savoir si la meilleure manière de préserver la paix est de se préparer à la guerre, ou s’il vaut mieux vivre comme si l’on avait confiance en l’homme, comme des hommes de paix devraient vivre !

King 1910 : 106-107

De retour à Lake Mohonk en 1914, King réitère son souhait de voir le centenaire de paix célébré, car il s’agit d’une opportunité pour les « peuples d’expression anglaise » de montrer au monde l’exemple de ce que peuvent accomplir la diplomatie et l’arbitrage (King 1914).

Le thème de l’arbitrage, si cher à la cpca, est omniprésent dans les discours de King. Dans Industry and Humanity, ce thème est à la base de toute sa réflexion sur la paix. Plusieurs autres thèmes, que l’on peut associer à la vision libérale des relations internationales, s’y retrouvent : l’interdépendance entre les États, de même que la notion selon laquelle toute guerre est causée par un défaut de compréhension mutuelle, auquel on pourra remédier par l’institutionnalisation des relations internationales, qui permettront une plus grande reconnaissance mutuelle entre les peuples (King 1947).

Par ailleurs, le thème de l’identité commune des Américains et des sujets britanniques est aussi présent dans les discours de King. En décembre 1913, devant la Canadian Society of New York, King prononcera un discours sur l’héritage commun des peuples du continent nord-américain. Certes, deux nationalités cohabitent sur le continent, « [m]ais au-delà de nos nationalités et de nos histoires séparées réside la race, et un millénaire de traditions communes » (King 1927 : 181-182). Chez King, l’idée d’une race commune se mélange à celle d’une destinée particulière réservée aux peuples du Nouveau Monde. Et il revient à ce dernier d’enseigner à l’Europe l’art de vivre en paix.

De plus grandes obligations et opportunités se présentent au Nouveau Monde qu’à l’Ancien. […] Notre race commune, héritière d’un continent commun, a donné à l’humanité un idéal mondial qui s’exprime dans la frontière non défendue de 6000 kilomètres qui sépare les États-Unis d’Amérique de la portion de l’Empire dont nous venons. Cet idéal mondial sera célébré de toutes parts lorsque, dans un peu plus d’un an, un siècle de paix ininterrompue sera complété entre les peuples britannique et américain. Il est difficile de réaliser qu’il y a cent ans nous étions en guerre. Dans le succès des conférences et des arbitrages qui ont, dans cet intervalle, permis de régler les disputes frontalières, nous voyons le triomphe de la Raison sur la Force.

King 1927 : 188-189

Le discours tenu par King entre 1909 et 1914 préfigure celui de la cpca, surtout en ce qui a trait à l’arbitrage et à l’identité commune des English-speaking peoples. Mais il y a un thème récurrent du discours de King qu’on ne retrouve pas explicitement dans celui de l’Association : le caractère profondément nord-américain du Canada. Sans pour autant rejeter le lien impérial, King met davantage l’accent sur la mission civilisatrice et pacificatrice commune du Canada et des États-Unis, en tant que représentants de la race anglaise dans le Nouveau Monde. C’est ce que Donald Page (1973) nomme « l’idée nord-américaine ». Même si celle-ci n’apparaît qu’en filigrane du discours de l’Association, elle permet de tisser un lien avec ce que nous appellerons le « projet libéral canadien ».

Ce « projet libéral » n’était pas uniquement l’affaire King. Au 19e siècle, on en trouve une expression dans la pensée de Goldwin Smith ; au 20e siècle, ce sera au tour des historiens de l’école « libérale-nationaliste » de porter le projet.

Goldwin Smith, historien britannique immigré au Canada en 1871, est certainement l’un des plus féroces adversaires de l’impérialisme canadien au tournant du 20e siècle (Creighton 1955 ; Smith 1971). Smith s’opposera aux projets de fédération impériale et à la Confédération en arguant que toutes les forces « naturelles » (géographie, démographie, économie) militaient contre l’union des provinces de l’Amérique du Nord britannique et pour une union des provinces canadiennes avec les États-Unis (Smith 1877 : 118, 132 ; Smith 1971 : 4-5).

Smith considérait qu’à terme l’union du Canada et des États-Unis était une certitude morale. Il a fait la promotion de cette union non seulement pour des raisons physiques et naturelles, mais aussi parce qu’il y voyait une étape nécessaire vers la dissolution de l’Empire et l’avènement d’une communauté de nations libres, liées par la langue et la culture anglaises, dans laquelle pourrait pleinement s’exprimer la destinée progressiste de la race anglo-saxonne : l’établissement d’un régime de paix durable fondé sur le libre-échange (Smith 1971).

Selon Paul T. Phillips, l’influence de Goldwin Smith sur le Canada s’est surtout fait sentir par l’intermédiaire du département d’histoire de l’Université de Toronto, en particulier grâce à son directeur, George Wrong, que Phillips décrit comme le « protégé » de Smith (Phillips 2002 : xii, 57). Cela étant dit, parmi les membres de la cpca, Wrong n’est pas le plus proche collaborateur de King. Ce titre revient à Oscar Skelton, l’un des plus importants porte-paroles du projet libéral canadien dans la première moitié du 20e siècle. D’après l’historien Carl Berger, Skelton, qui publie une biographie de Wilfrid Laurier en 1921, aurait écrit l’ouvrage phare de « l’école libérale-nationaliste » (Berger 1970 : 9). Berger définit ainsi cette école de pensée :

Son thème central, son principe organisateur, était que l’histoire canadienne constituait essentiellement l’histoire d’un mouvement progressif, de la position d’une colonie vers celle d’une nation libre et autonome. Les étapes qui avaient marqué cette grande ascension étaient avant tout celles impliquant l’acquisition du gouvernement responsable et l’extension du principe du self-government dans les sphères du commerce et de la politique étrangère.

Berger 1969 : vii

Au fil des ans, cette école reprendra certains des grands thèmes de la pensée de Goldwin Smith, en particulier celui du libre-échange comme vecteur de paix, celui du caractère américain du Canada et celui de la mission nord-américaine des « peuples de langue anglaise ». Outre Skelton, ce sont des individus comme John W. Dafoe et, plus tard, l’historien Frank Underhill qui véhiculeront ces idées. Mais l’école libérale-nationaliste rejettera toujours le caractère inévitable de l’annexion du Canada par les États-Unis. En 1919, Skelton rédige une histoire du Dominion du Canada destinée au public américain, ajoutant ainsi sa contribution au projet de « compréhension mutuelle » de la cpca. Il y écrit, à propos de Smith :

Jusqu’à la fin il demeura déconnecté du sentiment des Canadiens. Sa campagne pour l’annexion, ou pour la réunion des peuples de langue anglaise du continent, comme il préférait la nommer, fut compétente et persistante, mais elle n’influença qu’un cercle restreint de lecteurs. […] Ici et là, un éditeur ou un politicien marginal prêtait son soutien à ses positions, mais la grande majorité du peuple condamnait fermement le mouvement. Il n’y aurait pas de grande rupture : le continent au nord du Mexique serait témoin de deux expériences démocratiques, et non pas d’un seul grand et lourd projet.

Skelton 1919 : 182-183

L’école libérale-nationaliste est nord-américaniste sans pour autant être annexionniste : au contraire, elle croit en la solidité de la nationalité canadienne, et elle ne craint plus que le Canada perde son existence séparée. Pour Skelton et les tenants de cette école de pensée, c’est précisément cette existence distincte qui permettra au Canada de jouer le rôle que le destin lui a confié.

S’ils s’opposent à l’annexion du Canada, les membres de l’école libérale-nationaliste conservent de l’héritage de Goldwin Smith le sens d’une mission du Canada dans l’union des English-speaking peoples, comme le montre bien la conclusion de l’ouvrage de Skelton qui écrit, à propos du Canada : « Sa mission serait de lier, par l’amitié et les aspirations communes, les deux plus grands États de langue anglaise, l’un avec lequel elle était attachée par l’histoire, l’autre par la géographie » (Skelton 1919 : 276).

Conclusion

La commémoration du centenaire de la paix de 1814 ainsi que celle du bicentenaire de la guerre semblent toutes deux participer d’un projet politique, le premier à caractère libéral et tendant à remettre en question certains aspects de l’impérialisme dominant au Canada à cette époque, le second, animé par des idées conservatrices et s’attaquant plus ou moins ouvertement aux images associées à l’internationalisme libéral. Malgré ces différences, l’entreprise politique menée par le gouvernement Harper, en ce qui a trait aux célébrations de la guerre de 1812, n’est ni nouvelle ni originale.

Mais de telles entreprises peuvent-elles effectivement contribuer à transformer l’identité nationale et internationale d’une société? Sur ce point, l’expérience menée par King et la cpca est loin d’être concluante. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale est venu brusquement détourner l’attention. Les célébrations sont non seulement éclipsées par les événements[14], mais le message de foi en la Raison et en des méthodes comme l’arbitrage semble perdre son sens. Plus encore, la guerre entraîne, pour l’heure, un regain de patriotisme et de sentiment impérialiste. La célébration de l’amitié anglo-américaine semble tomber à plat, alors que l’Empire (et le Canada) s’engage pleinement dans la guerre contre l’Allemagne et que les États-Unis restent neutres. Les célébrations du centenaire proprement dites ont disparu pour ainsi dire sans laisser de traces dans l’imaginaire collectif des Canadiens.

Pourtant, le Canada était à la veille de connaître un lent changement d’identité internationale, et ce sont des circonstances qui échappent complètement au gouvernement qui y ont présidé. Les carnages sur les champs de bataille vont susciter au Canada[15], comme ailleurs en Occident, un questionnement sur l’attitude à adopter face au problème de la guerre. Dans les deux pays nord-américains, la réponse sera semblable : l’adoption de positions isolationnistes (Haglund 2002-2003 ; Nossal, Roussel et Paquin 2007), ce qui signifie nécessairement, pour les Canadiens, qu’ils prennent leurs distances avec l’Empire. À cela s’ajoute le fait qu’à partir des années 1930 le Canada développe des liens économiques de plus en plus étroits avec les États-Unis (Hart 2002).

Dans ces circonstances, le contenu du message que King et la cpca véhiculaient va se propager. Ainsi, durant la guerre, le chroniqueur du Globe, James MacDonald (qui était aussi membre de la cpca), reprend l’idée de l’Amérique du Nord présentée comme modèle en matière de résolution des conflits (MacDonald 1917). De même, l’idée selon laquelle le Canada peut être traité comme l’égal de l’Angleterre ou des États-Unis continue de faire son chemin, notamment avec la conception selon laquelle le Canada peut assumer le rôle de « cheville ouvrière » et d’« honnête courtier » entre Londres et Washington, comme il le fera au cours de la crise de 1921 à propos de l’alliance anglo-japonaise (Johnson et Lenarcic 1996). De façon générale, le mouvement nationaliste canadien s’affirme durant l’entre-deux-guerres, et la politique canadienne s’en ressent, surtout au cours des 22 années où King est au pouvoir (1921-1926, 1926-1930 et 1935-1948), en particulier jusqu’en janvier 1941, alors qu’il pouvait compter sur les conseils d’Oskar Skelton. Le symbole de cette évolution est sans doute l’épisode de la crise de Chanak (1922), lorsque King refuse de soutenir l’Angleterre qui risquait d’entrer en guerre contre la Turquie.

À long terme, les idées véhiculées par la cpca s’incrusteront dans l’imaginaire collectif de la société canadienne et serviront de guide pour les dirigeants en politique étrangère. En faisant la promotion des institutions internationales, de l’arbitrage et de l’interdépendance, elles pavent la voie à l’internationalisme d’après-guerre. Ironiquement, la culture stratégique que cherchent aujourd’hui à déboulonner les conservateurs trouve des racines dans les célébrations du centenaire de la guerre de 1812. En dernière analyse, cependant, cet épisode rappelle, si besoin est, combien il est difficile pour un gouvernement de changer un élément social aussi diffus que l’identité nationale ou internationale ou que la culture stratégique d’une société.