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La Triade n’est plus. Certes, la plus grande part des échanges économiques mondiaux et des flux d’investissements continue d’être accaparée par l’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon. C’est toutefois en Asie que les choses sont les plus dynamiques ; et ce n’est certainement pas seulement un élargissement autour du Japon, sur le modèle du vol des oies sauvages imaginé par Kaname Akamatsu dans les années 1930.

Au coeur de cette transformation se trouvent l’évolution de l’économie de la Chine et ses retombées stra-tégiques et militaires, une montée en puissance qui préoccupe au premier chef l’Inde, dont les ambitions de devenir un pôle incontournable autant à l’échelle régionale qu’à l’échelle internationale ne sont pas cachées. Un grand nombre des enjeux locaux et régionaux doivent ainsi être observés à travers le prisme de la rivalité entre l’Inde et la Chine. Cette rivalité constitue la trame de China and India. Great Power Rivals, écrit par Mohan Malik. Spécialiste des relations internationales, en particulier des questions de sécurité, l’auteur fait appel à la fois à l’histoire, à la géographie, en particulier la géopolitique, aux sciences politiques et à l’économie pour explorer, sous toutes leurs coutures dans l’espace et dans le temps, les relations entre les deux grands rivaux. L’ouvrage est subdivisé en trois parties qu’on pourrait résumer ainsi : le contexte géohistorique, les études de cas, les trajectoires actuelles et futures.

Dans la première partie, Malik examine d’abord comment l’Inde et la Chine se voient et se représentent dans les affaires mondiales, comment chaque pays perçoit son rôle, en se basant sur ses expériences historiques, ses traditions, sa culture, ses attitudes, ses symboles, ses mythes, bref, son identité (p. 10). L’auteur nomme cela la culture stratégique (strategic culture). Il est clair pour Malik que les ambitions respectives des deux États-nations se ressemblent, tout comme les moyens pour y parvenir et les justifications historiques qui leur servent d’appui, d’où des collisions fréquentes. Malik étudie ensuite les perceptions de l’Inde à partir de la Chine, puis l’inverse, en s’appuyant sur les transcriptions des échanges entre les principaux dirigeants (Chine, Inde, États-Unis, urss, Pakistan, etc.) pendant et entre les principaux épisodes conflictuels : les guerres de 1962 et de 1971, les tensions des années 1980 et 1990, dont celles qui font surface en 1998, lorsque l’Inde se dote de l’arme nucléaire (p. 87). L’examen permet de mieux comprendre les différentes allégeances ou alliances et leur évolution.

Dans la deuxième partie, des études de cas sont décortiquées pour mieux prendre la mesure de la manière dont cette rivalité s’est matérialisée sur le terrain au cours des dernières décennies. On y trouve : la question du Tibet et des disputes territoriales et frontalières ; le triangle Chine-Pakistan-Inde, la Birmanie, la question du rôle de la Chine dans la prolifération nucléaire – y compris les liens avec la Corée du Nord et la Libye de Khadafi, ainsi que les jeux d’alliances et de participations multilatérales régionales ou internationales. Ici, le cas de la Birmanie, devenue un pion dans la stratégie chinoise du Sud-Est asiatique (p. 200), permet de mieux comprendre certains retards pris par l’Inde en comparaison de la Chine dans la mise en place d’alliances politiques et militaires ainsi que de réseaux économiques vers l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud (la Birmanie est le seul pays d’Asie du Sud-Est ayant une façade maritime sur l’océan Indien). C’est la progression de la Chine en Birmanie (économique, militaire, migrations de population, etc.) qui a fait résonner les cloches auprès des stratèges indiens, qui voient dans la « tibétisation » de la Birmanie un processus tout à fait contraire à leurs intérêts de sécurité (p. 210), d’où un changement de ton à l’endroit de la junte à partir du tournant des années 2000 : l’ancienne aura civilisationnelle ne suffit plus (p. 211-214). D’une manière générale, c’est l’ensemble de l’intérêt stratégique de l’Inde à l’endroit de l’Asie du Sud-Est qui se développe.

Dans le chapitre 6, Malik analyse les racines de la relation particulière qui lie le Pakistan et la Chine depuis les années 1960, ainsi que les implications de cette relation pour l’Inde, dans un « triangle » géopolitique et stratégique dont les ramifications sont beaucoup plus larges et plus complexes aujourd’hui (depuis environ vingt ans), alors que sont intégrées des questions de sécurité non traditionnelles (le terrorisme jihadique, les routes maritimes, la sécurité des ressources) (p. 166).

Prenant appui sur les deux premières parties, la troisième et dernière partie tente de définir les trajectoires futures en analysant, d’une part, la géopolitique des flux d’énergie et des rivalités maritimes que ceux-ci impliquent et, d’autre part, des relations « triangulaires » et des différentes « inclinaisons » géopolitiques qu’il examine sous l’angle d’« inclinaisons triangulaires » (triangle tilts) (p. 377). Rappelant le caractère crucial de la recherche d’approvisionnements en ressources, en particulier énergétiques – « We live in the age of the oilpolitics » (p. 335) –, Malik dessine cinq scénarios possibles à l’horizon 2040 : 1) un partenariat asiatique de type G-2 où l’Inde et la Chine, en coopération, prennent la place prééminente dans la conduite des affaires du monde ; 2) une compétition qui se poursuit entre les deux pays, qui restent distants ; 3) une guerre froide sino-indienne en raison d’une rivalité qui n’arriverait pas à déboucher sur des solutions ; 4) une guerre qui pourrait être déclenchée en raison des différends frontaliers non résolus et de la question du Tibet ; 5) une capitulation de l’Inde devant la montée plus rapide et plus efficace de la Chine (p. 397-402). Malik termine toutefois sur une note positive en rappelant que, dans l’histoire, lorsque les intérêts communs et les bénéfices surpassent les coûts de la divergence, les rivaux ou les ennemis jurés en viennent à coopérer et deviennent amis (p. 406).