Article body

« Stagnant, faiblement conceptualisé, dépourvu de rigueur, dénué de théories, de données et de méthodes adéquates » (Stampnitzky 2011 : 13-14) : les chercheurs sur le terrorisme sont sévères avec leur discipline. Le champ des études sur le terrorisme est jugé comme étant dans un état médiocre (Silke 2007 ; Horgan 2013), même critique (Sageman 2013), voire moribond (Jackson 2007). Et ce, principalement en raison d’un assujettissement supposé aux exigences politiques et médiatiques. S’ajoute le faible coût d’entrée dans le champ, rempli d’experts autolégitimés, voire de « charlatans » (Ranstorp 2009 : 26-31), à l’origine d’un mélange entre « le bon grain » et « l’ivraie » (Dexter et Guittet 2012 : 3). Il en résulte « un grave problème d’accumulation des connaissances » (Hegghammer 2013 : 3).

Le champ n’est pourtant pas resté statique. Les questions traitées ont été reformulées. L’heure est à l’intégration de multiples méthodologies (Horgan 2013). Les explications monocausales, psychopathologiques ou systémiques, sont désormais jugées au mieux insuffisantes (Horgan 2007 : 111-113). Cependant, cette complexité ne facilite pas l’établissement scientifique d’un champ qui aspire à la fois à la légitimation scientifique et à la pertinence pratique. Un but encore à atteindre : « Le gouffre entre la culture de l’université et celle du renseignement a été impossible à combler » (Sageman 2013). Les exigences de sécurité et les narratifs médiatiques (Stampnitzky 2011 : 3) ont traditionnellement fait du contre-terroriste un « gardien de but » dont on ne retient que l’« unique but encaissé » plutôt que les « cent arrêts réussis » (Wilkinson, cité dans Andrews 1993 : 902). Pourtant, cette attitude change, elle aussi. La course au risque zéro, perdue d’avance (Harvey 2008) et coûteuse (Mueller et Stewart 2011), n’est plus le seul objectif. L’idée de résilience, visant à limiter des dommages inévitables, se répand, aussi bien aux États-Unis (LeBaron et Hartless 2013) qu’au Canada (Building Resilience Against Terrorism 2013), au Royaume-Uni (HM Government 2011) et en France (Henrotin 2007).

Pourtant, le terrorisme est encore étudié sans consensus minimal sur sa définition et ses causes. Cette situation désespérait déjà de nombreux chercheurs il y a un quart de siècle : selon 12 % d’un groupe interrogé, les efforts en matière de définition étaient « une perte de temps », alors que 56 % estimaient qu’ils étaient « une précondition nécessaire » (n = 58) (Schmid et Jongman 1988 : 27). Une avenue moins souvent empruntée permet de contourner les dilemmes sur la définition et la causalité. En effet, « en l’absence d’une définition du terrorisme universellement acceptée et d’une théorie générale du terrorisme, la construction typologique peut être un instrument utile pour améliorer notre compréhension du terrorisme » (Marsden et Schmid 2011 : 193). L’objectif de cet article est de proposer une typologie des violences politiques à partir d’une réflexion sur le terrorisme. Plus précisément, il s’agit ici de résoudre les dilemmes clivants et fréquents et de répondre à ces questions suivantes : Le terrorisme est-il nécessairement politique ? Ne vise-t-il que les civils ? Peut-on parler de terrorisme d’État ?

Cet article propose une réponse à la question : Peut-on étudier le terrorisme comme une forme de violence politique ? Autrement dit, comment situer le phénomène dans le spectre des violences politiques ? L’intérêt est de normaliser le terrorisme en l’inscrivant dans l’éventail des violences politiques, sans oublier son articulation avec le contre-terrorisme. Cela permettra de dépasser les problèmes de définition et de théorisation tout en favorisant le classement et l’analyse de données.

Cet article débute par un état de la réflexion sur le terrorisme : les impasses de la recherche d’une définition et un bilan des typologies actuelles. Il définit ensuite le plan de recherche de la typologie proposée, composée de douze catégories de violences politiques déterminées par trois critères (mandat, intention et ciblage de l’organisation violente). Puis il présente et détaille la typologie et l’opérationnalisation des critères. Il discute finalement de sa cohérence et sa pertinence.

I – Théorie du terrorisme : définition impossible et déconnexion des autres violences

La recherche d’une définition consensuelle du terrorisme est soumise au dilemme élargissement/approfondissement[1]. En ne conservant que les éléments les plus souvent associés au terrorisme, Weinberg, Pedahzur et Hirsch-Loeffler (2004) ont défini le terrorisme comme une tactique de violence politique dans laquelle la publicité joue un rôle significatif. Une définition qui ne caractérise ni les auteurs, ni les victimes, ni les motivations. Par son travail adapté et mis à jour sur une trentaine d’années, Schmid (1992, 2011 a et b ; Schmid et al. 1984, 1988) s’est imposé comme le théoricien d’une définition consensuelle du terrorisme. Sa définition praticienne fait du terrorisme « l’équivalent en temps de paix d’un crime de guerre[2] » (Schmid 1992). Sa définition universitaire se veut succincte sans être réductrice et consensuelle sans être vague. Le terrorisme est alors décrit à la fois comme la doctrine d’une « violence politique coercitive et génératrice de peur » et comme la pratique d’une « violence calculée, démonstrative et directe » qui cible « principalement des non-combattants » dans des buts « de propagande et des buts psychologiques » (Schmid 2011a : 86). Afin de préciser ce coeur descriptif, Schmid élabore onze propositions explicatives : nature généralement politique du terrorisme, possibilité du terrorisme d’État, distinction entre les victimes directes de la violence et les cibles du message porté par cette violence. À côté de ces efforts de synthèse, de nombreuses définitions ad hoc ont été établies. Le nombre de définitions universitaires et officielles dépasse les deux cent cinquante (Easson et Schmid 2011 : 99). Cette profusion est trompeuse, car la plupart d’entre elles reprennent entre un et trois éléments du triptyque formé des éléments suivants : 1) une violence politique ; 2) exercée par un groupe subétatique ; 3) contre des non-combattants. Or, « une violence politique contre des non-combattants » est un « acte de guerre ». Une telle définition se résume donc ainsi : un groupe subétatique commet un acte de guerre. Quand la définition n’exclut pas l’État comme auteur possible de terrorisme, n’importe quel acte de violence politique relève techniquement du terrorisme. C’est le cas par exemple des définitions de Hardman, Horowitz, Laqueur, Wilkinson, Hoffmann, Gurr, Crelinsten, Ganor, Merari, Richardson, Chomsky, Rapoport et Neumann (Easson et Schmid 2011 : 100-148). Le terrorisme est également un rassemblement ad hoc de violences politiques dans de nombreuses définitions juridiques, comme celles des États-Unis[3], du Canada[4], du Royaume-Uni[5], de la France[6], de l’Union européenne[7] et de l’Organisation des Nations Unies[8]. Dans ce cas, quelle est la spécificité du terrorisme ? Pourquoi s’évertuer à définir celui-ci ? En ce sens, « la suggestion de Tilly consistant à abandonner l’usage du concept de terrorisme devrait être sérieusement discutée » (Rapin 2008 : 209).

La recherche théorique reste elle aussi insatisfaisante. Deux approches pour une théorie du terrorisme se distinguent : une qui se concentre sur le terrorisme d’État et une sur le terrorisme non étatique. Cette dernière est la catégorie la plus vaste des deux (McAllister et Schmid 2011 : 202 ; Schmid 2011b : 462), comme le déplorent les défenseurs des études critiques du terrorisme (Jackson 2007 et 2009) et les partisans d’une approche relationnelle de la violence (Della Porta 2014), qui insistent sur les liens entre violences étatiques et violences subétatiques. À l’intérieur de celles-ci, ce sont les approches psychologiques, sur le plan de l’individu, qui sont « excessivement » représentées (Stepanova, cité dans Schmid 2011b : 469). En plus de cette approche microsociologique, le terrorisme a été traité de manière mésosociologique (au niveau de l’organisation) et macrosociologique (analyse des « causes profondes » et systémiques du terrorisme), sans qu’aucune ne s’impose (McCormick 2003 ; Bosi 2012). Si une théorie générale du terrorisme existait, « elle devrait être une sous-théorie des théories générales de la violence politique et du conflit. L’essentiel de la théorisation non seulement échoue à faire ce lien, mais néglige le lien évident entre le terrorisme non étatique et les réactions étatiques » (McAllister et Schmid 2011 : 261). En effet, entre 1971 et 2003, seulement 10 % de la production universitaire s’est concentrée sur les « réponses politiques au terrorisme », contre 20 % sur la menace terroriste avec arme de destruction massive et 12 % sur un cas d’espèce, comme l’Armée républicaine irlandaise ou Al-Qaïda (Lum, Kennedy et Sherley 2006 : 8). De même, la recherche se concentre majoritairement sur le terrorisme international plutôt que sur le terrorisme interne, qui est pourtant au moins sept fois plus fréquent (Marsden et Schmid 2011 : 192).

Ce portrait sommaire de la recherche théorique sur le terrorisme permet de distinguer deux limites majeures : les définitions existantes ne permettent pas de distinguer le terrorisme d’autres actes politiques violents ; la recherche théorique ne caractérise pas assez les liens entre terrorisme et contre-terrorisme.

II – La recherche typologique ralentie par les dilemmes théoriques

Plusieurs typologies des violences politiques (Zimmerman 1983 ; Schmid, Stohl et Flemming 1988 ; Reed 2008) et du terrorisme (Merari 1978 ; Crenshaw 1979 ; Schmid et de Graaf, 1982 ; Rapoport 2004 ; Tilly 2004 ; Ganor 2008 ; Kaplan 2008) ont été bâties. Si chacune a son mérite, elles présentent toutes certains défauts, qui reflètent les limites sur le plan de la définition et de la théorie.

En effet, les typologies souffrent en premier lieu de l’absence d’une définition consensuelle du terrorisme (Schmid, Stohl et Flemming 1988 : 56). Aucune typologie n’échappe à ce problème. L’un des éléments les plus utilisés pour distinguer le terrorisme des autres actes de guerre est la production de « terreur ». Par exemple, la typologie de Kaplan (2008 : 16) fait reposer le terrorisme sur la génération de « terreur, peur ou anxiété » chez la cible. Il admet que des actes de guerre ou des actes criminels peuvent susciter de la terreur. Il tient également pour terroristes des actes qui seraient couramment considérés comme terroristes, mais qui, en étant prévenus par les autorités ou en ne causant que peu de dégâts, ne causent pas de terreur. Mais ces postulats sont discutables. Pour lui, l’acte de guerre ou l’acte criminel se distinguent du terrorisme, car la terreur qu’ils suscitent est une conséquence secondaire et non le but premier (Kaplan 2008 : 13). À l’opposé, l’acte qui échoue à terroriser est malgré tout terroriste, car il menace nécessairement de se reproduire (Kaplan 2008 : 16). Le débat sur la nature de l’émotion produite par le terrorisme est ancien (Schmid et Jongman 1988 : 19). Plusieurs rejoignent Kaplan pour dire que la terreur/peur/anxiété suscitée par le terrorisme est fondamentalement différente de celle générée par les autres violences (ibid. : 20-21). Est-ce vraiment le cas ? Si toute violence suscite de la peur, peut-on se fier à ce critère pour différencier le terrorisme des autres violences ? Pour Ganor (2008), il existe des actes terroristes qui ne terrorisent pas, comme les assassinats. Selon lui, il n’est pas souhaitable de fonder une définition sur des « facteurs qui ont des exceptions » (Schmid 2011a : 72). De plus, si le terrorisme a pour but de produire un « état de peur extrême » et d’exploiter cet état pour « manipuler le comportement » de la cible (Schmid et Jongman 1988 : 21), pourquoi privilégier une émotion (la terreur) sur les autres également suscitées : « colère, même rage ou sentiment d’impuissance, démoralisation ou panique » (Schmid 2011a : 72) ? Il est difficile de parler de manipulation d’une population terrorisée quand « l’aversion des démocraties pour les pertes civiles ne conduit pas à de lâches concessions politiques, mais génère au contraire une motivation très forte pour combattre le terrorisme » (Abrahms 2007 : 246), et quand les deux stratégies contre-terroristes les plus fréquentes sont le refus de toute concession et la promotion de la démocratie (Abrahms 2008 : 103). Ainsi, la « terreur » n’est pas une caractéristique déterminante du terrorisme. Soit le terrorisme produit de la terreur, comme toute autre violence, soit il n’en produit pas ; il suscite toujours un éventail d’autres émotions chez la cible et rarement un comportement de victime apeurée.

En second lieu, la confusion du terrorisme avec d’autres formes de violences politiques contraste avec l’absence de lien entre terrorisme, contre-terrorisme et terrorisme d’État dans plusieurs typologies universitaires (Merari 1978 ; Crenshaw 1979 ; Rapoport 2004 ; Ganor 2008). Ce parti pris n’est cependant pas unanime (Schmid et de Graaf 1982 ; Kaplan 2008). Ce sont surtout les définitions et classifications étatiques qui disjoignent le plus violences étatiques, légales et légitimes dans le droit international, et violences subétatiques, illégales et illégitimes. Ainsi, pour les États, le terrorisme est une infraction dont l’auteur est nécessairement un individu et non un État. Cet impensé du terrorisme d’État, associé à la construction de la violence étatique comme une réponse à une violence initiale (contre-terrorisme), crée une « aura palpable de certitude morale » (Jackson, Gunning et Smyth 2007 : 5) et « travaille idéologiquement à la réification des hiérarchies de pouvoir existantes et à la promotion de projets hégémoniques particuliers » (Jackson 2009 : 67). La dénonciation du statocentrisme du champ n’est pas l’apanage des critiques. Ainsi, un auteur « orthodoxe » comme Schelling (1984 : 315) ne voit pas d’inconvénient à faire de l’État un terroriste : « le concept des représailles massives est terroriste ». Cependant, les biais des définitions étatiques influencent nécessairement les chercheurs malgré les efforts d’objectivité de ces derniers. Par exemple, certains chercheurs constituent leur corpus à partir de listes étatiques d’organisations terroristes (Abrahms 2006). D’autres recourent à des bases de données, qui sont exclusivement constituées d’informations en accès libre fournies par les gouvernements et les médias, porteuses de biais et d’inexactitudes (Bowie et Schmid 2011 : 295, 296, 302, 310). Exemple typique, les médias perçoivent couramment les assassinats comme du terrorisme, alors que les chercheurs sont divisés (Schmid 2011a : 62). De plus, les bases de données les plus utilisées définissent le terrorisme par le triptyque évoqué plus haut : 1) une violence politique, 2) par un groupe subétatique, 3) contre des non-combattants. Ainsi, les gtd[9] 1 et 2 reprennent les critères (1) et (3), iterate[10] les (1) et (2), et la rwtid[11] les (1), (2) et « généralement » (3) (Bowie et Schmid 2011 : 297, 305, 311). Ces bases de données reposent donc sur une définition très large, voire trop floue, du terrorisme.

Les typologies actuelles sont donc fondées sur des définitions imprécises et influencées par des biais gouvernementaux ou médiatiques. Se pose également la question de la meilleure approche pour bâtir une typologie. Pour Marsden (2013 : 41-42), les typologies sont trop rarement empiriques. C’est le cas de la typologie des « quatre vagues » du terrorisme contemporain par Rapoport (2004). La plupart des autres privilégient une épistémologie déductive. Plusieurs chercheurs reprochent au champ en général d’être trop peu empirique (Merari, Horgan, Malthaner, Sinai, Stepanova, cités par Schmid, 2011b : 468-469). Mais l’approche empirique n’est pas dénuée de risques. Une telle épistémologie est affaiblie par le déficit de sources primaires et par l’illusion selon laquelle le terrorisme est un phénomène qu’ : 1). Il est pourtant établi qu’en sciences sociales « le fait scientifique est conquis, construit, constaté », en rupture avec « l’illusion du savoir immédiat » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron 2005 : 24). Ainsi, « le vecteur épistémologique va du rationnel au réel et non point, à l’inverse, de la réalité au général » (ibid. : 54). Mais, si elles adoptent une démarche déductive, les sciences sociales ne peuvent suivre la stricte logique poppérienne de la réfutation. Plutôt que de chercher des lois universelles, il s’agit d’élaborer des « généralités descriptives et explicatives dont le sens est de rendre intelligibles de manière sémantiquement plus coordonnée des phénomènes empiriques qu’on n’aurait pas observés sans elles » (Passeron 1991 : 391). La recherche empirique sur le terrorisme est par ailleurs défaillante en l’état actuel. Pour Sinai (cité par Schmid, 2011b : 469), il existe « très peu de travail empirique vraiment pertinent » et « les méthodes quantitatives ont produit des études médiocres et contradictoires ». De même, malgré leur intérêt, les bases de données existantes rencontrent sept limites (Bowie et Schmid 2011 : 338-340) : 1) sélectivité des acteurs (absence de recension des activités des deux parties d’un conflit) ; 2) sélectivité des actes (absence de recension des attaques ratées et contrecarrées ainsi que des menaces sérieuses d’attaques) ; 3) sélectivité de la définition du terrorisme (absence de recension des violences politiques qui ne sont pas du terrorisme ni des activités violentes mais non terroristes des organisations terroristes) ; 4) sélectivité des moyens (absence de recension des activités non violentes et pacifistes des organisations terroristes) ; 5) sélectivité des motifs (absence de recension des activités de la criminalité organisée, parfois très proches du terrorisme) ; 6) incomplétude (absence de recension des communications liées aux actes : revendications, dénégations, justifications, etc.) ; 7) sélectivité des acteurs (une seule base de données recense le « terrorisme d’État »).

III – Qui, pourquoi, comment : création des critères d’une typologie des violences politiques

Après cette discussion sur l’état de la théorie sur le terrorisme, nous pouvons établir un plan de recherche pour notre typologie. La première partie détaille les contraintes conceptuelles. La seconde justifie les critères retenus pour la typologie.

Deux séries de contraintes conceptuelles permettent de conceptualiser notre typologie : les leçons des débats actuels sur le terrorisme et les contraintes logiques. Deux enseignements sont à tirer des débats actuels sur le terrorisme, enseignements qui se formulent de manière négative. Lorsqu’ils sont complexes, les concepts sont aussi bien qualifiés par ce qu’ils sont que par ce qu’ils ne sont pas (Schmid 2011a : 83). Les deux premières parties de cet article justifient deux postulats centraux de notre typologie : elle ne doit pas reposer sur une définition du terrorisme (a fortiori fondée sur la notion de terreur) ; elle doit articuler violences étatiques et subétatiques. De plus, la dichotomie interne/international est trop faible pour être un critère valide. D’une manière générale, cette distinction peut être comprise comme l’« artefact d’une ère plus simple, moins interconnectée au niveau mondial », conséquence de la division des fonctions de l’État entre interne et étranger (Falkenrath, cité par LaFree et al., 2006 : 5-6). L’accélération des flux internationaux (capitaux, biens, personnes), l’internationalisation de groupes nationaux ainsi que l’émergence de la notion de « terrorisme transnational » diminuent encore la pertinence de la distinction (Marsden et Schmid 2011 : 184).

Deux contraintes logiques s’appliquent à notre typologie. La première concerne le nombre de critères retenus. Un nombre réduit est généralement considéré comme préférable pour des raisons d’intelligibilité. Ainsi, « plus une conceptualisation retient d’éléments d’un groupe considéré, moins elle est utile à l’analyste » (Marsden et Schmid 2011 : 176). Pour la même raison, chaque critère doit comporter un nombre limité d’états. La deuxième contrainte concerne la forme des catégories créées. Ces catégories doivent éviter les chevauchements, c’est-à-dire le fait qu’un événement soit classé dans deux catégories. Le but est de « produire une plus grande similarité des cas dans chaque type et des distinctions plus nettes entre les types » (George et Bennett 2005 : 5). À l’inverse, il peut arriver qu’une catégorie soit vide, si aucun événement réel n’y correspond. Sans que ce soit un défaut, il revient au chercheur de « vérifier attentivement si des cas historiques ou futurs peuvent appartenir à ce type » (George et Bennett 2005 : 20). Notre typologie vise à éviter à la fois chevauchement et catégorie vide. Elle doit faire correspondre un grand nombre d’actes à un nombre limité de catégories distinctes. En termes mathématiques, il s’agit d’une application surjective. Une application signifie que tout élément de l’ensemble de départ est associé à une et une seule image dans l’ensemble d’arrivée. De la sorte, il ne peut y avoir aucun chevauchement. Surjective signifie que tout élément de l’ensemble d’arrivée a au moins un antécédent dans l’ensemble de départ. De la sorte, il n’y a pas de catégorie vide.

Ces contraintes logiques orientent le choix des critères de notre typologie. Fondées sur la méthode hypothético-déductive de l’idéal-type (Weber 1965), les typologies permettent de « théoriser des phénomènes complexes sans les simplifier, de clarifier des similarités et des différences parmi les cas pour faciliter la comparaison, de fournir un inventaire complet de toutes les sortes de cas » (George et Bennett 2005 : 1). Quels critères privilégier pour parvenir à cet objectif ? Les typologies du terrorisme ont habituellement pour but de répondre à l’une des cinq questions suivantes : Qui sont les terroristes ? Pourquoi agissent-ils ? Où ? Quand ? Comment ? (Marsden et Schmid 2011 : 177). Parmi ces questions, les plus importantes sont « qui ? », « pourquoi ? » et « comment ? ». Le « où » est moins pertinent à cause de la faiblesse de la dichotomie interne/international. Le « quand » peut être écarté dans la mesure où la typologie peut montrer la trajectoire des acteurs violents dans le temps. Les trois critères à retenir pour caractériser le « qui », le « pourquoi » et le « comment » doivent trouver un équilibre entre élargissement et approfondissement (voir la note 1). Pour l’élargissement, notre typologie retient un nombre limité de critères (trois) prenant un nombre limité d’états. Pour l’approfondissement, le niveau d’analyse (« de zoom ») de ces critères doit les rendre relativement précis et opérationalisables.

Le « qui » identifie habituellement le rapport de pouvoir entre les acteurs. Il s’agit d’une démarche pertinente pour traiter de violence politique en évitant les jugements de valeur. Les typologies se sont appuyées sur des dichotomies de type pro-establishment / anti-establishment et coeur / périphérie ; ou sur une gradation en termes d’aliénation politique (Marsden et Schmid 2011 : 177). La typologie de Schmid, Stohl et Flemming (1988 : 58-59) offre une distinction efficace : État / acteur subétatique. Cela correspond aux dichotomies précitées en étant plus facilement opérationnalisable. Mais il faut raffiner cette distinction. De nombreuses organisations violentes disposent de certaines caractéristiques de l’État (p. ex. la légitimité), mais pas de certaines autres (p. ex. la légalité). Ainsi, à la question « qui ? », notre typologie fait correspondre le critère du mandat de l’organisation violente, qui correspond au degré de légitimité dont elle bénéficie.

Le critère de mandat peut prendre trois états. Tout d’abord, le mandat peut être public, pour les organisations qui possèdent le mandat légal et légitime (au moins formellement) de représenter la communauté au nom de laquelle elles emploient la violence. Ensuite, le mandat peut être populaire, pour les organisations qui bénéficient du soutien d’une portion significative de la communauté représentée. Elles possèdent une certaine légitimité qui n’est pas légalement institutionnalisée. Enfin, le mandat peut être privé, pour les organisations qui ne reçoivent, en dehors de celui de leurs membres peu nombreux, qu’un soutien marginal et abstrait de la communauté qu’elles prétendent représenter.

Le « pourquoi » examine les déterminants du passage à l’acte violent. La diversité de ces causes rend difficile leur réduction dans une typologie. Ainsi, dans une approche historienne ou systémique, plusieurs ont tenté de distinguer les « causes profondes » des contingences (Crenshaw 1981 ; Ross 1993 ; Sirseloudi 2004). Mais l’exhaustivité de ces modèles les rend « peu maniables pour l’analyste », moins utiles que des « conceptualisations plus économes » (Marsden et Schmid 2011 : 179). D’autres typologies se sont appuyées sur l’idéologie de l’organisation violente : séparatisme, nationalisme, fascisme, communisme, suprémacisme, radicalisme religieux, vigilantisme (Schmid, Stohl et Flemming 1988 : 45-46). Cependant, « leur pouvoir explicatif est très limité » (Duyvesteyn 2007 : 66). Plusieurs idéologies, ainsi que des raisons non idéologiques, peuvent expliquer le recours à la violence. Il faut retenir un élément plus précis : l’intention stratégique de l’acte violent. Notre typologie reprend la distinction de Merari (1993) entre deux types de dégradation de l’ennemi : physique (par destruction ou par attrition[12]) et psychologique. Ainsi, à la question du « pourquoi », notre typologie fait correspondre le critère de l’intention de l’organisation violente, qui définit le résultat escompté de la violence qu’elle utilise.

Le critère d’intention peut prendre deux états. Tout d’abord, l’intention peut être l’affaiblissementphysique de l’ennemi. Dans ce cas, l’organisation vise à convaincre l’ennemi de se soumettre, sous peine de destructions physiques. Sinon, l’intention peut être l’affaiblissement moral. L’organisation affaiblit alors le moral de l’ennemi (sa confiance en ses forces, son bon droit et ses capacités à imposer sa volonté), quand bien même ses forces physiques sont préservées. Certes, le but de la stratégie, conventionnelle ou non, est de provoquer « une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions que l’on veut lui imposer » (Beaufre 1962 : 421). Autrement dit, l’effondrement moral n’est pas la suite logique ni chronologique de l’effondrement physique, mais son précurseur. Cependant, certaines violences n’ont aucune possibilité de provoquer l’effondrement physique et sont malgré tout utilisées. Par contraste, d’autres violences provoquent l’effondrement moral par la simple ampleur de la destruction physique causée. Le critère d’intention n’est donc pas un choix entre deux affaiblissements mutuellement exclusifs : il distingue les violences qui visent principalement le physique de l’ennemi (pour vaincre) de celles qui visent principalement son moral (pour convaincre).

Le « comment » étudie typiquement les modalités d’organisation des acteurs violents et leurs modalités d’action. L’étude des modalités a conduit à un « étirement conceptuel » (Weinberg, Pedahzur et Hirsch-Loeffler 2004) du terrorisme : cyber-, narco-, éco-, agro-terrorisme, jihad forestier, entre autres appellations plus ou moins stabilisées. Les typologies qui se concentrent sur les modalités d’organisation ont exploré deux avenues, à savoir l’application aux groupes terroristes de divers modèles de réseaux, une application parfois trop peu rigoureuse (Marsden et Schmid 2011 : 187), et de modèles bureaucratiques d’entreprise. Ces avenues ont leur intérêt, mais elles conduisent à bâtir des typologies entières autour de ces modèles. Il convient plutôt de mobiliser des typologies qui décrivent la sélection des cibles. Pour Kaplan (2008), l’auteur de violences opère une discrimination entre cibles légitimes (militaires, infrastructures et biens symboliques) et illégitimes (non-combattants). De même, pour Merari (1993), les militaires sont la principale cible en cas de guerre ; les militaires, la police et les opposants politiques en cas de guérilla ; et les symboles de l’État, les opposants politiques et le public en cas de terrorisme. De même, Schmid et Jongman (1988 : 16) distinguent les frappes « countervalue » (population, infrastructures civiles, etc.) et les frappes « counterforce » (forces armées)[13]. Cette distinction est certainement la plus pertinente, car elle précise l’opposition entre civil et militaire. En effet, des militaires peuvent faire partie des cibles de valeur. Pensons, par exemple, à des corps qui sont statutairement militaires même si leur vocation combative est nulle (comme les réservistes en temps de paix). Réciproquement, des civils peuvent faire partie des forces d’une société, par exemple l’exécutif d’un État, qui commande les forces armées dans la plupart des démocraties. En outre, des militaires à vocation combative peuvent être des cibles de valeur s’ils sont dans une mission sans mandat d’utilisation de la force. Ainsi, à la question du « comment », notre typologie fait correspondre le critère du ciblage effectué par l’organisation violente.

Le critère de ciblage peut prendre deux états. Tout d’abord, le ciblage peut être antivaleur, lorsque l’ennemi est visé dans ses composantes dont la protection est une fin en soi. Sinon, le ciblage peut être antiforce, lorsque l’ennemi est visé dans ses composantes exclusivement combatives, dont la protection n’est qu’un moyen en vue d’une fin, soit la protection des cibles de valeur. Par analogie avec le corps humain, le ciblage antivaleur représente des violences contre le corps de l’ennemi (n’importe quelle partie remplissant une fonction vitale mais non combattante), alors que le ciblage antiforce vise son bras (armé) et son cerveau : les parties dont le but est de préserver et de commander le corps.

IV – Mandat, intention et ciblage : des critères à leur opérationnalisation

Les trois critères de notre typologie se conforment aux exigences conceptuelles et logiques identifiées. Du point de vue conceptuel, cette typologie ne repose pas sur une définition du terrorisme, elle fait le lien entre violences étatiques et subétatiques et ignore la dichotomie interne/international. Du point de vue logique, la première contrainte est de limiter le nombre de critères et d’états de ces critères. Trois critères qui peuvent prendre deux ou trois états respectent cette contrainte. Douze catégories sont créées (3 types de mandats x 2 types d’intentions x 2 types de ciblages). Le tableau 1 attribue des valeurs numériques arbitraires aux états pris par les trois critères.

Tableau 1

Le codage numérique des trois critères

Le codage numérique des trois critères

-> See the list of tables

La deuxième contrainte logique exige d’éviter les chevauchements entre catégories et les catégories vides. Théoriquement, ces deux résultats sont impossibles, car les trois critères sont par nature distincts et complémentaires. Ils concernent l’auteur (mandat), la fonction (intention) et la modalité (ciblage), trois aspects fondamentaux d’une violence politique. Combinés, ils forment un faisceau définissant les violences politiques les unes par rapport aux autres.

Il est cependant nécessaire d’opérationnaliser les critères. Cela permet de renforcer la robustesse de la typologie, de « mettre en commun les sources primaires » et de « rendre les données reproductibles », deux conditions pour améliorer l’accumulation de connaissances (Hegghammer 2013 : 3). Tout d’abord, cette typologie traite des événements de violence politique. En tant qu’application surjective, elle a pour ensemble de départ tous les événements de violence politique ; et, pour ensemble d’arrivée, les catégories de violence politique. Cet ensemble d’arrivée est composé de douze images, les catégories de violence politique, qui possèdent au moins un antécédent, un acte de violence politique. Ce choix contraste avec les typologies d’acteurs et a plusieurs avantages. Tout d’abord, d’un point de vue quantitatif, cette typologie permet de traiter les volumes d’événements violents recensés par les bases de données. Ensuite, d’un point de vue qualitatif, cette typologie permet de tracer la trajectoire d’un acteur violent dans le temps. De la sorte, cette typologie est utile à la fois pour des analyses à grande échelle (large-n studies) et à petite échelle (small-n studies). Ainsi, les douze catégories de la typologie ne classent pas des organisations, mais des moments de l’organisation. Autrement dit, chaque acte violent correspond à l’une des douze catégories, chacune représentant un moment de l’usage de la violence pour l’organisation.

L’opérationnalisation du critère mandat doit mesurer le degré de légitimité de l’organisation. Le mandat public s’applique aux organisations bénéficiaires dont la légitimité est consacrée par la légalité, c’est-à-dire les armées régulières des États indépendants et reconnus (légitimité et légalité). Le mandat privé s’applique aux organisations qui n’ont reçu aucun mandat, formel ou informel, pour employer la violence de la part de la communauté qu’elles représentent (ni légitimité ni légalité). Le mandat populaire est plus difficile à caractériser de manière incontestable, même si des chercheurs ont proposé des critères pour distinguer guerre conventionnelle, guérilla et terrorisme (Merari 1993). Ainsi, le mandat populaire s’applique aux organisations qui contrôlent un territoire, bénéficient du soutien de la population qui s’y trouve, mais n’ont aucun mandat légal pour recourir à la violence (légitimité sans légalité).

L’opérationnalisation du critère intention doit mesurer le résultat escompté de l’acte violent chez l’ennemi. Sachant que la dégradation morale et la dégradation physique de l’adversaire sont des objectifs concomitants dans de nombreux cas de violence politique, la distinction peut être sujette à discussion. L’affaiblissement physique s’applique lorsque l’effondrement (y compris moral) de l’ennemi est attendu de l’ampleur des destructions physiques infligées. L’affaiblissement moral s’applique lorsque l’effondrement physique de l’ennemi est impossible, car les dommages physiques sont trop faibles.

L’opérationnalisation du critère ciblage doit mesurer la valeur combative des cibles attaquées. Le ciblage antiforce s’applique lorsque les cibles de violence représentent une menace directe pour l’organisation. Il s’agit de militaires en opération et de civils ayant autorité sur les militaires. Le ciblage antivaleur s’applique lorsque les cibles de violence ne sont pas des menaces directes, mais plutôt l’enjeu que les forces armées doivent protéger. Une approximation de cette dichotomie est la distinction entre civils et militaires. Mais il faut garder à l’esprit que des militaires peuvent être des cibles de valeur (réservistes, militaires hors théâtre, militaires sans vocation combattante, etc.) et que des civils peuvent être des cibles combattantes (dirigeants civils, policiers, agents secrets, etc.). La valeur combative est le critère de démarcation.

Le tableau 2 représente les douze moments que peuvent adopter les organisations politiques violentes. Afin d’éviter les « automatismes de la pensée » et les « prénotions » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron 2005), ce tableau utilise un codage pour représenter ces moments (de A à L). Mais, en tant que conceptualisation formée d’idéaux-types, un archétype, composé d’un acte violent et d’une date, illustre ces moments. La figure 1 représente graphiquement chaque moment, avec le ciblage en abscisse (axe x), l’intention en ordonnée (axe y) et le mandat en cote (axe z). Suit une description détaillée des douze moments.

Tableau 2

Les 12 moments de la violence politique

Les 12 moments de la violence politique

-> See the list of tables

Figure 1

Représentation spatiale de la typologie

Représentation spatiale de la typologie

-> See the list of figures

A (0 ; 0 ; 0) : Une organisation privée (sans mandat ni soutien populaire important) a pour objectif d’affaiblir le moral de la cible (elle est incapable de la détruire physiquement) et vise des cibles de valeur chez l’ennemi (souvent des civils). Elle possède une capacité de nuisance, limitée par la faiblesse de ses moyens et de ses soutiens. Elle tente de compenser sa faiblesse matérielle par la subversion politique et par des frappes contre des cibles de valeur à même d’attirer l’attention de l’autorité responsable de ces cibles. Cette organisation correspond à ce qu’on entend habituellement par « terroriste ».

B (0 ; 0 ; 1) : Comme en A, l’organisation ne reçoit pas de soutien populaire et n’a pas pour but la destruction physique de l’ennemi. Par contre, elle vise non pas des cibles de valeur mais les forces de l’ennemi. La désagrégation des cibles n’a pas lieu : les victimes sont les représentants directs de l’ennemi. L’organisation attaque par exemple les chefs civils ou militaires de l’ennemi, non pas pour détruire ses forces, mais pour envoyer un message de subversion politique.

C (0 ; 1 ; 0) : Sans soutien populaire, cette organisation a l’objectif de vaincre l’ennemi par sa destruction physique, mais sans viser ses forces. Cet objectif est contradictoire, car l’attaque de cibles de valeur par une organisation isolée ne peut pas mener à la destruction physique de l’ennemi et à sa soumission. Elle croit donc à une intervention surnaturelle provoquée par sa violence, dans une logique millénariste.

D (0 ; 1 ; 1) : Cette organisation qui ne bénéficie pas du soutien populaire cherche à mettre hors de combat les capacités combatives de l’ennemi. Il s’agit donc d’une organisation qui agit en secret, de manière chirurgicale, contre des cibles combatives.

E (1 ; 0 ; 0) : Comme en A, l’organisation vise à affaiblir le moral de l’ennemi et vise des cibles de valeur. Cependant, elle bénéficie d’un soutien populaire qui en fait un « porte-parole » plutôt qu’un groupe clandestin. Elle est donc une organisation qui stimule ou accompagne une révolte populaire, en évitant la confrontation militaire.

F (1 ; 0 ; 1) : Bénéficiant d’un soutien populaire et s’engageant dans des confrontations avec les forces de l’ennemi, l’organisation n’a pourtant pas pour objectif de vaincre celui-ci militairement. Elle affaiblit moralement l’ennemi, par exemple au moyen de tactiques de harcèlement, par la guérilla.

G (1 ; 1 ; 0) : Comme en C, l’organisation a pour but de vaincre son ennemi en l’affaiblissant physiquement, mais sans s’attaquer à ses capacités combatives. Elle bénéficie cependant d’un soutien populaire. La contradiction consistant à poursuivre la destruction de l’ennemi sans l’affaiblir militairement est ici résolue, non pas par l’espoir d’une intervention surnaturelle mais par l’appui populaire dont elle bénéficie. le pari n’en demeure pas moins risqué, car la popularité seule est insuffisante pour obtenir la victoire.

H (1 ; 1 ; 1) : Disposant d’un soutien populaire, de moyens lui permettant de s’attaquer aux forces de son ennemi et de la volonté de le vaincre, l’organisation est une force institutionnalisée à qui il ne manque que la légalité. Elle se développe lors des périodes révolutionnaires ou de guerre civile, pour remplacer les autorités après un affrontement militaire.

I (2 ; 0 ; 0) : Cette organisation bénéficie d’une reconnaissance légale et par la violence elle vise des cibles de valeur dans le but d’en affaiblir le moral. Sa violence envoie donc le message à une population qu’il est dans son intérêt de se soumettre à l’État. Cette violence se distingue de la violence policière, considérée comme légale dans un État démocratique, car le ciblage antivaleur pour en affaiblir le moral implique une violence arbitraire. Ainsi, l’organisation frappe la population de manière peu ou pas discriminée, dans le but de briser sa volonté de résistance.

J (2 ; 0 ; 1) : Sous l’autorité de l’État et visant les capacités combatives de l’ennemi, l’organisation ne vise cependant pas à l’affaiblir physiquement. Cela signifie que les pertes infligées n’ont qu’un effet marginal sur le rapport de force, mais qu’elles ont un effet important sur le moral de l’ennemi. Comme en B, l’organisation obtient ce résultat en visant des chefs civils ou militaires de l’ennemi, dont la perte est plus symbolique que matérielle.

K (2 ; 1 ; 0) : L’organisation est officielle. Son but est la destruction physique de l’ennemi, mais en visant des cibles de valeur plutôt que ses forces. Publique et utilisée dans une stratégie militaire (attrition ou annihilation), l’organisation est une armée régulière orientée vers les ressources non combatives de l’ennemi, comme les civils.

L (2 ; 1 ; 1) : Comme en K, l’organisation est officielle et elle vise la destruction physique de l’ennemi. Elle s’attaque toutefois aux capacités combatives de l’ennemi. Elle correspond aux armées régulières combattant entre elles. Le ciblage de non-combattants lors de conflits est récurrent dans l’histoire. Ainsi, les violences en L sont souvent accompagnées de violences en K.

V – Discussion et illustration de la typologie

L’intérêt de cette typologie peut s’illustrer par une étude de cas, celle d’Al-Qaïda et de ses affiliés (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique, Al-Qaïda en Irak, Al-Qaïda au Maghreb islamique). La liste des événements et les détails concernant le mandat sont tirés du projet Mapping Militant Organizations[14].

A — Al-Qaïda central

Liste des attaques majeures :

  • 1993 : bombe contre le World Trade Center; 1998 : bombe contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya ; 2000 : attaque contre le uss Cole ; 2001 : 11-Septembre ; 2003 : bombe contre des synagogues, une banque et le consulat britannique à Istanbul ; 2004 : prise d’otages des tours Khobar, en Arabie saoudite ; 2005 : attentat du métro de Londres ; 2006 : bombes et attaques de mortier à Sadr City, Irak ; 2008 : bombe contre l’ambassade danoise au Pakistan ; 2009 : attentat-suicide contre une base de la cia (l’agence centrale de renseignement des États-Unis) en Afghanistan ; 2012 : attentat (bombe et armes à feu) contre des chiites en Irak.

Al-Qaïda central dispose d’un mandat privé. Son intention est l’affaiblissement moral. Son ciblage est exclusivement antivaleur, les deux seules cibles militaires (uss Cole et Pentagone) n’étant pas des forces militaires en opération contre Al-Qaïda au moment de l’attaque.

B — Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (aqpa)

Liste des attaques majeures :

  • 2003 : attentat-suicide et bombe contre des résidences d’expatriés à Riyad ; 2004 : attaques contre des Occidentaux et le consulat américain à Djedda ; 2006 : tentative de faire exploser une raffinerie de pétrole, Arabie saoudite ; 2009 : attaque contre des Coréens, des Allemands et des Britanniques au Yémen ; 2009 : tentative d’assassinat d’un ministre saoudien ; 2010 : attaque contre des diplomates britanniques.

aqpa bénéficie d’un mandat populaire en raison de son implantation parmi la population (fourniture de services, mariages) et possiblement de ses liens avec le gouvernement contre les séparatistes au sud du pays. Son intention est l’affaiblissement moral et son ciblage est antivaleur.

C — Al-Qaïda en Irak (aqi)

Liste des attaques majeures :

  • 2002 : assassinat d’une diplomate américaine en Jordanie ; 2003 : attaque contre l’ambassade jordanienne, l’onu et un lieu de culte chiite en Irak ; 2004 : assassinat de Nicholas Berg en Irak ; 2005 : bombes contre des Occidentaux et des chiites en Irak et en Jordanie ; 2006 : bombe contre une mosquée chiite en Irak ; 2007 : bombe contre le parlement irakien ; 2009 : bombes contre des hôtels et des bâtiments gouvernementaux en Irak ; 2010 : attentats (bombes et armes à feu) contre les forces de sécurité en Irak ; 2012 : attentats contre les forces de sécurité, des chiites et des officiels en Irak.

aqi disposait jusqu’en 2007 d’un mandat populaire grâce au soutien des sunnites. À partir de 2007, il s’aliène ce soutien par ses méthodes brutales et le mouvement du Réveil contribue à cette marginalisation. Son intention est l’affaiblissement moral. Son ciblage était initialement antivaleur avant de devenir à la fois antivaleur et antiforce en 2010.

D — Al-Qaïda au Maghreb islamique (aqmi)

Liste des attaques majeures :

  • 2007 : attentats-suicides contre Bouteflika, des militaires et l’onu à Alger ; 2008 : attaque contre l’ambassade israélienne en Mauritanie ; 2008 : attaques contre des militaires algériens et mauritaniens dans les deux pays ; 2008 : attaque contre des civils employés par une compagnie canadienne ; 2009 : attaque et prise d’otages contre des civils occidentaux et chinois ; 2010 : attentats-suicides contre des policiers en Algérie.

aqmi dispose d’un mandat populaire (alliances et mariages avec des populations locales). Son intention est l’affaiblissement moral et son ciblage est à la fois antivaleur et antiforce.

La figure 2 donne une représentation graphique de l’évolution d’Al-Qaïda, notamment l’émergence de branches ayant une implantation locale.

Figure 2

Al-Qaïda et ses affiliés (1993-2012)

Al-Qaïda et ses affiliés (1993-2012)

-> See the list of figures

Conformément à la description de Roberts (1971 : 216), cette typologie correspond à quatre intérêts de recherche : découverte de nouvelles relations entre les éléments classés ; génération d’hypothèses ; contribution à l'élaboration de nouvelles théories ; identification de nouvelles avenues de recherche.

Cette typologie contribue à découvrir de nouvelles relations entre les éléments classés de deux manières. Globalement, elle couvre tout le spectre des violences politiques. Sans recourir à une définition du terrorisme, elle met en rapport la diversité des violences étatiques et subétatiques. Les violences sont décrites de manière non pas absolue mais relative, avec des caractéristiques non pas inhérentes mais comparatives. Plus spécifiquement, la typologie permet de regrouper des violences par critère. Elle permet de repérer les similitudes et différences entre des violences utilisées par des acteurs différents dans le même but (« assassinats » ou « terrorisme »), mais aussi entre des violences différentes commises par le même acteur (« bombardements de villes », « assassinats » et « guerre conventionnelle »).

Cette typologie contribue aussi à générer des hypothèses de deux manières. Premièrement, elle est dynamique. En intégrant la variable temps, il sera possible de représenter visuellement la trajectoire d’une organisation en fonction des types de violence qu’elle génère successivement. Une étude à grande échelle pourrait générer des hypothèses sur l’entrée, l’évolution et la sortie dans la violence des organisations. Deuxièmement, elle est analogique. Les organisations violentes recourent fréquemment à diverses violences. Des événements complexes réunissent différents acteurs ayant des stratégies variées. Par exemple, la révolution russe de 1917 est souvent considérée comme étant à la fois une guerre civile et un coup d’État. Cette typologie permet d’analyser en détail les acteurs et de décomposer leurs actes afin de mieux les comprendre. Elle contribue également à bâtir de nouvelles théories en intégrant le facteur temps. L’étude des processus d’entrée et de sortie dans la violence fait partie des domaines de recherche privilégiés en matière d’étude du terrorisme (Horgan 2013).

Cette typologie contribue à bâtir de nouvelles avenues de recherche d’au moins deux façons : par l’analyse comparée et par la modularité. En retraçant l’évolution de plusieurs organisations, on peut les comparer entre elles. Ensuite, cette typologie est modulaire (« building-block approach » ; Marsden et Schmid 2011 : 192), car un chercheur peut toujours remplacer un critère par un autre qu’il juge plus pertinent, voire en ajouter un quatrième. Le chercheur peut ainsi s’approprier la typologie et contribuer à l’accumulation des connaissances.