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« [L]’homme n’arrive à faire la guerre que par un miracle de persuasion et de tromperie accompli en temps de paix sur les futurs combattants par la fausse littérature, la fausse histoire, la fausse psychologie de guerre »

Cru 1998 : 50-51[1]

« Kommt der Krieg ins Land, Dann gibt’s Lügen wie Sand » (« Quand la guerre survient / Pullulent les mensonges »)

Bloch 2012 : 17

Faut-il tenir pour acquise l’idée selon laquelle la violence militaire est un moyen rationnellement utilisable au service de fins politiques ? La présente contribution s’interroge à ce propos à partir d’une relecture des travaux en sciences humaines qui portent sur la guerre, les forces armées et les équipements militaires. Depuis une trentaine d’années environ, des historiens, des anthropologues ou encore des spécialistes des questions de communication ou de littérature ont produit une réflexion importante à ce sujet. De concert, les travaux de ces chercheurs ont montré que l’idée stratégique, au coeur des justifications concernant le recours à la force, devait son existence à des discours contestables quant aux capacités réelles de l’outil militaire ainsi qu’aux silences relatifs aux effets de son usage. De façon directe ou indirecte, ces études remettent en question la crédibilité du raisonnement stratégique.

Cet article n’affirme pas que la discipline des Relations internationales est restée muette sur ces mêmes questions, car pendant cette même période les approches critiques de sécurité se sont aussi intéressées aux justifications concernant le recours à la force[2]. Mais ce qui nous importe ici, c’est de cartographier la trajectoire de ce questionnement en dehors de la discipline des Relations internationales. Le format de cet article ne nous permet pas de reconstituer la généalogie du questionnement à la fois à l’intérieur du champ des Relations internationales et en dehors de celles-ci (et analyser les points de contact ponctuels entre ce dedans et ce dehors). Pour cette raison, nous avons choisi de nous concentrer dans cet article sur ce qui, pour les approches critiques de sécurité, constitue une sorte d’ombre qui le dédouble. Notre objectif est de faire apparaître aussi clairement que possible ses contours dans une revue qui se réclame ouvertement des Relations internationales.

Par ce biais, nous désirons en fait interroger la division du travail de recherche portant sur l’objet sécuritaire et stratégique et suggérer qu’une dédisciplinarisation plus poussée (Darby 1997), voire une « indisciplinarisation » (Beier et Arnold 2005), s’avérerait avantageuse[3]. La remise en cause des catégories sociales est une des problématiques au coeur du projet critique. Il semble donc naturel que les catégories disciplinaires produites dans l’univers scientifique puissent également faire l’objet d’une telle démarche par les chercheurs critiques. Comme on le verra, la compréhension des phénomènes sécuritaires et guerriers y gagnerait beaucoup.

Ajoutons que le présent texte n’a aucune vocation à proposer un modèle de ce que doit être un « bon raisonnement stratégique ». Il a pour ambition de contribuer à l’amélioration des connaissances relatives aux conditions d’émergence et à la pérennisation de la violence militaire. Plus précisément, il utilise des travaux de sciences humaines afin de mettre en évidence les dynamiques collectives et les dispositifs responsables des cadrages (« framing »), favorables au discours stratégique (Butler 2010). Autrement dit, il se concentre sur les façons dont la violence militaire et ses effets sont (ou non) appréhendés à travers les discours des militaires, des experts civils des questions de sécurité, des décideurs politiques, des producteurs d’armements ou encore des médias. Une fois encore, ce travail s’avère d’autant plus convaincant que l’on adopte une perspective dédisciplinarisée/indisciplinée.

Enfin, par facilité de langage, cet article renvoie à l’existence d’un « discours stratégique » composé de traités, de manuels opérationnels, d’articles de revues militaires professionnelles ou encore de récits militaires autobiographiques. Nous n’entendons pas par là qu’il existe une entité discursive monolithique. Le discours stratégique est traversé de part en part par des controverses entre auteurs, le cas échéant rassemblés en écoles de pensée. Cependant, une fois encore, l’ensemble de ces textes sont unis dans leur conviction que la violence peut être utilisée sur un mode instrumental et rationnel au service de fins politique.

I – Émietter le discours stratégique

Depuis plusieurs décennies, historiens et politologues s’intéressent à l’évolution de la pensée stratégique. La publication, en 1943, de la première mouture du Makers of Modern Strategy sous la direction d’Edward Mead Earle a constitué un jalon important dans ce champ de recherche (Mead Earle 1980). L’objectif de cet ouvrage était de contribuer à former les esprits (américains) à l’usage instrumental et rationnel de la violence en présentant de grands auteurs (comme Clausewitz ou Mahan) et des courants de pensée marquants (tels que la « Geopolitik » allemande). Les publications au coeur de la redécouverte de Clausewitz (1976) à partir des années 1970 – celles de Paret (1976) et d’Howard (1983) dans l’univers anglo-saxon et celles d’Aron (1976) dans celui des francophones en particulier – sont un second jalon. Elles font de Clausewitz un garant de l’orthodoxie du discours stratégique. Enfin, on peut certainement penser que les travaux publiés à partir des années 1980 par des historiens et des politologues sur des auteurs ou mouvements d’idées stratégiques de plus en plus nombreux sont un troisième jalon important (Snyder 1984 ; Posen 1984 ; Mearsheimer 1988 ; Steiner 1991 ; Coutau-Bégarie 1999 ; Nagl 2009)[4]. Sur le plan empirique, beaucoup de ces dernières recherches s’avèrent des plus intéressantes. Elles ont contribué à améliorer la connaissance relative aux contextes historiques et intellectuels de productions des oeuvres stratégiques. Elles ont également souligné à quel point les itinéraires personnels de certains auteurs avaient pu influencer leurs idées. Enfin, elles sont fort utiles pour comprendre les idées principales de traités stratégiques parfois obscurs. Bien entendu, ces travaux font preuve d’esprit critique à l’égard des auteurs et des mouvements d’idées qu’ils analysent. Les naïvetés, erreurs et autres excès de ceux-ci y sont mis en évidence. Toutefois, dans la majorité des cas, ces écrits avalisent la vision classique selon laquelle la force peut être utilisée sur un mode rationnel et instrumental au service du politique. On ne décèlera pas dans ces travaux de remise en question radicale de cette conception et de ses fondements. De façon quelque peu caricaturale, on peut dire que ces écrits prennent la stratégie pour une vérité scientifique. La possibilité du recours à la violence sur un mode instrumental et rationnel au service du politique ne fait pourtant pas consensus dans le monde de la recherche. De façon directe ou indirecte, beaucoup de chercheurs en sciences humaines montrent que l’idée stratégique doit sa pérennité à un cadrage étroit qui masque les dynamiques et intérêts étant à son origine, qui occulte des réalités opérationnelles des opérations et qui est peu disert sur les conséquences concrètes de l’usage de la force (Butler 2010)

Ainsi, au cours des années 1980, la remise en question du cadrage classique est d’abord le fait de travaux, que l’on situera à la croisée des sciences politiques, de l’histoire et du journalisme d’investigation, s’interrogeant sur la raison du maintien d’arsenaux nucléaires capables de détruire plusieurs fois la planète (ce que le jargon nomme « overkill ») (Kaplan 1983 ; Herken 1987 ; Nolan 1989). Ces travaux se focalisent en particulier sur les rationalisations théoriques élaborées par les experts civils, non des moindres, ceux issus de la RAND Corporation aux États-Unis. Ils font l’hypothèse que l’acceptation du surarmement découle pour partie de leur vision « technicienne » de la violence armée. Par ce biais, ces travaux interrogent le rôle excessif des experts stratégiques dans les démocraties. Il faut interpréter ces travaux comme une première pièce à charge contre le bien-fondé du discours stratégique.

Environ à la même époque, un deuxième coup est porté au cadrage instrumental et rationnel de la violence militaire par des études qui exposent à quel point cette conception ne résultait pas de réalités objectives, mais serait plutôt l’expression d’un mélange d’intérêts particuliers, de discours pseudo-scientifiques et de rituels. Quatre études illustrent bien ce point. Il s’agit tout d’abord de l’analyse du sociologue Jerry W. Sanders (1983) qui présente la politique d’endiguement (« containment ») des États-Unis lors de la guerre froide comme le résultat d’une construction idéologique élaborée par une « élite » proche des industries en armements. Ce que l’auteur démontre, c’est qu’un « establishment » bâti autour d’un lobby nommé Committe on Present Danger, et au coeur duquel on trouve des personnalités telles que Paul Nitze et Eugene Rostow, n’a eu de cesse de diffuser une représentation dangereuse de l’URSS. Toujours selon Sanders, cette construction idéologique propose une vision du monde d’apparence si cohérente qu’elle est ensuite reprise par les deux grands partis politiques des États-Unis. En définitive, la prégnance de cette représentation a contribué à militariser le différend politique qui opposait les États-Unis à l’Union soviétique. La seconde étude est celle du sociologique James William Gibson sur la guerre du Viêt-Nam. Selon Gibson (1986), la longue durée de l’engagement américain au Viêt-Nam s’explique par la persistance d’un régime de savoir (concept qu’il emprunte au philosophe Michel Foucault) militaire et managérial incapable de faire preuve de réflexivité. L’auteur montre comment les militaires et les experts civils qui ont élaboré ce régime parvinrent à le maintenir en selle en prétendant, après chaque échec militaire, qu’un renforcement de la pression armée allait, à un moment ou un autre, conduire à la victoire. L’un des points forts de l’étude est de présenter tour à tour la vision de la guerre à Washington et sur le terrain avec force détails. Le décalage entre les prétentions du discours stratégique et la réalité du théâtre des opérations apparait alors avec évidence. À la lecture de Gibson, les doctrines militaires expérimentées en Asie du Sud-Est ne sont en définitive rien de plus que des illusions. La troisième étude qu’il convient de présenter est celle de la chercheuse féministe Carol Cohn (1987) sur le langage déshumanisant utilisé par les experts responsables de penser et enseigner les doctrines nucléaires[5]. L’auteure, en tant qu’enseignante, fut invitée à participer, au cours des années 1980, à des séminaires de présentation de la stratégie nucléaire américaine par des experts civils. Cohn saisit cette opportunité pour mener une recherche ethnographique sur leur langage et la façon dont il rend compte des armements nucléaires et leurs effets potentiels. Elle décèle ainsi l’existence d’une « communauté de langage » qui a pour caractéristiques d’évoquer le fait nucléaire à travers des euphémismes (un projet de missile est par exemple nommé « Peacekeeper » et certaines armes plus puissantes que la bombe d’Hiroshima sont considérées comme des « damage limitation weapons »), par des acronymes complexes (comme SLCM pour Submarine-Launched Cruise Missile) et sans jamais évoquer les effets concrets des armes, en particulier les conséquences de leur utilisation sur les corps. Ce qui transparait dans l’étude de Cohn, c’est toute la facticité du discours stratégique qui a besoin de se protéger par des mises en scène langagières. Enfin, pour compléter ce tour d’horizon, il convient de mentionner l’étude d’anthropologie culturelle de Gusterson (1998) sur les rituels de cohésion au sein de la communauté des ingénieurs responsables de la conception des armes nucléaires au laboratoire national de Lawrence Livermore (Californie), à la fin de la guerre froide. L’anthropologue analyse ainsi comment la culture du secret ou la recherche de la prouesse technologique unit ces ingénieurs. Il décrit aussi la façon dont la dissuasion devient une sorte d’idéologie parmi eux, les aidant à justifier au jour le jour leur travail. Selon ces scientifiques, l’arme nucléaire n’est pas une arme d’utilisation, juste un outil destiné à prévenir de la guerre. De fait, ce que cette recherche expose, ce sont les processus « micro » par lesquels le discours stratégique (nucléaire) s’enracine et se déploie. Dans la continuité de l’article de Cohn, qu’il mobilise, Gusterson rend compte des dimensions contingentes et locales de la construction de ce discours. Il met en fait en évidence les rites qui sont nécessaires à la perpétuation de la mythologie stratégique nucléaire. Loin de s’imposer comme une donnée « naturelle », cette mythologie s’explique avant tout par des nécessités pragmatiques « locales », comme le besoin pour les scientifiques de se convaincre de la moralité de leurs actions.

Une troisième série de recherches s’est attaquée au cadrage instrumental et rationnel de la violence militaire en mettant en exergue la nature « bricolée » de la production des savoirs stratégiques. Selon ces travaux, les conceptions stratégiques sont élaborées de façon tellement « aléatoire » qu’elles finissent par générer des recommandations qui ne sont pas en phase avec la réalité des risques et menaces. Ceci a par exemple bien été démontré par l’anthropologue Donald MacKenzie (1990) dans une étude aujourd’hui classique sur la précision des armes nucléaires. D’après MacKenzie, les politiques de défense sont le fruit d’un travail « d’ingénierie hétérogène », d’un assemblage imprévisible d’acteurs et d’intérêts aux conséquences tout aussi imprévisibles. Ainsi, si des armes nucléaires précises sont construites aux États-Unis pendant la guerre froide, ce n’est pas tant parce qu’elles s’avéraient opérationnellement nécessaires, mais plutôt parce qu’une multitude d’acteurs, poursuivant chacun un intérêt propre, ont fini par conclure une alliance de fait sur ce dossier. Mentionnons d’abord les ingénieurs qui ont élaboré les technologies nécessaires au guidage des missiles et sont parvenus à intéresser les militaires à leurs travaux. Mentionnons ensuite les officiers de l’US Navy qui avaient besoin de missiles précis pour leurs sous-marins afin d’élaborer une conception stratégique qui leur permettait de se démarquer de leurs rivaux bureaucratiques de l’US Air Force. Mentionnons aussi les hommes politiques qui désiraient présenter les armes nucléaires au public comme plus discriminantes qu’elles ne le sont en réalité. Et pour terminer, mentionnons les experts civils qui parviennent à élaborer des justifications théoriques à une conception renouvelée de la dissuasion basée sur le concept de « destruction ciblée ». Au final, le résultat n’en reste pas moins kafkaïen : des armes précises, mais peu discriminantes du fait de leur puissance destructrice très supérieure à celle d’Hiroshima. L’architecte Eyal Weizman (2007), spécialisé dans la culture spatiale, et le géographe Stephen Graham (2011) ont également mis en évidence les effets de bricolages aux conséquences problématiques dans leurs recherches sur, respectivement, la gestion militarisée du territoire en Israël et dans les territoires occupés et les nouvelles conceptions urbaines de la guerre. Chez Weizman, on voit à quel point la politique de sécurité israélienne dépend d’interactions entre les militaires, les services de renseignements, les juges, les colons ou encore le monde des affaires. Même les considérations écologistes finissent par jouer un rôle dans les modalités de contrôle de l’espace, le tracé des fortifications prenant en compte les zones vertes à protéger. Graham, lui, montre comment un assemblage sécuritaire, mélangeant policiers et militaires, soutenu par des moyens modernes (dirigeables de surveillance, nanocapteurs ou encore drones) contribue à transformer l’image des villes en zones dangereuses. À la lecture de ces auteurs, on se rend compte que les conceptions stratégiques et sécuritaires ne résultent pas d’un travail véritablement coordonné sur le plan politique, mais plutôt d’emboîtements plus ou moins contingents d’intérêts, de rationalités locales et de routines. In fine, les ouvrages de ces deux auteurs montrent comment, dans les cas spécifiques qui les intéressent, ces dynamiques activent des imaginaires stratégiques de type coloniaux qui transforment des problèmes d’ordres sociaux ou politiques « classiques » en menaces sécuritaires[6]. Plus prosaïquement, ces conceptions jettent de l’huile sur le feu des tensions socio-économiques et communautaires.

Enfin, la quatrième contestation du cadrage stratégique est d’abord le fait des travaux des historiens qui se sont intéressés aux deux conflits mondiaux et, ensuite, aux opérations coloniales à partir de l’étude des représentations collectives (Dower 1987 ; Bartov 1991 ; Cameron 1994 ; Russell 1996 ; Renda 2001 ; Horne et Kramer 2001 ; Hull 2005 ; Neitzel et Welzer 2013). Au coeur de leurs études, un désir d’échapper à la narration alignée sur les discours officiels des officiers supérieurs et des diplomates. Selon ces analyses, les guerres ne sont pas faites d’une suite de combats servant de simple moyen rationnel au service du politique. À travers des analyses des représentations circulant parmi les soldats, ces historiens vont mettre en évidence la composante haineuse, et volontiers raciste, de la guerre résultant notamment de la peur de l’Autre. Ce faisant, ces chercheurs finissent par mettre en évidence ce que le discours stratégique définirait comme un « excès de violence ». Notamment faite de massacres de civils, d’exécutions sommaires de prisonniers et de destructions non discriminées, cette violence a les atours extérieurs de l’inutilité technique, voire du gaspillage des ressources militaires. À leur lecture, ces travaux donnent cependant à penser que la situation est bien plus complexe dans la réalité. Ces « excès de violence » ne doivent pas tant être perçus comme des accidents, découlant d’une mauvaise application de la stratégie, que comme une expression « pure » de ce qu’est la guerre. Contrairement à ce qu’escompte le discours stratégique, prompt à insister sur la rationalité froide des acteurs ou les capacités de manipulation des sentiments, la guerre provoque des passions qui ne peuvent facilement être contrôlées. Il serait donc assez vain d’attendre des guerres qu’elles se conforment à l’idéal d’une violence canalisée et limitée. Même si elle ne s’exprime pas toujours avec autant de force dans tous les conflits, la violence extrême doit être considérée comme une composante a priori inhérente des guerres.

En résumé, ces travaux nous disent qu’il existe un décalage entre le discours stratégique et la réalité de la violence militaire. Ils nous mettent en garde contre le fait que les conceptions stratégiques sont souvent des élaborations théoriques désincarnées. Plus encore, pour ces travaux, les conceptions stratégiques constituent des obstacles aux facultés de compréhension des motivations de l’Autre, sans même parler de leurs effets strictement déshumanisants[7]. Ces recherches nous disent enfin que les raisons qui expliquent les idées stratégiques sont à rechercher dans les relations que leurs producteurs entretiennent avec leurs environnements directs, les rapports avec leurs collègues de travail ou leur appartenance à des collectifs de tailles limitées. Plus encore, ils nous disent que ces conceptions ne sont pas produites « gratuitement », mais sont le fait de calculs intéressés. Autrement dit, les réflexions stratégiques sont trop souvent faiblement tournées vers la compréhension de ce qui se passe « là-bas ». Elles sont avant tout une réponse à des enjeux de proximité[8]. Au final, ces raisons contribuent à faire du raisonnement stratégique un savoir dénué de réflexivité, incapable de remettre en question ses conceptions les plus centrales.

II – Démystifier le fanatisme technique

Lorsqu’il est appliqué, le discours stratégique ne s’appuie pas seulement sur une pensée théorique abstraite. Il compte aussi sur des moyens techniques au rang desquels figurent des armes. De fait, il est difficile d’étudier les événements guerriers sur la longue durée, en particulier depuis la révolution industrielle, sans être frappé par l’importance du matériel militaire et ses effets. La réflexion stratégique a bien entendu pris acte de ce phénomène. Une part importante des travaux des théoriciens de la guerre et autres spécialistes des études stratégiques et de sécurité contient des références à ces questions (Buzan 1987 ; Buzan et Herring 1998). Toutefois, en conformité avec les attentes du discours stratégique, leurs écrits se sont surtout penchés sur l’aspect instrumental conféré aux équipements. Le propos de ces auteurs a donc consisté à poser la question de savoir comment utiliser efficacement le matériel pour atteindre des objectifs politiques. Parmi ces chercheurs, il est vrai, certains ont attiré l’attention sur le fait que la nature et les capacités du matériel pouvaient avoir un impact sur la détermination des choix politiques, révélant déjà certaines des limites de l’instrumentalisme stratégique. Les travaux que nous allons présenter sont cependant allés bien plus loin dans la remise en question. La question qui les occupe est celle de savoir comment on a pu en arriver à penser les armements comme des moyens adaptés à la mise en oeuvre d’une violence instrumentale et rationnelle au service de fins politiques. C’est donc une approche qui se concentre sur la construction des représentations collectives entourant les armes. Par ce biais, les chercheurs en viennent à se demander comment certains équipements sont présentés comme efficaces, comment certaines armes sont décrites comme précises et discriminantes, ou encore comment les effets de ce matériel peuvent paraître, le cas échéant, moralement acceptables. Pour reprendre l’expression utilisée par Butler (2010), ces approches se sont focalisées sur la problématique du « cadrage » des armements et des conséquences de ceux-ci en matière de normalisation de leur usage, de célébration de leurs capacités ou encore de relativisation ou déni de leurs effets.

Du point de vue empirique, les recherches n’ont pas uniquement été menées par des politologues, mais aussi par des historiens, des philosophes, des géographes ou encore des journalistes sur des catégories d’équipement aussi variées que les mitrailleuses, les défenses antimissiles, les fusils d’assaut, les barbelés, les missiles nucléaires, le napalm et plus récemment, les drones (Ellis 1975 ; Bjork 1992 ; Kahaner 2007 ; Volcler 2011 ; Neer 2013 ; Chamayou 2013)[9]. Pour la clarté de notre propos, nous nous focaliserons ici sur trois travaux écrits respectivement par un historien, un journaliste et un psychiatre et enfin par un anthropologue sur des questions afférentes aux bombardements aériens et aux armes nucléaires. La continuité thématique n’est pas la raison unique de notre choix. Cette sélection est surtout intéressante parce qu’elle donne l’opportunité d’illustrer trois catégories différentes de représentations d’armements qui s’alignent sur et soutiennent une vision stratégique de l’usage de la force. Plus précisément, ces trois ouvrages exposent ce qu’il en est des discours qui normalisent le recours aux armes préalablement à leur utilisation, des représentations occultant leurs conséquences directes et, enfin, ce qui relève de l’absence de cadrage des conséquences lointaines et indirectes (entre autres sanitaires et environnementales) liées au recours et à la production de ces mêmes armes.

En ce qui concerne les justifications préalables, il convient de se pencher sur le livre de l’historien Michael Sherry (1989) au sujet du développement de la « puissance aérienne », c’est-à-dire de la capacité de bombardement aérien, aux États-Unis jusqu’à la Seconde Guerre mondiale[10]. Sur le fond, le livre ne traite pas uniquement de l’effondrement de toute forme de retenue (« collapse of restraint ») en situation de conflit (ibid. : 152 sqn). Il s’interroge également sur les processus de normalisation des équipements militaires, même lorsque l’efficacité opérationnelle de ceux-ci s’avère contestable. En effet, les bombardiers des années 1930 et 1940 sont peu précis et, fatalement, causent de nombreuses victimes civiles à l’usage, en particulier lorsqu’ils opèrent contre les industries et les villes. Selon l’auteur, l’existence d’un imaginaire technique explique en partie pourquoi la confiance persiste à l’égard de ces engins. Au coeur de cet imaginaire, on trouve non seulement une pensée stratégique qui encense le supposé caractère décisif du bombardement aérien, mais aussi toute une série de représentations plus populaires, conférant à l’aviation (civile et militaire) une grande aura. Celles-ci s’appuient entre autres sur la traversée de l’Atlantique par Charles Lindbergh en 1927, le rôle postal de l’aviation militaire en situation de conflit social, les mises en scène médiatiques de certains exercices militaires ou encore l’existence de récits romancés de combats aériens. Tout ceci contribue à renforcer le prestige de l’aviation de bombardement qui est finalement conçue comme une arme idéale d’intimidation. Les voix qui s’opposaient encore à cette arme finissent par se taire avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les débats ne portent plus sur la question de savoir s’il faut encore recourir aux bombardements « stratégiques », mais sur les modalités de leur utilisation. Au cours du conflit, les bombardiers sont une fois encore soutenus par des discours populaires, non des moindres, l’adaptation de l’ouvrage Victory through Airpower de De Seversky pour le Readers Digest et ensuite son adaptation dans un film produit par les studios Disney. Sur le plan opérationnel, on assiste à une escalade dans les moyens mis en oeuvre. Les bombardements sont de plus en plus massifs. En définitive, ce sont les civils qui s’avèrent les principales victimes de cette stratégie. Les attaques nucléaires contre Hiroshima et Nagasaki constitueront les points culminants de ce processus. Au terme de la Seconde Guerre mondiale, des enquêtes officielles ont contesté l’efficacité des grands bombardements contre les villes. Ceux-ci n’ont pas réussi, comme l’espéraient des responsables des forces aériennes, à « briser le moral » de l’ennemi au point de le contraindre à capituler, en dépit des hécatombes provoquées par les bombes. Berlin a finalement été envahie par des forces terrestres. En ce qui concerne le cas japonais, il est aujourd’hui de plus en plus largement admis qu’il n’était pas nécessaire de lancer des bombes atomiques pour mettre un terme à la guerre (Alperovitz 1995). Le Japon cherchait déjà à négocier sa défaite. L’étude de Sherry permet de bien comprendre comment un imaginaire se construit autour d’une catégorie d’armes et contribue à légitimer son utilisation dans un sens conforme au discours stratégique.

Un imaginaire technique construit autour des armements sera d’autant plus crédible s’il est accompagné de dispositifs qui occultent les conséquences directes de leur utilisation. Pour illustrer cette problématique, tout en la replaçant dans la continuité thématique des travaux de Sherry, il est utile de s’intéresser à l’étude coécrite par Jay Lifton et Gregg Mitchell (1995), respectivement psychologue et journaliste, sur la place d’Hiroshima dans la société américaine[11]. Leur ouvrage n’est pas tant focalisé sur les discours que sur les choix militaires, politiques et médiatiques qui vont contribuer à produire un cadrage très sélectif de l’arme nucléaire et de ses effets[12]. Les auteurs révèlent ainsi que les forces armées américaines cherchent rapidement à canaliser l’accès des journalistes sur le site du bombardement. Les journalistes alliés se voient notifier que, pour éviter d’être exposés à d’éventuels actes de représailles de la part des Japonais, ils ne peuvent se rendre sur le site qu’accompagnés et guidés par des soldats américains. On fait également savoir aux journalistes que les informations concernant la bombe sont sensibles pour la sécurité nationale. Pour éviter aussi d’éventer des secrets militaires, il leur est recommandé de soumettre préalablement leurs articles sur le sujet aux autorités. Les militaires américains qui gouvernent le Japon entre 1945 et 1952 interdisent par ailleurs aux médias locaux d’évoquer la bombe et ses effets. Des films japonais tournés à Hiroshima sont mis sous scellées par les militaires et ne seront redécouverts que bien plus tard. Par ailleurs, aux États-Unis, une chape de plomb entoure la question des victimes américaines de la bombe. En effet, des prisonniers de guerre américains étaient présents à Hiroshima lors du bombardement nucléaire. Il y avait aussi dans la ville des ressortissants américains d’origine japonaise (rendant par exemple visite à leurs familles) restés coincés au Japon lors du déclenchement des hostilités. À cet égard encore, le silence médiatique fut de mise. De façon générale également, les médias américains, lorsqu’ils représentent le bombardement, ne diffusent que des images de quartiers en ruines. Ils évitent de montrer des images de corps brûlés et meurtris. Cinquante ans plus tard, le responsable du Smithonian Museum de Washington DC envisagera d’organiser une exposition conçue autour du bombardier Enola Gay qui transporta la bombe. À cette occasion, il fut considéré par le musée de présenter la problématique sous un jour critique, donnant la parole aux historiens qui remettaient en question le bien-fondé de la décision de recourir à la bombe. Ce projet fut contrecarré par une mobilisation d’anciens combattants et d’hommes politiques conservateurs, à laquelle finirent par se rallier des politiciens de réputation moins radicale. Autrement dit, après plus d’un demi-siècle, il restait difficile de contester publiquement la narration dominante des événements d’Hiroshima aux États-Unis. La légitimité de l’arme nucléaire et de la décision de son utilisation pour des raisons stratégiques a donc été protégée par l’ensemble de ces dispositifs.

Enfin, il faut noter que beaucoup d’armements ont des conséquences lointaines très difficiles à contrôler. Pour reprendre l’expression de Nixon (2007), on peut parler de violence lente (« slow violence ») pour désigner ces effets. De façon générale, les discours stratégiques ainsi que ceux qui magnifient les armements ne les prennent pas en considération. Les cas documentés d’effets à long terme sont pourtant nombreux. Dans les conflits contemporains, un nombre non négligeable de munitions classiques n’explosent pas lors des opérations, polluent ensuite de vastes zones et, le cas échéant, blessent, mutilent et tuent des années, voire des dizaines d’années, après le conflit (Borrie 2009). Ce phénomène concerne non seulement les bombes classiques, les bombes à sous-munitions, les mines antipersonnel, mais aussi des munitions toxiques telles que celles déversées sans précautions dans des mers à la fin de la Première Guerre mondiale. Au Viêt-Nam, ce problème concerne aussi les effets de l’agent orange, un défoliant dérivé de la dioxine (Gibson 1986 : 123), produit qui fut utilisé sur de grandes surfaces afin, censément, de faciliter la localisation de l’adversaire. Il est à l’origine de nombreuses maladies parmi les vétérans américains et les populations locales. De vastes zones restent encore contaminées de nos jours par ce produit. Enfin, une fois encore, un des dossiers les plus problématiques en la matière est celui du nucléaire militaire. À cet égard, il est des plus utiles de se pencher sur l’étude de l’anthropologue Joe Masco (2006) à propos des « nuclear borderlands ». Celle-ci porte sur l’héritage environnemental et sanitaire de la course aux armements nucléaires de la guerre froide aux États-Unis[13]. Afin de comprendre ce problème, Masco s’intéresse à l’élaboration des armes, aux tests et à la gestion des déchets nucléaires dans la région de Los Alamos au Nouveau-Mexique. L’auteur s’attache en particulier à comprendre l’impact de la course aux armements nucléaires pour les populations qui vivent dans cette région. Au passage, il nous apprend que d’après certaines estimations, les essais nucléaires menés par les États-Unis entre 1951 et 1961 auraient causé le décès de 11 000 à 70 000 personnes et que de 11 000 à plus de 200 000 personnes auraient aussi été atteintes de cancers de la thyroïde. L’étude indique enfin qu’environ 5 300 km2 de territoire des États-Unis sont dédiés au complexe nucléaire militaire, une partie non négligeable devant être considérée comme sacrifiée, car impossible à nettoyer définitivement. La pollution sur certains de ces sites est par ailleurs décrite comme dangereuse pour l’être humain pour les 10 000 ans à venir (soit, environ, 400 générations). En l’état de nos connaissances techniques, c’est donc un problème « éternel ». Mais il n’est pas cadré comme un problème d’insécurité.

On en conviendra, les éléments que nous avons ici évoqués ne trouvent pas place dans le discours stratégique. Ce discours ne donne guère de prises pour appréhender les problématiques relatives au fétichisme des armes et aux conséquences de leur fabrication et de leur utilisation humaines ou environnementales sur le court, le moyen et le long terme. Il est pourtant difficile d’envisager la rationalité d’un outil sans prendre ces éléments en considération. Une fois encore, on se rend compte du décalage existant entre le discours stratégique et la réalité de l’usage des forces armées.

III – Déconstruire les discours militaristes

Depuis plusieurs décennies également, des historiens, des sociologues et des spécialistes des questions de communication ont montré à quel point les imaginaires collectifs découlant des discours politiques à destination de l’opinion et des productions des médias de masse sont parties prenantes dans les processus de légitimation de la violence militaire. Ces travaux nous permettent de mieux comprendre comment la violence militaire se trouve légitimée en dehors des registres liés à l’expertise technique pure ou aux représentations des armements[14]. Ils sont également utiles pour comprendre comment certains cadrages ont pour effet de ne pas révéler toute la misère de la violence ou, au contraire, mettent en évidence cette misère afin de soutenir des desseins guerriers (Butler 2010). Ajoutons que, dans le champ traditionnel des études stratégiques et des Relations internationales, la question des représentations populaires se trouve habituellement confinée à la notion d’opinion publique conçue comme une sorte de réceptacle peu dynamique des images de guerre[15]. Les approches plus critiques, elles, sont beaucoup moins intéressées par les statistiques de réception des informations relatives aux guerres parmi les populations. Une fois encore, ce qui les intéresse surtout, c’est de décrypter la façon dont la violence militaire est cadrée. À ce propos, il est intéressant de se pencher sur les travaux des historiens et des spécialistes des questions de communication. Les uns comme les autres ont montré à quel point l’absence de remise en question digne de ce nom du discours stratégique est favorisée par la façon dont les conflits sont cadrés non pas par ceux qui les mènent sur le terrain, mais par les hommes politiques, les médias, ou encore l’industrie cinématographique[16].

Les études historiques critiques sur l’engagement américain lors de la Seconde Guerre mondiale illustrent très bien ce point (Adams 1994 ; Fussell 2003 ; Zinn 2003 : 461-502 ; Terkel 2006)[17]. Comme certains historiens intéressés par les questions relatives à la culture populaire l’ont remarqué, cette guerre est présentée aux États-Unis comme une « bonne guerre ». Pour les tenants de cette conception, lors de la Seconde Guerre mondiale, l’ennemi (« méchant ») était bien identifié, la cause (défense de la liberté et de la démocratie) était considérée comme juste et le sentiment d’unité nationale prévalait. Partant, la Seconde Guerre mondiale constitue un important point de repère historique pour l’opinion américaine et ses décideurs politiques. Pour eux, ce conflit agit de fait comme la preuve que l’usage de la violence militaire peut s’avérer efficace pour se débarrasser d’un ennemi vil. Toutefois, comme le soulignent ces mêmes historiens, cette vision idéalisée repose sur une réinvention du passé. Pour commencer, la guerre ne fut pas « propre ». Elle était, pour ceux qui la vécurent à travers les combats, véritablement sanguinaire (Fussell 2003 : 358). Aujourd’hui, la guerre est présentée comme une lutte par les forces du bien pour la démocratie et la liberté contre le mal. Toutefois, à cette époque, les dimensions raciste et génocidaire du combat étaient éludées. Ces aspects sont avant tout le fait de reconstructions après-coup. Plus encore, il ne faut pas oublier que les États-Unis pratiquaient la ségrégation raciale durant les années 1940. L’antisémitisme n’était pas non plus rare dans les rangs des GI, de même que le racisme à l’égard des Japonais. Enfin, les soldats américains faisaient un usage peu modéré de leur puissance de feu, au risque de tuer et blesser des civils[18]. Bref, l’image d’une « bonne guerre » menée par une armée parfaite fut surtout le fait de ceux qui n’avaient pas à combattre et à connaitre les conséquences de l’application du discours stratégique. Enfin, ces recherches attirent aussi notre attention sur le fait que cette « bonne guerre » renforça l’habitude de la violence dans la politique étrangère des États-Unis.

La Seconde guerre [sic] a faussé notre manière de voir les choses aujourd’hui. Nous nous référons à cette guerre qui était en un sens une bonne guerre. Mais le souvenir déformé qu’ils en ont a encouragé les hommes de ma génération à vouloir, parfois même ardemment, utiliser notre force militaire partout dans le monde.

témoignage de l’amiral américain Gene Laroque rapporté par l’historien Studs Terkell [2006] : 128

Comme l’a bien montré le sociologue Jerry Lembcke (1998), après la guerre du Viêt-Nam, une deuxième série de représentations légitimant la violence militaire vient se superposer à celles héritées de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une légitimation qui opère à travers un vaste travail de réduction de l’image du conflit. La violence militaire n’est plus saisie par rapport à une cause et des enjeux politiques, mais de plus en plus par le seul prisme de la souffrance des soldats. Il convient de détailler cette dynamique qui aura un impact important sur la justification de plusieurs guerres de l’après-guerre froide, non des moindres, la guerre du Golfe de 1991. Au cours de la guerre du Viêt-Nam, un mouvement de contestation apparaît aux États-Unis. Ce mouvement est plutôt bien vu de la part des soldats obligés d’effectuer leur service militaire en Asie du Sud-Est. Les soldats perçoivent la contestation comme une pression exercée sur le politique afin de mettre fin au conflit, ce qu’ils souhaitent. Les mouvements de contestation, eux-mêmes, ont une attitude bienveillante à l’égard des soldats et cherchent même à nouer des alliances avec les vétérans lors de leurs actions de contestation. Sous la présidence de Nixon, les autorités vont tenter de briser cette unité en diffusant une représentation d’opposants à la guerre traitant les vétérans d’assassins et leur crachant dessus. Dans les faits, Lembecke explique qu’il n’est pas parvenu à retrouver de témoignages prouvant que des pacifistes ont craché sur des vétérans. Ce qu’il a trouvé, ce sont des sources qui évoquent des crachats d’activistes de droite sur des militants pacifistes. Quoi qu’il en soit, dans la culture populaire, l’image de pacifistes maltraitant des soldats va gagner en autonomie. Le raisonnement qui découle de cette conception est que l’action des pacifistes a brisé le moral des troupes, ce qui aurait causé la perte des États-Unis. Comme l’écrit Lembcke, on assiste à un retournement en termes de responsabilité. Ce ne sont plus les politiques et les généraux qui sont pointés du doigt pour une guerre désastreuse, mais les pacifistes qui seraient les véritables responsables de l’échec. Lors de la guerre de 1991 contre l’Irak, toujours selon Lembcke, cette rhétorique des soldats-victimes resurgit. Ayant des difficultés à légitimer le maintien du dispositif militaire déployé en Arabie Saoudite pour faire face à l’Irak, l’administration de George H. Bush recourt à un discours centré sur la figure du soldat. Ce ne sont donc plus d’éventuelles raisons d’équilibre géopolitique ou des enjeux pétroliers qui servent à justifier la poursuite de l’engagement, mais l’idée qu’il est moralement nécessaire de soutenir les soldats déjà déployés sur le terrain. Comme de bien entendu, ce soutien passe par une absence de contestation de la guerre qui s’avérerait psychologiquement dommageable pour les soldats. En conséquence, l’activité guerrière ne se trouve même plus soutenue par les attendus du discours stratégique relatif à l’accomplissement froid et rationnel d’un objectif politique, mais par une référence à la solidarité envers les militaires. On saute ici vers une justification par les émotions.

D’autres analyses, réalisées par des spécialistes des questions de communication et des « cultural studies » vont compléter ce tableau par des publications portant sur les décennies 1980, 1990 et 2000. De façon générale, elles montrent comment la violence militaire a été esthétisée pendant cette période. Ainsi, Gibson (1991) – dont il a déjà été question ci-dessus – parle de « redeeming the Vietnam war », ce que nous pourrions traduire par une tentative de racheter l’échec de la guerre du Viêt-Nam, à travers la culture populaire. Selon Gibson, les « thrillers technologiques » et guerriers de Tom Clancy y contribuèrent. Ces publications participent à restaurer une image de grandeur et de puissance aux États-Unis. Plus récemment, les recherches de Roger Stahl (2009), spécialiste dans le champ des études en communication, sur le concept de « militainment », contraction de « military » (militaire) et « entertainment » (divertissement), ont montré l’étendue du problème de nos jours[19]. Il est question d’une extension du « complexe militaro-industriel » en direction du secteur du divertissement. L’analyse porte sur les films hollywoodiens et les séries télévisées guerrières, les télé-réalités tournées dans des bases militaires, les jeux vidéo utilisés pour l’entraînement des soldats et revendus sur le marché civil, les défilés lors des grands événements sportifs ou encore les jouets guerriers. Ce que Stahl expose à travers l’interpénétration des sphères militaire et du divertissement aux États-Unis au cours des années 2000, c’est la production d’une représentation peu critique de la violence militaire. L’ensemble de ces productions invitent très rarement leur public à se poser la question de la finalité et des conséquences politiques des actions. Le « pourquoi » des opérations miliaires, si important dans le discours stratégique, semble devenu « tellement évident » qu’il n’est plus nécessaire de l’évoquer (à moins que cette question ait perdu toute pertinence…). À sa manière aussi, l’univers du divertissement contribue à embellir la guerre. C’est encore à des chercheurs spécialisés sur les questions de communication que l’on doit d’avoir mis en exergue le fait que même les chaînes d’information en continu (telles que Fox News ou CNN) recourraient à un cadrage hollywoodien, et donc esthétisant, des interventions armées. Sur la forme et le fond, ces programmes donnent à voir la guerre selon des modalités en fait très similaires des spectacles sportifs (Jaramillo 2009). Par ce biais également, la question qui se trouve posée est celle des effets déréalisants de la guerre permis par les technologies modernes de communication et la généralisation de leur utilisation.

Enfin, la problématique que nous évoquons connaît un quatrième mode d’expression : la stabilisation médiatique de l’Autre dans son rôle d’ennemi. Gusterson (2012) donne ici aussi une très bonne illustration de ce processus à partir d’une étude de cas qui porte sur l’intervention américaine en Afghanistan. Selon lui, les insurgés n’apparaissent qu’indirectement, à travers des actes (c’est-à-dire à travers des images des destructions provoquées par leurs armes) ou à travers quelques photographies d’hommes masqués et armés (mais qui ne s’expriment pas). Certains journaux les présentent également en même temps que des listes de groupes armés, donnant leurs noms et éventuellement indiquant une estimation de leurs effectifs. Toutefois, même si elles donnent l’impression d’exhaustivité, ces listes obscurcissent souvent la compréhension, car elles n’expliquent pas pourquoi les groupes en question prennent les armes. D’après Gusterson, la censure pratiquée par les autorités (entre autres militaires) américaines explique aussi en partie ce processus. Pour un journaliste, aller vers les insurgés, leur parler, les interviewer est considéré comme un acte de déloyauté nationale (qui a même valu à certains journalistes d’être faits prisonniers). Dès lors, l’information sur les insurgés, très limitée, ne parvient à décrire ceux-ci que comme une sorte de présence spectrale à la fois stable et menaçante. Parfois aussi, l’Autre peut apparaître à travers les discours que les militaires et les experts produisent à son propos, mais sans avoir préalablement discuté avec lui de ses motivations. Il n’est pas non plus rare de trouver une tonalité péjorative dans leurs discours. Les insurgés sont alors décrits comme des criminels ou des « sauvages » (au passage, notons que ces mêmes discours relativisent au passage les violences commises par les militaires américains). De façon générale, ces dispositifs produisent une violence symbolique en faisant taire ceux qui sont décrits comme les ennemis et en les fixant dans cette fonction. Bien entendu, cette fixation contribue elle aussi à protéger le discours stratégique qui a besoin d’ennemis pour se maintenir.

En résumé, les travaux des historiens, des anthropologues et des spécialistes des questions de communication attirent notre attention sur le fait que la façon dont la guerre est racontée par les décideurs politiques et les médias contribue à la rendre justifiable aux yeux des populations. Leurs études ont par ailleurs insisté sur le fait que les discours de ces acteurs présentent les événements sous un jour éloigné de la réalité historique et du vécu des acteurs de terrain. De fait, leurs narrations peu, ou pas, critiques de la violence militaire soutiennent le discours stratégique.

Conclusion

Le premier objectif de ce texte était d’exposer, à travers la présentation d’une série de recherches publiées, comment les sciences humaines (anthropologie, sociologie, histoire ou encore études sur la communication) remettent en question le discours stratégique véhiculé par les courants dominants des études stratégiques et de sécurité ainsi que par les discours institutionnels militaires. Comme on l’a vu, ces travaux ont rassemblé un solide dossier à charge de l’idée selon laquelle la violence pouvait être utilisée sur un mode rationnel et instrumental au service du politique. Tout d’abord, ils ont montré que le raisonnement stratégique, loin de s’imposer comme une évidence, devait sa continuité aux intérêts de certains acteurs responsables de cadrages très sélectifs, pour ne pas dire biaisés, quant aux effets de l’usage de la force. Ils ont ensuite montré comment les discours magnifiant les équipements militaires, et qui renforcent par ce biais le discours stratégique, se protégeaient de toute critique quant aux conséquences de leurs usages. Ils ont enfin exposé comment les discours politiques et médiatiques tendaient à légitimer la violence militaire en jouant sur les affects et en transformant la violence en spectacle.

Le second objectif était de mettre en évidence l’apport de ces mêmes travaux pour les approches critiques de sécurité dans le champ des Relations internationales. Sur ce point, plusieurs éléments peuvent être retenus. Tout d’abord, les études présentées invitent à s’intéresser aux discours stratégiques (et parfois, serions-nous tenté de dire, au seul discours et à leur vocabulaire dans certains cas), mais également aux acteurs (par exemple les ingénieurs nucléaires), à leurs intérêts (en termes bureaucratiques et économiques), à leurs sentiments (entre autres la peur et la haine) et à leurs pratiques (par exemple en matière de censure). Ensuite, ces études ont mis à jour des modes variés de légitimation de la violence militaire. Parmi celles-ci, citons la rationalisation technique et la réification de l’Autre (avec les discours des experts), la négation de l’Autre (avec les discours racistes), la reconstruction du passé guerrier à des fins politiques contemporaines (avec le mythe de la « bonne guerre »), le déplacement de responsabilité (à propos du rôle suspecté des opposants à la guerre du Viêt-Nam), l’esthétisation et la spectacularisation (à propos des armements et des productions médiatiques), la saturation de la sphère publique d’informations peu pertinentes pour la compréhension des causes profondes des conflits (à propos de la situation en Afghanistan) et enfin, l’imposition d’une vision étroite des conséquences de l’emploi de la force (à propos des effets humanitaires et sanitaires des armements). Certaines de ces modalités ont déjà fait l’objet d’analyses par les chercheurs critiques en Relations internationales. D’autres n’ont été que succinctement, voire pas du tout, abordées. Dans une perspective dédisciplinarisée/indisciplinée, l’importation plus systématique des questionnements concernant ces modes de légitimation dans le champ des études critiques pourrait, selon nous, s’avérer très fructueuse.