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Introduction : les « nouvelles études de sécurité » contre les études stratégiques[1]

Les tenants des « nouvelles études de sécurité » ont au cours des deux dernières décennies avancé une critique de grande ampleur des études stratégiques[2]. Ils estiment en particulier que leur soubassement épistémologique, spécifiquement leurs postulats rationaliste et matérialiste, constitue un grave handicap qui les empêche de saisir les aspects les plus significatifs de la sécurité et des relations internationales[3]. La conclusion de ces nouveaux détracteurs de la stratégie coule de source : du fait de ce régime de connaissance présumé étroit et déficient, la contribution des spécialistes des études stratégiques – labélisés « traditionalistes » pour évoquer les idées de passé, de conformisme et de conservatisme et ainsi mieux les disqualifier – se condamne à rester insatisfaisante et inadaptée au monde d’aujourd’hui. Elles doivent être reléguées à la périphérie de l’étude de la sécurité internationale et des Relations internationales dans leur ensemble (Buzan 1983 : 255-7 ; Buzan, Waever et de Wilde 1998 ; Buzan et Hansen 2009 : 16). En tant que telle, la critique des études stratégiques n’est pas inédite, mais les tenants de la sécurité élargie ont formulé une série d’arguments distincts et donné un tour nouveau à des controverses qui, pour certaines, sont anciennes. Toutefois, ce défi vigoureux et influent lancé par les « élargisseurs » n’a, jusqu’à présent, pas été relevé par les tenants des études stratégiques[4]. On voudrait s’y employer ici et examiner sur le fond deux des principales questions épistémologiques relatives à la stratégie soulevées par les partisans de la sécurité élargie. Il convient d’aborder ces critiques sans prévention car, quelles que soient leurs limites qui font l’objet du présent texte, elles incitent à s’arrêter sur quelques-unes des interrogations épistémologiques centrales pour la pensée stratégique, une tâche souvent différée devant les exigences quotidiennes du travail de recherche (pour une importante exception : Poirier 1987).

On montrera ici que les études stratégiques échappent très largement aux accusations des tenants de la sécurité élargie et on récusera leurs objections. On n’hésitera pas à revendiquer pleinement le fait que l’analyse stratégique s’inscrit bien, et de longue date, dans un projet de connaissance et d’action au sein duquel la raison et la matérialité ont toute leur importance. Mais on soulignera tout à la fois que les spécialistes de stratégie évitent pour l’essentiel la dérive du rationalisme et du matérialisme dogmatique et qu’ils adoptent des positions diverses et élaborées sur ces questions, souvent aux antipodes de la manière dont ils sont couramment dépeints par les élargisseurs.

Au préalable, il convient de dire ce que le présent texte n’est pas et de préciser la contribution qu’il entend apporter. Mon objectif n’est aucunement de discuter ici de manière générale la contribution des « nouvelles approches de sécurité » et pas davantage la thèse de « l’élargissement de la sécurité ». Le propos est nettement circonscrit : je conteste la conception que les élargisseurs se font de l’épistémologie de la stratégie et, plus spécifiquement, la thèse très commune selon laquelle les études stratégiques sont « rationalistes » et « matérialistes ». Il ne s’agit pas non plus de suggérer que les études stratégiques fourniraient miraculeusement l’explication définitive, voire la seule explication possible, des dynamiques de la sécurité internationale ni qu’elles sont dénuées de tout problème épistémologique, méthodologique ou empirique (pour différentes analyses de ces problèmes : Poirier 1985 ; Walt 1987 ; Trachtenberg 1991 ; Kuklick 2006).

En montrant que la pensée stratégique est plus riche et plus subtile épistémologiquement que ses critiques ne veulent bien l’admettre, j’entends encourager les internationalistes à réexplorer la composante stratégique de l’action et de la pensée internationale. Outre les tenants des « nouvelles études de sécurité » et des études stratégiques, la présente réfutation s’adresse donc à l’ensemble des internationalistes curieux de la manière dont les perspectives stratégiques peuvent les aider à saisir l’international et qui pourraient être découragés par la critique épistémologique avancée par les élargisseurs. On pourrait estimer que réfuter ces prêts-à-penser n’est pas le meilleur moyen de montrer l’intérêt et la pertinence de la stratégie. Le présent texte fait le pari inverse. D’une part, ce sont les tenants des « nouvelles études de sécurité », dont le tropisme métathéorique et théorique est bien connu, qui ont dans une large mesure placé la discussion sur le terrain épistémologique et c’est donc sur ce terrain qu’il convient de les suivre et d’engager le débat. Il ne s’agit pas là d’un stérile exercice de critique facile adressée à des perspectives périphériques ou à des thèses obscures. Soutenus par d’importants financements de la recherche, notamment par la Commission européenne, ils ont développé des arguments substantiels et sophistiqués publiés dans des revues scientifiques majeures (comme European Journal of International Relations, Security Dialogue ou International Political Sociology) et des maisons d’éditions universitaires prééminentes (comme Cambridge University Press, par exemple). Plutôt que d’ignorer cette conception bien particulière de l’analyse stratégique, il convient de la prendre au sérieux et de l’examiner attentivement. D’autre part, la doxa des élargisseurs est devenue un obstacle d’ordre théorique et épistémologique à l’appropriation des analyses stratégiques par les internationalistes. Lever cet obstacle est donc un préalable indispensable. Au bout du compte, mon intention est de présenter ici une conception plus nuancée de l’épistémologie de la stratégie et de contribuer ainsi à retisser les liens distendus entre Relations internationales et études stratégiques.

Le présent article est organisé de la manière suivante. Je commence par présenter le défi que les partisans de la sécurité élargie ont lancé aux études stratégiques, puis j’indique la manière dont j’entends récuser leur critique épistémologique à partir des conceptions stratégiques de Carl von Clausewitz et de Thomas Schelling. Je montre ensuite la limite des deux critiques épistémologiques principales avancées par les élargisseurs, le rationalisme et le matérialisme supposés de la stratégie.

I – « Nouvelles études de sécurité » et critique de la stratégie

A – Marginaliser les études stratégiques : le défi de la sécurité élargie

À partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990, un nombre croissant de chercheurs, frappés par l’issue pacifique de la guerre froide, la montée des conflits armés infra-étatiques, la peur de l’immigration et la dégradation de l’environnement, ont voulu élargir et approfondir la notion de sécurité. Comme Barry Buzan et Lene Hansen l’ont expliqué, les partisans de la sécurité élargie ont entrepris l’approfondissement de l’objet référent de la sécurité au-delà de l’État, l’extension du concept de sécurité afin d’inclure d’autres secteurs que le secteur militaire ; ils ont également donné une importance égale aux menaces internes et transfrontières et souhaité transformer, voire abolir, la logique réaliste et conflictuelle de la sécurité internationale (Buzan et Hansen 2009 : 188. Voir également : C.A.S.E Collective 2006 ; Burgess 2010). Dès lors, pour la plupart des avocats des « nouvelles études de sécurité » (mais pas nécessairement tous : voir Krause et Williams 1997 : 50), la guerre, l’emploi de la force, les menaces, les armes nucléaires et les organisations militaires ne devaient plus occuper qu’une portion congrue et déclinante dans les études de sécurité internationale qui devaient se tourner résolument vers l’économie, l’environnement, les identités, la sécurité humaine, la sécurité alimentaire, etc. Même quand finalement la guerre et la force sont « redécouvertes » et réapparaissent péniblement aux marges des thématiques de la sécurité élargie, elles ne sont, en général, pas appréhendées à partir des catégories et dans les perspectives de la stratégie et leurs auteurs prennent soigneusement leurs distances en parlant « d’études critiques de la guerre » et non d’études stratégiques (Wasinski 2010 ; Barkawi 2011 ; Grondin 2012 ; Dufort 2013 ; Brighton 2013 ; Bell, Bachmann et Holmqvist 2014). Si elle n’est pas dominante à l’échelle mondiale, cette perspective n’en a pas moins altéré le champ des études de sécurité internationale en mettant en valeur une série de thèmes et de perspectives antérieurement négligées et en reléguant les analyses stratégiques à la périphérie. Les travaux de chercheurs tels que David Baldwin, Thierry Balzacq, Tarak Barkawi, Didier Bigo, Ken Booth, J. Peter Burgess, Barry Buzan, James Der Derian, Karin Fierke, Lene Hansen, Jef Huysmans, Mary Kaldor, Bradley Klein, Edward Kolodziej, Keith Krause, Laura Sjoberg, Christine Sylvester, Ole Waever, Michael Williams et Richard Wyn Jones, pour donner quelques exemples destinés à fixer les idées sans pour autant constituer une liste exhaustive, s’inscrivent peu ou prou dans la perspective de la sécurité élargie.

Nous parlons bien ici d’une « perspective », non d’une école de pensée ou d’une tradition de recherche. Chacun s’accorde à reconnaître en effet que les partisans de l’élargissement de la notion de sécurité se réclament d’une variété de théories ou de familles de théories notamment, mais pas exclusivement, le constructivisme conventionnel, le constructivisme critique, la sécurité humaine, le postcolonialisme, les études critiques de sécurité, les écoles de Copenhague, de Paris ou d’Aberystwyth, le poststructuralisme ou le féminisme. Comme les élargisseurs sont thématiquement, théoriquement et méthodologiquement divers, on ne peut s’attendre à ce que chacun d’entre eux soit en plein accord avec les deux critiques de l’épistémologie de la stratégie que je discute ici. Par exemple, certains élargisseurs comme Ken Booth sont au fait que la conception dominante que les élargisseurs se font de la stratégie est fragile et qu’elle mérite une profonde révision (Booth 2011, 2013). Comme il est normal, on trouvera également quelques exceptions, par exemple l’effort bienvenu de Tarak Barkawi et de Shane Brighton pour discuter l’historicité de la guerre et le problème de l’incertitude chez Clausewitz (Barkawi et Brighton 2011). Il n’en demeure pas moins que si les tenants de l’élargissement de la sécurité forment un groupe hétérogène, ils partagent un élément central, « leur critique des études stratégiques » (Buzan et Hansen 2009 : 101, 188). Chez la plupart des élargisseurs, cette remise en cause des études stratégiques est indissociable d’une insatisfaction plus générale avec le néoréalisme et la théorie du choix rationnel ; tous trois étant d’ailleurs supposés, à tort, étroitement liés. Il convient donc d’examiner de plus près la composante épistémologique de ce scepticisme : les études stratégiques sont-elles, comme le pensent les tenants des nouvelles études de sécurité, la victime du rationalisme et du matérialisme ?

B – Carl von Clausewitz, Thomas Schelling et l’épistémologie de la stratégie

La meilleure manière de récuser les prêts-à-penser des élargisseurs relatifs à l’épistémologie de la stratégie est d’en confronter les attendus à ceux de Carl von Clausewitz et de Thomas Schelling, deux figures bien connues de la pensée stratégique. Les tenants de la sécurité élargie eux-mêmes s’accordent à reconnaître leur centralité (Baldwin 1995 : 136 ; Fierke 2007 : 24 ; Buzan et Hansen 2009 : 9, 92 ; Kaldor 2010 : 271). Les théories de Clausewitz et de Schelling constituent donc un point de référence raisonnable pour évaluer les conceptions des partisans des nouvelles études de sécurité. Pour la présente discussion, ils sont préférables à des penseurs stratégiques comparativement moins centraux dans l’étude des relations internationales, comme Sun Bin, Charles Ardant du Picq ou J. C. Wylie, que les détracteurs des études stratégiques pourraient aisément écarter en arguant qu’ils ne représentent pas la manière dont les internationalistes entendent habituellement la stratégie. De plus, comme Clausewitz et Schelling capturent quelques-unes des dimensions centrales de l’analyse stratégique, leurs idées devraient être un test facile pour les tenants de la sécurité élargie. Si la critique des élargisseurs contredit des aspects essentiels des régimes de connaissance à l’oeuvre chez Carl von Clausewitz et Thomas Schelling, elle manque probablement sa cible. En outre, centrer la discussion sur ces deux penseurs et acteurs permet de structurer et de mieux spécifier ma réfutation et remplace avantageusement de brefs développements consacrés à de multiples stratégistes à travers de longues périodes. Après tout, il est toujours possible de trouver dans une collection arbitraire de penseurs stratégiques hétérogènes quant au lieu et à la période une idée permettant de contester telle ou telle assertion prise isolément. De plus, même si les conceptions de la connaissance stratégique de Clausewitz et de Schelling ne sauraient représenter à elles seules l’ensemble des conceptions épistémologiques disponibles au sein des études stratégiques, elles appartiennent à deux contextes historiques bien distincts : les mondes prénucléaire et nucléaire. Si je n’avais retenu que des penseurs stratégiques antérieurs à 1945, tels que Thucydide, Antoine-Henri Jomini ou Julian Corbett, les partisans de la sécurité élargie auraient pu souligner à bon droit que je biaise l’analyse puisque leur propos concerne surtout l’âge nucléaire. Enfin, une nouvelle vague de recherche consacrée à Clausewitz et à Schelling nous fournit une excellente occasion de revisiter leur manière d’aborder l’épistémologie de la stratégie en les replaçant dans leurs contextes respectifs (sur Carl von Clausewitz : Herberg-Rothe 2007 ; Strachan 2007 ; Strachan et Herberg-Rothe 2007 ; Girard 2007 ; Bardiès et Motte 2008 ; Sumida 2008 ; Waldman 2013 ; Stoker 2014 ; Paret 2014. Sur Thomas Schelling : Ayson 2004 ; Dodge 2006 ; Sent 2007 ; Myerson 2009 ; Klein 2013 ; Field 2014).

II – L’épistémologie des études stratégiques en question

A – Rationalisme ?

La stratégie et les études stratégiques reposeraient sur un postulat rationaliste : voilà ce que leurs critiques présentent comme un de leurs péchés capitaux et qu’ils répètent sans se lasser depuis le début de la montée en puissance de l’agenda de la sécurité élargie au début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui (Krause et Williams 1997 : 49-51 ; Der Derian 2001 : 205-221 ; Fierke 2007 : 24-28 ; Williams 2007 : 8-21 ; Buzan et Hansen 2009 : 31, 57, 72-73, 77, 89-90, 196 ; sur ce débat, voir également : Barkawi 1998). Keith Krause et Michael Williams notent que pour remettre en cause la manière dont les « études de stratégie/sécurité traditionnelles » analysent la notion de sécurité et l’objet à sécuriser, une transformation épistémologique est nécessaire « […] away from the objectivist, rationalist approach of both neorealism and neoliberalism […] » (Krause et Williams 1997 : 49 ; Williams 2007 : 8). Les études stratégiques, expliquent-ils, considèrent habituellement la genèse et la structure de problèmes de sécurité particuliers comme étant ancrées dans les « […] abstract assertions of transcendental rational actors and scientific methods » et comme étant le produit de « timeless structures » (Krause et Williams 1997 : 50). En bref, il faut dépasser la « […] objectivist rational-actor theory […] » qui est consubstantielle aux études stratégiques (Krause et Williams 1997 : 52). Pour Michael Williams, un des fondements des études stratégiques est l’idée selon laquelle : « […] states are held to be rational actors, deploying an essentially instrumental rationality as their primary form of decision-making » (William 2007 : 8). Cette caractérisation générale des études stratégiques n’est aucunement limitée aux premières contributions qui ont cherché à élargir et à approfondir le concept de sécurité. On la retrouve intacte pour l’essentiel dans la synthèse la plus influente de l’histoire des études de sécurité internationale. Pour Barry Buzan et Lene Hansen, les études stratégiques réalistes étudient la sécurité à travers des épistémologies positiviste et rationaliste (Buzan et Hansen 2009 : 21). Ils soulignent le « […] commitment of Strategic Studies to “scientific” methods (positivism, quantification, game theory) […] » (ibid. : 89) et notent même le rôle d’avant-garde que les études stratégiques auraient joué en la matière : « Here golden age Strategic Studies with its system theories, game theory and quantification was in the vanguard, showing the rest of IR what could (and should) be done » (ibid.). Il ne fait pour eux aucun doute que « rationalist, economistic approaches » étaient « a feature again on display from the early years of deterrence theory and onwards […] » (ibid. : 57). Dès lors, « Emotions or subjective factors were thus generally treated as noise, complicating the assumptions that researchers could make about “rational action”, but the notion that rationality existed underneath was maintained » (ibid. : 245).

La notion de rationalisme utilisée par les tenants de la sécurité élargie est souvent équivoque mais, de prime abord, on peut l’entendre dans la philosophie occidentale comme une orientation générale, une manière d’interpréter l’expérience humaine qui s’oppose à l’irrationalisme (Granger 1989, 1998 ; Laporte 2000). Le thème dominant du rationalisme est que la raison est la source principale de la connaissance et qu’elle guide l’action humaine. L’attitude rationaliste prend des formes multiples à travers un vaste ensemble de conceptions philosophiques, scientifiques et sociologiques. En ce sens large, la pensée et l’action stratégique sont assurément rationalistes. Dans la conjoncture décisive de la première moitié du 17e siècle, la montée en puissance du programme rationaliste en Europe, dont les idées du philosophe français René Descartes sont un des exemples paradigmatiques, a été inextricablement liée à la guerre de Trente Ans et aux transformations de la pensée et de l’action stratégique dans le cadre de la révolution militaire (Toulmin 1990 : 45-88 ; Toulmin 2001 : 29-46 ; Rothenberg 1986 ; Parker 1988 : 6-44). Toutefois, l’argument des tenants de la sécurité élargie n’est pas simplement que la raison joue un rôle dans l’étude et dans l’action stratégique. Ils contestent en réalité le rationalisme supposé radical ou dogmatique des études stratégiques, l’existence d’une conception de la connaissance qui n’admettrait que l’autorité de la raison en écartant la pluralité de ses manifestations, ses limites et l’intervention de facteurs non rationnels. Certitude, nécessité et rationalité seraient, dans l’analyse stratégique, indissociables. La plupart des élargisseurs assimilent, de manière souvent trop rapide, le rationalisme à la conception substantielle de la rationalité (ou qu’on pourrait dire « sans limites » par opposition à la rationalité limitée telle qu’elle est définie par Herbert Simon) qui est au coeur de la théorie de l’utilité espérée et, plus généralement, de la théorie du choix rationnel. Cette théorie postule que tous les acteurs ont une fonction d’utilité qui induit un ordre consistant entre tous les choix possibles auquel un acteur fait face et que cet acteur choisit toujours la solution de rechange qui présente l’utilité la plus élevée. Examinées à l’aune des conceptions de Carl von Clausewitz et de Thomas Schelling, les études stratégiques sont-elles rationalistes ?

Une des intentions centrales de la théorie stratégique de Carl von Clausewitz est de soumettre la guerre au règne de la raison et de la politique (Aron 1976). À ses yeux, les acteurs politiques ne cessent d’employer la raison dans leurs évaluations, leurs décisions, leurs actions et leurs discours. « La guerre, écrit-il, n’étant pas un acte de passion aveugle, mais un acte dominé par un dessein politique, la valeur de ce dessein déterminera l’ampleur des sacrifices nécessaires à sa réalisation. Cela vaut pour l’étendue des sacrifices comme pour leur durée » (Clausewitz 1955 [1832-1834] : 72). Clausewitz est intéressé par les méthodes du raisonnement analytique et scientifique et il approuve Napoléon qui note que « maintes décisions qui incombent au chef de guerre pourraient proposer à un Newton ou à un Euler des problèmes mathématiques dont ils ne seraient pas indignes » ibid. : 101.

Toutefois, située à la rencontre du déclin des Lumières et de la montée du Romantisme, la théorie stratégique de Carl von Clausewitz ne s’apparente pas à une forme radicale de rationalisme (Gat 2001 : 255-256, 269-272 ; Sumida 2008 : 135-153 ; Niebisch 2011. Voir également : Engberg-Pedersen 2015). Il s’oppose aux rationalistes dogmatiques de son temps, comme l’écrivain militaire prussien Heinrich von Bülow, qui prétendent ramener la stratégie à des calculs trigonométriques. De plus, la notion de « remarquable trinité », une composante importante de son traité, montre que sa conception de la guerre n’est pas faite que d’entendement : les émotions, explique-t-il, interagissent toujours avec les calculs et les probabilités de l’art militaire ainsi qu’avec la finalité rationnelle qui englobe l’action. Sa théorie reconnaît donc le double visage de la guerre, celui de la montée aux extrêmes de la violence mais également celui du message adressé à la volonté de l’adversaire. Avec la notion de « friction » (ou frottement), Clausewitz désigne les éléments impondérables, comme l’imperfection du savoir, l’incertitude relative à sa propre armée et à l’ennemi, les imprécisions spatiales et temporelles, ou les résistances attribuables aux caractéristiques des organisations, qui s’interposent entre les calculs rationnels des acteurs politiques et militaires et leur mise en oeuvre, souvent difficile et précaire (Clausewitz 1955 [1832-1834] : 69 ; Beyerchen 1992). En définitive, bien que la raison soit une composante importante de la théorie clausewitzienne de la stratégie, celle-ci ne correspond pas au rationalisme dogmatique dénoncé par les tenants de la sécurité élargie.

Plus encore que Clausewitz, Thomas Schelling, prix Nobel d’économie, dont l’expérience professionnelle initiale était celle d’un négociateur commercial, puis un des spécialistes de stratégie nucléaire les plus connus des années 1950 et 1960, pourrait apparaître comme l’archétype du rationalisme radical (Ayson 2004 ; Dodge 2006). Or, sa théorie stratégique ne correspond pas au prêt-à-penser des élargisseurs. Schelling n’a cessé de critiquer les prétentions à formaliser mathématiquement ce qu’il considère, du moins en partie, comme un exercice de l’imagination et du jugement intuitif (Schelling 1986 [1960] : 162- 167 ; Schelling 1966 : vii, 180). Il souligne qu’il « […] ne croit pas qu’une quelconque contribution théorique aux études de sécurité ait été le moins du monde dépendante de la “théorie des jeux” » (Schelling 2004 : 138-139). Et d’expliquer qu’en fait, pour les stratèges américains, l’influence de la théorie des jeux a été « modeste et indirecte » (Ayson 2004 : 130). Il a d’ailleurs précisé dans son ouvrage classique, La stratégie du conflit, la manière dont il envisage les rapports entre la modélisation et le travail empirique, reconnaissant notamment ceci :

[…] une partie essentielle quoique mal définie de l’étude des jeux à motivations mixtes est nécessairement empirique. Nous ne voulons pas dire par là que le comportement réel des joueurs dans les jeux à motivation mixte, et surtout dans les jeux trop complexes pour pouvoir être maîtrisés intellectuellement relève d’une approche empirique. Notre affirmation est plus ambitieuse : les principes applicables aux modes d’action efficaces, les principes stratégiques, les propositions de la théorie normative ne peuvent être déterminés par des procédés purement analytiques à partir de considérations a priori ».

Schelling 1960 [1986] : 201 souligné dans l’original

Loin d’incarner un rationalisme maximaliste, il met donc en garde les théoriciens du choix rationnel contre l’assimilation de la stratégie à une branche des mathématiques. De manière révélatrice, il souligne que « dans un tel processus de recherche d’une solution commune, l’imagination prend souvent le pas sur le raisonnement et la pure logique, celle-ci étant elle-même d’un type assez casuistique » (Schelling 1960 [1986] : 83 ma traduction plus proche de l’original). Sa manière d’aborder la stratégie a d’ailleurs été critiquée par des économistes spécialistes de théorie des jeux, tels que Martin Shubik et John Harsanyi, au motif qu’il n’utilisait ni pleinement ni correctement la théorie des jeux et récusait ses postulats forts dans la définition de la rationalité.

De plus, Schelling tout comme d’autres penseurs stratégiques de la guerre froide comme Herman Kahn et Albert Wohlstetter utilisent le postulat de rationalité non comme un absolu ou un idéal mais comme un outil heuristique qui permet d’élargir les situations et les interactions qu’ils explorent et, tout particulièrement, le sens et l’influence de la non-rationalité. Ils entendent mettre au jour la dynamique intrinsèque des interactions stratégiques, les processus relationnels mixtes d’antagonisme et de communication (Ayson 2004 ; Hassner 1995). Pour ce faire, ils s’interrogent sur des logiques dans lesquelles la force est un instrument que les acteurs entendent mettre en oeuvre pour parvenir à leurs fins politiques, mais qu’ils ne peuvent pleinement maîtriser. Ils examinent les situations hybrides d’affrontements limités et de communications imparfaites au cours desquelles les adversaires-partenaires ne peuvent tout contrôler rationnellement, mais gardent « la possibilité d’utiliser cette impossibilité » (Hassner 1964 [1995] : 97-98). La rationalité n’est donc pas immuable ou idéalisée : les acteurs recherchent et construisent ses modalités et sa routinisation et les penseurs stratégiques reconnaissent volontiers ses limites et le moindre mal auquel elle permet de parvenir parfois. Schelling récuse les conceptions qui voient dans les conflits des interactions reconnaissables et prévisibles qui s’enchaînent de manière pure et simple et dénonce comme une illusion l’idée selon laquelle la guerre est un processus rationnel qui peut se conduire à la cadence mesurée de représailles limitées (Schelling 1962 : 253-256). C’est précisément parce qu’à ses yeux, la rationalité des acteurs ne peut se décréter une fois pour toutes qu’il a placé au coeur de ses travaux les usages stratégiques d’attitudes et de comportement non rationnels, comme la menace qui laisse quelque chose au hasard, et leurs effets (Schelling 1986 [1960] : 18-20). Mon propos n’est pas de soutenir ici que la théorie stratégique de Schelling échappe à toute critique, mais simplement de montrer que les idées d’un des penseurs stratégiques exemplaires de la guerre froide ne sont pas conformes au rationalisme dogmatique dénoncé par les partisans de la sécurité élargie (sur les limites des analyses de Schelling, voir Hassner 2003 [1971] : 258-266 et Mirowski 2002 : 367-369).

Les élargisseurs pourraient toutefois rétorquer que Thomas Schelling est l’exception qui confirme la règle et que ce cas exceptionnel n’invaliderait pas leur critique du rationalisme dès lors qu’elle porte non pas sur tel ou tel penseur stratégique pris isolément, mais sur la tonalité générale des études stratégiques au cours de la guerre froide, notamment aux États-Unis. Un examen plus approfondi montre qu’il n’en est rien : ce qui est avéré pour Thomas Schelling vaut dans une large mesure pour les études stratégiques au cours de la guerre froide. Les recherches réalisées à l’époque tout comme l’historiographie récente de la Research ANd Development (RAND), creuset de la réflexion stratégique au cours des années 1950 et 1960, montrent que l’influence du rationalisme en général et de la théorie des jeux en particulier est exagérée par les élargisseurs (Mirowski 2002 ; Leonard 2010 ; Jardini 2013). Tout d’abord, le milieu intellectuel de la RAND est resté divers et fluide : aucune discipline n’est devenue dominante et certainement pas l’économie (Mirowski 2002). Les ingénieurs, physiciens et mathématiciens partageaient au moins dans une certaine mesure une épistémologie rationaliste, mais on trouvait également au sein de la RAND des psychologues et des sociologues du politique, tels que Hans Speier, dont les orientations théoriques étaient très différentes, ancrées dans la théorie sociologique et politique, depuis Hegel et Marx jusqu’à Spengler et Mannheim, et plus généralement les humanités. Les avocats des nouvelles études de sécurité négligent également le fait que lorsque la théorie des jeux a été effectivement testée et utilisée à la RAND, les réactions ont été souvent fort réservées. Certains chercheurs ont, par exemple, remis en cause la conception que John von Neumann se faisait de la « solution » d’un jeu et d’autres sont rapidement arrivés à la conclusion selon laquelle, contrairement à leurs attentes initiales, la contribution des idées issues de la théorie des jeux à la stratégie et à la tactique était bien plus limitée que prévu (Mirowski 2002 ; Jardini 2013). En bref, les tenants de la sécurité élargie exagèrent l’homogénéité épistémologique des études stratégiques, le consensus relatif au régime de connaissance existant à un moment donné en son sein et assimilent à tort études stratégiques et rationalisme alors que, même au coeur de la guerre froide, à la RAND, cette connexion était plus fragile et plus contestée qu’ils ne l’imaginent.

On peut dégager de cette discussion trois conclusions provisoires. Tout d’abord, en assimilant les études stratégiques au rationalisme, les tenants de la sécurité élargie se fourvoient. Les caractéristiques fondamentales de l’action stratégique, notamment l’existence d’un adversaire agissant et les incertitudes inhérentes à la dialectique des volontés, ne se prêtent pas aux rigidités d’un rationalisme intégral. La recherche systématique de l’action efficiente – rationnelle en apparence – ne peut pas être stratégiquement pertinente car, trop prévisible, elle peut être anticipée, neutralisée ou contournée (Luttwak 1989 [1987]). La raison est donc bien présente dans la pensée et l’action stratégique, mais les illusions du rationalisme maximaliste peuvent avoir de désastreuses conséquences théoriques autant que pratiques. Prenant à rebours les rigidités d’un rationalisme simpliste, les stratèges sont à la recherche de la surprise, de l’inventivité qui transforme ce qui paraît rationnellement impossible en une action possible.

Il est vrai que ce qu’il est convenu d’appeler la théorie de la guerre comme négociation aborde quant à elle la dissuasion et la guerre à partir de la théorie du choix rationnel (Lake et Powell 1999). Quelle que soit la contribution de cette problématique particulière, qui est proche du rationalisme tel que l’entendent les élargisseurs, la confondre avec les études stratégiques dans leur ensemble, qui ne le sont aucunement, c’est prendre la partie pour le tout. C’est parce que le rationalisme n’y est pas radical que coexistent dans l’étude de la stratégie les modèles logiques et algorithmiques, par exemple les systèmes d’équation de Frederick Lanchester et de Lewis F. Richardson, ou la recherche opérationnelle, l’histoire des conflits, les travaux de morphologie quantitative des conflits armés, les études de cas qualitatives et la généalogie de la stratégie. En définitive, pour peu qu’on se donne la peine d’aller y voir de plus près, on se rend compte que les rapports étroits entre la stratégie et la raison n’impliquent pas de rationalisme dogmatique (Poirier 1985 : 75-115). On trouve parmi les stratèges et les stratégistes de vigoureuses critiques du rationalisme maximaliste et des évaluations lucides des limites de la raison stratégique.

B – Matérialiste ?

Deuxième critique du régime de connaissance des études stratégiques avancée par les tenants des « nouvelles études de sécurité » : elles seraient matérialistes, n’admettraient comme réalité que la matière et privilégieraient les phénomènes matériels dans la construction théorique (Klein 1994 ; Buzan 1999 : 2, 3, 8 ; Williams 2007 : 8-21 ; Buzan et Hansen 2009 : 2, 37). Comme pour le rationalisme, cette critique est restée d’une belle constance depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui. Bradley Klein explique : « There is […] a strong empiricist streak in Strategic Studies which continually tempts the analyst to pose the world in realist, materialist terms, as if questions of political intention could be hived off from those of measurable military capability » (Klein 1994 : 75). Pour les élargisseurs, les études stratégiques sont caractérisées par leur « méthodologie matérialiste » et, plus généralement, par leur manière matérialiste de penser et de théoriser (Buzan 1999 : 3, 8). Les fondations métathéoriques des études stratégiques sont limitées parce qu’elles sont indissociables de la : « […] dominance of “positivism” and an empiricist epistemology and materialist ontology » (Williams 2007 : 8). En somme, la quête d’une science de la stratégie « […] privileges material phenomena in theory construction […] » (ibid. : 8). Des dispositions matérielles, en particulier les capacités militaires, structurent la politique internationale et les logiques de la dissuasion (Buzan 1999 : 8). Pour les études stratégiques, les menaces militaires sont souvent un donné et elles sont « largely a product of material conditions in the military sector » (ibid. : 2). Comme le note Michael Williams, « power is understood largely in terms of material capability […] » (Williams 2007 : 8). Chez les partisans de la sécurité élargie, cette critique s’inscrit dans une remise en cause de la tradition de recherche réaliste et néo-réaliste, également accusée de matérialisme. Examinées au prisme des théories de Carl von Clausewitz et de Thomas Schelling, les études stratégiques sont-elles matérialistes ?

Soulignons d’emblée que les études stratégiques font – et doivent faire sous peine de rester à bonne distance des acteurs et des actions qu’elles étudient – toute leur place à la matérialité et aux objets. Les tenants de la sécurité élargie sont donc fondés à noter la présence de la technologie et de la logistique dans les études stratégiques. Il n’y a pas à rougir de ce trait caractéristique, bien au contraire. Différentes « écoles matérielles » n’ont cessé, dans les domaines terrestre, naval ou aérien et spatial, ainsi que dans le cyberespace, tout comme pour ce qui concerne les armes nucléaires, d’appréhender les phénomènes stratégiques à partir des évolutions technologiques (Fuller [1945] 1948 ; Rougeron 1948 ; Van Creveld 1989. Pour une évaluation critique : Lieber 2005). Toutefois, en dehors même du fait que la dichotomie entre idéalisme et matérialisme est problématique, la notion selon laquelle les études stratégiques seraient intrinsèquement matérialistes n’emporte pas la conviction.

Dans sa théorie stratégique, Carl von Clausewitz s’est efforcé d’intégrer conceptuellement les facteurs matériels et non matériels. Il est en effet difficile de ramener à un matérialisme simpliste le traité que le théoricien du politique John Pocock a décrit comme étant « […] une grande théorie idéaliste de la guerre […] » (Pocock 1975 : 536). Après tout, au coeur des idées de Clausewitz, on trouve fondamentalement les conséquences stratégiques d’une formidable transformation des identités et du sens politique avec la Révolution française et la montée en puissance d’une nouvelle conception de la citoyenneté et de la nation. Si une telle interprétation est partielle, il n’en demeure pas moins que Clausewitz a formellement introduit dans la théorie stratégique la notion de moral d’une armée ou de forces morales. La vertu guerrière de l’armée, l’élan populaire et le génie du chef de guerre sont les trois potentiels moraux auxquels sa théorie accorde toute sa place (Clausewitz 1955 [1832-1834] : 64-65. Voir également Aron 1976 : 195-235). Il souligne que De la guerre porte aussi bien sur les grandeurs matérielles que sur les grandeurs non matérielles : « La plupart des sujets dont nous traitons dans cet ouvrage se composent donc de causes et d’effets mi-physiques, mi-moraux, et on pourrait dire que les causes et les effets physiques ne sont guère que la poignée de bois, tandis que les causes et les effets moraux sont le noble métal, l’arme véritable, la lame étincelante » (Clausewitz 1955 [1832-1834] : 191). La conduite de la guerre est affectée par les deux : « Le succès dans l’attaque est le résultat d’une supériorité de force réelle, étant admis qu’elle englobe les forces morales et physiques » (ibid.). Clausewitz note également : « Nous devons souligner expressément qu’en parlant de la puissance de combat adverse, rien ne nous oblige à limiter cette notion à la simple force physique. Elle implique au contraire tout autant la force morale car, en fait, et jusque dans les moindres détails, toutes deux sont étroitement mêlées et ne sauraient donc être séparées » (ibid. : 80). Il reconnaît également que dans l’expérience du combat : « Les pertes de forces armées ne sont pas les seules que les deux parties subissent au cours de l’engagement ; les forces morales, elles aussi, sont ébranlées, brisées et détruites » (ibid. : 247). Il critique les praticiens et les analystes qui entendent fonder leur analyse sur les seuls facteurs matériels : « […] Les effets des forces physiques se fondent entièrement avec ceux des forces morales et ne peuvent en être séparés par un processus chimique comme un alliage métallique » (ibid. : 191). En somme, on ne trouve pas, chez Clausewitz, de vulgate matérialiste.

On pouvait penser qu’en tant qu’économiste, Thomas Schelling privilégierait dans ses analyses stratégiques les capacités matérielles, particulièrement dans le contexte de la guerre froide au cours de laquelle les armes nucléaires exerçaient une profonde influence. Toutefois, la composante centrale de sa conception de la stratégie est que la guerre est un affrontement de volontés et que les résultats de l’interaction stratégique ne reflètent pas nécessairement la distribution initiale des capacités matérielles. Un des principaux facteurs qui affectent ces résultats est la volonté d’accepter la souffrance. La puissance aérienne et les armes nucléaires conduisent les décideurs politiques à envisager la guerre non plus comme un affrontement de forces, comme c’est le cas dans les conceptions matérialistes, mais comme un affrontement des nerfs et de la prise de risque, de la douleur et de l’endurance. Pour les finalités du marchandage, la capacité à tolérer la douleur compte tout autant que la capacité à l’infliger. Schelling note que les études stratégiques doivent impérativement prendre pour objet les processus psychologiques par lesquels des choses particulières en viennent à être « identifiées avec le courage ou l’apaisement ou comment elles en viennent à être incluses ou exclues des accords diplomatiques » (Schelling 1966 : 93-94). De la même manière, « whether the removal of their missiles from Cuba while leaving behind 15,000 troops is a “defeat” for the Soviets or a “defeat” for the United States depends more on how it is construed than on the military significance of the troops, and the construction placed on the outcome is not easily foreseeable » (ibid. : 94), Schelling reproche aux conceptions qui veulent établir à partir de facteurs purement matériels les conditions de la victoire et de la défaite, comme celle de Kenneth Boulding, de ne pas avoir de théorie de « l’emploi » de la force, du processus de marchandage en tant que tel. Pour lui, la guerre n’est pas une simple question d’acquisition et de perte, de préconditions matérielles qui facilitent ou interdisent l’accès du territoire aux forces ennemies. Au total, on ne trouve donc pas chez Thomas Schelling de trace de matérialisme radical ou dogmatique.

Assimiler les études stratégiques au matérialisme, c’est se condamner à ne pas saisir le clivage qui oppose, parmi les stratèges et les stratégistes, ceux qui privilégient les faits techniques et matériel à ceux qui mettent l’accent sur les forces morales. Ces affrontements ont été vifs en Europe avant la Grande Guerre, au Japon dans les années 1920 et 1930, tout comme en Irak au début des années 2000. Ils portaient notamment sur l’équilibre à trouver entre la nécessité de moderniser l’institution militaire sur le plan de ses équipements et de son organisation et la tentation de rejeter les moyens matériels et de s’appuyer exclusivement sur la volonté et les ressources spirituelles. La critique de la « révolution dans les affaires militaires » de Stephen Biddle et la conception de la puissance qui en est issue reposent également sur la notion non matérielle de compétence ou d’habileté dans le recours à la dispersion, au camouflage et à la manoeuvre pour contrer les effets de la puissance de feu (Biddle 2004).

De plus, concevoir les études stratégiques comme naïvement matérialistes revient à négliger une dimension centrale de la logique stratégique : la stratégie est justement ce qui entend remettre en question et même renverser les logiques purement matérielles. Directement liée au problème du matérialisme dans les études stratégiques, nous trouvons la manière dont les tenants de la sécurité élargie mettent en rapport la pensée stratégique et le réalisme. La plupart d’entre eux estiment que ce lien est profond et, à dire vrai, assez évident. Barry Buzan et Lene Hansen, par exemple, estiment que la stratégie est « […] l’aile spécialisée militaro-technique de l’approche réaliste dans les Relations internationales » (Buzan et Hansen 1999 : 16). D’après Michael Williams, la tradition de pensée stratégique développée au cours de la Guerre froide est « profondément liée à (peut-être la quintessence du représentant de) la tradition néoréaliste dans la théorie des Relations internationales » (Williams 1993 : 103). À l’encontre de ces analyses, on soutiendra au contraire que la relation entre certains aspects de la tradition de recherche réaliste et la pensée stratégique, particulièrement le néoréalisme (ou le réalisme structurel), est bien plus problématique qu’elle apparaît à première vue. Deux exemples feront sentir cette difficulté. Tout d’abord, les armes et les stratégies nucléaires ont été pour des réalistes éminents une crise majeure. Pour tenir compte des exceptions provenant de la stratégie nucléaire, Reinhold Niebuhr, Hans Morgenthau et Kenneth Waltz ont dû remettre en question et même démanteler des aspects clés de leurs théories (Jervis 1984 ; Craig 2003). De plus, le postulat central de la théorisation stratégique est que le processus d’interaction (la violence, le marchandage et le signal) entre des partenaires-adversaires et son résultat est autonome, à tout le moins jusqu’à un certain point, de ses conditions initiales. Le résultat de l’interaction dépend de la dynamique du processus lui-même, de la dialectique des volontés, et ne peut pas être réduit aux conditions initiales de l’interaction, notamment la distribution de la puissance entre les acteurs. C’est une composante clé de la logique stratégique que de s’efforcer de surmonter les situations matérielles défavorables. Les historiens de l’Antiquité grecque Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont mis au jour la catégorie mentale de « mètis » ‒ flair, sagacité, débrouillardise ‒ qui renvoie à l’utilisation de méthodes de différents types dans des situations d’affrontement ou de compétition dont les effets sont de renverser le résultat de l’interaction qui semble prédéterminé par des facteurs matériels et, au bout du compte, de donner la victoire au camp dont la défaite apparaissait inévitable (Detienne et Vernant 1974). Ils notent que la mètis est « […] en quelque sorte l’arme absolue, la seule qui ait pouvoir d’assurer en toute circonstance, et quelles que soient les conditions de la lutte, la victoire et la domination sur autrui » (Detienne et Vernant 1974 : 20).

Dans la logique stratégique, la distribution des capacités n’est donc qu’un point de départ et non le point d’arrivée (Maoz 1989 : 246). La stratégie est ce que les acteurs sont en mesure d’ajuster pour compenser leur infériorité en capacités matérielles ou pour créer un avantage décisif et prévaloir lorsque les capacités sont approximativement équivalentes. Ceux qui ont recours à la créativité stratégique, comme Edward Luttwak l’a opportunément souligné, sont ceux qui combattent en situation de faiblesse, les défenseurs submergés ou les attaquants surambitieux, qui doivent s’efforcer de contourner les forces de l’ennemi et d’exploiter ses faiblesses en obéissant à la logique paradoxale de la stratégie (Luttwak 1999 : 684). La logique de la stratégie remet en question l’idée selon laquelle il existerait une relation linéaire entre les ressources contrôlées par un acteur, sa capacité à contrôler le comportement d’autres acteurs et les résultats dans son environnement (Maoz 1989 : 240). Dans cette perspective, le problème n’est pas l’anarchie internationale en tant que telle ou les désaccords concernant l’interprétation de la distribution de la puissance. Les acteurs font tous face à l’anarchie internationale, mais ils réagissent à cette situation de diverses manières et n’en tirent pas tous les mêmes conclusions quant aux stratégies qu’il convient de mettre en oeuvre. Tel est l’enjeu clé (ibid. : 245). C’est à travers la stratégie qu’ils entendent modifier ces résultats : « Une structure qui ne peut pas être détruite par de mauvais choix, souligne Zeev Maoz, ou une structure qui ne peut pas être manipulée par des stratégies intelligentes n’a pas encore été inventée » (Maoz 1989 : 263). Enfin, et malgré le fait que les tenants de la sécurité élargie négligent cet aspect, rien dans les théories stratégiques n’interdit de prendre au sérieux le rôle de la culture dans la stratégie.

Conclusion : une contrefaçon de la pensée stratégique

Il y a, aujourd’hui, un profond malentendu entre les études stratégiques et les « nouvelles études de sécurité ». Pour les élargisseurs, les études stratégiques sont synonymes de guerre froide, de stato-centrisme et d’occidentalocentrisme et leur épistémologie est inévitablement rationaliste et matérialiste. Or, ce n’est pas la stratégie ni les études stratégiques qui sont « traditionalistes » et dont l’horizon est ainsi confiné théoriquement et empiriquement, c’est le regard que ces critiques portent sur elles. Les internationalistes gagnent donc à rompre avec une telle représentation qui ne peut que les induire en erreur et, surtout, les amener à ignorer un ensemble de théories et de concepts indispensables à l’intelligence des relations internationales et de la sécurité. Les études stratégiques ne sont ni rationalistes ni matérialistes (au sens où l’entendent les tenants de la sécurité élargie). Pendant plus de deux décennies, les élargisseurs se sont efforcés non seulement d’ajouter de nouveaux objets aux études de sécurité internationale mais, parallèlement, de remettre en question et de marginaliser l’analyse stratégique, notamment à partir de différentes théories du social. Toutefois, leur conception des études stratégiques repose sur des fondations théoriques fragiles et une connaissance superficielle de la pensée stratégique. En confondant les études stratégiques au cours de la guerre froide et les études stratégiques dans leur ensemble, ils ont tiré une série de conclusions erronées, notamment sur le domaine couvert par la stratégie, ses principaux acteurs et sa remarquable diversité sur le plan épistémologique. Cette assimilation conduit également à de graves incompréhensions relatives à l’analyse stratégique. Au total, contre les illusions de l’extension à outrance des « nouvelles études de sécurité », la stratégie rappelle aux internationalistes le caractère extraordinaire des forces de violence et de contrainte physique et la nécessité continue de les prendre pour objet et d’interroger leurs conséquences politiques.