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S’appuyant sur un passif ancien, les relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite, les deux puissances ennemies du Golfe, se sont de nouveau fortement dégradées ces derniers temps. Si proches dans leurs ambitions respectives et dans leurs autoperceptions, ces « ambitieux » du Golfe s’opposent aujourd’hui comme jamais. Bien qu’elles diffèrent dans un domaine particulier, en l’occurrence le nationalisme, qui est exacerbé chez les Iraniens et tempéré par le wahhabisme chez les Saoudiens, leurs rivalités comportent bien des éléments de similarité (volonté de puissance, de domination religieuse, de modèle pour le monde islamique).

L’arme de perturbation massive qu’a été l’intervention américaine de 2003 en Irak laisse aujourd’hui place à un chaos sans nom et à une course à l’influence et à la puissance où tous les coups sont permis. Une véritable « guerre froide », accompagnée d’une volonté de « ghettoïsation » de son adversaire, semble désormais s’être installée au Moyen-Orient. Oscillant entre une phase de rapprochement et une phase de dialogue, puis une montée aux extrêmes, les relations entre les deux acteurs les plus influents du Golfe arrivent désormais à deux tournants majeurs :

  • l’un religieux, car la crainte d’une montée des extrêmes à l’ensemble du monde musulman entre chiites et sunnites ne peut être écartée ;

  • l’autre économique, car le temps et les ressources des deux protagonistes en question, fortement dépendants des hydrocarbures, semblent comptés.

I – Riyad et Téhéran : une animosité millénaire ?

Bien qu’ancienne, l’animosité existant entre Arabes et Perses se forge au gré de l’histoire longue et de la constitution des États-nations modernes. Contrairement à la rhétorique nationaliste iranienne, utile à la construction de l’identité iranienne affranchie de l’islam, la conquête islamo-arabe du viie siècle (défaite du roi sassanide Yazdegerd III à Nahavend en 642) est globalement bien accueillie dans l’Empire iranien, affaibli par les divisions entre castes et les conflits religieux entre chrétiens et zoroastriens (Hourcade 2016 : 338). Comme le souligne l’historien américain Richard Frye, « la vieille image d’Arabes déferlant du désert avec le Coran dans une main et une épée dans l’autre est à jamais éliminée » (Frye 1975 : 35). Cette hostilité peut également être comprise comme une extension d’une rivalité beaucoup plus ancienne entre Arabes et Perses et entre les variantes chiites et sunnites d’une scission au sein de l’islam qui remonte au VIIe siècle après Jésus-Christ (Buzan et Waever 2003). Depuis la révolution iranienne de 1979, les relations entre Perses et Arabes demeurent et se développent même, pour la direction de l’universalisme islamique (Buzan et Waever 2003). Ces deux États se perçoivent donc l’un et l’autre comme ayant des ambitions concurrentielles.

A — Analyse d’une compétition ancienne

Dès la révolution islamique de 1979 et la fin de la stratégie américaine des « deux piliers » (twin pillars), la relation américano-saoudienne s’est resserrée à mesure que l’éloignement irano-américain s’opérait. Bien que peu vindicatifs face aux populismes et à la popularité de leaders de l’époque, notamment Gamal Abdel Nasser ou Saddam Hussein, les dirigeants saoudiens sont parvenus, avec le temps et sans trop de vagues, à imposer la continuité dans un royaume qui ne manque pas d’ambitions. Avec le temps, la diplomatie saoudienne a appris à se jouer d’alliances multiples et évolutives dans le seul but de garantir la survie du régime et d’atteindre ses objectifs.

Bien avant les années 1970, moment de sa transformation en pétropuissance, le royaume saoudien a affiché très clairement et rapidement sa préférence pour le panislamisme au détriment du panarabisme. En tant qu’État du « centre de l’islam », puisque ce pays abrite les deux plus grandes villes sacrées musulmanes (La Mecque et Médine), « l’Arabie saoudite se révélait un pôle puissant opposé à l’arabisme radical qu’incarnaient alors le nassérisme et le baathisme. Ses prises de position s’inspiraient du concept religieux d’umma (communauté islamique), alors que le nationalisme arabe se réclamait du concept laïque du peuple » (Korany 1979 : 803).

Le facteur religieux, l’islam en particulier, confère à l’Arabie saoudite un prestige et une influence jusqu’alors inégalés au sein du monde musulman. Ce « prestige » saoudien est d’ailleurs mis à rude épreuve lorsque « l’Arabie saoudite et l’Égypte nassérienne se livrent une lutte serrée par personnes interposées, puis par confrontation directe (Korany 1979 : 803), au cours de la guerre civile au Yémen qui dure de 1962 à 1967. Riyad combat ainsi le nationalisme arabe tout au long des années 1960.

La défaite militaire arabe contre Israël, au moment de la guerre de juin 1967, sape les fondements du nassérisme et crée une dépendance financière de la Syrie et de l’Égypte à l’égard de l’Arabie saoudite. Cette dépendance confirme la prédominance financière de Riyad qui profite de cette situation de dépendance pour s’affirmer comme leader « idéologique » arabe. L’utilisation de l’arme pétrolière par l’Arabie saoudite, à la suite du conflit du Kippour de 1973, constitue un moment fort dans l’imaginaire musulman. L’Arabie saoudite s’oppose à l’Occident pour la défense de la cause arabe et musulmane, renforçant alors grandement la position et l’influence saoudiennes. Cette « hégémonie financière et religieuse » saoudienne est facilitée par la visite du président Anouar al-Sadate en Israël en novembre 1977, ce qui signifie la disqualification de l’Égypte en tant que puissance arabe modèle. Néanmoins, cette montée en puissance saoudienne prend fin quelques années plus tard, car dès l’année 1979 se matérialisent deux stratégies opposées de domination du monde islamique, contrôlé par des sectes musulmanes rivales et dynamisé par la révolution iranienne (Kepel 2000).

La révolution islamique vient dès lors concurrencer frontalement l’Arabie saoudite, qui reprend à son compte les espoirs du chiisme révolutionnaire iranien pour galvaniser le reste de l’oumma (Kepel 2004 : 48-49). La stratégie iranienne, sous l’autorité de Khomeiny, tente ainsi de minimiser son particularisme chiite en mettant en avant les contradictions saoudiennes. Les Iraniens, et notamment l’imam Khomeiny, qualifient de corrompus les leaders d’Arabie saoudite, les rois Fayçal (1964-1975) et Fahd (1982-2005).

Pour les Iraniens, la qualité de gardien des lieux saints par la monarchie saoudienne est et demeurera inacceptable pour tout « vrai musulman », car la monarchie qui existe dans ce royaume ne constitue en rien un gouvernement islamique. La réaction des Saoudiens aux différentes attaques verbales iraniennes se fait par l’intermédiaire d’une politique de containment (Kepel 2000 : 195), qui insiste alors sur le particularisme chiite de la révolution iranienne, minoritaire au sein de l’islam. Pour Riyad, le moyen le plus sûr de contenir Khomeiny et l’Iran consiste à jouer clairement la carte confessionnelle.

L’Arabie saoudite use également du vecteur financier pour influencer et moduler le comportement de ses voisins arabes et de certaines puissances musulmanes par une « diplomatie du chéquier ». Elle pèse aussi de son poids au sein d’une organisation influente comme l’Opep. Les relations fluctuantes avec la République islamique d’Iran ainsi que les faiblesses intrinsèques de l’Arabie saoudite incitent donc celle-ci à agir au sein du monde arabe et musulman en usant de son influence culturelle et idéologique. Pour cela, Riyad s’appuie sur son statut de gardien des lieux saints (La Mecque et Médine) comme source de prestige et d’influence. Riyad tire également profit de son poids au sein d’enceintes multilatérales comme la Ligue islamique mondiale (lim), une ong prosélyte contrôlée par l’Arabie saoudite, mais dont le secrétaire général est réputé proche des Frères musulmans (Blin 2016). La capitale saoudienne influence également l’Oci (Organisation de la coopération islamique), dont la mission première n’est pas fondée sur des questions religieuses. L’Oci est plutôt une véritable instance de légitimation qui orchestre la puissance saoudienne, tant à l’échelle régionale qu’au sein du monde musulman. Conscient de cette capacité d’attrait du gouvernement de Riyad, le régime iranien n’hésite pas à effectuer un travail de sape du régime saoudien en contestant ouvertement la souveraineté saoudienne sur le pèlerinage de La Mecque. Le point d’orgue de ces tensions est atteint lors des événements de 1987 qui voient s’affronter des pèlerins iraniens et les autorités saoudiennes (402 morts, dont 275 Iraniens), entraînant une rupture des relations diplomatiques entre les deux États. Une autre évidence du soft power religieux est celle du prosélytisme wahhabite dont la religion est, à l’évidence, le premier vecteur d’influence dans le monde (Blin 2016).

B — Convergence d’intérêts saoudo-iraniens dans un rapport de compétition régionale

Dans la guerre qui oppose l’Iran et l’Irak pendant huit ans (1980-1988), l’Arabie saoudite et les États du Golfe, à l’exception d’Oman qui reste neutre, soutiennent l’Irak laïque de Saddam Hussein. Ces États trouvent un accord commun au conflit Iran-Irak, qui consiste à reproduire la « stratégie de la main à la poche » de Richelieu. Cette stratégie, dite indirecte, a été expérimentée durant la guerre de Trente Ans (1618 à 1648). La France a alors financé ses alliés, Suédois et Allemands, afin qu’ils se battent au profit de l’Empire. Cette stratégie qui a eu cours de 1630 à 1635 inspire particulièrement le comportement des monarchies du Golfe et de l’Arabie saoudite pendant toute la durée du conflit (1980-1988). Ces États ont en effet été les principaux soutiens financiers de l’Irak, sans participer directement aux combats, contrairement aux Égyptiens et aux Jordaniens, qu’ils financent et qui prennent une part active dans les affrontements.

Ils s’inquiètent par ailleurs d’une situation qui doit, à court ou à moyen terme, mener à l’établissement d’une éventuelle puissance ayant des velléités de leadership dans le Golfe. C’est dans ce contexte qu’est évoquée dès le mois de novembre 1980 la mise sur pied de ce qui deviendra le Conseil de coopération du Golfe (ccg) et dont l’objectif est de contrer la puissance irakienne, l’hégémonie iranienne et le radicalisme islamique (Fürtig 2002). À cette époque, le ministre de l’Intérieur saoudien, Nayif ibn Abd al-Aziz, discute d’un plan au profit des monarchies du Golfe en ces termes : « L’Arabie saoudite tentera la mise en place d’un accord unifié dans le Golfe » (Grummon 1982 : 54), accord qui est scellé par écrit le 26 mai 1981 à Abou Dhabi.

C’est l’origine soudaine de cette initiative qui fait qu’on accuse le ccg d’être un instrument de la politique de l’Arabie saoudite. Celle-ci aspire non seulement à soustraire la région à l’hégémonie des deux grandes puissances régionales que sont l’Iran et l’Irak, mais aussi à asseoir sa propre hégémonie, ou du moins son influence, sur ses voisins (Farajallah 1992 : 46). Cependant, au sein même du ccg, les rivalités et les tensions entre États membres sont si fortes que la réalisation d’objectifs communs, définis dans les statuts du Conseil, est impossible. Cette absence d’accord entre les membres empêche donc la constitution d’une architecture de sécurité commune fonctionnelle. Il ne faut pas non plus voir le ccg comme un bloc monolithique des États arabes du Golfe. En effet, les rivalités interarabes qui concernent leurs ambitions pour le leadership du monde arabe, leurs interprétations divergentes de l’arabité, mais également les rivalités de type plus traditionnel, telles que l’idéologie, les intérêts claniques, sans mentionner les questions de succession royale (Farajallah 1992 : 46), constituent un réel frein à l’unité.

L’invasion du Koweït par l’Irak, en août 1990, représente pour Riyad la plus grande menace existentielle qu’elle ait eu à combattre. Les différends, nombreux[1], ont agi comme déclencheurs de l’invasion par Bagdad du territoire koweïtien (Buzan et Waever 2003). Incapable de s’opposer seul à un Irak militairement beaucoup plus puissant, le Koweït a dû se résoudre à faire appel, malgré une opposition interne forte, à l’armée américaine qui, par l’intermédiaire de 535 000 hommes, s’est établie en territoire saoudien. Le principe du territoire saoudien « sacré » a ainsi été mis à mal, malgré les nombreuses tentatives des autorités saoudiennes de légitimer cette présence par des fatwas (Da Lage 2011 : 188) émises par des religieux proches du pouvoir. Le fait que les États-Unis aient entrepris de mobiliser une armada impressionnante dans le seul but de venir secourir le Koweït et l’Arabie saoudite concrétise officiellement une évidence : jamais, au cours de l’histoire du royaume, les liens à la fois politiques, stratégiques, économiques et financiers n’ont été aussi étroits avec la première puissance mondiale, ni assumés en tant que tels (Kodmani-Darwish et Chartouny-Dubarry 1994 : 101). Le régime saoudien a ainsi pleinement pris la mesure du caractère vital du soutien américain.

Paradoxalement, l’aventurisme irakien rapproche l’Arabie saoudite et l’Iran, car les relations diplomatiques entre les deux acteurs, rompues en juillet 1987, sont rétablies en 1991 (Fürtig 2002), en partie grâce à l’intervention du sultan d’Oman, Qabus ibn Saïd. Le prince Abdallah rencontre ainsi le président iranien d’alors, Rafsandjani, à Dakar au Sénégal, en décembre 1990. Au cours de cette réunion, les deux États conviennent de rouvrir leurs représentations diplomatiques respectives dans chacune des capitales et de les élever au niveau d’ambassades le 2 mars 1992 (Al-Suwaidi 1996 : 169). Ce rapprochement porte ses fruits et aucun incident n’a plus lieu au moment du pèlerinage à La Mecque (Hajj). De la même manière, l’absence de soutien iranien à l’insurrection chiite en Irak, après la guerre du Golfe de 1991 (Wehrey et al. 2009 : ix), démontre la fin du caractère révolutionnaire du régime iranien. La normalisation définitive entre les deux États est ainsi officialisée et scellée bien plus tard, plus précisément à l’occasion de la réunion à Téhéran, en décembre 1997, de l’Organisation de la conférence islamique (Leveau 2005). Au cours de cet événement, un accord est conclu entre les deux parties qui consiste, pour les Saoudiens, à renoncer à jouer les trouble-fête, de même qu’à renoncer au poste tant convoité de secrétaire général de l’Opep. L’Iran, pour sa part, se voit bénéficier de revenus pétroliers confortables grâce à l’assurance de la part de Riyad d’un prix du baril de pétrole à un niveau qui assure des ressources suffisantes à Téhéran (Leveau 2005). La politique iranienne de l’après-Khomeiny intègre donc le fait que l’Arabie saoudite, étant donné ses moyens financiers et la présence des lieux saints de l’islam sur son sol, occupe bien une place de puissance rivale (peer competitor) du Golfe.

À la suite de cette normalisation, les Iraniens retrouvent une véritable marge de manoeuvre au sein du monde musulman tout en bénéficiant de la possibilité de se rapprocher des autres monarchies arabes du Golfe. Il faut cependant noter que l’arrangement de l’Arabie saoudite dans sa traditionnelle politique de conciliation consiste également à neutraliser la capacité de nuisance d’un adversaire jugé trop puissant (Kodmani-Darwish et Chartouny-Dubarry 1994), à savoir l’Irak de Saddam Hussein.

II – Fin du mur sunnite et moment prussien[2] iranien : le tournant de l’intervention américaine de 2003

Les interventions américaines en Afghanistan et en Irak mettent un terme au « mur sunnite » (Nasr 2008) qui entoure l’Iran. Ce « mur » a commencé à s’effriter à la suite de l’offensive américano-britannique de 2001 contre le régime taliban. La chute, à la fin de 2001, du régime des talibans et de ses alliés sunnites d’Al-Qaïda contribue grandement à alléger la pression sur la frontière orientale de Téhéran (Burdy 2016).

La résolution 1441 du Conseil de sécurité de l’onu, qui fait suite aux attentats du 11 septembre 2001, est adoptée le 8 novembre 2002 ; elle ordonne à l’Irak de Saddam Hussein de procéder à la destruction de l’ensemble de ses programmes d’armes de destruction massive (adm) sous peine d’un recours à la force. Cette résolution est suivie par la tournée du ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, dans la région. L’offensive américaine du 20 mars 2003 contre l’Irak, non autorisée par le Conseil de sécurité de l’onu, représente une arme de perturbation massive (Homer-Dixon 2005) qui fait naître un large sentiment d’insécurité au niveau régional. Téhéran, pour sa part, entrevoit immédiatement le bénéfice qu’elle peut tirer de ces deux interventions militaires directes.

En prononçant cette phrase : « Nous sommes contents » (Coville 2007 : 215), l’ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution islamique iranienne, résume le sentiment qui prévaut en Iran à la suite de la chute du régime de Bagdad et des talibans afghans. Les États-Unis débarrassent ainsi les Iraniens de leurs plus grands ennemis, avec lesquels ils partagent 40 % de leurs frontières. L’invasion américaine de 2003 élimine donc l’ennemi impitoyable de l’Iran qu’est le régime baasiste de Saddam Hussein, mais, plus encore, elle brise l’ordre sunnite arabe mis en place à Bagdad par le colonisateur britannique à l’époque de son mandat (1920-1932) (Heisbourg 2007 : 57). L’une des trois puissances du Golfe (l’Irak) s’efface et Téhéran rétablit les liens historiques avec les chiites de Mésopotamie, ce qui était difficilement réalisable à l’époque de Saddam. Par là même, les États-Unis abandonnent le système du double containment ayant permis d’enfermer dans leurs cages stratégiques respectives et leurs inimitiés réciproques l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran des mollahs (Heisbourg 2007).

A — Le complexe régional de sécurité du Golfe, une explication par la théorie

La particularité des systèmes régionaux tient au fait qu’ils sont poreux (Kelly 2007) et donc facilement pénétrables par une puissance globale comme les États-Unis. Ce mécanisme de pénétration, l’overlay, survient lorsque des puissances extérieures réalisent des alignements sécuritaires avec des États de dimension régionale et lient ainsi les dynamiques régionales au schème surplombant de distribution globale de la puissance (Buzan et Waever 2003). L’overlay se met en place lorsque la présence directe de puissances extérieures (superpuissances ou grandes puissances) au sein d’une région est tellement forte qu’elle entraîne la suppression du fonctionnement normal des dynamiques de sécurité des États locaux. Il se traduit généralement par le stationnement à long terme des forces armées des grandes puissances dans la région et par l’alignement des États locaux en fonction des modèles de rivalité des grandes puissances (Buzan et Waever 2003). Il demeure cependant possible que des dynamiques locales de rivalité régionale perdurent, malgré la présence directe d’une puissance extérieure. L’invasion américaine unilatérale de l’Irak en 2003 et l’installation militaire massive américaine dans le Golfe, impressionnante en nombre d’hommes, contribuent à modifier les dynamiques locales de rivalité du sous-complexe du Golfe. Cette modification s’effectue non pas en raison de l’overlay, mais à la suite d’un profond changement de la distribution de puissance régionale. En effet, l’inclusion d’une puissance géographiquement extérieure au Regional Security Complex ne se justifie que dans la mesure où elle est susceptible de peser significativement sur l’équilibre et la dynamique locale, soit l’équivalent d’un seuil de puissance atteignant la moitié de la puissance dominante de la zone (Lim 2008). Cette affirmation pose cependant le problème de la mesure de la puissance, ici essentiellement militaire, en matière d’efficacité. Le plus puissant n’est pas toujours le vainqueur sur le terrain. Il convient donc de raisonner en termes de puissance réelle, à travers le concept de « loss of strength gradient ». Celui-ci permet d’expliquer, de manière assez précise, la place que sont susceptibles d’occuper des grandes puissances globales dans une zone locale. Ainsi, Kenneth Boulding définit le « loss of strength gradient » par la quantité dont est amputée la puissance d’une partie par miles de mouvement loin de sa base (Boulding 1963 : 79). Plus précisément, la force de chaque nation est à son maximum à sa base (home base) et la force de chaque nation décline à mesure que celle-ci se déplace loin de sa base (Boulding 1963). Ce concept de « loss of strength gradient » est donc réservé plus spécifiquement à une minorité d’États possédant des forces importantes, de la technologie et des moyens financiers leur permettant la mise en place d’une projection de manière autonome. Durant le conflit du Golfe en 1991, la préparation des troupes américaines pour une projection effective de 8 500 miles (13 680 kilomètres) (Lemke 2002 : 73) est de dix-sept semaines (pour un objectif limité et défensif) et les estimations du général Schwarzkopf sur la portabilité des transports américains sont d’environ 70 kilomètres par jour (Lemke 2002). Ainsi, seuls des États qui en ont les moyens peuvent interagir militairement dans la mesure où il leur est possible de déplacer des ressources militaires sur le territoire de l’autre. Donc, rares sont les cas où une puissance est susceptible de modifier un équilibre régional et où un dominant global voit le « loss of strength gradient » affecter sa puissance projetée de telle manière que, dans un ou plusieurs des sous-systèmes, il n’est pas plus puissant que le dominant local. Seules les superpuissances et les grandes puissances possèdent une puissance militaire globale. Elles ont la capacité de projeter leurs forces à travers le monde et, par conséquent, peuvent intervenir dans n’importe quel complexe de sécurité régional chaque fois que cela sert leurs intérêts (Lake 1997). Malgré la disparition, temporaire, de l’Irak en raison de la modification de la distribution de puissance, les mécanismes de sécurité du sous-complexe demeurent, y compris à la suite de l’intervention américaine de 2003. Si les États-Unis sont directement impliqués dans le sous-complexe du Golfe, ils n’en contrôlent aucunement les événements. D’ailleurs, les États-Unis n’ont que peu d’influence sur certaines dynamiques de sécurité au sein du triangle de contestation formé par la région Iran/Irak/Arabie saoudite, devenu dual – Iran/Arabie saoudite – du fait des facteurs transnationaux et des relations existant au sein du sous-complexe (coopérations, conflits, tensions…). Cependant, une étude des dynamiques du sous-complexe du Golfe ne peut s’y effectuer sans la présence des États-Unis. Deux des plus grands États théocratiques de la région du Moyen-Orient sont embarqués dans une compétition stratégique pour la domination du sous-complexe du Golfe et plus largement du Moyen-Orient (où le rôle de la Turquie, de l’Égypte et d’Israël est également majeur).

B — La constance dans l’adaptabilité : stratégie iranienne[3] en Irak

L’intervention américaine de 2003 a pour effet de voir l’un des plus importants pays arabes, l’Irak, devenir officiellement le premier pays arabe à être gouverné par une majorité chiite portée démocratiquement au pouvoir (Nasr 2008). De ce fait, naît un Moyen-Orient dans lequel les chiites exercent plus de pouvoir, reconfigurant ainsi les alliances, les cultures et les institutions politiques de la région (Nasr 2008). Dans ce délicat équilibre des forces qui s’opère dorénavant, les Iraniens ne se contentent pas de jouer un rôle d’observateur. Leur objectif premier demeure l’éloignement du pouvoir de toute forme de nationalisme arabe – sous sa forme baasiste ou autre –, avec pour objectif avoué la possibilité pour l’Iran d’influer de manière plus ou moins directe sur le calendrier des événements. Les Iraniens exultent à l’annonce des résultats des élections législatives irakiennes, notamment lors de l’inauguration de l’Assemblée nationale irakienne en 2005.

C’est néanmoins la prudence qui accompagne la stratégie mise en place par la République islamique en Irak. Téhéran tente de fixer les éléments militaires américains en Irak dans le but d’éviter une prolongation des actions unilatérales américaines en direction de la Syrie et de l’Iran. À cette fin, elle use de moyens indirects de soutien aux guérillas chiites et sunnites irakiennes, tout en tentant de contrôler et d’influencer l’establishment religieux chiite irakien. L’objectif ultime de cette dernière stratégie est de s’assurer de l’impossibilité de l’établissement en Irak d’un pôle de contestation des fondements théologiques du Velayat-e faqih iranien. Les Iraniens influencent ainsi les scènes politiques et religieuses irakiennes. En effet, les principaux lieux saints ainsi que les principales autorités religieuses et morales du chiisme se trouvent en Irak, d’où une volonté manifeste de l’Iran de mettre en place ses relais d’influence dans ce pays. Certains grands ayatollahs irakiens, dont Ali Sistani, connu pour son opposition au dogme fondateur de la République islamique d’Iran, fait d’ailleurs figure d’homme incontournable. L’ouverture politique et religieuse de l’Irak donne à ce dernier la possibilité d’asseoir un islam chiite modéré. Héritier de son maître à penser, l’ayatollah Khoi qui se pose en chef incontesté des chiites d’Irak, l’ayatollah Sistani est vite reconnu comme tel, du Liban à l’Iran en passant par le Pakistan (Nasr 2008). Bien qu’il ait de profonds désaccords théologiques et politiques avec ses confrères qui gouvernent l’Iran, il n’a jamais mis en avant cette spécificité afin d’éviter d’attiser une quelconque rivalité entre Najaf (en Irak) et Qom (en Iran). Il rejette cependant nettement la notion de Velayat-e faqih, présente au sein de la République islamique d’Iran, là où d’autres la soutiendront pleinement. Par exemple, un personnage comme Sayyed Abdulaziz al-Hakim – fils de l’ayatollah Mohamed Baqir al-Hakim, aujourd’hui décédé – est en phase avec le clergé chiite iranien au moins sur le plan spirituel (Barah 2012).

L’effondrement soudain du régime central de Bagdad donne ainsi un rôle de première importance à l’ayatollah Ali al-Sistani. L’étiolement de la souveraineté du gouvernement central irakien confère mécaniquement un fort ascendant à l’ayatollah de Najaf sur le plan politique (Barah 2012) ; les forces américaines le considèrent, dès la chute de Saddam Hussein effective, comme le recours fondamental pour éviter une mobilisation chiite généralisée. L’interpénétration des liens entre écoles théologiques de Qom en Iran et Nadjaf en Irak et la présence importante de réseaux politiques et caritatifs iraniens en Irak, tels que l’Asrii (Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak), signifient qu’aucun pays, même arabe, ne bénéficie en Irak d’une influence comparable à celle de l’Iran (Luizard 2002 : 235).

Or, l’objectif premier de l’asrii en Irak est visiblement, au départ, l’application à l’Irak d’un gouvernement similaire à celui de l’Iran. La structure de la branche armée, la brigade Badr, formée et armée par les Pasdaran (Louër 2008), se trouve être le pendant, pro-iranien, du parti al-Da’wa de l’ayatollah Sistani. Cependant, l’assise de ce dernier en Irak, incommensurablement supérieure à une structure comme l’Asrii, et la réalité du tissu irakien, marqué par la diversité religieuse (Louër 2008), décident l’Asrii à abandonner pour l’Irak toute référence à l’exportation de la révolution islamique identique au modèle iranien. Ce parti change même de nom en 2007 en adoptant le nom d’Asii (Assemblée suprême islamique irakienne) et ses leaders adressent un véritable camouflet à l’Iran par le renoncement à la marja’iyya d’Ali Khamenei pour la doctrine d’Ali al-Sistani, jugé plus savant. Ce changement de référent religieux, qui participe à une véritable stratégie de replacement politique au niveau national, est nécessairement négocié avec l’Iran qui reste le principal soutien religieux, financier et militaire des formations d’obédience chiite en Irak (Louër 2008).

C’est donc dans un contexte difficile que Téhéran fait preuve d’un véritable réalisme politique en négociant tous azimuts dans l’espoir de rapprocher les protagonistes irakiens. Aussi, l’Iran négocie avec l’ensemble des composantes irakiennes lorsque l’Irak est sur le point de basculer dans la guerre civile en 2006, notamment avec le parti sadriste, dirigé par Muqtada al-Sadr, pourtant considéré comme nationaliste arabe (il vise ici directement l’ayatollah Sistani qui est iranien), antiaméricain et anti-marja’iyya d’Ali Khamenei. L’exil de presque quatre années (2007-2011) de l’ayatollah Sistani en Iran signe l’arrêt de la vie politique de ce dernier et finit par redistribuer les cartes de la situation politique irakienne démontrant, par là même, l’excellence du choix de l’Iran dans sa stratégie de constitution d’une alliance tous azimuts. Ainsi, en évitant de mettre tous ses oeufs dans un même panier et en jouant sur l’ensemble des tendances (chiites, kurdes et sunnites), l’Iran s’assure d’être gagnant, quoi qu’il advienne. Cela confirme le rôle et l’importance de l’Irak dans le dispositif stratégique autodéfensif iranien.

Ainsi, la volonté d’une frange de l’intelligentsia américaine qui prévoyait qu’avec l’ouverture de l’Irak la rivalité historique entre Khoi et Khomeiny amènerait Najaf à défier Qom et à conduire l’offensive contre la République islamique d’Iran (Blanford 2004) n’a pas eu gain de cause. Bien que les deux capitales religieuses soient loin de former un monolithe politique, les liens entre elles se sont renforcés. L’ascension de Najaf pose donc plus de problèmes aux capitales arabes, Koweït, Riyad ou Manama, qu’à l’Iran, car l’autorité politique chiite s’exerce désormais au sein d’un pays arabe.

III – De l’immobilisme à l’affirmation : la volonté de confessionnalisation des conflits de la région

L’inquiétude saoudienne ne fait cependant pas exception dans le monde sunnite. S’il existe une preuve du divorce prononcé entre l’Iran et une partie du monde musulman, elle peut se mesurer à la manière dont les autres forces structurées au sein du monde sunnite perçoivent le chiisme duodécimain iranien. Au moment de la révolution islamique, la confrérie des Frères musulmans accueille d’abord celle-ci avec enthousiasme, observant par ailleurs une neutralité durant la guerre Iran-Irak. Cependant, leur attitude change très soudainement. Ce revirement fait suite au massacres de Hama en 1982 lorsque le régime de Hafez al-Assad ordonne à ses troupes d’écraser une insurrection provoquée par les Frères musulmans qui entraîne la mort de plusieurs milliers de personnes. Le régime syrien d’alors a établi au préalable une alliance avec l’Iran autour d’une opposition forte au régime de Saddam Hussein. La prise de position de l’imam Khomeiny en faveur du régime de Hafez al-Assad en raison de l’existence d’une alliance entre Téhéran et Damas (Luizard 1993) lui vaudra de la part des Frères musulmans un mépris durable. Les griefs des Frères musulmans à l’encontre de la République islamique s’exacerbent au fil du temps au point que ces derniers dénoncent l’opportunisme des alliances, un nationalisme persan étroit et un sectarisme chiite exacerbé, illustré par la Constitution iranienne (Luizard 1993). Cette posture démontre indubitablement à l’Iran que, malgré son vif désir de se poser en leader panislamique, les rapports entre fondamentalistes sunnites et chiites se heurtent aux querelles confessionnelles de toujours (Nasr 2008).

A — Le « printemps arabe », amorce du grand désordre arabe ?

Les révolutions qui débutent en Tunisie en décembre 2010 et qui voient la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011 se propagent dans nombre de pays arabes en affaiblissant durablement l’Égypte et le Bahreïn, en faisant disparaître la Libye et le Yémen en tant qu’États-nations et en plongeant la Syrie dans une atroce guerre civile. Riyad, pour sa part, est épargné par ces mouvements de contestation en raison de mesures préventives sécuritaires, mais surtout financières, qui le voient néanmoins dépenser quelque 135 milliards de dollars en « subventions » à sa population dans le seul but d’éviter tout phénomène de mimétisme (Da Lage 2016).

Le lâchage américain de son allié égyptien, le président Hosni Moubarak, en pleine révolution arabe (Da Lage 2016), conduit Riyad à tirer des leçons sur le prétendu soutien américain inconditionnel. Riyad amorce donc, dès ce moment, un réel repli stratégique tout en étant conscient de l’irremplaçable soutien américain, qu’il soit militaire, politique ou financier.

Dans les faits, ce repli se manifeste concrètement par l’intervention militaire directe de troupes issues du ccg en 2011 (principalement saoudiennes et émiraties). Une frange importante de la population bahreïnie (majoritairement chiite) manifeste contre la famille régnante des Al Khalifa (sunnite). L’intervention militaire saoudienne démontre l’importance, pour l’Arabie saoudite, du statu quo existant dans le Golfe.

Hanté par le spectre d’un hypothétique croissant chiite signifiant une contiguïté territoriale entre l’Iran et le Levant, mis en avant par le souverain hachémite Abdallah II de Jordanie[4], Riyad n’hésite également pas à appuyer toute contestation interne au sein d’États qu’elle considère comme alignés sur la politique de Téhéran. Comprenant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le mouvement du Hezbollah au Liban, ces États et cette organisation ont pour particularité d’être dominés par des régimes non pas sunnites, mais chiites. Dès lors, la violence qui s’exerce à l’encontre des manifestants syriens par le régime alaouite de Damas est l’élément déclencheur d’une véritable insurrection armée dans le pays. La large coalition révolutionnaire anti-régime, côté syrien, se fissure avec le temps, notamment lorsque Daech, soupçonné de collusion avec Téhéran par Riyad[5], trahit les autres factions afin de s’emparer de la ville de Raqqa, d’où Abou Bakr al-Baghdadi proclame son califat (Filiu 2015). L’incapacité de la communauté internationale à réagir par la force aux bombardements chimiques de certains quartiers de Damas par le régime syrien en août 2013, du fait du veto russe, d’une certaine opposition américaine et de l’engagement de Damas à désarmer (résolution 2118 du Conseil de sécurité de l’onu du 27 septembre 2013), joue en faveur d’une radicalisation des mouvements révolutionnaires syriens[6].

L’État islamique (Daech), dont les gains territoriaux ne font que croître, devient finalement l’ennemi utile (Balanche 2016) pour nombre de parties au conflit, car il parvient à briser ce que le roi de Jordanie a précédemment nommé le « croissant chiite ». Les monarchies arabes du Golfe n’ont plus aucune raison de combattre directement le seul ennemi capable de s’opposer efficacement aux Iraniens et à ses affiliés. Par ailleurs, Daech fait également figure d’ennemi utile pour les Kurdes en permettant à ces derniers de s’emparer de territoires situés dans des zones contestées. Pour Damas, laisser l’État islamique s’étendre permet de décrédibiliser l’action de l’opposition syrienne auprès de la communauté internationale tout en nourrissant son idéologie de contre-insurrection, contribuant ainsi à ramener vers lui des populations apeurées (Balanche 2016). Enfin, à Bagdad, le premier ministre Nouri al-Maliki (2006-2014) agite la menace que Daech fait peser sur le pays afin de souder les communautés chiites irakiennes et d’obtenir un soutien sans faille, à la fois de Téhéran et de Washington, pour sa réélection.

Les années 2013 et 2014 voient ainsi, devant la menace représentée par Daech, un afflux massif de combattants iraniens (Pasdaran) et du Hezbollah libanais, ainsi qu’un important retrait de miliciens chiites irakiens combattant l’État islamique en Syrie. Ces derniers s’en retournent vers leur pays d’origine, l’Irak, après les défaites successives de leur armée sous les coups de boutoir de Daech. Comme celui-ci se trouve aux portes de Bagdad, il faut une fatwa (avis juridique) de l’ayatollah Ali Sistani, qui appelle à la guerre, pour mobiliser des dizaines de milliers de fidèles et protéger les lieux saints chiites des destructions programmées (Dawod 2015). L’intervention massive de forces iraniennes est également considérée comme cruciale. L’appel de l’ayatollah Sistani a pour effet, en plus d’endiguer la progression de l’État islamique, d’affaiblir Nouri al-Maliki, premier ministre irakien de 2006 à 2014, jugé trop proche des Iraniens, face à l’incompétence de son armée, tout en contrant l’influence politico-religieuse iranienne du clergé de Qom et du Guide de la révolution, Ali Khamenei (Dawod 2015).

L’offensive de l’État islamique en territoire kurde surprend ces derniers ainsi que la communauté internationale, qui pense que les peshmergas sont aptes à s’y opposer. Or, seuls des raids aériens massifs organisés par la communauté internationale, mais, surtout, l’intervention rapide des forces iraniennes Al-Qods, maintenant avérée (Dawod 2015), y mettent fin. Sous la direction du général Qassem Suleymani, ces forces parviennent à stopper l’avancée de Daech en direction d’Erbil, permettant ainsi aux forces kurdes de reprendre Kobané in extremis. Les États-Unis exigent cependant le départ du premier ministre irakien Nouri al-Maliki, jugé en grande partie responsable du pourrissement de la situation. Celui-ci est remplacé, en septembre 2014, par Haider al-Abadi, jugé plus ouvert et moins extrémiste.

B — La stratégie des « pieds dans le plat » ou l’affirmation de l’Arabie saoudite

L’année 2014 se termine difficilement pour Riyad et Téhéran sur le plan financier. Depuis l’été 2014, le prix du pétrole a baissé de 70 % en l’espace de vingt mois (Le Leuch 2016). Les raisons de cette chute vertigineuse sont à rechercher dans le ralentissement économique en Chine et dans la hausse de production des hydrocarbures non conventionnels, dont la part dans l’offre mondiale a fortement progressé en cinq ans, surtout aux États-Unis et au Canada. Les États producteurs de pétrole se retrouvent ainsi confrontés à une baisse importante du prix des hydrocarbures. Le rôle de Riyad dans cette baisse des prix est majeur, car l’Arabie saoudite a décidé de privilégier sa « part de marché », contrairement à ses habitudes, en gardant son niveau de production et, indirectement, son rôle incontournable de pétrolier mondial. Riyad espérait, entre autres, pousser les producteurs concurrents à coût élevé à réduire leur production et leurs investissements pour des raisons financières (Le Leuch 2016).

En augmentant sa production pétrolière, alors que les prix chutent, Riyad provoque une baisse sensible des prix. La finalité de cette stratégie, en plus de la conservation de ses parts de marché, consiste à rendre plus difficile un retour économique de Téhéran, à la suite de l’accord sur le nucléaire alors en cours, ainsi que compliquer financièrement les opérations militaires russes[7] et iraniennes en Syrie, à l’origine d’un maintien du régime de Bachar al-Assad. Cette stratégie, risquée, voit cependant les réserves saoudiennes de devises, le déficit budgétaire ainsi que le pib saoudien fondre[8] (le pétrole représente 90 % des revenus du gouvernement et 47 % de son pnb). De 746 milliards de dollars en 2014, il est passé à 646 milliards en 2015 (soit une baisse de 100 milliards de dollars), alors que déficit budgétaire explosait littéralement : 19 % en 2015, comparativement à 2 % en 2014 (Le Leuch 2016).

C’est dans ce contexte morose qu’une succession s’opère en Arabie saoudite. Le clan des Soudeiri parvient à concentrer, de manière inhabituelle, le pouvoir au sein d’une même lignée, et ce, en moins de trois mois (Da Lage 2016). Si l’on conjugue à cet événement le limogeage, suivi de la mort le 9 juillet 2015, du prince Saoud al-Fayçal, fin connaisseur des arcanes de la diplomatie saoudienne qu’il aura dirigée pendant 40 ans, la désinhibition de la diplomatie saoudienne peut s’expliquer.

Ainsi, le roi Salman a rapidement fait étalage de son mécontentement face aux successions d’« hésitations » et de parti pris diplomatiques américains qui, selon Riyad, poussent Téhéran à libérer ses ambitions régionales dans nombre de capitales arabes.

Dans les faits, le monarque saoudien refuse de se rendre au sommet de Camp David à l’invitation du président Obama, les 13 et 14 mai 2015, tout en effectuant une visite officielle, sa première aux États-Unis en tant que roi, le 5 septembre 2015 (Da Lage 2016). Cela n’empêche cependant pas Washington d’inviter Téhéran à participer, pour la première fois, aux négociations sur la Syrie qui s’ouvrent à Vienne le 30 octobre 2015 (Djalili 2016).

Acteur passif des bouleversements régionaux, Riyad déchante de nouveau lorsque Washington opère un rapprochement avec Téhéran dans le cadre de l’accord sur le nucléaire. Pierre d’achoppement majeure pour Riyad, l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015, après 21 mois de négociation, représente un élément profond de désaccord avec Washington.

L’entrée en vigueur du plan global d’action conjoint vient clore de nombreuses années de discussions, souvent difficiles, entre la République islamique d’Iran et la communauté internationale (représentée par l’E3+3). Bien qu’historique, ce plan encadre clairement, par des mesures de contrôle strictes, le droit pour Téhéran de développer et d’utiliser l’énergie nucléaire, et ce, jusqu’en 2040. Malgré ces mesures de contrôle restrictives fortes, Riyad et Tel-Aviv expriment de profondes inquiétudes concernant ce plan, ce qui ne manque pas de rapprocher ces deux protagonistes sur nombre de questions régionales d’intérêt commun. L’élément accélérateur est la révélation, au mois de novembre 2013, de l’existence de réunions secrètes entre les États-Unis et l’Iran qui se tiennent depuis le mois de mars 2013 à Mascate dans le sultanat d’Oman (Da Lage 2016). Or, ces derniers temps, les relations avec Téhéran se sont dégradées notablement et Riyad craint par-dessus tout qu’un rapprochement irano-américain ne réduise la sécurité et l’influence saoudiennes dans la région (McLaughlin 2016).

C’est donc dans ce contexte de « guerre froide »[9] que l’Iran et l’Arabie saoudite se trouvent plongés depuis peu. Riyad appréhende avant tout une dévalorisation stratégique ainsi qu’une déstabilisation interne et use de l’ensemble des ressorts à sa disposition. Il faut dire que Riyad tente de s’appuyer sur les récentes erreurs des dirigeants iraniens dans leur activisme pro-chiite (constitution de milices chiites afghane, pakistanaise et irakienne dans le cadre d’une confessionnalisation de la guerre en Syrie)[10], alors que ces mêmes responsables se sont abstenus, des décennies durant, de mettre en avant une telle représentation de leur politique (Djalili 2016).

Ainsi, autrefois réticent à s’engager directement dans des conflits, à l’exception de la première intervention saoudienne au Yémen, Riyad voit l’accession au trône du roi Salman, en janvier 2015, chambouler sa diplomatie. Le souverain modifie les fondements de la diplomatie saoudienne par l’abandon d’une diplomatie défensive[11] au profit d’une diplomatie offensive. Pour rappel, en novembre 2009, Riyad s’était engagé militairement contre les rebelles zaydites chiites du mouvement séparatiste houthi en raison de l’attaque d’un poste frontalier saoudien[12]. L’intervention saoudienne s’était à l’époque soldée par un véritable fiasco militaire malgré de nombreux démentis officiels[13].

Dans la nuit du 25 mars 2015, une première décision d’importance du roi Salman est de déclencher une intervention militaire en direction du Yémen (Opération tempête décisive), en appui de plusieurs États arabes[14]. Cette opération militaire est renommée, le 21 avril 2015, Opération restauration de l’espoir.

L’intervention dénommée « Tempête décisive », lancée au Yémen dans la nuit du 25 mars 2015 par Riyad et un groupe de plusieurs États arabes[15], est remplacée à partir du 21 avril 2015 par l’opération « Restauration de l’espoir ». L’objectif de cette dernière opération est officiellement de restaurer la légitimité institutionnelle et d’empêcher la milice houthie « soutenue »[16] par les Iraniens de prendre le contrôle de l’ensemble du Yémen (Rigoulet-Roze 2016).

Prétextant la menace iranienne, Riyad poursuit sa longue tradition d’intervention saoudienne dans les affaires yéménites en s’appuyant sur la « politique du riyal » (Gause iii 1990 : 112). Riyad a toujours considéré ce pays comme son Hinterland (arrière-pays) stratégique autant que son réservoir de main-d’oeuvre, jusqu’au conflit avec Bagdad en 1991 (Rigoulet-Roze 2016). Le Yémen, berceau des Arabes, représente un problème sécuritaire majeur aux yeux de Riyad. Des soupçons forts d’« agenda caché » saoudien sont également avancés (Al-Rashed 2014 ; Bafana 2014 ; Burgat 2014), mais il est certain que la démonstration de force effectuée par les monarchies du Golfe, particulièrement par les Émirats arabes unis devenus la « petite Sparte » et par Riyad, a pour ambition de démontrer à Téhéran leur capacité à mener une opération militaire soutenue dans la durée en maîtrisant l’ensemble des espaces (aérien, maritime et terrestre).

Ces derniers temps, sur le terrain, les tensions se sont multipliées. Les relations irano-saoudiennes se sont brusquement dégradées lorsqu’a eu lieu, le 24 septembre 2015, la bousculade mortelle de La Mecque qui a causé la mort de 2 236 pèlerins, dont 464 Iraniens. Cet incident a relancé la querelle entre Téhéran et Riyad à propos de la tutelle des lieux saints de l’islam à un point tel que les pèlerins iraniens ont été interdits de pèlerinage pour l’année 2016.

L’exécution, il y a maintenant plus d’un an (le 2 janvier 2016), du clerc chiite Cheikh Bager al-Nimr ainsi que de 46 autres personnes pour terrorisme a provoqué une vague de contestations violentes en Iran, en Irak, au Liban, à Bahreïn, au Pakistan et au Yémen. À Mashhad et à Téhéran, les missions diplomatiques saoudiennes ont été attaquées et ont forcé Riyad à rompre pour la seconde fois depuis le 26 avril 1988 ses relations diplomatiques avec Téhéran. L’influence de ce dernier au Liban a poussé Riyad, le 19 février 2016, à annuler un important plan de réarmement massif de l’armée libanaise au grand dam de Washington. Ce programme de modernisation, d’un coût estimé à 2,3 milliards d’euros, devait être effectué par l’entremise technique et matérielle de la France, dont le but officiel est de diminuer l’influence du Hezbollah qui, pour Riyad, prend en otage le gouvernement libanais (Kalifeh 2016). En agissant de la sorte, Riyad signifie clairement la fin des subsides versés sans contrepartie claire, contraction des revenus pétroliers oblige. Néanmoins, la récente visite du président libanais Michel Aoun en Arabie saoudite, les 9 et 10 janvier 2017, pourrait laisser augurer d’une évolution de la situation.

Dans ce contexte, Téhéran se lance dans la course au leadership d’un monde arabe miné par les tensions et les divisions, alors que l’Arabie saoudite semble plus soucieuse d’affirmer son leadership au sein de la communauté islamique dans son ensemble (Dazi-Héni 2010). Le 14 décembre 2015, le vice-prince héritier saoudien Mohammed ben Salman a pris l’initiative de créer une « coalition islamique » contre le terrorisme regroupant 34 États. La démonstration de force qu’effectue cette coalition dans le cadre des manoeuvres Tonnerre du Nord en mars 2016 a valeur de message pour Téhéran (Blin 2016).

En ce début d’année 2017, les Saoudiens demeurent confrontés à une situation économique difficile et leur déficit mensuel, estimé entre 10 et 15 milliards de dollars par mois (Reed et Hubbard 2016) pour l’année 2016, a finalement été ramené à 79 milliards de dollars pour l’ensemble de 2016. Les réserves saoudiennes fondent donc comme neige au soleil et des temps difficiles arrivent dans ce pays où le secteur public emploie 45 % de la population en âge de travailler (Da Lage 2016). Le retour de l’Iran sur le marché du pétrole, l’augmentation de la production irakienne, l’importante capacité de résilience des producteurs de schiste ainsi que l’augmentation de la consommation locale saoudienne (30 % du pétrole produit) n’arrangeront certainement pas la situation du royaume dans les années à venir.

Craignant plus que tout une fragilisation des régimes autoritaires, Riyad redoute que l’affaiblissement des monarchies arabes ne débouche sur une déstabilisation durablement profitable à Téhéran. Pour sa part, l’Iran sait pertinemment qu’il ne peut et ne pourra compter que sur lui-même, car sa réintégration complète et totale au sein de la communauté internationale se fera en fonction de contingences que Téhéran ne maîtrise pas. L’élection du président américain Donald Trump y contribue, bien évidemment.