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Vue de Washington, la révolution iranienne de 1979 est peut-être le pire échec de la politique américaine au Moyen-Orient au cours de la guerre froide. La question de la responsabilité de cet échec se pose tant dans les débats politiques qu’historiographiques. Pour les uns, le soutien inconditionnel de Richard Nixon et Henry Kissinger au shah d’Iran de 1968 à 1976 (vente d’armes illimitée, absence de pression pour que le shah « démocratise » la vie politique iranienne) aurait encouragé la « mégalomanie » de ce dernier. Pour les autres, Jimmy Carter aurait permis la victoire des islamistes en refusant de sanctionner la répression des opposants politiques du shah. Pour l’historien Roham Alvandi, ces deux positions ratent l’essentiel en présumant que la situation iranienne dépendait des actions américaines : dans les années 1970, l’Iran n’était plus un client des États-Unis, mais plutôt un partenaire.

Sous la présidence de Richard Nixon, alors que la Grande-Bretagne venait de se retirer du Moyen-Orient, Américains et Iraniens ont agi de concert pour préserver la stabilité régionale, contrer les avancées soviétiques et contenir le « radicalisme arabe » (incarné notamment par le régime baathiste irakien), tout cela sans conflit majeur. En ce sens, le partenariat américano-iranien constitue le meilleur exemple de la « doctrine Nixon ». Visant à éviter un « nouveau Vietnam », cette doctrine engageait les États-Unis à soutenir financièrement et militairement des alliés qui seraient chargés de préserver la stabilité régionale et de combattre eux-mêmes en cas de conflit. Alvandi traite cette période de partenariat comme un âge d’or au cours duquel les deux États auraient réussi à atteindre leurs objectifs respectifs dans la région : stabilité pour les Américains, primauté pour les Iraniens. Selon lui, ce partenariat s’explique non pas par de froids calculs géopolitiques, mais bien par l’amitié qui liait Nixon (puis Kissinger) et le shah, amitié faite d’affinités idéologiques. Ils partageaient une lecture « réaliste » des relations internationales, un féroce anticommunisme de même qu’un profond mépris pour les « intellectuels libéraux » qui avaient dominé l’administration Kennedy et qui s’opposaient encore à Nixon. De cette amitié découla une forte influence du shah sur la politique américaine au Moyen-Orient. C’est la thèse qu’Alvandi cherche à soutenir dans cet ouvrage.

D’abord, Alvandi montre que cette amitié poussa Nixon à transformer la politique américaine dans la région, passant de la stratégie dite « des deux piliers », maintenant l’équilibre entre Arabie Saoudite et Iran, à un soutien de la primauté iranienne comme garant de l’accès américain au pétrole du golfe Persique. Cette transformation ne saurait être expliquée uniquement par le retrait britannique de la région ou par le traumatisme vietnamien : si ces deux facteurs avaient été décisifs, elle aurait eu lieu sous Johnson. L’arrivée d’un ami du shah à la présidence américaine fut le facteur décisif.

Nixon ne s’intéressait pas aux pays du tiers-monde en dehors de leur signification dans la guerre froide et, selon Alvandi, c’est pour cela qu’il en vint à adopter les objectifs régionaux du shah, notamment face à l’Irak. Pour étayer cette interprétation, Alvandi plonge dans l’histoire du soutien iranien et américain (par l’entremise de la cia) aux Kurdes d’Irak dans les années 1972-1975. Selon lui, Nixon et Kissinger acceptèrent d’intervenir, contre l’avis de l’appareil de politique étrangère américain, car le shah avait dépeint l’intervention comme essentielle à la lutte anticommuniste dans la région.

Enfin, Alvandi défend sa thèse en affirmant que le départ de Nixon, en 1974, signala le déclin du partenariat américano-iranien. Dans un chapitre consacré aux négociations entre l’administration Ford et le shah à propos du transfert de technologie nucléaire, il attribue leur échec à l’insistance de Ford quant aux mesures de surveillance empiétant sur la souveraineté iranienne, et donc marquant un retour à une relation clientéliste.

Depuis 1979, c’est l’inimitié qui caractérise la relation américano- iranienne. Pour Alvandi, les leaders des deux États pourraient remédier à cette situation, car les intérêts de leur pays n’ont pas changé depuis les années 1970 et demeurent compatibles. Il suffirait que les États-Unis respectent la souveraineté iranienne et que l’Iran reconnaisse que ses intérêts ne pourront être servis que par un partenariat avec les Américains. On retournerait ainsi à l’âge d’or au cours duquel le shah avait permis à l’Iran d’atteindre primauté régionale et influence globale.

L’argumentaire d’Alvandi n’a rien de révolutionnaire, quoique son usage des archives lui donne une certaine originalité. Il a surtout le mérite de remettre en question les justifications « réalistes » données par les leaders américains de l’époque quant à leur comportement, notamment l’idée que le soutien au shah n’était qu’une réponse pragmatique à des exigences géopolitiques. Par ailleurs, les chapitres traitant du soutien aux Kurdes et des négociations nucléaires fournissent des éléments de contexte indispensables quant à des questions qui, encore aujourd’hui, défraient l’actualité internationale.

On pourra cependant reprocher à Alvandi de séparer artificiellement la politique étrangère iranienne des questions de politique intérieure. Pour le dire autrement, traiter les années 1970 comme un âge d’or revient à écrire leur histoire en oubliant 1979. Alvandi commet ainsi la même erreur que plusieurs analystes attribuent à Nixon et Kissinger : obnubilés par la stabilité régionale et l’influence globale de l’Iran, ils oublient de se questionner sur les bases de la puissance étatique iranienne, et donc sur les conséquences intérieures de la politique étrangère du shah et de son partenariat avec les Américains.