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Si le champ universitaire des Relations internationales propose de nombreuses études et analyses pour décrypter le présent, il est nécessaire, parfois, de porter sur le passé un regard neuf. Un regard qui défait les explications triomphantes des vainqueurs en s’appuyant sur des facteurs géographiques, religieux, politiques, économiques ou culturels pour affiner son analyse. Cette démarche rétrospective permet non seulement de revenir sur la dimension stratégique de certains acteurs trop rapidement effacés des mémoires collectives, mais également de répondre à une question : comment en sommes-nous arrivés là ?

Couvrant plus de quatre siècles d’histoire, du xviie au xxe siècle, Le piège de la liberté s’inscrit dans cette démarche et propose de revenir sur la contradiction suivante : comment l’idéologie libérale, pourtant célébrée pour ses bienfaits par exemple par John Locke ou Alexis de Tocqueville, a-t-elle pris au piège les populations autochtones du Nord-Est américain jusqu’à les déposséder d’elles-mêmes et les refouler aux marges de l’ordre dominant ?

Avec comme cadre théorique la thèse de Max Weber développée dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, les auteurs, Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, invitent à dépasser l’analyse simpliste du rapport de forces – de l’opposition de la civilisation à la barbarie – pour examiner les normes politico-culturelles et les modalités de confrontation entre les nations amérindiennes et euro-canadiennes.

D’un côté, en s’appuyant sur de nombreuses sources écrites, telles que des correspondances, des rapports officiels et des journaux de voyage, les auteurs donnent une voix aux nations amérindiennes. Cela constitue l’un des apports majeurs de cet ouvrage.

En contextualisant leurs conceptions sociales, par exemple celle du don et du contre-don comme fondement de leur organisation, les auteurs donnent un sens à leurs pratiques.

Les deux chercheurs apportent donc une dimension anthropologique qui permet de revenir sur un certain nombre de préjugés cultivés à propos des Amérindiens, comme le manque apparent d’organisation politique, la paresse supposée des autochtones ou leur cruauté envers autrui.

D’un autre côté, en examinant à travers le prisme de la science politique les rapports de forces entre les acteurs amérindiens et euro-canadiens, ils proposent une analyse historique et politique sur le long terme des mécanismes de domination des régimes coloniaux et de ses acteurs. Ce livre offre ainsi deux dimensions de lecture étroitement liées.

Le lecteur, d’abord, peut mieux saisir la complexité de l’ordre social des nations amérindiennes. Dans les quatre premiers chapitres, ce sont les caractéristiques de la chefferie autochtone, l’importance de la dette dans les relations sociales ainsi que le principe décentralisé et horizontal de leur organisation politique qui sont examinés. Un principe d’organisation qui se heurta de plein fouet à la volonté des autorités de la Nouvelle-France de verticaliser le pouvoir à travers trois sphères : celle des religieux en quête de nouveaux convertis ; celle des marchands à la recherche de nouveaux marchés à exploiter, et particulièrement celui des pelleteries ; celle, aussi, de l’État souhaitant étendre son territoire et, in fine, réduire celui des nations autochtones. Dans ces chapitres, les auteurs brossent un premier tableau nuancé des raisons qui ont poussé les acteurs présents, autochtones d’un côté et européens de l’autre, à partager un même territoire.

Ensuite, avec comme fil conducteur les différents modes de domination d’avant et d’après-guerre de la Conquête (1754-1763), les auteurs soulignent dans les trois derniers chapitres l’inéquation des principes européens et du traitement réservé aux nations amérindiennes. Gonflés de certitudes ethnocentriques, ces principes, en s’implantant sous l’Ancien Régime français, puis en se consolidant sous le régime libéral britannique, ont brisé les cultures, entendues ici au sens large, des nations autochtones. Enrichis par de nombreuses recherches universitaires et historiques, et approfondis par une réflexion philosophique autour des principes de l’idéologie libérale, ces chapitres exposent les ressorts d’une idéologie dont les valeurs visaient l’affranchissement de « l’indien » sous le régime britannique, et non plus son assujettissement comme c’était le cas en Nouvelle-France. Par affranchissement, il est entendu, par exemple, celui par le travail ou l’éducation qui devaient libérer l’indien de son état de sauvagerie – Kill the Indian but save the man – afin qu’il rentre pleinement dans la civilisation. En raison de son manque de cohérence avec les valeurs autochtones, cette volonté de transformation s’est finalement muée en une politique raciale incarnée par la Loi sur les Indiens de 1876. Celle-ci a achevé d’exclure les nations autochtones en les réduisant au statut de pupilles de la nation. Pire, exclus au nom de la liberté, les autochtones ont été pris dans un discours culpabilisateur, puisqu’ils n’auraient jamais su atteindre les valeurs de réussite brandies par le régime libéral anglais, puis canadien.

Dans cet ouvrage, les auteurs réussissent à illustrer la « colonisation intérieure » des valeurs autochtones par les valeurs européennes, d’abord entamée lors de l’établissement des premières colonies, puis amplifiée sous le régime britannique au point de rendre les autochtones étrangers à leur propre terre. C’est ce que Max Webber appelle l’esprit du capitalisme. C’est là l’un des points forts de leur ouvrage : ils ont su rendre compte de cet esprit qui s’exprime dans les ressorts d’asservissement du capitalisme. En prenant ce chemin, ce livre dépasse la comparaison historique entre les modalités de domination des régimes coloniaux pour proposer une réflexion plus large sur l’idéologie libérale et les conséquences de son modèle. Il est enfin un témoin qui permet d’éclairer le présent de la situation des autochtones du Nord-Est américain à la lumière du passé et qui offre des pistes de réponse à la question initialement posée : comment en sommes-nous arrivés là ?

Soulignons un seul point qui aurait pu être traité de façon plus précise : les nations amérindiennes ne sont que trop peu distinguées les unes des autres. Une question reste en suspens : le choc de l’arrivée, puis de l’installation des Européens, a-t-il été vécu sur un même mode par toutes les nations ou, au contraire, peut-on distinguer des degrés d’acclimatation, voire de résistance ?