Article body

Publié dans le cadre du Programme droits humains du Centre Europe-Tiers Monde (cetim), cet ouvrage vient s’ajouter à la longue liste des publications du cetim consacrées aux sociétés transnationales (stn). Melik Özden, directeur du Centre, y aborde une problématique cruciale du droit international, celle de la responsabilité des stn dans la violation des droits humains. Si cette problématique a fait l’objet de plusieurs études, celle de Melik Özden s’en distingue par son approche pratique et par l’accent mis sur les droits économiques, sociaux et culturels, très souvent relégués au second plan.

L’auteur pose que les sociétés transnationales sont des « acteurs majeurs dans les violations des droits humains » (page 3), mais qu’elles échappent très souvent à des poursuites judiciaires. Pour soutenir ce postulat, il présente plusieurs cas emblématiques de violations des droits humains commises par des stn (telles que le Kraft Foods Group, Coca-Cola, Trafigura, Chevron, etc.) et qui demeurent largement impunis. Le catalogue des violations décrites comprend essentiellement les conditions de travail inhumaines, le travail et l’exploitation des enfants, ainsi que les dommages à l’environnement qui ont par ailleurs des conséquences néfastes sur la santé des populations. Si les États, au titre de leur obligation de protéger les droits humains, sont tenus de réprimer ces violations, l’analyse des exemples cités révèle que les stn concernées ne font pas toujours l’objet de sanctions. En effet, dans la plupart des cas étudiés, les victimes, en dépit des longs et difficiles efforts déployés pour obtenir réparation, attendent toujours que les préjudices causés par ces sociétés transnationales soient réparés et que ces dernières soient punies proportionnellement à la gravité de leurs exactions.

Les causes d’une telle impunité, nous renseigne l’auteur, sont : la puissance économique et l’influence politique dont jouissent les stn et dont elles usent pour instrumentaliser la justice en leur faveur ; le manque de volonté politique des États qui, soucieux d’engranger des points de croissance, octroient des avantages démesurés aux stn au péril des droits fondamentaux de leurs citoyens ; ainsi que l’incapacité des autorités publiques très souvent dépourvues de moyens pour contrôler efficacement les activités des stn opérant sur leur sol et sanctionner les violations commises par celles-ci.

Des efforts ont pourtant été consentis au plan international depuis les années 1970 afin de réglementer les activités des sociétés transnationales et garantir la mise en cause de leur responsabilité pour violation des droits humains. Ces efforts, précise l’auteur, se sont cependant jusqu’ici essentiellement soldés par l’adoption d’instruments de soft law (instruments juridiques non contraignants) inefficaces. Certains instruments juridiques non spécifiques à caractère contraignant contiennent certes quelques dispositions applicables aux stn, mais lacunaires et fragmentées dans l’ensemble. Par ailleurs, si l’avènement de la Cour pénale internationale a été considéré comme le couronnement de la lutte contre l’impunité, force est de relever que cette juridiction n’est pas compétente pour connaître des crimes commis par les personnes morales telles que les stn. Bien qu’elle soit compétente pour juger les personnes physiques, aucun dirigeant d’une stn impliquée dans des violations de droits humains n’a encore été poursuivi devant cette juridiction. Ce sont ces différents constats qui poussent l’auteur à appeler de tous ses voeux la mise en place de mécanismes internationaux contraignants permettant d’encadrer les activités des stn et de sanctionner les violations de droits humains commises par celles-ci. D’où l’intérêt, souligne-t-il, des travaux en cours au sein du Groupe de travail intergouvernemental sur les stn du Conseil des droits de l’homme de l’Onu en vue de l’élaboration d’un instrument juridique contraignant sur les sociétés transnationales et les droits humains.

Pour que cet instrument en cours de négociation contribue à lutter efficacement contre l’impunité des stn, l’auteur émet plusieurs propositions. Pour lui, il est crucial que le futur traité vise uniquement les sociétés transnationales, car, de tous les types d’entreprises, seules ces dernières méritent davantage d’être soumises à une rigoureuse réglementation en matière de droits humains eu égard au nombre important et à l’ampleur des violations qu’elles commettent. L’auteur propose également que le traité énonce des obligations claires et précises en matière de respect des droits humains à l’égard des stn, ainsi que l’obligation pour les États de prévoir des sanctions pénales adéquates pour les stn coupables de violations des droits humains et leurs dirigeants. Il suggère en outre l’institution d’une « compétence universelle » (p. 100) permettant de poursuivre les violations commises par des stn dans le pays du siège social de la société concernée, indépendamment du lieu où elles auraient été commises. Enfin, s’agissant du contrôle de la mise en oeuvre de ce traité, l’auteur propose la mise en place d’un tribunal international sur les sociétés transnationales et les droits humains, que pourraient saisir les États, les communautés et les individus pour obtenir réparation des violations commises par les stn, ainsi que la création d’un Centre public pour le contrôle des sociétés transnationales, chargé de documenter et d’analyser leurs pratiques et leurs impacts sur les droits humains. Si ces deux dernières propositions, tout autant que les précédentes, nous paraissent intéressantes, la première en revanche nous semble peu réaliste compte tenu des défis colossaux et constants qui s’opposent à la mise en place, au plan universel, d’un mécanisme juridictionnel en charge des droits humains.

En somme, l’ouvrage Impunité des sociétés transnationales offre une bonne synthèse des défis et enjeux liés à la mise en cause de la responsabilité des stn pour violation des droits humains. Il a par ailleurs le mérite d’offrir des pistes de réflexion intéressantes ainsi que des propositions concrètes qui pourraient nourrir les débats en cours autour du futur traité sur les sociétés transnationales et les droits humains. Il intéressera les professeurs et les étudiants ayant un intérêt pour la justice pénale internationale, ainsi que les praticiens et militants des droits humains. On peut cependant regretter les multiples répétitions qui témoignent de lacunes au niveau de l’articulation de l’argumentation.