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Nous en savons davantage que ce que nous arrivons à exprimer.[1]

Polanyi 1983 : 4

La plupart des théories de l’action sociale mettent l’accent sur ce à quoi pensent les agents plutôt que ce à partir de quoi ils le font. Par exemple, les théoriciens du choix rationnel se concentrent principalement sur les représentations et la connaissance réflexive pour expliquer l’action politique. Dans l’équation rationaliste (désir + croyance = action), les idées entrent dans un calcul individuel guidé par l’intentionnalité. De façon délibérée, les agents réfléchissent aux moyens les plus efficaces pour atteindre leurs buts. Pour leur part, les constructivistes théorisent que normes et identités collectives orientent l’action de manière généralement réflexive. Ici, les représentations intersubjectives de la réalité, de la moralité ou de l’individualité construisent des répertoires d’action socialement partagés. Dans une même veine, les constructivistes habermasiens s’intéressent à la délibération collective et à la recherche de la vérité comme forme d’agir communicationnel. Dans l’ensemble, les trois logiques de l’action sociale les plus répandues en théorie des Relations internationales (ri) aujourd’hui – logiques des conséquences, de la convenance (appropriateness) et de l’argumentation (March et Olsen 1998 ; Risse 2000) – font montre du même penchant pour la dimension réfléchie de l’action. Les représentations conscientes sont mises en évidence au détriment de tous ces savoir-faire tacites qui, en structurant l’action sociale, permettent justement la délibération réflexive et intentionnelle.

En soi, le fait de se focaliser sur la connaissance réfléchie ne constitue pas nécessairement un problème : les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation rendent effectivement compte d’un large éventail de l’action sociale[2]. Le problème se pose lorsqu’on considère les nombreuses pratiques dont la logique ne saurait être expliquée convenablement par les théories du choix rationnel, des normes sociales ou de l’agir communicationnel. Prenons le cas de la diplomatie, sans doute la pratique la plus fondamentale en politique mondiale. Pour la plupart des internationalistes, la diplomatie porte principalement sur l’action stratégique, la rationalité instrumentale et les calculs coûts-avantages. Or, cette compréhension scientifique entre en contradiction avec celle des diplomates, qui insistent plutôt sur la nature très pratique et intuitive de leur travail. Ainsi, un ancien délégué britannique devenu professeur soutient que la diplomatie n’est « pas une question de calcul mathématique ; ce n’est pas une science exacte ; elle demeure une question de compétences humaines et de jugement » (Watson 1991 : 52 ; voir aussi Kissinger 1994).

En effet, les diplomates chevronnés peinent à expliquer leur métier dans les termes abstraits des sciences sociales : Harold Nicolson (1963 : 43) soutient que le « bon sens » forme l’essence de la diplomatie, tandis que Lord Satow (1979 : 3) en définit la pratique comme « l’application de l’intelligence et du tact à la conduite des relations officielles entre les gouvernements des États indépendants ». De toute évidence, le bon sens, l’intelligence et le tact ne s’apprennent pas à travers les schémas formels présentés dans les livres ; ils ne sont pas non plus le seul résultat d’une délibération consciente ou d’une réflexion. Sorte de structure implicite de la politique internationale, les compétences diplomatiques identifiées par les professionnels proviennent en fait de dispositions acquises dans la pratique et à travers celle-ci (voir Neumann 2002a, 2005, 2007).

Cet article soutient qu’une grande partie de ce que les gens font, en politique mondiale comme dans tout autre domaine social, n’émane pas de la délibération consciente ou d’une réflexion approfondie concernant leurs intérêts, les règles sociales ou la vérité. Les pratiques sont plutôt le résultat de savoirs non réfléchis, qui font que certaines manières de faire vont de soi ou relèvent du bon sens. On retrouve dans cette « logique du praticable », ou dit autrement, dans cette logique de la chose évidente à faire, une dimension fondamentale de la vie sociale qui est trop souvent négligée par les chercheurs. Cet article s’inscrit d’ailleurs dans une tendance plus large en faveur d’un « virage pratique » (practice turn) en théorie sociale (Schatzki et al. 2001). Pour simplifier, les théoriciens de la pratique cherchent « à faire justice à la nature pratique de l’action en rattachant les activités humaines à une strate non réfléchie » (Schatzki 2005 : 177). Face à un penchant pour la connaissance réflexive qui est omniprésent en sciences sociales, la théorie de la pratique ramène les savoir-faire tacites au premier plan de l’analyse.

En ri, quelques précurseurs ont su ouvrir le chemin. Iver Neumann (2002a) incite les observateurs de la politique mondiale à s’éloigner de « l’analyse de fauteuil » (armchair analysis) centrée sur le discours pour étudier l’action sociale telle qu’elle est mise en oeuvre par les acteurs. Ted Hopf (2002) avance que les identités sociales (et les politiques étrangères) prennent forme à travers une « logique de l’habitude » essentiellement non réflexive. Emanuel Adler (2005 ; voir aussi Wenger 1998) utilise le concept de « communauté de pratique » pour théoriser les savoir-faire qui lient des configurations transnationales d’acteurs. Michael Williams (2007) tire son inspiration de Pierre Bourdieu pour conceptualiser les pratiques de sécurité en tant que stratégies culturelles dans le champ international. Enfin, Jennifer Mitzen (2006) met en évidence les routines et autres automatismes dans la quête de sécurité ontologique des États. S’inscrivant dans le prolongement de ces travaux, cet article poursuit deux principaux objectifs. D’abord, il cherche à approfondir le virage pratique en théorie des ri en s’interrogeant sur les tenants et aboutissants de la logique du praticable[3]. Ensuite, l’article démontre la portée analytique de la logique du praticable au regard d’un enjeu incontournable de la politique mondiale : la paix internationale.

L’argumentation procède comme suit. La première partie formule une critique des courants dominants en théorie sociale et en ri, le rationalisme autant que le constructivisme montrant un même penchant pour la connaissance réflexive, dont les origines remontent à la révolution épistémique associée à la Modernité. La seconde partie puise son inspiration aux autres sciences humaines et sociales qui ont déjà pris le virage pratique. Non seulement les contributions de la philosophie, de la psychologie et de la sociologie viennent renforcer un mouvement similaire en théorie des ri, mais elles fournissent aussi des indices importants quant à la façon de conceptualiser la logique du praticable dans la politique mondiale. La troisième partie de l’article offre une définition du savoir-faire pratique et le distingue de la connaissance réfléchie. Le cadre conceptuel de Bourdieu permet de situer la logique du praticable au coeur de la relation mutuellement constitutive entre capacité d’action (agency) et structure. On peut donc dire que la relation entre la logique du praticable et les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation en est une de complémentarité. La quatrième section vise à illustrer ce point par le cas des communautés de sécurité. La paix internationale s’impose comme une réalité intersubjective dès lors que le sens pratique des acteurs de la sécurité fait de la diplomatie le moyen qui va de soi pour résoudre les conflits interétatiques. Enfin, la conclusion établit les défis méthodologiques que soulève la logique du praticable en ri.

I – Un penchant pour la connaissance réflexive

Les principales théories sociales contemporaines n’arrivent pas à rendre compte de la dimension tacite ou intuitive de la pratique. Les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation ont tendance à se concentrer sur ce à quoi pensent les agents (connaissance réflexive et consciente) plutôt que ce à partir de quoi ils pensent (le savoir-faire acquis qui guide la pratique de manière implicite). Les racines épistémologiques de ce penchant pour la connaissance réflexive, qui imprègne la théorie sociale moderne autant que postmoderne, remontent à l’évolution de la pensée occidentale depuis les Lumières et la révolution scientifique. Dans un ouvrage éclairant, Stephen Toulmin démontre que la révolution épistémique de la Modernité a donné naissance à un déséquilibre entre la rationalité universelle et ce qui est raisonnable en fonction du contexte. Dans le monde moderne, il déplore que les savoir-faire inscrits dans des expériences particulières soient rejetés en faveur de préceptes généralisables et abstraits, au point que « les valeurs humaines du Raisonnable doivent se justifier devant la Cour de la Rationalité » (Toulmin 2001 : 2). Face à cette marée puissante, Toulmin pose l’expérience quotidienne comme complément nécessaire à une forme dominante de raison « dé-située » et « désincarnée ».

Pour mieux comprendre l’évolution épistémique qui a éloigné les penseurs occidentaux des savoir-faire pratiques au cours des derniers siècles, prenons l’exemple de la cartographie donné par Michel De Certeau (1990 : 177-179). Au Moyen-Âge, les « cartes » comportaient des routes rectilignes reliant une origine à une destination, ainsi que les différentes étapes (endroits pour manger, s’abriter, prier, et ainsi de suite) et les distances de marche en jours entre celles-ci. En d’autres mots, les « cartes » de l’époque médiévale restituaient des trajets parcourus dans toute leur réalité bien concrète, reproduisant ainsi la connaissance acquise dans la pratique et à travers celle-ci. À partir des XVe et XVIe siècles cependant, les cartes ont commencé à évoluer vers les représentations géographiques vues du ciel que nous connaissons aujourd’hui. Cette transformation épistémique s’est effectuée progressivement. Pendant un certain temps, les cartes ont continué de transmettre à la fois l’expérience pratique et sa représentation objectivée : ainsi, sur certaines cartes prémodernes, « le voilier peint sur la mer dit l’expédition maritime qui a permis la représentation des côtes » (ibid. : 178).

Avec le temps, la science moderne a adopté cette vision du monde vu d’en haut, une position divine en quelque sorte, jusqu’à ce qu’elle triomphe sur la connaissance pratique. Comme représentations « totalisantes », les cartes contemporaines ne transmettent plus l’idée des opérations pratiques qui les ont rendues possibles. Par extension, c’est toute l’entreprise scientifique moderne qui peut être interprétée comme un mouvement similaire se distanciant des savoir-faire issus d’expériences concrètes vers des représentations formelles et abstraites du monde. Ce penchant pour la connaissance réflexive s’est également vu renforcé par la logique même de la pratique scientifique et de son environnement institutionnel. En tentant d’étudier le monde d’un point de vue détaché, dit Bourdieu (2003 : 28), les intellectuels se meuvent « dans un lieu et un moment d’apesanteur sociale ». Le fait de regarder le monde d’en haut, le plus souvent tourné vers le passé, implique qu’on ne soit pas directement engagé dans l’action sociale et qu’on ne ressente ni la même proximité ni la même urgence que les agents.

En effet, contrairement aux acteurs qui agissent dans le monde et sur celui-ci afin de le façonner, les intellectuels passent leur carrière à jongler avec des idées, délibérant sur des théories et réfléchissant sur des modèles. En conséquence, ils sont amenés « à interpréter le monde comme un spectacle, comme un ensemble de significations à interpréter plutôt que de problèmes concrets à résoudre de manière pratique » (Wacquant 1992 : 39). Les conséquences épistémiques d’un tel regard contemplatif sont énormes : ce que les intellectuels perçoivent du haut de leur tour d’ivoire est souvent fort différent des logiques pratiques qui animent les acteurs sur le terrain. Par exemple, ce qui avec du recul peut apparaître comme le résultat d’un calcul rationnel peut tout aussi bien être le fruit d’intuitions pratiques face à des contraintes de temps. Cet « ethnocentrisme du scientifique » (Bourdieu et Wacquant 1992 : 69) conduit à négliger le rapport pratique au monde au profit du regard extérieur de l’observateur – ou pour utiliser la formule de Bourdieu (1987 : 62), de « passer du modèle de la réalité à la réalité du modèle »[4].

Pour revenir à la diplomatie, Henry Kissinger, dont la carrière a chevauché le monde académique et politique, abonde en ce sens :

Il y a une grande différence entre le point de vue de l’analyste et celui de l’homme d’État. [...] L’analyste peut choisir quel problème il souhaite étudier, alors que les problèmes de l’homme d’État lui sont imposés. L’analyste peut dévouer tout le temps nécessaire pour arriver à une conclusion claire ; le défi majeur pour l’homme d’État est la contrainte du temps... L’analyste a tous les faits à sa disposition... L’homme d’État doit agir sur la base d’analyses qui ne peuvent pas être vérifiées au moment où il les fait.

Kissinger 1994 : 27

En conséquence, note Kissinger (1973 : 2, 326), la diplomatie est un art et non une science. C’est une pratique exercée dans le monde et sur celui-ci, en temps réel et avec de véritables conséquences. Tout le savoir-faire qui sous-tend la diplomatie ne saurait être pleinement rendu par sa représentation intellectualisée et détachée.

De par sa tendance à déduire de la pratique achevée (opus operatum) son mode de fonctionnement (modus operandi), la théorie du choix rationnel est la quintessence du penchant pour la connaissance réflexive. Le problème est plus profond que la tautologie maintes fois notée des « préférences révélées ». En prenant le résultat de la pratique pour son processus, la théorie du choix rationnel « projette dans l’esprit des agents une vision (scolastique) de leur pratique qui, paradoxalement, n’a pu être découverte que parce que [le chercheur] a méthodiquement mis de côté l’expérience que les agents en ont » (Wacquant 1992 : 8). Alors que l’observateur a tout le temps nécessaire pour rationaliser l’action post hoc, les agents sont confrontés à des problèmes concrets qu’ils doivent souvent résoudre de toute urgence. Il ne faut donc jamais réduire la pratique à l’exécution d’un modèle théorique. D’une part, toute action sociale n’est pas nécessairement la réalisation d’un dessein prémédité : une pratique peut être orientée vers un but sans être consciemment guidée par celui-ci, rappelle Bourdieu. D’autre part, dans le feu de l’action, les intuitions ont bien souvent préséance sur la réflexion et la délibération.

En imaginant le praticien à l’image du théoricien, les tenants du choix rationnel créent donc « une sorte de monstre à tête de penseur pensant sa pratique de manière réflexive et logique avec un corps d’homme d’action engagé dans l’action » (Bourdieu et Wacquant 1992 : 123). En ri, la littérature sur la conception rationnelle (rational design) des institutions internationales illustre bien ce penchant pour la connaissance réflexive (Koremenos et al. 2001). S’il est indéniable que les États cherchent à modeler les institutions internationales pour faire avancer leurs objectifs, cela ne signifie pas pour autant que cette conception soit dérivée d’une forme idéalisée de rationalité instrumentale. Le processus et le résultat des luttes politiques suivent deux logiques différentes – logique d’action et logique d’observation. Il s’agit donc de ne pas imputer aux agents une perspective théorique que seul rend possible le fait d’observer l’action sociale de l’extérieur et avec du recul.

En ri, la plupart des interprétations constructivistes des effets comportementaux des règles sociales reproduisent également ce parti pris pour la connaissance réflexive. Dans la logique de la convenance de James March et Johan Olsen (1989 : 23), l’action fondée sur les normes est conçue « comme l’adaptation d’une situation aux exigences d’une position ». Comme le note Thomas Risse, cependant, cette définition englobe deux modes d’action sociale distincts (2000 : 6). D’un côté, la logique de la convenance s’intéresse à des règles qui sont si profondément intériorisées qu’elles en viennent à être tenues pour acquises. De l’autre côté, cette logique décrit un processus réflexif dans lequel les agents doivent comprendre quel comportement est approprié dans une situation donnée[5]. Pour Ole Jacob Sending (2002), ces deux interprétations possibles correspondent à des approches différentes des motivations des acteurs – externaliste ou internaliste – selon que les agents réfléchissent ou non avant de mettre une norme en pratique.

Comme l’indique le Tableau 1, la grande majorité des travaux constructivistes en ri relèvent du premier cas de figure, où les actions fondées sur les normes naissent de la cognition réflexive s’enracinant soit dans les calculs instrumentaux, la persuasion raisonnée ou la psychologie de la conformité sociale. Ici, le penchant pour la connaissance réflexive ressort très clairement. En fait, même les quelques constructivistes qui concèdent que les actions appropriées puissent être non réfléchies tendent à déceler dans de tels automatismes une forme d’intériorisation réflexive, par laquelle des idées représentées deviennent des habitudes. Au final, ces diverses interprétations laissent trop peu de place au rôle joué par les savoir-faire tacites dans les pratiques internationales.

Tableau 1

Interprétations constructivistes de la logique de la convenance

Interprétations constructivistes de la logique de la convenance

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Trois principales approches constructivistes interprètent la logique de la convenance du point de vue de l’externalisme motivationnel. La première introduit une forme « restreinte » (thin) de rationalité instrumentale dans le contexte d’une communauté (c’est-à-dire dans un environnement riche du point de vue normatif). Le « modèle de boomerang » de Margaret Keck et Kathryn Sikkink (1998) constitue l’un des cadres conceptuels les plus connus dans ce genre : les élites étatiques se conforment aux normes transnationales avant tout par calcul stratégique et sous pression normative ; c’est seulement à un stade ultérieur que les préférences changent. La notion d’« action rhétorique » de Frank Schimmelfennig (2001 : 62) – « l’utilisation stratégique d’arguments fondés sur les normes » – suit une logique similaire, où l’action stratégique se voit limitée par des normes et des règles sociales constituantes.

Une deuxième approche fait reposer la logique de la convenance sur la persuasion raisonnée. Partant de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, plusieurs constructivistes théorisent une « logique de l’argumentation » qui conduit les acteurs à délibérer collectivement pour déterminer « si les normes du comportement approprié peuvent être justifiées, et quelles normes appliquer dans des circonstances données » (Risse 2000 : 7). D’autres constructivistes se fondent sur la notion d’« apprentissage social » (social learning) pour expliquer ce même type de fonctionnement réflexif de la persuasion (Checkel 2001).

Enfin, une troisième interprétation externaliste de la convenance souligne les mécanismes cognitifs qui structurent le fonctionnement du cerveau humain. En se fondant sur des notions psychologiques telles que l’acceptabilité heuristique, le biais de l’omission et les images perceptuelles, Vaughn Shannon (2000 : 300) affirme que « pour être satisfaits et conserver une image positive d’eux-mêmes, les acteurs doivent sentir qu’il est justifié de violer une norme en interprétant cette norme et la situation de manière à se sentir exonérés »[6]. En somme, de nombreux constructivistes mettent l’accent sur la dimension réflexive de la logique de la convenance, qu’elle s’appuie sur la rationalité « restreinte », la persuasion raisonnée ou sur la psychologie de la conformité sociale.

À l’opposé, une poignée de constructivistes adoptent le point de vue de l’internalisme motivationnel pour mettre l’accent sur la nature non délibérative de la logique de la convenance. Bien que cette compréhension semble plus en phase avec la théorie de la pratique, elle ne parvient pas à saisir pleinement le rôle du savoir-faire, puisque la convenance y est interprétée soit comme une logique structurelle ne laissant que peu de place à la capacité d’action, soit comme une forme d’habituation faisant suite à une forme réflexive d’internalisation. Dans le premier cas, Sending (2002 : 445) affirme que la logique internaliste de la convenance démontre un « préjugé structuraliste » qui la rend « intenable en tant que théorie de l’action individuelle ». Selon cet auteur, l’essence de la capacité d’action repose en effet sur la possibilité de délibérer et de faire un choix entre différentes options avant d’agir : « Si [la logique de la convenance] opère à l’échelle individuelle, on doit laisser à l’acteur un degré raisonnable de choix ou de capacité d’action » (ibid. : 451)[7].

Pourtant, dans l’ontologie structuraliste qui caractérise le constructivisme, la capacité d’action ne se limite pas à « défier » les structures en faisant des choix indépendamment d’elles. Il s’agit aussi de façonner les structures, anciennes comme nouvelles, dans la pratique et à travers celle-ci. En d’autres mots, les réalités intersubjectives s’écrouleraient si ce n’était de leur mise en pratique : c’est précisément l’exécution de manières de faire plus ou moins établies qui engendre la réalité sociale. En somme, ce n’est pas parce que la notion de capacité d’action implique une certaine contingence qu’elle doit pour autant être assimilée à la réflexivité ; tout comme on ne saurait réduire la connaissance non réfléchie à une forme de déterminisme structurel.

Dans une approche différente, un certain nombre de constructivistes interprètent la logique de la convenance comme le produit de l’intériorisation des normes considérées comme admises. Parmi eux, Jeffrey Checkel (2005) cherche à comprendre comment la conformité avec les normes passe d’un « calcul instrumental conscient » à « être tenue pour acquise » (taken for granted). Dans ce qu’il appelle « la socialisation de type II », les agents évoluent graduellement « de la poursuite d’une logique des conséquences à une logique de la convenance » (ibid. : 804). On retrouve un point de vue similaire chez Alexander Wendt dans sa discussion des trois degrés de l’intériorisation (coercition, intérêt, légitimité). Ce processus consiste essentiellement à pousser certaines pratiques « dans l’arrière-plan cognitif commun, où elles sont considérées comme acquises plutôt que comme objets de calcul » (Wendt 1999 : 310-311). Au départ les normes relèvent de prescriptions explicites pour progressivement s’effacer de la conscience et en venir à être tenues pour acquises. Cette interprétation internaliste témoigne du même penchant pour la connaissance réflexive qui traverse l’externalisme : les constructions de sens qui définissent la convenance débutent nécessairement comme réfléchies et conscientes.

En distinguant la « logique de l’habitude » de celle de la convenance, Hopf est celui qui passe le plus près de rendre compte des savoir-faire tacites en ri :

Plusieurs caractéristiques importantes distinguent l’action par habitude de la conformité normative. En règle générale, les normes prennent la forme « dans les circonstances X, on doit faire Y », alors que les habitudes ont une forme générale plutôt comme « dans les circonstances X, l’action Y suit ».

Hopf 2002 : 12

Cette distinction fondamentale représente une étape majeure dans le virage pratique en théorie des ri.

Cela dit, cet article cherche à dépasser trois limites au sein du cadre théorique de Hopf. D’abord, celui-ci reste emmêlé dans un schème d’intériorisation rappelant celui de Checkel ou de Wendt. En différenciant la sélection des normes de leur mise en oeuvre, Hopf laisse entendre que la logique internaliste de l’habitude découle de la logique externaliste de la convenance. En comparaison, cet article théorise la connaissance pratique comme non réflexive et inexprimée sur toute la ligne. Deuxièmement, alors que les logiques de l’habitude et du praticable se fondent toutes deux sur les expériences passées, cette dernière le fait de manière contingente et adaptative, alors que la première est strictement itérative[8]. Troisièmement, Hopf (ibid. : 11, note 44) soutient que sa distinction entre la logique de l’habitude et de la convenance est strictement méthodologique, invitant de ce fait les chercheurs à trouver des indices de conformité normative dans le non-dit plutôt que dans les invocations explicites. Aussi valide que soit ce conseil, il ne permet pas d’accorder aux savoir-faire pratiques le statut ontologique à part entière qu’ils méritent pourtant d’occuper dans la théorie sociale.

Avant de conclure cette critique de la littérature, il ne faudrait pas négliger d’aborder le « programme fort » du constructivisme en ri, qui se situe plus près du postmodernisme. De par son épistémologie, le postmodernisme incarne particulièrement bien la distorsion induite par le penchant pour la connaissance réflexive : détachés de l’immédiateté sociale des pratiques, voire même indifférents aux exigences du monde réel, de nombreux auteurs postmodernistes intellectualisent le discours au point de fausser sa logique pratique et son sens. En cela, les travaux d’ascendance postmoderne présentent souvent le type d’« analyse de fauteuil » que Neumann (2002a) exhorte les chercheurs à surmonter en prenant le virage pratique. À contre-courant de cette tendance, certains auteurs se rapprochent de la conceptualisation de Michel Foucault qui fait du discours une forme de pratique (voir par exemple Ashley 1987).

Le défi d’analyser le discours en tant que forme d’action reste cependant considérable. Les travaux de Karin Fierke (1998) sur les « jeux de langage », par exemple, soulignent l’importance de la connaissance non réfléchie, mais ne prennent pas toute la mesure de la matérialité des pratiques. De la même façon, l’école de Copenhague affirme que la sécurité est, en soi, une pratique (Hansen 2006) ; mais en se limitant à l’analyse traditionnelle du discours, cette école évacue les savoir-faire tacites qui rendent le discours sur la sécurisation possible. Un virage pratique peut donc contribuer à surmonter les écueils associés au penchant pour la connaissance réflexive en théorie des ri, qu’il soit rationaliste, constructiviste ou postmoderniste.

II – Le virage pratique

Alors que l’appel à un virage pratique est assez récent en ri, ce mouvement avait déjà commencé dans un certain nombre d’autres sciences humaines et sociales. En examinant brièvement la littérature pertinente tirée de la philosophie, de la psychologie et de la sociologie, on constate que non seulement la théorie de la pratique gagne rapidement en popularité, mais qu’elle fournit en outre des pistes fertiles pour théoriser le rôle des savoir-faire tacites dans la politique mondiale.

L’intérêt des philosophes pour la connaissance tirée de l’expérience remonte au moins à Aristote. Dans sa discussion du raisonnement pratique (c’est-à-dire le raisonnement orienté vers l’action), Aristote traite de l’importance du socle de la connaissance ou « topoi » (en ri, voir Kratochwil 1989). Cette base commune est de nature tacite : toute discussion ou action s’y fonde, sans qu’on en débatte. Malheureusement, cette riche idée aristotélicienne a ensuite été évincée par Platon (et d’autres après lui) pour faire place à une fascination pour la connaissance réfléchie. Des siècles plus tard, on peut dire que René Descartes est définitivement venu asseoir la pensée philosophique occidentale sur ce penchant pour la connaissance réflexive, un a priori qui domine jusqu’à ce jour (Ryle 1984). Dans une critique éclairante de cette évolution philosophique, Toulmin (2001 : 168) compare la tendance des philosophes à favoriser l’universel au détriment du contextuel au « comportement d’une autruche intellectuelle ».

La critique de Toulmin est inspirée de Ludwig Wittgenstein (1958), sans doute le plus important penseur s’étant opposé au penchant réflexif en philosophie[9]. Sa dénonciation la plus notoire concerne les nombreux philosophes qui étudient la langue comme un système théorique de signes et de représentations, alors que la langue parlée comme écrite est avant tout une forme de pratique dont les significations multiples sont déterminées non pas in abstracto, mais dans leur contexte et par leur utilisation[10]. Dans son interprétation wittgensteinienne du respect des règles, Charles Taylor résume fort bien la valeur ajoutée de la théorie de la pratique :

Le fait de situer notre compréhension dans les pratiques revient à la rendre implicite à notre activité, donc comme allant bien au-delà de ce que nous parvenons à former comme représentations. Bien sûr que nous formons des représentations : nous formulons explicitement comment est notre monde, ce que nous visons, ce que nous faisons. Mais une grande partie de notre action intelligente dans le monde, aussi sensible qu’elle puisse généralement être à notre situation et à nos objectifs, est menée sans être formulée. Elle découle d’une compréhension qui est largement informulée... Les représentations ne sont pas le site privilégié de notre compréhension, elles ne sont que des archipels dans la mer de notre emprise sur le monde, aussi pratique qu’informulée.

Taylor 1993 : 50, italiques ajoutées

Trois autres disciples de Wittgenstein – Gilbert Ryle, Michael Polanyi et John Searle – ont également joué un rôle dans le virage pratique en philosophie. De façon convaincante, le premier se moque de la doctrine du « fantôme dans la machine » (ghost in the machine) qui hante la philosophie occidentale, selon laquelle un chef devrait se réciter ses recettes à lui-même avant de cuisiner (Ryle 1984 : 15-16 et 29). Au contraire, affirme Ryle (ibid. : 30), « toute pratique efficace précède sa théorie ». La distinction qu’il trace entre « savoir que » (knowing that) et « savoir comment » (knowing how) demeure fondamentale. Ainsi, Polanyi (1983 : 19) fait valoir que l’on peut très bien savoir comment utiliser une machine sans pour autant savoir que cela nécessite le fonctionnement de tel ou tel mécanisme. Polanyi (ibid. : 10) appelle ce savoir-faire le « savoir tacite », grâce auquel l’exécution d’une pratique (par exemple, l’utilisation de la machine) ne nécessite en rien sa représentation réflexive (par exemple, la connaissance des mécanismes internes de la machine). Ce savoir tacite repose principalement sur l’expérience corporelle et sur l’exécution : il s’agit du savoir dans la pratique plutôt que derrière la pratique.

Tout cela ne veut évidemment pas dire que le cerveau ne joue aucun rôle dans la connaissance tacite. Polanyi (ibid. : 17), qui était professeur de chimie, rappelle simplement que « la théorie mathématique ne peut être apprise qu’en s’exerçant à son application : la véritable connaissance mathématique réside dans notre capacité à l’utiliser ». On peut connaître les théorèmes par coeur, mais leur utilisation doit être apprise dans la pratique et à travers celle-ci pour devenir une forme de savoir-faire tacite. On retrouve une perspective similaire dans la notion d’Arrière-plan (Background) de Searle (1998 : 108) : « la thèse générale de l’Arrière-plan [...] est que tous nos états intentionnels, toutes nos croyances particulières, nos espoirs, nos peurs et ainsi de suite, ne fonctionnent comme ils le font [...] que grâce à ce savoir-faire d’Arrière-Plan qui nous permet de faire face au monde ». Cette connaissance préintentionnelle est préréflexive : elle est activée uniquement dans la pratique et à travers celle-ci.

Le virage pratique trouve aussi un fort écho empirique en psychologie. Dans sa conférence du Prix Nobel en 2002, Daniel Kahneman (2003 : 449) affirme qu’il existe « deux modes génériques de la fonction cognitive : un mode intuitif dans lequel les jugements et les décisions sont prises automatiquement et rapidement ; et un mode contrôlé, qui est délibéré et plus lent ». Ces deux modes cognitifs coexistent et se complètent mutuellement. Soulignons que les jugements intuitifs ne sont pas de simples perceptions, bien qu’ils puissent être formulés aussi rapidement. En effet, les intuitions « opèrent sur la base de concepts » et « peuvent être évoquées par le langage » (ibid. : 451). Certains psychologues désignent ces deux façons de savoir comme les « système 1 » et « système 2 » (Stanovich et West 2000). Ici, la révolution théorique se trouve dans la notion de cognition automatique : à l’exception de la tradition freudienne, la psychologie avait jusque-là dévoué la plus grande partie de son attention à la cognition consciente qui peut être exprimée. Depuis, grâce à plusieurs expérimentations, les psychologues ont trouvé « des preuves de l’existence d’un mode automatique et intuitif de traitement de l’information dans la vie quotidienne, qui fonctionne selon des règles différentes de celles du mode rationnel » (Epstein 1994 : 710). Par conséquent, on peut distinguer deux grands types de cognition, comme le montre le Tableau 2.

Tableau 2

Deux façons de savoir en théorie psychologique

Deux façons de savoir en théorie psychologique
Source : Adaptation de Epstein (1994 : 711) ; et de Stanovich et West (2000 : 659)

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Bien qu’imbriqués l’un dans l’autre, les systèmes 1 et 2 présentent des caractéristiques différentes. Comme forme d’inconscient, le système 1 « un système fondamentalement adaptable qui, automatiquement, sans effort et intuitivement, organise l’expérience et oriente le comportement » (Epstein 1994 : 710). Les données empiriques laissent supposer que tel est le mode de fonctionnement naturel du cerveau, et qu’il est beaucoup plus efficace que la cognition réflexive. Arthur Reber (1993 : 5), un précurseur de cette mouvance de la théorie psychologique, s’appuie sur des décennies d’études empiriques pour établir l’omniprésence de « l’apprentissage implicite » dans la fonction cognitive : « L’apprentissage implicite est l’acquisition de la connaissance ayant lieu en grande partie indépendamment des tentatives conscientes d’apprendre et généralement en l’absence de toute connaissance explicite sur ce qui a été acquis ». Reber fait remarquer que le fait d’agir sur la base de cette connaissance tacite ne rend pas les individus irrationnels pour autant. Leurs pratiques, qui sont guidées par les expériences passées et par l’exposition aux contraintes environnementales, devraient plutôt être conçues comme « a-rationnelles » (arational ; ibid. : 13), c’est-à-dire indépendantes de la rationalité, puisque fondées sur des savoir-faire non réfléchis.

Finalement, les arguments philosophiques et psychologiques en faveur d’un virage pratique trouvent aussi écho en sciences sociales. C’est le cas de « l’anthropologie cognitive » de Roy D’Andrade (1995 : 144, italiques originales) qui cherche, entre autres choses, à contrer le penchant pour la connaissance réflexive en théorie sociale et fait valoir que les « chercheurs en sciences sociales attribuent parfois des règles à l’acteur alors que ce n’est seulement que son comportement qui est décrit. Dans de nombreux cas où le comportement est décrit comme suivant des règles, il se peut qu’en fait il n’y ait aucune règle intérieure à l’acteur ». En sociologie, Eviatar Zerubavel (1997 : 15) insiste sur les aspects sociaux de la cognition ainsi que sur la dimension tacite de la socialisation, tels qu’illustrés par l’apprentissage d’une langue. En se joignant à des groupes sociaux, les êtres humains apprennent à penser socialement, une compétence qui repose d’abord et avant tout sur l’implicite. C’est d’ailleurs une prémisse similaire qui a donné naissance à l’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel (1967) ou à la théorie de la structuration d’Anthony Giddens (1984 ; voir aussi De Certeau 1990).

Plus récemment, un certain nombre de sociologues ont préconisé un virage pratique en théorie sociale (Schatzki et al. 2001), afin de surmonter le penchant pour la connaissance réflexive notamment. Le principal argument mis de l’avant, qui reprend l’intuition des philosophes et des psychologues, est que l’action sociale résulte souvent de logiques pratiques qui sont en grande partie non réfléchies. Notons que ces logiques pratiques ne peuvent être facilement verbalisées ou explicitées par les agents eux-mêmes parce que « la pratique ne rend pas compte de sa propre production et reproduction » (Barnes 2001 : 19). En sociologie, ce courant théorique doit beaucoup à Bourdieu, dont l’oeuvre colossale possède le rare avantage de combiner explorations théoriques et enquêtes empiriques. Autrement dit, les riches concepts développés par Bourdieu n’ont d’autre finalité que leur mise en application – une approche conforme à l’esprit de la théorie de la pratique.

En ri, des chercheurs ont déjà démontré comment la sociologie de Bourdieu enrichit notre compréhension de la sécurité (Bigo 1996 ; Huysmans 2002 ; Gheciu 2005 ; Williams 2007), de la puissance (Guzzini 2000), de l’intégration (Kauppi 2003) ou de l’économie politique (Leander 2001 ; Dezalay et Garth 2002). Cet article ajoute à cette littérature en plein essor en se concentrant sur les efforts fournis par Bourdieu pour rendre compte du savoir-faire tacite dans la vie sociale – cet énorme corpus de connaissance non réfléchie que chaque être porte et utilise constamment dans ses pratiques quotidiennes, même s’il le fait inconsciemment. De nombreuses pratiques semblent aller de soi et se passent de réflexion préalable ; comment est-ce possible ? La triade conceptuelle bourdieusienne que forment l’habitus, le champ et le sens pratique offre un dispositif des plus utiles pour théoriser la logique du praticable.

III – La logique du praticable

L’un des objectifs du virage pratique consiste à extirper les savoir-faire tacites de l’« abîme nocturne » du penchant réflexif pour le mettre au centre des recherches en sciences sociales (De Certeau 1990 : xxxv). Autrement dit, il s’agit de ramener l’Arrière-plan au premier plan. En contrant un a priori trop courant, la théorie de la pratique ouvre un tout nouveau domaine d’enquête traditionnellement exclu des théories modernes de l’action sociale : la logique du praticable. Cette section définit en quoi consiste la connaissance pratique, puis établit la priorité ontologique de la logique du praticable sur les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation. Tout au long de cette discussion, la théorie de la pratique de Bourdieu sert de clé de voûte à un virage pratique en ri comme en science politique.

Un point de départ intéressant pour comprendre la logique du praticable est l’ouvrage de James Scott (1998), Seeing Like a State, l’une des rares études en science politique à avoir pris la connaissance pratique au sérieux[11]. Scott explique l’échec des grands projets de certains États en matière d’ingénierie sociale en faisant valoir que leurs projets forcément simplificateurs échouent habituellement parce qu’ils ignorent ce que les Grecs appelaient la mètis, « une sorte de connaissance rudimentaire qui ne peut être acquise que par la pratique et qui ne saurait être communiquée sous forme écrite ou orale en dehors de la pratique comme telle » (ibid. : 315). La connaissance pratique est absolument nécessaire pour la mise en oeuvre de toute politique publique parce que la vie quotidienne des citoyens se déroule sur la base de savoir-faire issus d’expériences concrètes, et non sur celle de modèles bureaucratiques.

D’après Scott, la mètis présente trois caractéristiques principales qui la distinguent des formules abstraites produites par les technocrates comme par les chercheurs en sciences sociales. Tout d’abord, elle est située dans le temps comme dans l’espace. La mètis est la connaissance qui prend forme dans des contextes particuliers et dans ses applications concrètes. Deuxièmement, la mètis est adaptative et décentralisée : elle est dépourvue de doctrine centrale, car elle évolue constamment avec les pratiques qu’elle façonne. Troisièmement, la mètis est très difficile à transmettre en dehors de sa mise en pratique. Dans les mots de Scott (ibid. : 315), « la connaissance de type mètis est souvent si implicite et automatique que son porteur est incapable de l’expliquer ». Elle défie toute traduction vers les modèles déductifs et abstraits requis dans les initiatives d’ingénierie sociale des États.

Qu’il soit appelé mètis, savoir tacite ou Arrière-plan, ce bagage de compétences apprises dans la pratique et à travers celle-ci, qui rend possible la délibération consciente et l’action, peut être désigné simplement comme la connaissance pratique. Le Tableau 3 rend compte, de manière heuristique et au risque d’être un peu simpliste, des principales différences entre la connaissance pratique et la connaissance réfléchie. Tandis que le savoir réfléchi est conscient, verbalisable et intentionnel, la connaissance pratique est tacite et automatique. Le premier type de connaissance est acquis grâce à des schémas formels tandis que le second est expérientiel, c’est-à-dire qu’il s’apprend dans la pratique et à travers celle-ci, y demeurant lié de façon presque inextricable. La connaissance réfléchie est rationnelle et abstraite ; la connaissance pratique fait appel au ressenti et au contexte. Ainsi, les inférences tirées de chaque type sont explicites et justifiées, d’un côté, et implicites et allant de soi, de l’autre.

Par ailleurs, la connaissance réfléchie se fonde sur la cognition consciente (dans une situation X, on doit faire Y – que ce soit pour des raisons instrumentales ou normatives), alors que la connaissance pratique demeure dans le non-dit et dans ce qui coule de source (dans une situation X, Y suit) (Hopf 2002 : 12)[12]. En fait, c’est précisément parce qu’il est impensé et tacite que l’Arrière-plan est oublié comme mode de connaissance. Le savoir-faire se retrouve à l’intérieur des pratiques, pour ainsi dire, plutôt qu’en amont de celles-ci. C’est pourquoi la connaissance pratique est généralement inconsciente, allant de soi pour son porteur : « Ceci est tout simplement ce que je fais », comme l’exprime bien Wittgenstein (1958 : paragr. 217). Ainsi, une caractéristique déterminante des pratiques issues de l’Arrière-plan est que leurs règles sont simplement mises en oeuvre, sans être remises en question. Tenue pour acquise, concrète et adaptable, la connaissance pratique est tirée de l’expérience et peut difficilement être exprimée en dehors de la pratique. Elle est « irréfléchie » – ce qu’on appellerait le bon sens, l’expérience, l’intuition, le talent, la compétence ou la maîtrise pratique dans le langage populaire.

Tableau 3

Deux types idéaux de connaissance

Deux types idéaux de connaissance

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Un autre concept utile pour saisir la distinction entre la connaissance réfléchie et la connaissance pratique est ce que Searle (1998 : 100-102, inspiré d’Elizabeth Anscombe) appelle la « direction d’ajustement » (direction of fit) entre l’esprit et le monde. Dans l’exemple de Searle, quand un homme va à l’épicerie pour acheter des articles se trouvant sur sa liste d’achats, la direction d’ajustement va du monde à l’esprit : l’homme altère le monde pour l’ajuster à son esprit (ici matérialisé dans la liste). Imaginons maintenant qu’un détective enquête sur ce que cet homme achète à l’épicerie et note les articles sur une liste au fur et à mesure qu’ils sont déposés dans le panier. La direction d’ajustement est alors inversée, allant de l’esprit (la liste du détective) au monde. Autrement dit, la liste tente de représenter le monde tel qu’il est transformé par la pratique. Une différence similaire oppose la connaissance pratique, qui est orientée vers l’action (direction d’ajustement monde-esprit), et la connaissance réfléchie, qui cherche à capter en mots ou en représentations les pratiques mises en oeuvre dans un contexte donné (direction d’ajustement esprit-monde). En somme, entre faire et observer, il y a deux rapports au monde différents.

Bien que les connaissances pratiques soient non réflexives, toute connaissance tenue pour acquise n’est pas pour autant de nature pratique. Par exemple, dans la logique de l’habitude de Hopf, la connaissance considérée comme admise a d’abord été réfléchie avant d’être intériorisée. En comparaison, la connaissance pratique est généralement apprise tacitement, dans son exercice. Mais comment une pratique minimalement complexe pourrait-elle être apprise sans jamais avoir été explicitement enseignée ? Sur la base de décennies d’expérimentations, le psychologue Reber (1993 : 25) affirme la « primauté de l’implicite » : « toutes choses étant égales par ailleurs, l’apprentissage implicite est le mode par défaut pour l’acquisition d’informations complexes sur l’environnement ». La manière dont les bébés apprennent les règles syntaxiques complexes de leur langue maternelle en est un bon exemple.

Dans l’illustration de Ryle (1984 : 41), même le jeu d’échec n’a pas besoin d’être enseigné explicitement pour qu’un enfant puisse être en mesure de jouer selon les règles : « En observant les mouvements effectués par les autres et en remarquant que certains de ses propres mouvements ont été admis tandis que d’autres ont été rejetés, il pourrait apprendre l’art de jouer correctement tout en demeurant tout à fait incapable de proposer la réglementation en termes de ce qui est défini comme “correct” ou “incorrect” [...] On apprend comment par la pratique, instruits par la critique et par l’exemple, souvent sans l’aide d’aucune des leçons tirées de la théorie ». Bien que souvent imperceptible, l’apprentissage tacite est donc la règle et non l’exception.

Il en va de même dans la politique mondiale, où les élites étatiques en viennent à maîtriser les règles internationales en lien avec la souveraineté et la non-intervention en partie grâce à l’apprentissage implicite. En effet, la plupart d’entre eux n’ont jamais été formés en droit international. Les chefs d’État reproduisent simplement, dans la pratique et à travers celle-ci, les manières de faire établies dans la société internationale (au risque de faire face à des sanctions sociales ou politiques en cas de dérapage). En fait, les rouages complexes de la pratique diplomatique reposent pour la plupart sur un bagage de connaissance pratique tacitement apprise. Après un examen de dizaines de classiques sur la diplomatie, G. R. Berridge (2004 : 6) observe qu’il se dégage « un sentiment extrêmement fort comme quoi la connaissance pratique ne peut être acquise qu’aux côtés d’un maître, c’est-à-dire comme apprenti ». Ce mode d’apprentissage appliqué diffère sensiblement du modèle dominant de l’intériorisation de la norme qui est préconisé par plusieurs constructivistes en ri.

En tant que « connaissance qui ne se connaît pas » (De Certeau 1990 : 110), cependant, l’Arrière-plan ne se prête pas facilement à la recherche scientifique. Dans cette entreprise, la théorie de la pratique de Bourdieu semble particulièrement utile puisque sa triade conceptuelle composée de l’habitus, du champ et du sens pratique a été opérationnalisée maintes et maintes fois. Elle fonctionne donc dans la pratique. Pour commencer, l’habitus est un « système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Bourdieu 2001 : 261, italiques originales).

En politique mondiale, on pourrait faire valoir qu’il existe un « habitus diplomatique » ̶ « un ensemble de traits caractéristiques qui disposent ses porteurs à agir d’une certaine manière » (Neumann 2002b : 23) ̶ qui rend possible l’interaction diplomatique internationale. Quatre principales dimensions du concept méritent d’être soulignées. Tout d’abord, l’habitus est un distillat historique. Les dispositions qui le composent sont le sédiment des trajectoires individuelles et collectives. L’habitus transforme les dynamiques historiques de construction de la réalité en une sorte de seconde nature ; en conséquence, le passé s’actualise dans le présent (Bourdieu 1980a : 94). D’après Bourdieu, les gens font ce qu’ils font tout simplement parce que « c’est ainsi que sont les choses », en fonction des expériences collectives et individuelles incorporées dans leur habitus. Ces dispositions sont acquises par la socialisation, l’exposition, l’imitation et les relations de pouvoir symbolique. Bien qu’« en constante évolution », l’habitus instille un effet de trajectoire (path dependency) dans l’action sociale parce que toute révision a lieu sur la base des dispositions antérieures (ibid. 2003 : 231).

Deuxièmement, l’habitus est majoritairement composé de savoir-faire tacites. Les acteurs apprennent par la pratique, en exécutant et en expérimentant diverses manières de faire : « l’essentiel du modus operandi qui définit la maîtrise pratique se transmet dans la pratique, à l’état pratique, sans accéder au niveau du discours » (ibid. 2001 : 285). Soulignons que cela ne signifie pas que les individus soient incapables de réflexion, mais plutôt que leur pensée prend assise sur les dispositions non réflexives de l’habitus. Marqué par l’absence de délibération, « l’habitus tend à engendrer toutes les conduites “raisonnables”, de “sens commun” » (ibid. 1980a : 93) pour des raisons que les agents peuvent avoir du mal à expliquer. En ce sens, l’habitus est une forme de « docte ignorance » (ibid. 2001 : 308). Empruntant à Maurice Merleau-Ponty, Bourdieu (2003 : 185-234) soutient que la nature intuitive de l’habitus est due au fait qu’il est composé d’une « connaissance par corps », une maîtrise pratique du monde qui diffère de la connaissance réfléchie. Que l’on monte à vélo ou que l’on joue de la flûte, ces pratiques expriment une connaissance tacite qui est apprise et déployée par le corps : « Notre corps n’est pas seulement l’exécutant des objectifs que nous formulons ou simplement l’emplacement des facteurs causaux qui façonnent nos représentations. Notre compréhension elle-même est incarnée » (Taylor 1993 : 50).

Pour prendre un exemple général, être femme ou homme est en soi une forme corporelle de connaissance qui influence la plupart de nos pratiques sans réflexion consciente à ce sujet. Les gens se comportent selon des conventions de genre souvent sans enseignement explicite préalable ; leur comportement masculin ou féminin n’est pas quelque chose qu’ils peuvent facilement exprimer en mots. Il en va de même en politique mondiale, où les rencontres entre chefs d’États impliquent la connaissance par corps sous la forme du « sens de sa place » et de celle des autres notamment (Williams 2007 : 28-31). Comme l’explique Bourdieu (1980a : 123) : « Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est ». En ce sens, la théorie de la pratique met en sourdine ce qui se passe dans la tête des gens – ce qu’ils pensent – pour se concentrer plutôt sur ce qu’ils font. Cela n’implique pas que les opérations mentales ne jouent aucun rôle dans l’action sociale, mais plutôt que plus souvent qu’autrement, celles-ci échappent à ce point à l’esprit que le cerveau n’en devient qu’une partie du corps parmi d’autres[13].

Troisièmement, l’habitus est relationnel : ses dispositions sont les vestiges incarnés d’interactions chargées d’intersubjectivité. En accord avec le point de vue selon lequel les agents sont les produits de relations sociales (Jackson et Nexon 1999), Bourdieu (2001 : 262) décrit ce processus comme « l’intériorisation de l’extériorité ». Bien que situé au niveau subjectif, l’habitus se trouve au carrefour de la structure et de la capacité d’action. Ainsi, ce qui peut apparaître comme un ensemble de dispositions individuelles se révèle en fait comme profondément social. Le psychologue social Lev Vygotsky (cité dans Marti 1996 : 67 ; voir aussi Vygotsky 1978) est du même avis : « toute fonction mentale supérieure [est] externe parce qu’à un moment elle a été sociale avant de devenir une fonction interne véritablement mentale ». Plus récemment, un corpus croissant de la théorie psychologique a postulé « la constitution mutuelle et dynamique de la culture et de la psyché » (Fiske et al. 1998 : 915). En tant que « subjectivité socialisée » (Bourdieu et Wacquant 1992 : 126), le concept d’habitus ouvre la voie à une ontologie relationnelle de la pratique.

Enfin, quatrièmement, l’habitus est de nature dispositionnelle. Loin de conduire automatiquement ou de manière déterministe à une pratique précise, l’habitus dispose tout bonnement les acteurs à faire certaines choses plutôt que d’autres. Il génère des inclinations, des propensions et des tendances. On pourrait comparer l’habitus à la coutume en droit : tous deux fonctionnent sur la base d’un petit nombre de schémas qui génèrent un nombre limité de réponses possibles ou d’« improvisations réglées » (Bourdieu 1980a : 96). L’habitus ne se limite pas à l’habitude puisque le premier se montre fondamentalement génératif et adaptatif, tandis que la seconde est de nature strictement répétitive. L’habitus est un « art d’inventer » qui introduit la contingence dans l’action sociale : une même disposition pourrait potentiellement conduire à des pratiques différentes en fonction du contexte social. Cela dit, l’habitus nie aussi la possibilité d’un libre arbitre sans contrainte ou d’une forme pure de créativité. Les agents « improvisent » à l’intérieur des limites historiquement constituées de la connaissance pratique. L’habitus est une grammaire qui sert de base à la génération des pratiques ; mais il ne le fait que par rapport à une configuration sociale, le champ.

Le concept de champ est la deuxième notion clé dans la théorie de la pratique de Bourdieu. Fondamentalement, un champ est une configuration sociale structurée selon trois dimensions principales : les relations de pouvoir, les objets de lutte et les règles tenues pour acquises (ibid. 1980b : 113-120). Tout d’abord, les champs sont constitués de positions inégales, où certains agents sont dominants et d’autres sont dominés. C’est le contrôle d’une variété de capitaux historiquement construits (économique, social ou symbolique) qui définit la structure des rapports de force sur le terrain et les positions qui en découlent[14]. Le fait de penser en termes de champ équivaut à penser en termes de relations. Le concept ouvre également la voie à l’analyse positionnelle.

Deuxièmement, les champs « sont définis par les enjeux qui sont en jeu » (Jenkins 2002 : 84). Les champs sont relativement autonomes les uns des autres, car ils sont caractérisés par certaines luttes socialement et historiquement constituées. Tous les participants s’accordent sur ce qu’ils cherchent – l’autorité politique, le prestige artistique, le profit économique, la réputation académique, et ainsi de suite. Ainsi, le champ est une sorte de jeu social, avec la spécificité qu’il constitue un jeu « en soi » : « on n’entre pas dans le jeu par un acte conscient, on naît dans le jeu, avec le jeu » (Bourdieu 1980a : 112). D’où la troisième caractéristique du champ : il est structuré par des règles tenues pour acquises. Cette « doxa » se compose de « l’ensemble de ce qui est admis comme allant de soi, et en particulier les systèmes de classement déterminant ce qui est jugé intéressant et sans intérêt » (ibid. 1980b : 83). D’adhésion immédiate, la doxa d’un champ est respectée non seulement par les agents dominants qui en bénéficient, mais aussi par les dominés, même s’ils en sortent perdants (ibid. 1980a : 116), d’où l’importance des relations de pouvoir symbolique.

L’interaction entre l’habitus et le champ génère le sens pratique, ce « sens du jeu “socialement constitué” » (Bourdieu et Wacquant 1992 : 120-121). Se trouvant à l’intersection des dispositions incorporées et des positions structurées, le sens pratique fait que certaines pratiques paraissent « sensées, c’est-à-dire habitées par un sens commun » (Bourdieu 1980a : 116). Bien sûr, tous les agents ne sont pas dotés également de cette compétence sociale. Le sens du jeu se manifeste chez ceux qui ont incorporé certaines dispositions (habitus) et qui se retrouvent dans un contexte social (champ) qui les déclenche. C’est par l’actualisation du passé dans le présent que les agents savent ce qui doit être fait dans le futur, souvent sans réflexion consciente ou référence à une connaissance explicite et codifiée.

Ainsi, le sens pratique est fondamentalement dialectique – c’est une sorte de synthèse entre la substance sociale propre à chaque personne (habitus) et les contextes sociaux (champs). Grâce à leur sens pratique, les agents font ce qu’ils peuvent au lieu de ce qu’ils devraient. Les pratiques « sont des actes que l’on fait parce que “ça se fait” ou que “c’est à faire”, mais aussi parfois parce qu’on ne peut faire autrement que de les faire » (ibid. 1980a : 36). Contrairement à la conformité normative dans la logique de la convenance, donc, c’est inconsciemment que la pratique fait appel au bon sens, à ce qui va de soi compte tenu des dispositions des agents et de leur position dans le champ.

La notion de sens pratique offre une piste prometteuse pour démêler la relation mutuellement constitutive entre capacité d’action et structure. La pratique dérivée du sens du jeu suit une logique à la fois structurelle et individuelle, fruit de « l’intériorisation de l’extériorité et [de] l’extériorisation de l’intériorité » (ibid. 2001 : 256). L’habitus est incorporé au niveau subjectif, mais il est composé de dispositions intersubjectives. Le champ est un ensemble de relations structurées à l’intérieur duquel les agents sont positionnés différemment. En se rencontrant, l’habitus et le champ déclenchent des pratiques fondées sur ce qui ressemble à l’intuition et qui correspondent plus ou moins à des tendances sociales. Étant donné la configuration sociale et les trajectoires des agents, l’action x suit la situation y de manière en apparence naturelle, comme allant de soi.

Autrement dit, suspendu entre structure et capacité d’action, le sens pratique apparaît comme « la maîtrise préréflexive et infraconsciente que les agents acquièrent par le biais d’une immersion durable dans leur monde social » (Wacquant 1992 : 19). Ce point de vue est semblable à ce qu’Erving Goffman appelle le « sens de sa place » ̶ ce sentiment vécu comme inné qu’ont généralement les gens quant à la façon de se comporter dans une situation sociale donnée. C’est donc le sens pratique et non les intérêts, les normes ou même la recherche de la vérité qui permet aux acteurs de pressentir, sans grande réflexion préalable, les manières de faire qui coulent de source dans une situation donnée (Goffman 1959)[15].

Par conséquent, au niveau ontologique on peut dire que la logique du praticable est antérieure aux logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation. En termes simples, c’est grâce à leur sens pratique que les agents sont en mesure de ressentir si un contexte social donné appelle la rationalité instrumentale, le respect des normes ou l’agir communicationnel. Le moteur de l’action sociale se trouve dans l’intersection d’un ensemble particulier de dispositions incorporées (constituées par une trajectoire historique et par l’intersubjectivité subjectivisée) et d’un champ de positions (composé de relations de pouvoir, d’objets de lutte et de règles tenues pour acquises) – que cette action soit rationnelle, fondée sur les règles, communicationnelle ou totalement non réfléchie.

Par exemple, s’il apparaît logique de planifier des investissements de manière instrumentale-rationnelle dans le champ économique, il serait insensé (voire socialement répréhensible) de se montrer aussi calculateur pour ses dépenses familiales ou entre amis. Dans certains contextes sociaux, donc, la logique du praticable fait de la rationalité instrumentale l’option « a-rationnelle », la manière de faire qui va de soi, le sens commun ; dans d’autres, c’est le contraire. Au niveau ontologique, on pourrait dire que la pratique précède la rationalité instrumentale plutôt qu’elle n’en résulte, puisque ce mode d’action est historiquement constitué tant dans l’habitus qu’au sein de certains champs.

La même logique s’applique au comportement fondé sur les règles (logique de la convenance) : dans ce cas, le sens pratique permet de « lire » dans le contexte la nécessité d’une action socialement convenable. Cette connaissance pratique, proche de l’intuition, diffère de l’interprétation externaliste de la logique de la convenance selon laquelle les agents répondent aux exigences d’une situation en la jugeant à l’aune de leur identité. Pour revenir à l’exemple ci-dessus, il n’est pas besoin de réfléchir longuement pour « savoir » que de froids calculs coûts-bénéfices ne s’appliquent pas dans un cadre familial ou amical. Cette disposition tacite a été apprise dans la pratique et à travers celle-ci. Et même lorsque la logique de la convenance exige de la réflexion, c’est grâce à leur sens pratique que les acteurs parviennent à ressentir le mode d’action qui correspond à la fois à leur habitus et au champ dans lequel ils évoluent.

Contrairement à la conformité avec les normes, donc, la logique du praticable repose moins sur un « devrait » que sur un « pourrait » : « Le sens pratique est ce qui permet d’agir comme il faut [...] sans poser ni exécuter un “il faut” » (Bourdieu 2003 : 201). Autrement dit, la logique du praticable se distingue de l’application consciente des règles en ce que « la pratique n’implique pas – ou exclut – la maîtrise de la logique qui s’y exprime » (ibid. 1980a : 25). Par exemple, lorsqu’un acteur suit une convention officieuse sur la base du sens pratique, il pourrait sans doute parvenir à expliquer en quoi consiste la norme, mais plus difficilement pourquoi la norme s’applique à ce cas précis. Irréfléchie et informulée, la logique du praticable est ontologiquement antérieure puisqu’elle détermine quel mode d’action sociale s’applique dans un contexte donné.

Autrement dit, la relation entre les quatre logiques de l’action sociale relève de la complémentarité plutôt que de l’exclusion mutuelle. Compte tenu que la logique du praticable constitue le socle pratique de toute action consciente et réfléchie, elle possède une forme de priorité ontologique. Adler (2002 : 103) va dans ce sens quand il note que « la capacité de penser et de se comporter de façon rationnelle est avant tout une capacité d’Arrière-plan ». Le même constat pourrait être fait concernant la conformité avec les normes sociales et l’agir communicationnel. Dans la pratique, les quatre logiques sont nécessairement imbriquées, car toute action réflexive découle du sens pratique.

En ri par exemple, en situation de dissuasion militaire contre un ennemi, le sens pratique des dirigeants commande généralement de calculer les coûts et avantages de diverses options stratégiques. Dans le champ stratégique, la rationalité instrumentale est inscrite dans les dispositions des agents ainsi que dans les règles du jeu. Lorsque ces mêmes dirigeants sont en désaccord avec des alliés proches, toutefois, le sens pratique penche plutôt du côté du respect des normes communes, en dépit des coûts associés. Au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan), par exemple, les calculs froids et l’intérêt égoïste ne vont pas de soi et s’exposent en fait à la sanction du groupe. Enfin, lorsque des dirigeants cherchent à s’entendre à propos des nouvelles règles internationales (par exemple, sur le droit de la mer), le dialogue raisonné s’impose comme le seul mode d’action applicable pour parvenir à un compromis. En somme, c’est sur la base du sens pratique que les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation parviennent à expliquer ce que font les acteurs internationaux. Afin de mieux illustrer la valeur analytique de la logique du praticable dans la politique mondiale, la dernière section l’applique à un enjeu primordial : la paix internationale.

IV – La logique du praticable dans les communautés de sécurité

À l’image de la plupart des théories sociales, le programme de recherche sur les communautés de sécurité, lancé par Karl Deutsch et repris par Emanuel Adler et Michael Barnett, met l’accent sur les savoirs réfléchis davantage que sur les pratiques (Pouliot 2007b : 615-616). Dans le dispositif de Deutsch et al. (1957 : 32), un test crucial de « l’intégration » repose sur les représentations « subjectives » que les élites partagent : « Est-ce que des personnes influentes provenant de tous les coins de la zone élargie croient qu’un sens solide de la communauté existe à travers ses territoires ? ». L’intérêt se porte ici sur ce que les gens pensent les uns des autres, sur la façon dont ils se représentent entre eux. De même, le cadre théorique remanié d’Adler et Barnett (1998 : 38) affirme que l’identification collective – l’effacement de la distinction entre Soi et l’Autre (Wendt 1999 : 229) – est « une condition nécessaire pour [que se développent] des attentes raisonnables de changement pacifique ». Ces représentations identitaires sont ainsi théorisées comme le fondement de la paix. À n’en pas douter, ces représentations sont importantes pour la construction sociale des réalités pacifiques : les croyances subjectives étudiées par Deutsch entrent en jeu dans la prise de décision rationnelle, alors que l’identité collective qu’analysent Adler et Barnett détermine le comportement socialement approprié. Les logiques des conséquences, de la convenance et de l’argumentation remplissent toutes un rôle important dans les communautés de sécurité.

Il n’en demeure pas moins que la paix exige plus que des représentations partagées. La paix dépend aussi d’un rapport très pratique au monde qui se caractérise, entre autres, par des rapports non violents. Même si le discours identitaire capte plus facilement l’attention du spécialiste, sur le terrain la paix comporte un certain mode d’action qui, sans nécessairement être réfléchi, n’en reste pas moins très concret. On peut donc dire que les communautés de sécurité se construisent sur un modus operandi (un ensemble de pratiques) dont la logique diffère de son opus operatum objectivé (sa représentation sous forme de perceptions et d’identités).

Prenons par exemple le rôle clé joué par la confiance, théorisée par Adler et Barnett (1998 : 38) comme le second élément constituant des communautés de sécurité (après l’identité). La confiance, définie comme « le fait de croire malgré l’incertitude » (ibid. : 46), est l’exemple parfait d’un sentiment largement spontané dérivé du sens pratique. En se fondant sur leur histoire personnelle et collective (habitus) de même que sur le contexte social (champ), les acteurs diplomatiques « ressentent » (sens pratique) de la confiance envers leurs homologues de la communauté de sécurité. Née du sens du jeu, la confiance s’établit non pas sur des calculs instrumentaux, des règles sociales ou un consensus raisonné : elle provient plutôt de la logique du praticable, de ce qui va de soi. Les raisons qui inspirent la confiance d’un agent envers un autre sont difficilement verbalisables parce qu’elles puisent à l’expérience tacite et à une histoire incorporée des relations sociales. La confiance est un sens pratique. Il s’agit donc de trouver le moyen de placer la logique du praticable au coeur de la recherche sur la paix internationale et les communautés de sécurité.

Comment la paix existe-t-elle dans la pratique (et à travers celle-ci) ? Le premier défi conceptuel consiste à identifier la pratique constituante des communautés de sécurité. Une pratique constituante est une action sociale dotée de significations comprises et mises en oeuvre par les membres une communauté donnée, favorisant ainsi la cohésion entre ses membres[16]. À cet égard, Adler (2005 : 17) avance que « la paix est la pratique des communautés de sécurité ». Cette formulation peut cependant être affinée, en ce que la paix s’appréhende mieux comme un fait social (par exemple, le système monétaire d’un pays) que comme une pratique précise (par exemple, l’usage de l’argent pour faire ses courses). On dira donc plutôt que, dans le système interétatique actuel, la pratique constituante des communautés de sécurité est la diplomatie, définie comme « la conduite des relations entre les États et les autres entités disposant d’un statut dans la politique mondiale par les agents officiels et par des moyens pacifiques » (Bull 1995 : 156). Comprise comme un dialogue interétatique conduit par « n’importe quel moyen sauf la guerre » (Watson 1991 : 11), la pratique diplomatique est en quelque sorte le mode d’action fondamental de la paix dans le système actuel.

D’aucuns trouveront une telle affirmation tautologique. Pourtant, le raisonnement n’est pas plus tautologique que de dire que h2o constitue de l’eau. Dans la nature, les atomes forment des molécules ; de manière analogue, dans le monde social les pratiques constituent des faits sociaux. Sans atomes, il ne peut y avoir de molécule ; sans pratiques, il ne peut y avoir de réalité sociale. En fait, la tautologie apparente vient de la logique même de l’analyse constitutive (Wendt 1998). Dans la mesure où personne ne contesterait que la découverte de la structure atomique de l’eau, loin d’être tautologique, représente plutôt une avancée majeure pour l’humanité, il en va de même pour l’analyse des pratiques constituantes de la paix internationale en tant que fait social.

Bien sûr, le simple exercice de la pratique diplomatique ne signifie pas que la paix suive immédiatement ou même nécessairement. La diplomatie s’observe dans des relations plus turbulentes ou dans des communautés d’insécurité, allant du Moyen-Orient contemporain à la rivalité Est-Ouest pendant la guerre froide. La diplomatie n’est certainement pas l’apanage des communautés de sécurité. La distinction essentielle réside dans le niveau d’évidence ou de praticabilité dans l’exécution de la pratique. Au sein d’une communauté de sécurité mature, la diplomatie forme le seul moyen raisonnable ou imaginable de régler les différends, à l’exclusion des autres (y compris la violence). Autrement dit, dans une relation pacifique, la diplomatie forme une seconde nature, une manière de faire qui va de soi, même en cas de conflit. La paix existe donc dans la pratique dès lors que le sens pratique des acteurs de la sécurité fait de la diplomatie l’option par défaut, celle qui coule de source pour résoudre les conflits interétatiques. La diplomatie est la pratique constituante de la communauté de sécurité dans la mesure où elle est la manière de faire normale ou évidente dans la conduite des relations entre pays. Dès lors que la diplomatie devient « doxique »[17], les États ne vivent plus dans un monde de menaces et de dissuasion militaires : la diplomatie s’impose comme la seule manière logique de procéder en cas de conflits[18].

Il dérive d’une telle théorie de la pratique des communautés de sécurité une notion positive de la paix, définie comme une relation internationale dans laquelle les acteurs de la sécurité agissent sur la base de la diplomatie, plutôt que de considérer le règlement non violent des différends comme une option parmi d’autres. En ce sens, la paix est bien davantage que l’absence de guerre ; c’est un rapport pratique au monde dans lequel la diplomatie va de soi et forme un mode d’action commun. Dans les relations interétatiques pacifiques, le règlement non violent des conflits forme la toile de fond de toutes les autres interactions. Évidemment, les acteurs continuent d’envisager une variété de stratégies et d’approches, sur la base de la réflexion instrumentale comme normative, mais en tenant pour acquis que toutes les options envisageables partent de la pratique diplomatique. Ils ne réfléchissent pas à la pertinence du règlement pacifique des conflits, mais plutôt à ce qu’il permet de réaliser par ailleurs. La violence (ou les menaces) s’efface de l’horizon de possibilité, en quelque sorte, la réduisant ainsi à un ensemble de lignes de conduite diplomatique. Voilà à quoi ressemble la paix dans la pratique.

À titre illustratif, prenons le cas de la communauté de sécurité transatlantique (Pouliot 2006). De nombreux observateurs ont prédit son effondrement dans la foulée de l’intervention anglo-américaine en Irak de 2002. Le plus célèbre tenant de cette thèse, Robert Kagan (2003 : 3), a soutenu que « sur les grandes questions stratégiques internationales aujourd’hui, les Américains viennent de Mars et les Européens, de Vénus : ils s’entendent sur peu de choses et se comprennent de moins en moins ». Peut-être un peu à cause de tels discours, le fossé transatlantique quant aux cultures et identités de sécurité aurait pu devenir une nouvelle réalité intersubjective. Cela dit, quoique la crise irakienne ait révélé des divergences importantes entre certains membres de l’Otan, elle a aussi démontré qu’en dépit des désaccords profonds sur une question de défense, les alliés n’ont jamais abandonné leur mode d’action commun, celui qui va de soi : la diplomatie, c’est-à-dire la résolution pacifique des différends.

À vrai dire, il n’y a rien de surprenant dans le fait qu’une communauté de sécurité comme l’Otan puisse être le lieu de désaccords et de luttes d’identité. Après tout, le conflit est une dimension irréductible de la vie politique, même dans un cercle d’amis tissé serré. Mais tant que la diplomatie reste la seule pratique sensée dans les relations mutuelles, il faut en conclure que la communauté de sécurité se porte bien. Et de fait, les difficultés transatlantiques au sujet de l’Irak ont toutes été réglées pacifiquement (quoique parfois laborieusement). Même les désaccords sur des questions de sécurité et de défense, parmi les plus sensibles qui puissent opposer des pays, n’ont pas entraîné la menace, fut-elle voilée, d’éventuelles représailles violentes parmi les membres de la communauté. Déjà en 2006, un représentant français à l’Otan affirmait avec confiance que, même s’« il y a eu des tensions avec les Américains sur l’Irak, depuis tout est parti. Nous avons décidé des deux côtés de penser la relation de façon positive »[19]. Dans la mesure où le règlement non violent des conflits s’impose comme la pratique allant de soi, c’est-à-dire que les agents pensent à partir de la diplomatie plutôt qu’à son opportunité, alors la communauté de sécurité transatlantique forme un fait social impossible à écarter.

En rendant la paix possible, un telle logique du praticable peut prendre des airs d’habitude ou de routine. Au sein d’une communauté de sécurité, le sens pratique des acteurs de la sécurité les conduit à mener leurs dossiers diplomatiquement, sans jamais remettre en question ce point de départ non violent, que ce soit en calculant les coûts et avantages de l’usage de la force (logique des conséquences), en évaluant son rapport aux normes (logique de la convenance) ou encore sa validité épistémique (logique de l’argumentation). Toutefois, bien que la logique du praticable puisse s’apparenter à la routine, le sens pratique ne se réduit pas à l’habitude. De fait, la diplomatie de routine est bien plus qu’une simple répétition parce que le sens pratique résulte de l’intersection forcément contingente d’un ensemble de dispositions particulières (habitus) et de positions propres à un contexte donné (champ).

Un cas d’étude intéressant est celui de Frédéric Mérand, qui montre que les pratiques diplomatiques qui ont mené à la formulation de la Politique de sécurité et de défense commune (psdc) de l’Union européenne se sont alignées de façon ni rationnelle ni structurée, mais plutôt par une démarche parfois aléatoire, souvent créative et toujours combinatoire. Sur la base de dizaines d’entretiens avec des décideurs concernés, Mérand conclut que pour élaborer des politiques, les acteurs européens ont essayé des matériaux qui fonctionnaient, puis en ont rejeté d’autres, suivant leur inspiration du moment en changeant graduellement les contours de leur tâche. Au bout du compte, comme dans un « bricolage » (Mérand 2008 : 134), ils se sont retrouvés avec quelque chose de complètement différent de ce qu’ils avaient prévu. De même, une autre étude du corps diplomatique européen conclut que son autonomie est moins garantie par les règles institutionnelles qui le régissent que par la marge de manoeuvre que se taillent les ambassadeurs à travers leurs pratiques quotidiennes (Cross 2007)[20]. Autrement dit, même quand la pratique diplomatique est routinière, comme dans les communautés de sécurité, elle conserve une part essentielle de contingence et d’adaptabilité.

La question cruciale demeure : comment en arrive-t-on là ? Par quels processus sociopolitiques la diplomatie devient-elle la pratique qui va de soi, s’agissant de résoudre un différend entre pays ? Pour les constructivistes, la réponse à cette question repose sur l’idée d’intériorisation de normes sociales. Dans une telle perspective, le règlement pacifique des différends prend d’abord la forme d’une règle explicite (telle qu’un traité), à laquelle se conforment les États parties par rationalité instrumentale. Puis, avec la répétition, la diplomatie est progressivement intériorisée, que ce soit par légitimité ou par habitude. À cet égard, Checkel (2005) propose trois « modes de rationalité » pour expliquer l’intériorisation : instrumental (calcul stratégique), circonscrit ou bounded (jeu de rôle) et communicationnel (persuasion normative).

Aussi utile qu’elle soit, cette typologie est en proie à deux lacunes principales. Tout d’abord, elle reste imprégnée d’un penchant pour la connaissance réflexive : les pratiques tenues pour acquises sont issues de représentations auxquelles les agents ont d’abord réfléchi intentionnellement. En comparaison, la théorie de la pratique s’intéresse d’abord et avant tout à l’apprentissage tacite, un mécanisme cognitif pouvant expliquer la transmission des pratiques sans enseignement explicite ni conformité réflexive. Par exemple, le concept de « communautés de pratique » permet la théorisation de « l’apprentissage comme forme de participation sociale » (Wenger 1998 : 4 ; voir aussi Adler 2005). La transmission des savoir-faire se fait donc dans la pratique et à travers celle-ci.

Deuxièmement, le cadre conceptuel de Checkel est insuffisant d’un point de vue sociologique, puisque le contexte social qui rend possible la logique du praticable est à peine théorisé. Plus précisément, les relations de pouvoir sont généralement au coeur des pratiques qui vont de soi, incluant dans le cas de la diplomatie au sein des communautés de sécurité. Contrairement à certains mythes libéraux, la paix n’est pas qu’un simple « aménagement des différences » ou qu’un « compromis gagnant-gagnant ». La paix repose plutôt sur des rapports de force et de domination qui servent à imposer des idées, mais aussi des modes d’action, le plus souvent de manière imperceptible. Comme l’explique Foucault (Foucault 1980 : 119 ; voir aussi Barnett et Duvall 2005) : « Ce qui fait que le pouvoir tient bon, ce qui le fait accepter, c’est qu’il ne pèse pas seulement sur nous comme une force qui dit non, mais qu’il traverse et produit des choses, il induit le plaisir, forme la connaissance, produit le discours ». Comme tout fait social, les communautés de paix ou de sécurité ne sont jamais là simplement par hasard, comme par magie. Elles sont nécessairement le résultat des luttes passées entre les agents pour définir la réalité. Autrement dit, l’exercice du pouvoir symbolique transforme une lutte à somme nulle pour l’imposition du sens en quelque chose qui a l’apparence d’une relation gagnant-gagnant : la paix entre les États (Pouliot 2006).

Contrairement à Foucault (1980 : 156) et sa « machinerie que personne ne possède », cependant, chez Bourdieu le pouvoir symbolique est quelque chose de concret puisqu’il s’exerce dans la pratique[21]. Pour simplifier, le pouvoir symbolique, qui permet d’imposer des constructions de sens telles que des catégories et classements, se nourrit de la rencontre de trois éléments : premièrement, la structure des positions et la distribution des capitaux reconnus dans le champ ; deuxièmement, les règles du jeu du champ ; et troisièmement, les dispositions incorporées qui reconnaissent une valeur à des capitaux donnés. Le pouvoir peut donc provenir d’une variété de ressources en fonction des agents et des contextes – allant de l’autorité politique aux richesses matérielles, de la crédibilité scientifique au prestige culturel.

Dans tous les cas, les pratiques des acteurs dominants ont tendance à façonner les dispositions de ceux qui y sont socialement exposés. Autrement dit, l’ordre des choses – ce qui va de soi, c’est-à-dire le praticable – est établi par les pratiques répétées d’agents dotés de capital symbolique, qui en faisant les choses d’une certaine manière, affirment par là même que « c’est ainsi que se font les choses » (Swidler 2001 : 87). Le pouvoir est exercé au niveau du savoir-faire tacite : les significations sont imposées dans la pratique et à travers celle-ci. Pour Polanyi, la formation d’apprentis offre l’archétype de telles relations de pouvoir symbolique[22].

S’agissant du champ diplomatique, les agents de certains États occupent des positions de pouvoir symbolique et d’autorité par rapport à d’autres grâce aux types de capitaux qu’ils possèdent et qui sont reconnus par leurs pairs pour des raisons historiquement contingentes. Dans le champ de la sécurité internationale contemporaine, on pourrait dire que la communauté de sécurité transatlantique possède trois types de capitaux qui sont valorisés par la plupart des joueurs à l’échelle mondiale (Williams 2007 : 39-91) : premièrement, le capital culturel (la communauté prétend incarner les valeurs de la démocratie libérale) ; deuxièmement, le capital institutionnel-matériel (l’Otan en tant qu’organisation et ses actifs) ; et troisièmement, le capital symbolique (les idéaux universels que la communauté prétend incarner et exporter de façon « désintéressée »). En pratiquant la diplomatie comme si cette manière de faire les choses allait de soi, les acteurs de la communauté de sécurité transatlantique expriment indirectement au reste du monde que « les temps ont changé » et que la non-violence est désormais le moyen « normal » de se comporter dans le nouvel ordre des choses[23].

Une telle démonstration de force symbolique, effectuée dans la pratique et à travers celle-ci, confère à la diplomatie une aura doxique d’évidence et de naturel. Dès lors qu’une pratique fait si pleinement partie de la routine quotidienne que les acteurs la mettent en oeuvre aussi inconsciemment que par consensus, elle s’intègre au savoir-faire qui préside à toute interaction sociale. L’orchestre peut alors jouer sans chef, comme aimait à le dire Bourdieu (2001 : 256), dans la mesure où la doxa produit un monde en apparence sensé de pratiques.

Dans un tel contexte, la diplomatie forme l’arrière-plan de l’interaction entre les acteurs de la sécurité, permettant ce qu’Adler et Barnett appellent les attentes raisonnables de changement pacifique. Des désaccords peuvent bien sûr subsister, mais ils sont abordés en présupposant un ordre des choses non violent. Le savoir-faire diplomatique façonne toutes les autres pratiques, aussi réflexives soient-elles. En somme, les communautés de sécurité forment des faits sociaux dans la mesure où la diplomatie est la pratique qui va de soi, aux yeux des acteurs de la sécurité, face à un désaccord entre les États. Ce « bon sens pacifique » est établi par le biais des relations de pouvoir symbolique ; et le côté praticable ou coulant de source de la diplomatie rend possible la paix internationale.

V – Conclusion

La logique du praticable permet de faire le pont entre les rapports pratique et théorique au monde. En fait, pour Bourdieu (1987 : 97-98) la notion s’apparente à un oxymore : « la logique de la pratique, c’est d’être logique jusqu’au point où être logique cesserait d’être pratique ». Cet article a servi un plaidoyer pour un virage pratique en ri en quatre étapes. Premièrement, on a démontré que la plupart des théories des ri sont marquées d’un penchant pour la connaissance réflexive qui incite à interpréter le monde comme un spectacle, confondant l’opus operatum des pratiques avec leur modus operandi. Deuxièmement, des travaux tirés de la philosophie, de la psychologie et de la sociologie montrent à plus forte raison la nécessité d’un virage pratique en ri et fournissent des pistes utiles pour y arriver. Troisièmement, en s’appuyant sur la théorie de la pratique de Bourdieu en particulier, il s’est agi de démontrer non seulement la complémentarité de la logique du praticable avec les autres théories sociales de l’action, mais aussi sa priorité ontologique. Quatrièmement, une théorie de la pratique des communautés de sécurité permet de voir que la paix existe comme fait social international dès lors que le sens pratique des acteurs de la sécurité fait de la diplomatie le mode d’action qui va de soi pour résoudre les conflits interétatiques.

Pour conclure cette exploration de la logique du praticable dans la politique mondiale, il est essentiel de reconnaître les défis épineux qu’elle soulève au niveau méthodologique. L’omniprésence du penchant réflexif dans la théorie sociale moderne provient probablement du fait que les normes, les idées ou les identités se prêtent plus facilement à la collecte de données empiriques que le savoir-faire acquis. Après tout, les représentations font partie du discours et des débats ; elles sont souvent explicitement invoquées dans la sphère politique et sont objets de contestation ouverte. La connaissance pratique, en revanche, demeure souvent dans le non-dit et le non-réfléchi. Elle est rarement verbalisée par les agents, bien qu’elle fasse partie de chacune de leurs pratiques. Le savoir-faire est partout, mais il est généralement dissimulé dans les pratiques. Par conséquent, il doit être interprété à la lumière des contextes sociaux et des dispositions des agents. En ce sens, chercher à connaître la logique du praticable équivaut en quelque sorte à demander à un poisson de décrire l’eau dans laquelle il nage (Rubin et Rubin 1995 : 20).

Dans sa critique de la théorie de la pratique, Stephen Turner (1994 : 19-24) nomme cette impasse le « problème de [Marcel] Mauss ». Pour que l’interprète puisse déchiffrer les significations d’une pratique, celle-ci doit être à la fois étrangère à son système de sens et lui être assimilable. D’une part, si le savoir-faire associé à une pratique est trop profondément incorporé par l’interprète, il risque de demeurer inconnaissable, comme une seconde nature. D’autre part, si le sens d’une pratique est complètement étranger à l’interprète, il est difficile de le comprendre correctement. Le problème de Mauss constitue un défi méthodologique de taille pour les théoriciens de la pratique ainsi que pour l’école dite interprétative.

Une solution consiste à utiliser une méthodologie « sobjectiviste » qui vise à combiner des interprétations « proches de l’expérience » (experience-near) à d’autres « éloignées de l’expérience » (experience-distant) (Pouliot 2007a ; voir Geertz 1987). Grâce à l’induction, l’interprétation et l’historicisation, le chercheur est alors en mesure de restaurer le savoir-faire issu des pratiques avant de les placer dans un contexte plus large de significations, de relations sociales et d’historicité. Le sobjectivisme fait dialoguer les perspectives de l’initié et de l’étranger afin que les deux récits s’éclairent mutuellement. Avant toute théorisation et objectivation, il est donc nécessaire d’aller sur le terrain pour recouvrer la logique du praticable.

S’agissant de la politique mondiale toutefois, les méthodes ethnographiques se frappent rapidement à des difficultés importantes. En effet, pour faire un clin d’oeil à Clifford Geertz, il peut être plus facile de pratiquer l’observation participante dans l’étude des combats de coqs à Bali que dans le champ de la sécurité internationale. D’une part, ce champ est tellement vaste qu’il semble quasiment impossible d’y procéder à une ethnographie un tant soit peu exhaustive. D’autre part, la sécurité internationale demeure plongée dans un niveau de confidentialité qui n’a pas d’égal dans la vie sociale. Par exemple, le comité militaire de l’Otan ne se montre pas tellement ouvert à accueillir un observateur participant dans ses rangs.

Les entrevues qualitatives peuvent aider le chercheur à dégager les perspectives pratiques et les significations subjectives, mais comme la plupart du temps ces conversations verbalisent la connaissance réflexive, les dispositions tenues pour acquises doivent être lues entre les lignes et distillées à partir de l’analyse des pratiques. Comme le note Bourdieu (1980a : 152), l’écueil vient du fait que « dès qu’il réfléchit sur sa pratique, se plaçant ainsi dans une posture quasi théorique, l’agent perd toute chance d’exprimer la vérité de sa pratique et surtout la vérité du rapport pratique à la pratique ». Les chefs cuisiniers n’expliquent pas leurs recettes de la même façon qu’ils les exécutent. Dans l’ensemble, le virage pratique ne s’annonce pas comme une mince tâche pour la discipline des ri.