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Les interventions militaires en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) ont démontré que des succès militaires pourtant indéniables n’entraînent pas nécessairement la cessation des hostilités et le retour de la paix. Ainsi, alors même que les États-Unis et leurs alliés, s’appuyant sur leur supériorité technologique, sont parvenus, en un temps relativement court, à infliger de sérieux revers militaires aux armées talibane et irakienne, à conquérir les deux pays et à s’emparer de leurs capitales, ces réalisations n’ont pas mené à la fin de la guerre. Au contraire, en dépit de leur déroute militaire, les talibans et certains membres du régime de Saddam Hussein ont persisté dans leur emploi de la violence, refusant de renoncer à la lutte armée.

Cette situation d’apparente « impuissance de la victoire »[1] a été interprétée par une série d’auteurs – dont beaucoup ont fait carrière dans les forces armées de leur État respectif, tels le général français Vincent Desportes, le général britannique Sir Rupert Smith ou le colonel américain Thomas X. Hammes – comme signalant une rupture majeure dans la nature de la guerre. Selon eux, la victoire militaire d’un belligérant avait autrefois pour effet systématique d’induire le renoncement de son adversaire défait et, consécutivement, la fin de l’affrontement. Or, admettent-ils, tel n’a pas été le cas en Afghanistan et en Irak. De fait, ils en concluent que la relation entre la victoire militaire et la cessation des hostilités a été modifiée en profondeur : hier, la victoire militaire était décisive puisqu’elle avait pour conséquence inévitable le renoncement du belligérant défait ; aujourd’hui, elle est impuissante puisque l’affrontement peut se poursuivre en dépit de la défaite de l’un des belligérants. Ce faisant, les auteurs que nous nous proposons d’étudier apportent une contribution originale aux débats sur les évolutions contemporaines de la guerre (Van Creveld 1991 ; Holsti 1996 ; Hables Gray 1997 ; Gilbert 2003 ; Munkler 2005 ; Hoffman 2007 ; Kaldor 2007 ; Mellow 2010). Notre objectif sera de présenter et d’interroger cette contribution.

Si la thèse qui nous intéresse dans cet article s’inscrit pleinement dans le paradigme des « nouvelles guerres », elle se distingue des autres théories qui s’y rattachent en identifiant un nouvel élément de la nature de la guerre qui aurait radicalement changé. Ainsi, là où d’autres auteurs se sont concentrés sur les évolutions relatives aux acteurs de la guerre (la perte du monopole étatique de la violence), aux facteurs qui nourrissent le conflit (l’identité, l’économie), ou aux modalités de l’affrontement violent (les civils pris pour cible), c’est ici de la façon dont l’emploi de la violence amène à la cessation des hostilités qu’il est question. Exprimé autrement, le changement postulé concerne en fait le mécanisme par lequel un résultat militaire aboutit à un résultat politique. L’on touche donc à un sujet qui revêt non seulement un fort intérêt théorique (la manière dont l’emploi de la force armée permet de réaliser un objectif politique constitue l’interrogation centrale de la pensée stratégique), mais également un indéniable intérêt praxéologique : c’est bien « l’efficacité politique de l’affrontement militaire » (Centre de doctrine d’emploi des forces 2007 : 4) qui se voit remis en cause. Comme l’écrit le général Vincent Desportes, « le rendement politique [de la victoire] est […] désormais marginal » (Desportes 2008a : 51), ce qui interroge plus largement sur « l’utilité de la force », pour reprendre le titre de l’ouvrage du général Sir Rupert Smith (2007).

L’incapacité de succès militaires pourtant probants à garantir le retour à la paix a été démontrée empiriquement avec les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Dès lors, nous nous interrogerons avant tout sur la nouveauté de ce phénomène, que postulent les auteurs qui nous intéressent. En cela, notre regard critique se portera surtout sur l’affirmation selon laquelle, par le passé (avant que la guerre ne change profondément[2]), toute victoire militaire entraînait inévitablement le renoncement du belligérant défait, mettant ainsi fin à la guerre. Il convient de relever que cette idée du caractère automatique du renoncement à la violence consécutivement à la défaite militaire était déjà présente dans la littérature stratégique avant le xxe siècle, et qu’elle se retrouve chez plusieurs auteurs et/ou praticiens influents. Par exemple, le général prussien Helmuth Karl Bernhard von Moltke, réputé pour ses succès militaires contre l’Autriche-Hongrie (1866) et la France (1870-1871)[3], considérait que « la victoire dans la décision par les armes est l’acte le plus important de la guerre » puisque « seule la victoire brise la volonté de l’adversaire et l’oblige à se soumettre » (von Moltke cité dans Desportes 2001 : 278). De même, la doctrine officielle de l’armée de terre américaine, en 1939, proclamait que « l’objectif ultime de toutes les opérations militaires est la destruction des forces armées ennemies au cours de la bataille. Une défaite décisive brise la volonté combattante de l’ennemi et le force à solliciter la paix[4] ».

La thèse selon laquelle la victoire militaire conduisait autrefois au renoncement du belligérant vaincu est selon nous problématique à plusieurs titres. Tout d’abord, elle souffre d’une grave lacune conceptuelle alors que les notions de victoire et de défaite militaires ne sont jamais clairement définies. Ensuite, ainsi que nous le montrerons, elle est contredite historiquement : « l’impuissance de la victoire » n’est certainement pas un phénomène nouveau et, plus encore, elle s’observe même lors de campagnes que l’on juge aujourd’hui, à tort, comme parmi les plus décisives de l’histoire militaire. À ce titre, l’on ne peut qu’abonder dans le sens de Hew Strachan et Sibylle Scheipers, pour qui « ce que l’on perçoit comme une nouveauté sans précédent tient souvent à un manque de contextualisation historique » (Strachan et Scheipers 2011 : 20, traduction libre). Enfin, sur le plan théorique, la thèse que nous étudierons commet l’erreur de réduire la « guerre d’hier » à une compétition militaire dans laquelle disparaît le calcul politique inhérent à la guerre conçue comme affrontement des volontés. En résumé, les auteurs qui nous intéressent postulent l’occurrence d’un changement profond de la nature de la guerre en raison d’un décalage entre leur conception de l’efficacité passée de la force armée et leur constat de son inefficacité présente. Or, nous entendons montrer que leur conception du fonctionnement des guerres d’hier est tout simplement intenable, tant sur le plan historique que théorique. Nous en conclurons qu’il n’y a pas eu de rupture dans la nature de la guerre en ce qui concerne la relation entre résultats militaires et résultats politiques, et que cette thèse doit donc être abandonnée.

Nous procéderons en deux temps. Nous présenterons dans une première partie la thèse qui nous intéresse ici en soulignant à la fois les points de convergence et les quelques nuances entre les principaux auteurs qui la défendent. Dans un second temps, nous critiquerons vivement cette thèse, en pointant ses lacunes conceptuelles, historiques et théoriques.

I – Une contribution originale aux débats sur les « nouvelles guerres »

La thèse que nous nous proposons d’étudier postule qu’un changement récent dans la nature même de la guerre expliquerait que la victoire militaire ne permette plus, désormais, d’obtenir le renoncement automatique du belligérant défait. Elle oppose la guerre d’hier, conçue comme une confrontation strictement militaire où seule comptait la force respective des deux belligérants, à la guerre d’aujourd’hui, dans laquelle la volonté respective des adversaires joue un rôle central, permettant même de compenser un déséquilibre dans la répartition de la puissance militaire.

A – Les guerres d’Afghanistan et d’Irak comme révélateurs d’un changement dans la nature de la guerre

En octobre 2001, quelques semaines après les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, les États-Unis décident d’intervenir militairement en Afghanistan, contre le régime des talibans accusé d’héberger et de soutenir Al-Qaïda. Les Américains optent pour une campagne essentiellement aérienne et s’appuient sur les troupes afghanes d’opposition, encadrées par quelques unités des forces spéciales, pour mener le combat au sol. En deux mois à peine, l’ensemble des villes du pays est pris aux talibans, dont le reliquat des forces armées, en déroute, fuit au Pakistan. Pour les Américains, c’est un tel succès militaire que l’on évoque alors la naissance d’un nouveau modèle d’intervention armée, appelé le « modèle afghan de la guerre », censé permettre aux États-Unis de remporter des succès militaires rapides et à moindre coût[5].

Néanmoins, ni les revers successifs de l’armée talibane, ni la prise de Kaboul, capitale historique de l’Afghanistan, ou de Kandahar, bastion du mollah Omar, n’amènent la fin de la guerre. Les talibans subissent un indéniable échec militaire mais ne renoncent pas à la violence pour autant. Ils refusent de se soumettre au régime mis en place à la suite des accords de Bonn et persistent dans leur emploi de la violence armée. Leur revers militaire ne conduit donc pas à la paix ; il aboutit néanmoins à un double changement, politique et militaire. Tout d’abord, sur le plan politique, les talibans substituent à leurs objectifs initiaux (maintenir leur domination sur le peuple afghan et repousser l’invasion américaine) de nouveaux objectifs qui prennent en compte l’évolution de la situation (rétablir leur domination et expulser les étrangers). Nous assistons donc à un basculement, depuis des objectifs politiques défensifs (maintenir le statu quo) à des objectifs politiques offensifs (bouleverser le statu quo). Ensuite, sur le plan militaire, les talibans conservent leur posture stratégique défensive – puisque toute velléité offensive se heurterait à la supériorité militaire de leurs adversaires – mais font évoluer leur démarche tactique : ils renoncent à la défensive tactique et optent pour une approche offensive. Leur objectif n’est plus de tenir des positions défensives afin d’empêcher l’ennemi de progresser ; il s’agit de multiplier les escarmouches, les embuscades, pour infliger des pertes aux forces adverses sans trop s’exposer à leur puissance de feu. Ainsi que l’avait déjà montré Clausewitz, si le refus de la défensive tactique s’accompagne d’un nécessaire renoncement à tenir le terrain, il permet néanmoins de réduire l’exposition du Faible à la puissance de destruction adverse, limitant de fait l’efficacité de celle-ci (Clausewitz 1976 : 30).

En résumé, la conduite des talibans consiste à opter pour une combinaison défensive stratégique/offensive tactique, que Raymond Aron appelait la « dialectique de la défense et de l’attaque » (Aron 1989 : 277). Cette pratique est aujourd’hui régulièrement analysée comme relevant d’un type particulier de guerre, appelée la guerre asymétrique ou la guérilla, qui se distinguerait de la guerre dite conventionnelle par le refus de la bataille et l’importance accordée à la manoeuvre, la surprise et la dispersion[6]. De fait, il est courant de décrire la guerre en Afghanistan comme la succession de deux phases distinctes : une première, conventionnelle, qui voit le choc de deux armées organisées et, finalement, la victoire de l’une sur l’autre ; puis une seconde, asymétrique, lors de laquelle l’adversaire défait se réfugie dans des pratiques alternatives fondées sur la dispersion et l’embuscade. Par exemple, le général Vincent Desportes écrit :

Ce que l’on constate sans exception, c’est que ces engagements dissymétriques, toujours courts, se transforment désormais en conflits asymétriques, forts longs et coûteux, où la force conventionnelle se trouve opposée à un adversaire irrégulier usant de manières de guerre hétérodoxes.

Desportes 2008a : 37

Le même scénario et le même découpage se répètent en Irak, en 2003. En trois semaines d’opérations terrestres, les États-Unis parviennent à détruire une grande partie des forces armées irakiennes, à s’emparer des principales villes du pays, dont Bagdad, la capitale, et à écarter du pouvoir le parti Baath de Saddam Hussein. Toutefois, là encore, l’indéniable succès militaire que célèbre George W. Bush quand il annonce la fin des combats majeurs, le 1er mai 2003, n’a pas pour conséquence la fin de la guerre. Bien au contraire, les combats se poursuivent et se font de plus en plus meurtriers[7]. Là encore, l’on assiste à une évolution de la finalité politique et de la posture tactique de l’adversaire des États-Unis.

En résumé, en Afghanistan puis en Irak, les États-Unis ont pris le dessus sur des adversaires militairement inférieurs mais sans parvenir à obtenir de leur part un renoncement à poursuivre la lutte. La continuation de la guerre en dépit d’un succès militaire initial qui était, dans les deux cas, incontestable, est interprétée comme une anomalie par un certain nombre d’auteurs. Ces derniers s’étonnent que l’affrontement conventionnel des armées, qui a accouché d’une « victoire postiche » (Joxe 2008 : 291), relègue celui-ci au rang de « prologue militaire ne [signifiant] nullement la fin de la crise, mais plutôt son vrai commencement » (Balancie et La Grange 2009 : 30-31). Ils sont frappés que la victoire militaire ne constitue plus qu’une « victoire d’étape, premier jalon d’un processus toujours long et aléatoire » (Desportes 2008a : 71). En effet, selon ces auteurs, la victoire militaire est censée conduire directement à la paix. C’est du moins la leçon qu’ils tirent de l’histoire militaire. Ainsi, le général britannique Rupert Smith mobilise l’exemple napoléonien pour conforter cette conception : « en écrasant le gros des forces ennemies dans une bataille d’extermination, Napoléon gagnait l’épreuve de force, et consécutivement, la volonté de l’État s’effondrait » (Smith 2007 : 57).

D’autres, sans reprendre d’exemples précis, s’appuient sur une lecture générale de l’histoire pour affirmer l’idée selon laquelle la victoire militaire impliquait bel et bien, auparavant, le renoncement du belligérant vaincu à poursuivre la lutte. Pour le général français Vincent Desportes, « la victoire dans la bataille classique pouvait hier imposer la paix pour quelques décennies, elle ne sait plus le faire que pour quelques heures » (Desportes 2008a : 51). Pour le colonel américain Thomas X. Hammes, « la défaite de l’armée et la reddition de la capitale menaient d’habitude directement à la capitulation du gouvernement. Malheureusement, comme nous l’avons vu en Afghanistan […] et en Irak, ce n’est plus le cas aujourd’hui » (Hammes 2005 : 267). Cette conception se retrouve même dans l’un des documents fondateurs de la doctrine française des forces terrestres, rédigé par le Centre de doctrine d’emploi des forces, et intitulé « Gagner la bataille – Conduire à la paix » : « la bataille […], jusqu’à une époque récente, pouvait conduire directement au succès politique […]. Sa place s’est réduite à celle d’une première étape, violente et brève […]. Il faut ensuite conduire à la paix » (Centre de doctrine d’emploi des forces 2007 : 4). Ces quelques citations ont en commun d’insister sur le contraste entre la situation passée (la victoire était décisive puisqu’elle conduisait à la paix) et la situation présente (la victoire n’est qu’une première étape, désormais incapable de mener directement à la paix). Cette rupture dans le lien de causalité entre la victoire militaire et le renoncement à la violence démontre, selon les auteurs que nous venons de citer, l’occurrence récente d’un bouleversement profond dans la nature même de la guerre.

Concrètement, le général Rupert Smith parle d’un « changement radical de paradigme en ce qui concerne la guerre. Auparavant, des armées de même type livraient bataille en rase campagne. Maintenant, il s’agit d’affrontements entre toutes sortes de combattants utilisant toutes sortes d’armements, souvent improvisés. Le vieux paradigme était celui de la guerre industrielle entre États. Le nouveau paradigme est celui de la guerre au sein des populations » (Smith 2007 : 3). Le colonel Hammes évoque quant à lui un changement de génération de guerre : il distingue, dans la continuité des travaux précurseurs d’un groupe de militaires réunis autour de William Lind (Lind et al. 1989), quatre générations successives de guerre[8]. En simplifiant, les trois premières, centrées respectivement autour de la masse, de la puissance de feu et de la manoeuvre, avaient en commun de permettre le retour à la paix par la destruction des forces armées ennemies (Hammes 2006). La quatrième génération, dont Mao serait le précurseur, est une « forme évoluée d’insurrection » (Hammes 2006 : 2) qui cherche à s’attaquer à la volonté des décideurs ennemis de faire la guerre afin d’obtenir leur renoncement. Enfin, le général Desportes, s’il ne propose pas une conceptualisation aussi élaborée, pense également que « le modèle de la guerre [a] changé » et que « la guerre classique – au sens où on l’entend aujourd’hui, puissance industrielle contre puissance industrielle – […] est vraisemblablement morte » (Desportes 2008a : 4, 30).

B – Du tribunal de la puissance à l’affrontement des volontés

S’il existe quelques différences entre les auteurs que nous étudions – le général Rupert Smith évoque deux paradigmes en ce qui concerne la guerre quand le colonel Thomas X. Hammes parle de quatre générations successives de guerre – il convient de relever qu’ils se rejoignent en réalité en démontrant tous une opposition entre la guerre d’hier comme épreuve de force et la guerre d’aujourd’hui comme affrontement des volontés. Ainsi, ils estiment que la guerre était autrefois une confrontation où seule comptait la puissance matérielle respective des belligérants – elle était un « tribunal de la force » (Desportes 2008b : 478) –, mais qu’elle est aujourd’hui devenue une confrontation où la puissance peut être contournée et où compte surtout la volonté, c’est-à-dire la détermination de chaque partie à poursuivre la lutte armée.

Cette dichotomie se retrouve le plus explicitement chez le général Vincent Desportes et chez le colonel Thomas X. Hammes. Pour l’ancien responsable du Centre de doctrine sur l’emploi des forces de l’armée française, les guerres d’hier se jouaient militairement dans la confrontation des capacités rivales. Ainsi, « du lancement révolutionnaire de la “guerre des peuples” jusqu’à la fin de la parenthèse bipolaire, ce qui comptait, c’était l’épreuve de force dont le résultat conduisait à la soumission de la volonté » (Desportes 2008b : 478). Le belligérant qui parvenait, grâce à sa puissance militaire, à remporter la confrontation violente des armées pouvait imposer sa volonté à son adversaire défait, contraint de renoncer à poursuivre la lutte armée. L’affrontement produisait un verdict que le belligérant vaincu ne pouvait qu’accepter : son renoncement était la conséquence logique et inévitable de sa défaite militaire. Néanmoins, la guerre a changé. Désormais, le belligérant défait peut « refuser le verdict du champ de bataille » et « se [réfugier] dans un autre type de confrontation » (Desportes 2008b : 34, 474). Sa défaite n’est plus définitive : il peut passer outre le résultat de l’épreuve de force et persister dans l’emploi de la violence. Ce faisant, la puissance militaire se trouve contournée, presque inutile. « La puissance militaire classique […] s’avère […] désormais insuffisante, parce que contournable » (Desportes 2008a : 34).

Concrètement, le belligérant défait, incapable de faire face frontalement à la puissance militaire de son adversaire, se réfugie dans une autre forme de confrontation violente : la guerre asymétrique. En usant de la dispersion, de la surprise, du mouvement, il n’offre plus de cible à son adversaire, échappant d’abord à la détection – y compris par les appareils technologiques les plus modernes – et, logiquement, à la destruction. « Les “insurgés” s’entêtent à refuser le combat que les Occidentaux veulent leur imposer, se complaisent à se battre “un cran au-dessous” ou “un cran ailleurs”, là où la force et la technologie deviennent presque inopérantes » (Balancie et La Grange 2009 : 13).

Ce basculement de la guerre conventionnelle (lors de la phase introductive) à la guerre asymétrique (lors de la seconde phase), qui permet au belligérant de poursuivre la lutte armée en dépit de sa défaite initiale, est la conséquence de ce que le général Desportes appelle la loi du contournement, qui est « la loi première de la guerre » (Desportes 2008a : 3). Selon lui, la supériorité militaire d’un belligérant « conduit l’adversaire potentiel à changer de nature et à trouver des parades, des formes de résistance nouvelles aux nouvelles armes que nous avions inventées. Il n’y a plus beaucoup d’adversaires à souhaiter devenir la victime consentante de la sorte de guerre que nous maîtrisons, que nous préférons conduire et à laquelle, souvent, nous continuons à nous préparer » (3). Ainsi, du fait de la « capacité d’adaptation de l’autre » (4), la puissance militaire peut bien permettre de remporter une victoire militaire, mais celle-ci ne garantit plus la fin de la guerre : le belligérant défait peut « [refuser] de “jouer le jeu”, [contourner] la puissance et ses meilleurs procédés » (4) et poursuivre la lutte. L’incapacité de la victoire militaire à mener directement au renoncement de l’adversaire signale l’entrée dans le « siècle de la puissance relative », selon l’expression de Pierre Hassner (2007). Le théoricien français s’inscrit d’ailleurs pleinement dans le courant que nous analysons, ainsi qu’en témoigne cette citation.

Nous assistons à ce qu’on pourrait appeler une « contre-révolution des affaires militaires ». Le terrorisme et, au moins autant, la constatation qu’une victoire militaire spectaculaire obtenue en quelques jours ne réglait rien, ont montré les limites d’une supériorité technique qui devait obtenir le maximum de résultats à un coût minimum en pertes humaines et en dommages collatéraux. La réponse prévisible de l’adversaire moins avancé techniquement et moins sophistiqué est la guerre asymétrique.

Hassner 2007

La victoire militaire, qui ne permet plus de revenir à la paix, et la puissance militaire, qui est aujourd’hui contournée, sont devenues vaines. En cela, la guerre ne s’apparente plus à un tribunal de la force dont les arrêts seraient définitifs et sans appel. Elle s’est transformée. Pour obtenir de l’adversaire qu’il renonce à la violence, il ne faut plus le vaincre militairement : il convient désormais d’user progressivement sa volonté à combattre, de créer chez lui un sentiment de lassitude, de prolonger l’affrontement. L’épreuve de force a cédé sa place. « Dans les conflits modernes, ce qui compte c’est l’affrontement des volontés puisque la force est contournée. […] la guerre probable est d’abord un duel des volontés où la persévérance et la ténacité sont des vertus cardinales » (Desportes 2008b : 478).

Hier, le Faible était battu militairement par le Fort et devait alors renoncer à la violence. Aujourd’hui, s’il est suffisamment déterminé, il peut contourner la puissance de son adversaire et faire durer la guerre pour le fatiguer et obtenir son renoncement. En conséquence, le rapport de force et la situation militaire de chacun n’importent plus guère : désormais tout est affaire de volonté. Volonté des belligérants évidemment. Mais aussi volonté de la population, au milieu de laquelle se déroulent les guerres d’aujourd’hui[9]. Pour le général Desportes, alors que les guerres d’hier étaient une épreuve de force, « aujourd’hui, c’est l’inverse : ce qui compte, c’est la soumission de la volonté de la population » (ibid. : 478). De même, pour le général Smith, « c’est aujourd’hui la volonté de la population qui est l’objectif à atteindre ; il y a toujours pourtant une tendance à employer la force militaire de manière écrasante dans l’espoir qu’en gagnant l’épreuve de force, on affaiblira la volonté de l’adversaire » (Smith 2007 : 57).

Le colonel Hammes propose une réflexion extrêmement proche. Il considère ainsi que « la guerre a subi un changement fondamental. Elle a évolué d’un focus – propre à l’âge industriel – sur la destruction des forces armées ennemies à un focus – propre à l’âge de l’information – sur le changement de la volonté des décideurs ennemis » (Hammes 2006 : 207-208). En cela, au-delà de la mise en évidence de quatre générations successives de guerres, se retrouve bel et bien, chez Hammes, une dichotomie, une opposition binaire entre la guerre qui se terminait avec la défaite militaire de l’un des deux camps et la guerre qui se termine avec la soumission de la volonté de l’un des deux. Les trois premières générations se distinguent clairement de la quatrième puisqu’elles se focalisaient sur « la destruction directe des forces armées ennemies » (ibid. : 31) – au moyen, respectivement, de la masse, de la puissance de feu et de la manoeuvre – quand la quatrième génération « se concentre sur la destruction directe de la volonté politique ennemie à combattre » (ibid. : 31).

En conclusion, les auteurs que nous venons de citer se rejoignent en considérant que le basculement de la guerre à la paix intervenait autrefois à la suite d’une décision militaire et aujourd’hui à la suite d’une décision politique. Ils opposent ainsi les guerres d’hier, conçues comme épreuve de force, aux guerres d’aujourd’hui, conçues comme affrontement des volontés.

II – Une théorie qui souffre de nombreuses lacunes

Il convient désormais de discuter de façon critique la thèse que nous étudions. Nous relèverons trois lacunes principales, d’ordre conceptuel, historique et théorique.

A – L’absence de définition des notions de victoire et de défaite militaires

La thèse qui nous intéresse souffre tout d’abord d’une importante faiblesse conceptuelle en ce qu’elle repose sur deux notions – celles de victoire et de défaite militaires – qui ne sont jamais clairement définies. Deux difficultés principales en découlent, qu’il nous faut détailler successivement.

Tout d’abord, il nous faut relever que les expressions mêmes de victoire et de défaite militaires sont problématiques. En effet, l’affrontement des armées s’opère à différents niveaux. Ainsi, il est traditionnel de distinguer au moins deux niveaux de l’action militaire : le niveau tactique et le niveau stratégique[10]. Le premier est celui où a lieu le choc physique des armées, c’est-à-dire la bataille ; le second recouvre plutôt l’affrontement d’ensemble des deux armées réparties sur tout le théâtre d’opération. De fait, il nous faut admettre que la victoire peut se rapporter au résultat d’une bataille ou au résultat de la confrontation globale des armées. En conséquence, il est nécessaire de toujours préciser le niveau d’action auquel la victoire a été remportée : nous devons parler de victoire militaire au niveau stratégique et de victoire militaire au niveau tactique.

Il est étonnant de constater que cette importante distinction ne se retrouve pas chez les auteurs que nous avons étudiés précédemment. Ainsi, ces auteurs emploient l’expression de « victoire militaire » sans jamais préciser si celle-ci doit s’appliquer au niveau stratégique ou au niveau tactique. A priori, nous serions enclins à penser que ces auteurs se placent en réalité au niveau stratégique. En effet, il apparaît relativement évident que le fait de remporter une seule bataille ne saurait conduire automatiquement à la fin de la guerre. Néanmoins, nombre de citations que nous avons reproduites dans la partie précédente employaient un vocabulaire se rapportant au niveau tactique (ne serait-ce que l’expression de « verdict de la bataille »). Nous pouvons l’expliquer soit par une confusion quant à la signification du terme « bataille » (qui serait en réalité employé dans le sens d’affrontement, pouvant se rapporter, alternativement, au niveau tactique ou au niveau stratégique), soit par une obnubilation vis-à-vis de la pratique napoléonienne de la bataille dite d’anéantissement, censée opposer le gros des armées rivales et produire un résultat décisif sur le plan stratégique.

Au-delà de cette ambiguïté initiale se pose la question du ou des critères permettant de conclure à la victoire d’un belligérant sur l’autre : quand peut-on dire qu’un État a vaincu militairement son adversaire au niveau stratégique ? Force est de constater que les auteurs cités précédemment n’apportent pas de réponse précise. Certes, deux critères sont au moins implicitement rejetés. Tout d’abord, ils ne définissent pas la victoire au niveau stratégique par l’anéantissement total de l’un des deux adversaires, puisqu’ils estiment qu’à l’heure actuelle un belligérant peut subir une défaite et néanmoins persévérer dans son emploi de la violence. Ensuite, ils refusent de définir la victoire par le renoncement à la violence étant donné qu’ils font du renoncement une conséquence possible (et autrefois inévitable) de la victoire militaire.

Les auteurs qui nous intéressent semblent retenir, plus ou moins explicitement, trois critères (qui pourraient être cumulatifs) de définition de la victoire militaire. Il s’agit de la conquête territoriale, de la prise de la capitale et de la destruction d’une partie des forces ennemies. Néanmoins aucun de ces critères n’est approfondi. Dès lors, l’on ne peut que s’interroger : quel pourcentage du territoire adverse un belligérant doit-il conquérir afin d’être déclaré vainqueur ? Et quel pourcentage des forces armées ennemies un belligérant doit-il détruire ? L’absence de réponse permet au moins d’éviter l’arbitraire qui accompagnerait la décision par un auteur de fixer un pourcentage donné.

Il nous faut logiquement en conclure que la notion centrale de victoire militaire souffre d’une ambiguïté conceptuelle qui fragilise grandement la thèse étudiée dans cet article.

B – Une thèse contredite historiquement

La thèse que nous étudions nous apparaît tout aussi critiquable sur le plan historique. Nous pensons en effet que si elle propose une lecture stimulante des guerres actuelles, elle repose en revanche sur une vision erronée des guerres passées. Pour le démontrer, nous nous intéresserons aux guerres napoléoniennes, dans lesquelles les auteurs que nous analysons voient justement « le point de départ » du paradigme de la guerre industrielle interétatique (Smith 2007 : 29). Nous verrons ainsi que plusieurs épisodes des guerres napoléoniennes se sont écartés du modèle idéaltype de la guerre d’avant et ont recouvert des caractéristiques associées aux guerres d’aujourd’hui.

Tout d’abord, il convient de souligner qu’un certain nombre d’adversaires de Napoléon, conscients de leur faiblesse militaire, ont refusé de faire face frontalement aux armées françaises et de « jouer le jeu » de l’épreuve de force. Souhaitant contourner la puissance militaire napoléonienne, ils ont opté pour deux formes différentes d’action, relevant toutes les deux de la défensive stratégique. En Espagne, de 1808 à 1814, le peuple en armes use de moyens de guerre hétérodoxes, privilégiant la dispersion, l’attaque surprise et le harcèlement plutôt que la bataille en lignes rangées. C’est d’ailleurs de l’adoption de ces pratiques contre l’armée napoléonienne que vient le terme de « guérilla » – littéralement « petite guerre » en espagnol – dont le succès ne s’est pas démenti (Coutau-Bégarie 2009 : 20). Malgré sa supériorité conventionnelle initiale, l’armée française ne parvient pas à briser la volonté des insurgés espagnols et s’enlise dans un conflit meurtrier, qu’il est bien difficile de ne pas qualifier de « guerre au milieu des populations »[11].

En Russie, en 1812, l’armée russe choisit de ne pas affronter l’armée napoléonienne à la frontière et opte pour la retraite à l’intérieur du pays. Son refus prolongé de l’épreuve de force lui impose de sacrifier de larges parties de son territoire, et même d’abandonner Moscou. Néanmoins, cette stratégie entraîne l’affaiblissement progressif de l’armée napoléonienne du fait de ses propres efforts : Clausewitz, qui a participé à la retraite russe, estime qu’au 15 août, cinquante-deux jours après avoir franchi le Niémen, la Grande Armée avait déjà perdu un tiers de ses effectifs, essentiellement du fait des maladies et des retardataires. Un mois plus tard, au moment de la prise de Moscou, sa taille avait de nouveau été divisée par deux (Clausewitz 1955 : 357-358). L’armée française a certes obtenu plusieurs succès indéniables, affaiblissant grandement l’armée russe lors de la bataille de Borodino début septembre, et lui portant un coup symboliquement très fort en s’emparant de Moscou peu après. Néanmoins, ces résultats n’ont pas fait plier l’empereur Alexandre Ier, déterminé à poursuivre la lutte. Pour Clausewitz, l’erreur de Napoléon n’est pas d’ordre militaire – au contraire, il estime que sa stratégie était la plus adaptée – mais politique : c’est parce qu’il a mal jugé la résolution de l’empereur russe que sa campagne de Russie s’est soldée par un échec.

Sa campagne n’échoua pas parce qu’il avançait trop vite ou trop loin, comme on le croit en général […]. Nous disons tout au contraire que la campagne de 1812 échoua parce que le gouvernement de l’ennemi demeura ferme, le peuple loyal et inébranlable, parce qu’elle ne pouvait donc pas réussir. Bonaparte a peut-être commis une faute en entreprenant pareille expédition ; en tout cas le résultat montra qu’il s’était trompé dans ses calculs. Mais nous maintenons qu’en supposant qu’il fût nécessaire de chercher à atteindre ce but, il n’aurait pu s’y prendre autrement sur tous les points essentiels.

Clausewitz 1955 : 732-733

En résumé, dans les cas espagnol et russe, la puissance militaire napoléonienne s’est avérée insuffisante, d’abord parce qu’elle fut contournée, ensuite parce qu’elle fut employée en sous-estimant la détermination de l’adversaire. Contournement de la force et importance de la volonté : l’on retrouve bel et bien deux des caractéristiques principales des « guerres d’aujourd’hui ».

Un autre épisode des guerres napoléoniennes apporte un démenti encore plus sévère à la thèse que nous étudions, puisqu’il démontre à la fois l’absence de nouveauté de « l’impuissance de la victoire » et donc l’absence de rupture dans la nature de la guerre : il s’agit de la guerre franco-prussienne de 1806-1807.

Les batailles jumelles d’Iéna et d’Auerstaedt, le 14 octobre 1806, sont généralement présentées comme étant à l’origine de l’une des plus grandes déroutes de l’histoire militaire. Les batailles en elles-mêmes portent un premier coup sévère à l’armée prussienne, dont les pertes sont deux fois supérieures à celles des Français (Encel 2000 : 261). La poursuite, engagée par la cavalerie napoléonienne contre les rescapés de l’armée prussienne, achève de sceller l’effondrement de cette dernière. Il est aujourd’hui traditionnel de considérer que ces batailles et leur suite immédiate ont eu pour conséquence la destruction quasi totale de l’armée prussienne. Frédéric Encel note ainsi que, « militairement, l’armée prussienne s’est effondrée en moins de deux jours » (ibid. : 262). Hervé Coutau-Bégarie relève de son côté que « le résultat est [même] un écroulement complet du royaume de Prusse en quelques semaines » à peine (Couteau-Bégarie 2008 : 425). Napoléon s’empare de Berlin moins de 19 jours après le début de la guerre.

Pour autant, en dépit de la destruction de la plus grande partie de l’armée prussienne, de l’occupation d’une grande partie du territoire prussien et de la prise de Berlin le 27 octobre, le roi de Prusse refusa de renoncer : la guerre se poursuivit. Dans une annotation d’un manuscrit de Clausewitz[12] qui nous est parvenue, August von Gneisenau, l’un des futurs réformateurs de l’armée prussienne, précise que des troupes stationnées en Prusse-Orientale n’avaient pas participé aux deux batailles d’Iéna et d’Auerstaedt et restaient donc intactes (note d’August von Gneisenau dans Clausewitz 1976 : 293) : elles poursuivirent la lutte contre les Français. Gneisenau lui-même prit le commandement de la forteresse de Kolberg, que les Français assiégèrent en vain et dont la résistance symbolise la continuation de la lutte des Prussiens contre Napoléon.

Les relectures contemporaines des grandes victoires d’Iéna et d’Auerstaedt tendent à négliger ce fait pourtant essentiel : la guerre franco-prussienne, loin de prendre fin dans les jours ou semaines qui suivirent les batailles d’octobre 1806, perdura, ainsi que l’écrit Gneisenau.

En 1806, alors que l’armée prussienne était réduite en poussière à l’exception des troupes, peu nombreuses, stationnées en Prusse-Orientale, alors que les Russes n’avaient pas encore réparé les pertes d’une campagne malheureuse et qu’ils n’avaient qu’environ 60 000 hommes à opposer à l’attaque ennemie, sous le commandement du plus malhabile des chefs et dans les circonstances les plus défavorables, le destin de la guerre demeura en suspens durant [huit] mois.

Note d’August von Gneisenau dans Clausewitz 1976 : 293

Le roi de Prusse ne se décide à renoncer à la lutte armée qu’après la défaite russe contre les Français lors de la bataille de Friedland (le 14 juin 1807). Il accepte alors une trêve, à la fin juin 1807, puis signe le traité de Tilsit, le 9 juillet 1807. Brian Bond relève à juste titre que « les ramifications de [ces victoires] des plus écrasantes sont instructives. En dépit de l’annihilation de ses armées principales, la Prusse a maintenu une résistance décousue, principalement en Prusse-Orientale et dans des forteresses isolées, pendant encore huit mois » (Bond 1996 : 33). En cela, il apparaît bel et bien que l’un des plus grands triomphes militaires de Napoléon – l’un des actes fondateurs du « paradigme de la guerre industrielle interétatique » – a échoué à produire le renoncement immédiat du belligérant « défait ». La prolongation de la guerre, malgré l’humiliante déroute de l’armée prussienne, démontre que « l’impuissance de la victoire » n’est pas un phénomène récent, et que le découpage historique entre les « guerres d’hier » et les « guerres d’aujourd’hui » ne tient donc pas.

C – Une thèse indéfendable théoriquement

Nous venons de démontrer que l’idée selon laquelle le fait de prendre nettement le dessus militairement sur son adversaire amenait autrefois au renoncement automatique de celui-ci n’a aucun fondement historique. Attaquons-nous désormais à cette idée sous l’angle théorique.

Il nous faut tout d’abord clarifier l’un des apports essentiels mais ambigus des auteurs que nous étudions. Ainsi, ces auteurs reconnaissent que la guerre a toujours été l’affrontement de deux volontés antagonistes : les belligérants recourent à la violence pour surmonter la résistance que leur oppose leur adversaire et finalement imposer à celui-ci leur propre volonté. En cela, les guerres d’hier comme d’aujourd’hui ont en commun d’être des conflits lors desquels chacun des belligérants emploie la violence afin d’amener l’autre à renoncer à la violence et à céder à ses demandes. Le général Desportes l’admet implicitement dans cette citation étonnante : « le principe fondamental pour les forces occidentales était hier de casser la force adverse pour briser la volonté politique ; à l’inverse, le principe est désormais, en usant nous-mêmes de la force mesurée, d’influer sur la volonté de l’entité adverse pour qu’elle renonce à l’usage de la force » (Desportes 2008 : 89).

Hier et aujourd’hui, l’emploi de la violence a toujours visé à contraindre la volonté adverse. Ce faisant, la distinction entre les guerres passées et les guerres présentes ne porte pas sur la capacité de la violence armée à induire le renoncement de l’adversaire. Elle porte en réalité sur le facteur qui détermine la prise de décision politique et qui conduit effectivement un belligérant à renoncer à la violence. Les auteurs que nous étudions défendent l’idée selon laquelle la volonté d’un belligérant à recourir à la violence était autrefois nécessairement brisée dès lors que celui-ci avait subi une défaite militaire ; la prise de décision politique était donc déterminée exclusivement par l’évolution de la situation militaire du belligérant, indépendamment de toute autre considération.

Toutefois, tel ne serait plus le cas : d’autres facteurs exerceraient désormais une influence plus importante quant à la décision de continuer ou non à participer aux hostilités. Notamment, la volonté des belligérants à payer le prix de la guerre serait aujourd’hui devenue l’un des facteurs les plus importants permettant d’expliquer le renoncement politique d’un État. Le colonel Hammes écrit ainsi que l’emploi de la violence dans les guerres d’aujourd’hui vise avant tout à « convaincre les décideurs ennemis que leurs objectifs stratégiques sont soit inatteignables soit trop chers en comparaison des bénéfices attendus » (Hammes 2006 : 208) afin qu’ils prennent la décision de renoncer à la violence. C’est avec cette opposition entre les facteurs influençant la volonté des belligérants de continuer à recourir à la violence que la dichotomie « tribunal de la force »/ « affrontement des volontés » prend tout son sens. Hier, le verdict du champ de bataille déterminait directement la prise de décision politique, et le fait de remporter une victoire militaire avait pour conséquence inévitable le renoncement du vaincu ; aujourd’hui, le verdict du champ de bataille n’est plus décisif : il peut être contrebalancé par la résolution des belligérants à subir les souffrances de la guerre.

Cette thèse soulève nombre d’interrogations. Tout d’abord, comment expliquer que la détermination d’un acteur à payer le prix de la guerre joue un rôle aujourd’hui mais n’en jouait pas autrefois ? Faudrait-il accepter que le calcul de proportionnalité entre les coûts et les bénéfices du recours à la violence était étranger aux décideurs d’hier ? De plus, peut-on vraiment admettre que la décision de renoncer à la violence était autrefois déterminée par un facteur unique – la dégradation de la situation militaire du belligérant au-delà d’un certain seuil qui demeure par ailleurs indéfini – indépendamment de tout autre facteur ? Et donc accepter que les infortunes militaires d’un belligérant le conduisent à renoncer, quels que soient sa détermination, sa force de conviction ou les sacrifices qu’il est prêt à consentir ?

Nous arrivons ici à la dernière critique que nous adresserons à la thèse étudiée dans cette contribution. En négligeant la détermination d’un belligérant à payer le prix de la continuation de la guerre, cette thèse réduit finalement la guerre d’hier à une simple compétition militaire dont le terme serait induit par l’affirmation de la supériorité militaire de l’un des belligérants sur l’autre. Ce faisant, cette thèse ignore le calcul qui est inhérent à la guerre entendue comme l’affrontement de deux volontés, ou, plus précisément, de deux volontés à endurer les souffrances inhérentes à l’emploi réciproque de la violence. Autrement dit, elle néglige l’élément politique de la guerre.

Paradoxalement, tant le rôle primordial de la volonté politique que la non-systématicité du renoncement suite à une défaite avaient été clairement énoncés par l’un des interprètes les plus célèbres et perspicaces des guerres napoléoniennes – interprète que le général Rupert Smith considère même comme l’un des « deux plus importants bâtisseurs du paradigme de la guerre entre États industriels »[13] (Smith 2007 : 65) – à savoir, Carl von Clausewitz. Celui-ci, qui fut d’abord un acteur des guerres napoléoniennes avant de s’affirmer comme l’un des plus grands théoriciens de la guerre, considérait qu’une bataille perdue, si décisive qu’elle pût apparaître, ne saurait justifier à elle seule de déposer les armes.

Il y a des militaires et des hommes politiques qui estiment que du moment où les forces armées, comparées à celles de l’ennemi, ont atteint un degré de faiblesse tel que toutes les ressources de l’art ne suffiront plus à raisonnablement prévoir une probabilité de succès, il est nécessaire d’arrêter la guerre. Ce principe serait conforme à la raison si la vue des choses n’y était bornée.

Clausewitz 1976 : 239

Deux raisons complémentaires justifiaient cette prise de position. Tout d’abord, Clausewitz estimait que la déroute de l’armée conventionnelle n’empêchait l’État ni de poursuivre le combat, ni d’espérer un retournement de situation. Il jugeait en effet que l’armée régulière n’était que l’une des trois composantes des forces dont dispose un État, les deux autres étant « le territoire avec son espace et sa population, et ses alliés » (Clausewitz 1955 : 57). Souvent perçu comme un théoricien de la seule guerre conventionnelle interétatique, Clausewitz fut aussi le penseur et l’avocat de l’armement du peuple comme modalité de défense nationale. Inspiré par les insurrections contre-révolutionnaires de Vendée, d’Espagne et du Tyrol, il espérait reproduire cette pratique en Prusse dans le cas d’une nouvelle invasion française au début des années 1810. C’est ainsi qu’il rédigea notamment un projet pour une légion allemande, en novembre 1811, puis une série de manifestes, datés de 1812, dont le troisième porte sur la « levée en masse de tout un peuple pour la défense immédiate de son territoire », qu’il appelle Landsturm (Clausewitz 1976 : 296).

Pour Clausewitz, la levée en masse d’une partie de la population devait se faire à l’initiative de l’État et devait venir en complément, voire, dans les cas extrêmes, en substitution aux forces régulières. Clausewitz pensait de fait que l’armement du peuple pouvait s’affirmer comme un « ultime et désespéré remède » (ibid. : 307), comme une « dernière ressource après une bataille perdue » (Clausewitz 1955 : 556), pour prolonger la lutte malgré la défaite de l’armée conventionnelle. Autrement dit, Clausewitz avait théorisé le basculement vers des pratiques de guerres irrégulières après une défaite conventionnelle – ce que les auteurs que nous avons étudiés identifient pourtant comme une caractéristique des guerres d’aujourd’hui.

En complément de la population, Clausewitz souligne le rôle tant du territoire que des alliés. Sa référence au territoire est à lier à sa thèse d’une supériorité de la défensive sur l’offensive, qui découle entre autres de l’affaiblissement de l’assaillant sous ses propres efforts au fur et à mesure qu’il s’éloigne de ses bases. Cette situation laisse espérer un rééquilibrage progressif du rapport de forces, dont la campagne de Russie de 1812 constitue la meilleure démonstration. Clausewitz note ainsi que la Russie :

nous a appris […] que la probabilité du succès final ne diminue pas toujours dans la mesure où l’on perd des batailles, des capitales et des provinces (ce qui était jusque-là un principe intangible pour tous les diplomates et les poussait à accepter immédiatement quelque mauvaise paix temporaire). La Russie a prouvé, au contraire, qu’une nation est souvent la plus forte au coeur de son propre pays, lorsque la puissance offensive de l’ennemi s’est épuisée, et nous a montré quelle force énorme la défensive permet alors de remettre au service de l’offensive.

Clausewitz 1955 : 232

Quant aux alliés, leur participation (actuelle ou future) aux hostilités peut bien sûr contribuer à inverser la tendance et à sauver une situation qui semblait désespérée. Les exemples ne manquent pas – l’un des plus convaincants étant sans doute celui de la Seconde Guerre mondiale et de l’entrée en guerre américaine. Tous ces éléments démontraient aux yeux de Clausewitz que tout espoir ne devait pas nécessairement être brisé après une infortune militaire.

De plus, quand bien même la probabilité du succès final demeure faible, ce qui doit guider la réflexion des décideurs politiques selon Clausewitz reste avant tout l’enjeu de l’affrontement. Si une cause modeste ne mérite pas de continuer la lutte après une défaite, une grande cause justifie en revanche tous les sacrifices. Or, pour Clausewitz :

il n’est pas de but d’une importance plus grande que l’indépendance d’un État et d’une nation. C’est là le but qu’il est nécessaire de poursuivre jusque dans les périls extrêmes. […] il faut que la décision procède de la nécessité du salut et non de sa facilité.

Clausewitz 1976 : 240, 294

Cette dernière phrase démontre que, pour Clausewitz, ni la faible probabilité de succès ni la dégradation de la situation militaire de l’État ne sauraient à elles seules justifier le renoncement à la violence. Au contraire, la lutte contre l’envahisseur étranger légitime selon lui la poursuite des combats, quand bien même l’État se trouverait confronté à la déroute de ses forces armées, à la perte de larges parties de son territoire et à la prise de sa capitale. Le refus du renoncement constitue une véritable obsession clausewitzienne, dont témoigne bien la citation ci-dessous, qui rendait selon Raymond Aron un « son gaullien » (Aron 1995 : 99).

Aucun État ne doit admettre que son destin, c’est-à-dire son existence même, dépende d’une seule bataille, aussi décisive puisse-t-elle être. S’il a été battu, l’appel de forces fraîches et l’affaiblissement naturel que toute offensive entraîne à la longue peuvent produire un retour de fortune, ou bien l’aide peut venir de l’extérieur. Il est toujours temps de mourir et, de même que c’est par une impulsion naturelle que l’homme qui se noie se raccroche à un fétu de paille, il est dans l’ordre naturel du monde moral qu’un peuple utilise jusqu’aux derniers moyens de salut lorsqu’il est poussé aux bords de l’abîme. Si petit et faible que soit un État comparé à son ennemi, on peut dire qu’il aura perdu toute son âme s’il renonce à un dernier et suprême effort. […] tout gouvernement qui ne songera, après la perte d’une grande bataille, qu’à permettre rapidement au peuple de jouir des avantages de la paix, et, dominé par le sentiment de l’espoir déçu, ne trouve plus en lui le courage et le désir d’aiguillonner la moindre de ses forces, commet en tout cas par faiblesse une incohérence grossière ; il montre qu’il ne mérite pas la victoire, et que peut-être son attitude le rendait tout à fait incapable de l’emporter.

Clausewitz 1955 : 556-557

En conclusion, la thèse étudiée dans cet article d’un changement dans la relation entre victoire militaire et cessation des hostilités doit être remise en cause. « L’impuissance de la victoire » constatée lors des guerres d’Afghanistan et d’Irak ne constitue en aucun cas un phénomène nouveau. Au contraire, celui-ci apparaît consubstantiel à la guerre elle-même, étant donné que la décision politique de continuer (ou non) à recourir à la violence ne saurait être déterminée exclusivement par l’évolution de la situation militaire, indépendamment de l’importance attribuée à la cause défendue et donc des sacrifices que le groupe est prêt à supporter.

Cette thèse est-elle pour autant dénuée d’intérêt ? Si l’opposition qu’elle développe entre les guerres d’hier, lors desquelles la victoire s’avérait décisive, et les guerres d’aujourd’hui, lors desquelles la victoire est désormais insuffisante, ne tient pas, il faut néanmoins lui reconnaître un double intérêt. Tout d’abord, comme pour d’autres formulations de l’hypothèse des « nouvelles guerres » (Newman 2004), le problème ne vient pas de la description du fonctionnement actuel des conflits, mais des préconceptions concernant leur fonctionnement passé. En cela, elle demeure une analyse particulièrement stimulante des guerres dans lesquelles ont été impliquées les démocraties occidentales au début du xxie siècle ainsi que des conditions de l’efficacité et de l’utilité de la violence aujourd’hui. Ensuite, en substituant à la vision traditionnelle du lien entre victoire et retour à la paix, une nouvelle vision, plus pertinente, tant pour l’étude des conflits actuels que passés, cette thèse peut contribuer à faire évoluer la façon dont chercheurs et responsables politiques appréhendent le rôle, les capacités et les limites de la force. Or tel est justement l’intérêt premier de la conceptualisation des « nouvelles guerres », selon Mary Kaldor.

What is useful about the analysis of “new wars” is the policy implication of the argument. […] The term “new” is a way to exclude “old” assumptions about the nature of war and to provide the basis for a novel research methodology. The aim of describing the conflicts of the 1990s as “new” is to change the way scholars investigate these conflicts and thus to change the way policy-makers and policy-shapers perceive these conflicts.

Kaldor 2013 : 3