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La ruse et la force, Jean-Vincent Holeindre, 2017, Paris Perrin, 464 p.[Record]

  • Adrien Schu

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  • Adrien Schu
    Centre Émile Durkheim, Bordeaux, France

Avec cet ouvrage, couronné du prix Émile Perreau-Saussine, qui récompense l’oeuvre d’un chercheur en sciences humaines de moins de 40 ans, Jean-Vincent Holeindre entend réhabiliter la place de la ruse dans la pensée stratégique occidentale. Face au constat d’une historiographie de la guerre qui tend à minimiser le rôle de la ruse et, plus encore, face à la thèse d’un « modèle occidental de la guerre » qui se caractériserait par le culte de la force et le rejet de la ruse, l’auteur se propose d’écrire une autre histoire de la stratégie, qui vienne éclairer la présence continuelle de la ruse tant dans la pratique que dans la réflexion stratégiques occidentales depuis l’Antiquité. L’ouvrage combine habilement histoire de la guerre et histoire des idées stratégiques (même si l’accent, dans les deux premières parties du moins, est davantage mis sur cette seconde approche). Il s’appuie sur un corpus qui, s’il ne prétend pas à l’exhaustivité, im- pressionne néanmoins tant par sa taille que par sa diversité : aux côtés de classiques de la pensée militaire, politique et juridique (Clausewitz, Machiavel, Grotius, etc.), l’on retrouve des oeuvres littéraires et théologiques (Hésiode, Homère, la Bible, etc.) et, surtout, un nombre important de théoriciens de la guerre, peu connus pour la plupart en dépit du caractère souvent fondateur de leur réflexion et de l’influence qu’ils ont pu avoir (Xénophon, Énée le Tacticien, Frontin, Folard, Joly de Maizeroy, etc.). L’ouvrage se décompose en trois parties de longueur inégale, organisées chronologiquement. La première, de loin la plus volumineuse, est consacrée à l’Antiquité – période de formulation des questionnements fondamentaux sur les rapports entre force et ruse autour desquels va s’organiser durablement la réflexion stratégique. Holeindre montre bien que la valorisation de la force qui caractérise les civilisations grecque et romaine s’accompagne néanmoins d’un certain pragmatisme dans l’usage de la ruse. Leur idéal de la guerre comme affrontement réglé, face-à-face, ne résiste pas à la pratique. Contre des ennemis qui ne se battent pas « à la régulière » ou qui font planer une menace existentielle, la ruse s’impose comme une ressource utile, permettant de compenser une infériorité militaire ou de gagner à moindre coût. Ce faisant, l’on assiste, tant chez les Grecs que chez les Romains, à une normalisation progressive de la ruse. De même émerge logiquement un discours visant à légitimer le recours à la ruse dans certaines circonstances. Chez les Romains, celui-ci prend la forme d’une opposition entre la ruse perfide (quand il y a rupture du serment) et la ruse tolérée (comme sanction de la ruse perfide adverse). Cette dichotomie, qui repose sur le critère de la « bonne foi », constitue l’un des piliers de la théorie de la « guerre juste » et sera réappropriée, d’abord par la pensée chrétienne (saint Augustin, Thomas d’Aquin), ensuite par la pensée juridique (Grotius, Vattel). Dans la deuxième partie, qui porte sur la « modernité » stratégique, Holeindre s’intéresse aux pratiques guerrières du Moyen-Âge jusqu’à la Révolution française. Si la figure du chevalier médiéval apparaît en tout point opposée au recours à la ruse, d’autres acteurs au rôle grandissant y sont plus ouverts. C’est le cas de l’ingénieur militaire qui, dans un contexte de multiplication des sièges, s’appuie sur la ruse et l’intelligence pour pénétrer les défenses ennemies. C’est aussi le cas du mercenaire, et notamment du condottiere italien, qui voit dans la ruse un moyen d’éviter ou d’écourter le combat pour préserver sa vie. Sous l’influence combinée des penseurs humanistes (Thomas More, Rabelais), des théoriciens modernes du droit de la guerre (Grotius, Vattel) et des philosophes des Lumières (Folard), la perception de la ruse …