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Introduction

Un des apports des théories développées, dans le cadre des approches dites « critiques » de la sécurité en Relations internationales, a été d’ouvrir la focale empirique sur la diversité des pratiques internationales déployées par les professionnels publics et privés de la sécurité, évitant ainsi de se cantonner à une définition de la sécurité tendant a priori à en confiner les enjeux aux « guerres entre grandes puissances » par ailleurs devenues quasi obsolètes (CASE collective 2007a ; Balzacq et al. 2010). Aujourd’hui, certains auteurs se situant dans une tradition de pensée « critique » se demandent pourtant si cet apport n’est pas allé de pair avec une cécité à l’égard du rôle joué par la guerre et par la conflictualité armée dans les dynamiques politiques contemporaines. C’est notamment ce qui semble expliquer le développement récent d’un agenda de recherche sur ces questions, sous la houlette des critical military studies ou critical war studies, mais de manière souvent déconnectée des approches critiques de la sécurité en dépit de nombreuses références théoriques communes. Ces auteurs renouent ainsi, sans en avoir vraiment connaissance, avec une critique formulée il y a déjà plus de quinze ans par Iver B. Neumann à l’égard de « l’école de Copenhague » ; celui-ci affirmant qu’elle évitait d’aborder la guerre et la violence. Il concluait qu’il était nécessaire d’introduire le concept de « violisation » au sein de la théorie de la sécurisation/sécuritisation (securitization) développée par « l’école de Copenhague », cela pour rendre compte du processus par lequel un phénomène considéré comme menace devient un casus belli justifiant le meurtre de masse et se manifestant par le recours à la violence physique à grande échelle (Neumann 1998).

Dans un article récent, Tarak Barkawi a fait écho à ce point de vue (Barkawi 2011). Il y avance notamment l’idée que la guerre a été marginalisée comme objet d’analyse des études de sécurité en raison de la structure des oppositions intellectuelles qui s’y déploient. Son raisonnement procède en deux temps. Dans un premier temps, il défend l’idée que les études de sécurité « traditionnelles » d’inspiration néo-réaliste ne s’intéressent pas à la guerre dans son ensemble mais uniquement à la question de l’efficacité instrumentale des décisions politico-militaires prises dans leur contexte. Le critère de la policy-relevance, sur lequel mettent l’accent des auteurs comme Stephen M. Walt (1991), réduirait l’objet des security studies à la stratégie, cela au détriment de la guerre entendue comme système de relations sociales complexes, de confrontation armée et d’échange, à la fois source et reflet de transformations sociales et historiques (Barkawi 2006 et 2011). Dans un deuxième temps, l’auteur montre que « l’école de Copenhague » ainsi que beaucoup d’autres partisans, « critiques » ou non (Barkawi 2012), du découplage entre études de sécurité et strategic studies ont, dans leur stratégie de distinction face aux études de sécurité « traditionnelles », cherché à mettre systématiquement l’accent sur les dimensions non militaires de la sécurité (Buzan et al. 1997), notamment en focalisant leurs analyses sur les enjeux environnementaux, les questions migratoires ou le thème de l’émancipation (Aradau 2004). Ils laisseraient ainsi aux études stratégiques le soin de réfléchir à la guerre à laquelle ces études ne s’intéressent que sous l’angle réducteur – mais qui intéresse pourtant hommes politiques et institutions militaires – de la stratégie.

En somme, Barkawi affirme que certaines tendances des études de sécurité dites « critiques » – notamment celles mettant l’accent sur la sécurité humaine et l’émancipation (en particulier les critical security studies et « l’école d’Aberystwyth ») ou sur le processus générique de sécurisation (« l’école de Copenhague ») – ont contribué à exclure un peu plus l’étude de la guerre des études de sécurité. Pour certaines, elles auraient donné crédit, de manière paradoxale, à un certain discours néolibéral analysant la mondialisation économique et les dynamiques transnationales sous l’angle de la disparition annoncée de la guerre et de la violence organisée. Il est à ce propos intéressant de noter qu’Ole Waever, lui-même, a reconnu en le regrettant que la guerre et la violence de masse ont eu tendance à être négligées dans les usages faits de sa théorie de la sécurisation (Waever 2011 : 475).

Dans cette contribution, nous prenons appui sur les constats de Barkawi afin de comprendre les ressorts de cet effacement de la guerre dans la littérature inspirée par « l’école de Copenhague » et afin de jauger de la possibilité de rendre compte de la violence organisée à partir des concepts développés par ladite école. À la différence de Barkawi, nous n’entendons cependant pas inscrire notre démarche dans le cadre d’un nouveau programme de recherche tel que les critical war studies ; ceci ne ferait que séparer des espaces de réflexion qui ont, au contraire, tout intérêt à poursuivre ce dialogue critique entre « approches critiques ». Ce que nous proposons est donc simplement de poursuivre, dans la lignée d’une sociologie politique de l’international rendant à la fois compte des pratiques de violence réciproque et des processus d’(in)sécurisation (ainsi que de leur interface), ce qui décloisonne ainsi un peu plus les security studies et les war studies, et évite de rester prisonnier de leurs frontières artificielles (Bigo 2002).

En ce sens, nous n’argumentons pas contre les « approches critiques » de sécurité dont nous nous inspirerons d’ailleurs librement, mais nous insistons sur la nécessité de les inscrire dans une démarche transversale permettant de connecter des littératures et des champs d’investigation empiriques qui souvent ne dialoguent pas (Bigo et Walker 2007a et 2007b). D’ailleurs, contrairement à Barkawi, notre critique ne visera ici pas tant le fait que certains théoriciens critiques se seraient désintéressés de la guerre (ce qui ne pose aucun problème), ou l’auraient même exclue de l’agenda de recherche des approches critiques de la sécurité, affirmation qui serait d’ailleurs incorrecte notamment selon Bigo (1998), Wasinski (2010) et Waever (2011). Nous essaierons plutôt de montrer que la manière, dont les auteurs qui ont fondé ou qui s’inspirent de « l’école de Copenhague » abordent les enjeux de sécurité non militaires et celle dont ils y analysent les effets performatifs du langage sécuritaire, contient souvent déjà en germe un certain nombre de limites, rendant l’analyse de la guerre et de la violence réciproque difficile, voire problématique. En particulier, nous tenterons de démontrer que l’évitement de la question de la menace proférée (plutôt que simplement désignée) par « l’école de Copenhague » a rendu difficile une analyse approfondie des conflits violents, puisque ceux-ci obligent à rendre compte de ce qui est normalement dissimulé dans les sociétés relativement pacifiées : assurer la sécurité et proférer des menaces sont ainsi les deux facettes des mêmes luttes violentes autour et pour le pouvoir. Alors que la critique de Barkawi semble plutôt viser la manière dont la « théorie des secteurs » de « l’école de Copenhague » a pu être utilisée par certains auteurs (Barkawi 2011), nous insisterons davantage, pour notre part, sur la « théorie de la sécurisation » et ses usages.

Si ce dossier thématique concerne la critique des approches critiques de la sécurité, nous avons toutefois estimé délicat d’argumenter, en même temps et dans un même mouvement, avec la diversité des théories développées dans ce cadre (Aradau 2011 ; CASE collective 2007b). D’ailleurs, dans son article, Barkawi (2012) ne cible pas les approches critiques de la sécurité dans leur ensemble, ni uniquement celles-ci. Sa critique vise l’ensemble des approches – y compris « transnationalistes » – qui auraient implicitement ou explicitement, volontairement ou à leur insu, charrié avec elles l’idée qu’étudier la guerre implique nécessairement d’avoir une préférence pour les études stratégiques (Barkawi 2012). Pour éviter autant que possible les généralisations abusives, nous avons décidé de mettre ici l’accent sur « l’école de Copenhague » et les travaux qu’elle a pu inspirer.

Ce choix peut sembler malvenu. En effet, d’une part en mettant l’accent sur une « école », nous risquons de donner l’impression d’un corpus théorique figé, interdisant de voir les débats, les évolutions des positionnements théoriques et la prise en compte progressive des critiques suscitées qui l’ont dynamisé depuis ses débuts (Balzacq et Guzzini 2015). D’autre part, cela peut limiter la portée de notre contribution dans la mesure où « l’école de Copenhague » se confond actuellement plus ou moins avec la personne d’Ole Waever, contrairement à ce que la notion « d’école » pourrait laisser entendre. Par ailleurs, les théories de la sécurisation sur lesquelles nous mettrons l’accent sont en réalité multiples et diverses. La théorie de la sécurisation dans sa version « Copenhague » a fait l’objet de nombreuses interprétations et adaptations et elle a inspiré nombre de recherches qui utilisent les travaux de Waever, tout en s’en démarquant sur des points d’ordre ontologique, épistémologique ou méthodologique (Balzacq et Guzzini 2015). La notion de sécurisation, ou d’(in)sécurisation, est utilisée bien au-delà de la seule « école de Copenhague », notamment dans les travaux d’inspiration sociologique de « l’école de Paris » autour de Didier Bigo (Bigo 1996 ; CASE collective 2007a).

Nous avons choisi de nous intéresser à « l’école de Copenhague », plutôt qu’à la pensée de Waever, notre objectif n’étant pas d’analyser la théorie de la sécurisation de « l’école de Copenhague » pour elle-même, ni d’en souligner les multiples facettes et évolutions. Dans la mesure où Barry Buzan s’est séparé de « l’école de Copenhague », mais que nombre de travaux de ladite « école » ont été co-signés par lui, il nous a semblé délicat, par ailleurs, de réduire ceux-ci à la trajectoire intellectuelle du seul Waever. Il est évident qu’en abordant « l’école de Copenhague » ainsi, nous risquons de donner l’impression de faire référence à une théorie un peu générique, figée dans le temps et peu en phase avec une pensée individuelle forcément plus complexe et évolutive. Cette perspective aura cependant l’avantage de nous permettre de mettre l’accent sur des points importants, notamment l’articulation avec la problématique de la violence physique et de la guerre. Cela donnera également l’occasion de mieux mettre en évidence les aspects qui posent problème dans d’autres approches critiques de la sécurité, ou au contraire de montrer, par le biais de quelles adaptations, elles ont évité les écueils.

Pour les besoins de cette contribution et pour ne pas alourdir inutilement le style nous entendrons ici la violence, lorsqu’elle est utilisée sans autre spécification, dans son sens le plus restrictif, c’est-à-dire comme seule violence physique.

I – De la menace désignée à la menace proférée : guerre, coercition et violence

Dans la mesure où plusieurs auteurs, et non des moindres, ont souligné à quel point les phénomènes de violence, de coercition et de guerre ont eu tendance à être négligés dans les applications empiriques de la théorie de la sécurisation de « l’école de Copenhague », il importe de comprendre à quoi cela est lié et ce que nous dit sur cette théorie et sur la manière dont elle est utilisée. Est-ce lié à des facteurs contingents ou est-ce que cette limitation empirique – si tant est qu’il s’agisse d’une limitation – est inscrite dans le cadre théorique lui-même ?

A – « L’école de Copenhague » et le nexus guerre-sécurité : ambiguïtés et critiques

Il a souvent été souligné que « l’école de Copenhague » entretient des relations complexes avec la guerre et son étude. Comme nous le verrons, il y a effectivement un décentrement du regard « empirique » par rapport à la question de la guerre et de son statut « traditionnel » dans les études de sécurité, la pensée sur la guerre étant en même temps paradoxalement omniprésente.

On l’a compris, le projet de « l’école de Copenhague » est clairement d’autonomiser les études de sécurité de l’emprise des études stratégiques et de leur focalisation sur la dissuasion, la guerre et la défense (Neumann 1998 ; Huysmans 1998). Il s’agit en effet de montrer que pour rendre compte des enjeux de sécurité émergeants dans les années 1980 et 1990, un nouvel agenda de recherche doit être défini. De ce point de vue, la guerre ne constitue pas le coeur de ce qui est en jeu dans le concept de sécurité. Certes, elle joue un rôle central dans le secteur militaire de la sécurité, mais cela n’est cependant pas le cas pour les quatre autres secteurs identifiés par Buzan, Waever et de Wilde (1997), soit les secteurs économique, politique, environnemental et sociétal. Toutefois, la « théorie des secteurs » ne répond pas complètement à la question de la nature du nexus guerre-sécurité dans l’approche de « l’école de Copenhague », et cela d’autant plus que l’idée des secteurs de la sécurité est fortement liée à la théorie de la sécurisation.

Du point de vue de cette dernière, il y a une raison plus profonde au décentrement du regard par rapport à la guerre. Selon Waever, s’inspirant de sa lecture de la pragmatique linguistique d’Austin par Derrida, la sécurité ne fait pas référence à un environnement de menaces objectives et matérielles (Waever 1995). La sécurité et les menaces à celle-ci ne sont pas une « chose » ou un « état de fait ». Lorsque des enjeux sociétaux sont « sécurisés » ou « sécuritisés » (securitized), c’est-à-dire abordés en tant que problèmes de sécurité, ils sont conçus comme représentant une menace existentielle justifiant de prendre des mesures extraordinaires. Dans ce cas, c’est l’acte de langage (speech-act), plus exactement l’acte illocutoire, par lequel un phénomène est discursivement transformé en menace à un « objet référent » (l’entité menacée), et non les propriétés intrinsèques de ces enjeux, qui constitue la réalité première.

Cela ne veut pas dire que toute tentative de transformer des enjeux sociétaux en enjeux de sécurité doive aboutir. Pour qu’une tentative de sécurisation (securitizing move) réussisse et qu’il y ait donc sécurisation effective, il faut que l’énoncé soit accepté par l’audience à laquelle il s’adresse, d’où la nature intersubjective de la sécurité (Buzan et al. 1997). Parmi les conditions de félicité de la sécurisation, Waever identifie la structure interne des énoncés sécuritaires et dans une moindre mesure la position d’autorité du locuteur et les conditions historiques associées à la menace évoquée (Aradau 2004 : 395). L’identification de menaces est donc d’abord le produit de pratiques discursives, d’énoncés performatifs de la part de securitizing actors – généralement des élites politiques et bureaucratiques – qui, ce faisant, confèrent une saillance politique particulière à l’enjeu sécurisé. Ce dernier est en effet ainsi « élevé » au statut de menace existentielle à un objet référent (l’État, « l’identité nationale », l’environnement, l’économie…), légitimant par là le recours à des mesures exceptionnelles qui rompent avec les routines, procédures et compromis constitutifs de la « politique normale ». Il découle de tout ceci qu’il ne saurait y avoir de listes a priori de secteurs, de domaines ou de phénomènes qui relèveraient d’une problématique de sécurité. Tout sujet peut théoriquement être sécurisé et on ne saurait de ce fait réduire les enjeux de sécurité à la guerre ou à la violence de masse (Waever 1995).

En reprenant la distinction que fait Clausewitz entre logique et grammaire (Clausewitz 1955 : livre XVII, chap. 6B), on peut dire que si pour « l’école de Copenhague » la logique des politiques de sécurité dépasse largement le cadre du secteur militaire, leur grammaire est bien celle de la guerre et cela quel que soit le secteur concerné (Waever 1995). En effet, comme nous l’avons souligné, l’acte illocutoire du langage sécuritaire consiste, d’une part, à invoquer une menace existentielle à la survie d’un objet référent, et d’autre part, à justifier des mesures exceptionnelles au nom d’impérieuses nécessités. Comme de nombreux auteurs ont pu le souligner, la grammaire de la sécurité est ici celle de « l’état d’exception » tel que décrit par Carl Schmitt et dont on connaît le lien indissoluble avec la polarité ami/ennemi comme critère du politique et de guerre (Huysmans 1998 ; Williams 2003 ; Ejdus 2009). Chez Carl Schmitt, le souverain est celui qui, en désignant l’ennemi à combattre, peut proclamer l’état d’exception, et donc légalement suspendre la loi au nom d’impérieuses nécessités. Or, la guerre est bien pour lui le cas extrême du rapport de dissociation (celui de l’inimitié) et d’association politique (ou « d’amitié politique ») à partir duquel il réfléchit pour poser la polarité ami/ennemi comme critère du politique (Schmitt 1992 ; Huysmans 2006 : 20). On retrouve donc bien les deux composantes de l’acte illocutoire sécuritaire d’après « l’école de Copenhague » : menace existentielle et urgence absolue d’une part, et mesures exceptionnelles qui suspendent les routines politiques « ordinaires », d’autre part. Waever a d’ailleurs souligné que, si son approche ne peut pas globalement être qualifiée de « schmittienne », sa conception de la sécurité s’inscrit bien dans un cadre « schmittien » (Waever 2011 : 470).

Waever a pu être critiqué pour son décisionnisme (Williams 2003) et pour l’ambiguïté de son positionnement par rapport à ce qu’il appelle la « politique ordinaire » ou « normale » (Aradau 2004 ; Olsson 2007). Dans le même ordre d’idées, sa réduction des mesures de sécurité à ce qui est extraordinaire ou exceptionnel, au détriment de la mise en évidence des logiques bureaucratiques, routinières mais néanmoins dérogatoires de nombreuses d’entre elles (Bigo 1996 et 2005), a également pu lui être reproché.

B – De la menace proférée comme fondement de la coercition aux pratiques de violence comme mode de profération de menaces

Nous souhaiterions ici insister sur une autre limite de la théorie de la sécurisation (du moins dans ses usages) dans son rapport à la guerre, à savoir la difficulté du moins apparente que de nombreux auteurs, inspirés par « l’école de Copenhague », ont eu à intégrer la notion de coercition, entendue comme profération par un individu ou un groupe au moyen de pratiques discursives ou non discursives et de menaces, afin de forcer un « acteur » – considéré donc comme audience de ces pratiques – à faire quelque chose ou au contraire à le dissuader de faire quelque chose (Schelling 1966). Pour le dire autrement, il semble y avoir un malaise envers l’idée que la labellisation de quelque chose comme « menace » n’est pas forcément une hétéro-désignation ou la désignation d’un « Autre ». Elle peut aussi être, et est d’ailleurs souvent, une question de profération. Certes, la notion de « sécurité coercitive » est bien présente chez de nombreux auteurs critiques (Tickner 1995), et au moins implicitement dans les écrits de Waever. Précisément, il s’agit de la coercition exercée par celui qui prétend mettre en oeuvre la « contre-menace » et qui, ce faisant, déploie une coercition directe à l’égard de l’objet sécurisé ainsi que, plus indirectement, à l’égard de ceux qu’il dit préserver de la menace.

Dès lors, ces auteurs ont tendance à négliger que l’acteur sécurisé peut lui-même chercher à se présenter comme menace en surenchérissant sur la rhétorique de sécurisation utilisée à son égard par un securitizing actor : si Daesh a certes été l’objet d’un processus de sécurisation par les « services » des pays européens (bien avant les premières attaques revendiquées sur des territoires européens), tout porte à croire que les pratiques et les discours de l’organisation participent pleinement de ce processus, en s’adressant très explicitement aux audiences occidentales dans la profération de ses menaces. Ce type de dynamiques se voit fréquemment dans les situations de violence organisée ; l’acteur qui déploie une telle violence peut facilement être sécurisé (compte tenu de l’association historique des thématiques de la violence et de l’(in)sécurité), et en même temps, son recours à la violence vise souvent à crédibiliser une menace afin d’exercer une coercition physique. De ce point de vue, l’utilisation de la violence physique n’est certes pas un phénomène dont la matérialité fait « par essence » référence à une menace existentielle à un objet référent naturalisé. À l’inverse, il est difficile de nier que si cette violence s’inscrit dans le cadre d’un conflit relativement structuré, elle devient inséparable d’un « idiome de la force » (Schelling 1966) plus général – un idiome fait d’actes de violence, de discours, de démonstrations de force, de stratagèmes – dont les « énoncés performatifs » sont destinés à convaincre de la crédibilité des menaces proférées à l’égard de l’audience de ces énoncés. Si la violence physique n’est donc pas par essence une réalité matérielle qui doit être analysée en termes de menace ou de sécurité, il n’en reste pas moins que l’usage de la violence physique ne saurait être réduit à sa seule réalité matérielle : le message sous-jacent est bien souvent de crédibiliser une menace (en l’actualisant partiellement). Autrement dit, la raison pour laquelle on a du mal à penser la violence indépendamment de la notion de menace et d’insécurité, est que dans les situations où la violence physique ne serait pas perçue comme menaçante (et donc comme potentiellement coercitive) par qui que ce soit, son usage perdrait une part essentielle de son intérêt. Cela est plus particulièrement le cas des conflits violents où la réciprocité de l’action violente des protagonistes repose généralement – une exception serait ici le cas d’une guerre d’anéantissement – sur la certitude mutuelle (fondée ou non) que l’exercice de la violence convoque chez l’Autre la représentation d’une menace existentielle justifiant de prendre des mesures exceptionnelles afin d’y mettre fin ; les mesures escomptées par les protagonistes étant celles qu’ils posent comme condition à l’interruption définitive de leurs actions violentes.

Rappelons que notre objectif n’est pas ici de ressusciter le faux débat entre « vraies menaces » et « fausses menaces », ou entre « menaces objectives » et « menaces construites ». Nous constatons simplement que sur le plan de l’effet performatif du langage (et des pratiques non discursives) et celui de la construction sociale de la menace, il est nécessaire de tenir compte tant de la menace désignée que de la menace proférée, sous peine de se priver de la possibilité de constater les dynamiques sécuritaires qui traversent les conflits violents ou non violents. En fait, et pour être le plus précis possible, notons que ce ne sont pas les partis pris ontologiques de « l’école de Copenhague » qui empêchent de rendre compte de la menace proférée. Après tout, la phrase « je menace de tuer celui qui n’obéira pas » (Louvet de Couvrai 1834 : 230) est l’exemple type d’un acte illocutoire « austinien » au même titre que « je te baptise » ou « je te promets », et cela contrairement aux types d’énoncés auxquels s’intéressent généralement les approches en termes de sécurisation (« nous sommes en danger ») qui ne sont pas des actes illocutoires au sens strict (Austin 1991). En tout état de cause, la profération d’une menace est bien un speech-act sécuritaire au sens de « l’école de Copenhague ». Pourtant, le cas de figure banal de la menace proférée n’est quasiment jamais abordé par cette dernière. Cela se traduit d’ailleurs par un tropisme, dans les exemples empiriques abordés, pour les « menaces » privées de parole (les socialement exclus), passives au regard du securitizing move (le passé européen marqué par la realpolitik et la guerre, voir Waever 1996 ; les catastrophes environnementales et les crises économiques, voir Buzan et al. 1997), n’occupant pas de positions permettant de produire une parole autorisée (les migrants, les minorités ; Bigo 1996 et Huysmans 1998) ou dont la parole est passée sous silence auprès de l’audience du securitizing move. Mais il s’agit là, en tout cas c’est le point de vue que nous défendons, d’un tropisme propre à ces théoriciens plutôt que d’une nécessité inhérente à l’idée-même de construction sociale de la menace.

Il est ici important de préciser la nature de ce tropisme. Waever, qui comme nous l’avons vu, reconnaît que la guerre et la violence ont eu tendance à être délaissées par « l’école de Copenhague », attribue cela essentiellement à l’origine occidentale de ceux qui utilisent sa théorie dans leurs recherches, la guerre en tant qu’expérience vécue et/ou subie n’ayant supposément pas la même centralité en Europe que dans de nombreux pays du Sud (Waever 2011 : 475). Barkawi semble, lui, attribuer cet effacement de la guerre à un effet de positionnement des auteurs dits « critiques » contre les (néo-)réalistes et les études stratégiques (Barkawi 2011 et 2012). Neumann semblait plutôt y voir l’effet d’un constructivisme discursif, davantage intéressé par la structure des énoncés que par les pratiques de violence organisée (Neumann 1998). Mais aucun de ces auteurs n’évoque l’affinité élective qu’il y a entre l’euphémisation de la violence et de la guerre par les théoriciens de « l’école de Copenhague » d’une part, l’évitement de la question de la profération de menaces comme participant de la construction sociale de la menace d’autre part. Ces deux éléments sont pourtant liés en ce sens que l’usage de la violence dans une logique de coercition ne peut être compris qu’en rapport à la possibilité réelle ou supposée que cette violence ne soit interprétée comme annonçant (et énonçant) une menace existentielle à la sécurité de l’entité supposée être visée. De ce point de vue, cette euphémisation de la guerre et de la violence n’est pas en soi liée à l’ontologie discursive de « l’école de Copenhague ».

C’est l’interprétation particulièrement large de la notion d’acte illocutoire combinée à une conception de la désignation de la menace comme hétéro-désignation unilatérale – la menace c’est toujours l’Autre, et généralement un Autre silencieux – qui est en cause. Claudia Aradau note ainsi à propos de la logique de la sécurité, telle qu’elle est analysée notamment par Waever : « The public space of communication is also limitative to incursions by those deemed dangerous except as referent objects of securitisation rather than agential beings » (Aradau 2011 : 120). En somme, le « dangereux » est réduit au silence par le fait même d’être sécurisé (Huysmans 1998 : 235). Les auteurs qui se sont intéressés à la question des propriétés agentielles de ceux qui sont sécurisés le font quasi-systématiquement sous l’angle de la contestation, de la tentative de dé-sécurisation et du refus tant des discours sécuritaires à leur égard que de leurs effets, thème au demeurant fort intéressant (Balzacq 2015). Une théorie pleinement relationnelle de la construction sociale de la menace supposerait pourtant de pouvoir rendre compte également des situations pour lesquelles les propriétés agentielles des « dangereux » les conduiraient à faire de la surenchère par rapport à la peur qu’ils susciteraient, et cela non pas par révolte à l’encontre du « stigmate » que leur sécurisation représenterait, mais au contraire parce que la coercition représente une ressource potentielle permettant d’accumuler d’autres capitaux (Bourdieu 1994 ; Elias 1975 ; Tilly 1992).

Une autre façon, complémentaire, d’analyser ce tropisme – et l’effacement relatif de la question de la violence auquel il est lié – est de le mettre en rapport avec le type d’ordre ou de configuration politique à partir desquels les théoriciens de « l’école de Copenhague » semblent réfléchir et dont on peut supposer qu’il ait contribué à invisibiliser ce tropisme en en masquant les limites heuristiques. Or, de ce point de vue, « l’école de Copenhague » semble postuler un ordre politique dans lequel 1) Le pouvoir symbolique de dire « la menace » est fortement concentré, cela se traduisant par la capacité d’une élite politico-bureaucratique à définir les classifications légitimes de la menace. La concentration d’un tel pouvoir symbolique précède logiquement la constitution d’un « monopole de la violence légitime » puisqu’elle est ce qui permet de légitimer la coercition sur laquelle repose ce dernier en la transmutant en « force » au service de la sécurité (Bourdieu 2012 ; Olsson 2013a). 2) Les relations sociales sont relativement pacifiées puisque dans les situations où l’usage de la violence physique est davantage enchâssé dans les transactions sociales quotidiennes, le fait d’en faire usage afin de crédibiliser une menace n’est pas forcément frappé d’un tabou tel que le concept de menace soit strictement réservé à la désignation d’un Autre présumé illégitime. 3) Le menaçant est extériorisé : considéré comme altérité cristallisant l’identité politique de l’objet référent de la sécurité, plutôt que comme relative et endémique, et donc, comme ne permettant pas en tant que tel de tracer une frontière entre un « Nous » et un « Eux » (Lipschutz 1995 ; Huysmans 1998).

II – Menaces proférées et (in)sécurisations dans les conflits (partiellement) violents

La sécurité, ainsi que l’abordent de nombreux auteurs inspirés par « l’école de Copenhague », semble être une « formation discursive », structurellement liée à des situations correspondant plus ou moins à celles censées prévaloir au sein de l’État moderne dans ce qu’il a de plus idéal-typique, c’est-à-dire sans que ces conditions ne soient nécessairement réunies dans les États réels. Il y aurait de ce point de vue au moins deux situations idéal-typiques qui obligeraient à remettre en question le tropisme dominant des théoriciens inspirés par « l’école de Copenhague », et à mettre davantage l’accent sur la profération de menaces et sur la manière dont elles sont socialement construites comme crédibles, notamment par le biais de pratiques discursives et d’actualisations partielles de ces menaces. Elles montrent non seulement l’utilité qu’il y a à conceptualiser davantage l’acteur sécurisé (lorsque acteur il y a) mais aussi à s’intéresser davantage à l’acteur ou l’agent qui dit contrer efficacement le « problème de sécurité » et qui, ce faisant, participe également d’un processus de sécurisation par le truchement de ses technologies de protection ou de défense (Bigo 2005).

A – Proférer des menaces à l’encontre de l’audience-cible d’un discours de protection : le cas des luttes éliminatoires entre prétendants au rôle de protecteur en dernier ressort

La première situation idéal-typique est celle où des luttes éliminatoires opposent de multiples prétentions exclusives (monopolistiques) à garantir ce qui a été défini comme relevant de la sécurité d’un groupe considéré à la fois comme audience et comme objet référent. En effet, cette situation peut conduire certains de ces prétendants à mettre eux-mêmes à exécution les menaces – éventuellement de manière affichée – contre lesquelles ils disent pourtant vouloir ou pouvoir prémunir cette audience. En effet, en affichant l’incapacité de leurs compétiteurs à contrer l’actualisation de cette menace, ces prétendants peuvent ainsi espérer saper tout soutien à ces premiers, tout en contraignant la population à « changer de camp ». Ce type de dynamiques concerne en particulier les situations où les bénéfices qu’implique la prétention à protéger (ou à produire de la sécurité) sont l’objet de luttes éliminatoires entre multiples prétendants au rôle de pourvoyeur en dernier ressort de protection (ou de sécurité). Elles créent un rapport d’équivalence paradoxal mais néanmoins immédiat entre production de sécurité et production de menaces, entre processus de sécurisation et d’insécurisation (Bigo 1996) : ce n’est que dans la mesure où une organisation a les capacités de mettre à exécution une menace contre une population qu’elle ne contrôle pas, qu’elle peut prétendre la protéger une fois qu’elle en prend le contrôle. Or, il s’agit là de types de relations qui ne sont exceptionnelles que par rapport à l’idéal-type de l’État moderne, et non pas toujours par rapport à sa réalité, ni par rapport à d’autres configurations dans lesquelles aucune autorité ne parvient à se revendiquer avec succès d’un rôle de seul pourvoyeur de sécurité en dernier ressort (Tilly 2000).

Trois choses nous intéressent dans cette « situation ». La première est que si nous avons décrit cette situation en des termes qui font sciemment abstraction de la violence physique (que ce soit en tant que menace ou contre-menace), il n’en reste pas moins qu’elle est typique d’un ensemble de cas de figure allant des relations entre « réseaux concurrents de protection » – par exemple, Krisha dans l’espace post-soviétique ou Maffia en Italie et dans la diaspora italienne – aux relations entre organisations politico-militaires concurrentes dans les « conflits civils » au moins partiellement violents (Kalyvas 2006). Cette configuration repose moins sur la violence réciproque entre compétiteurs que sur l’usage de la violence par les prétendants contre ceux qui, parmi « la population », n’auraient pas accepté de se placer sous leur protection, ou pire qui se seraient placés sous la protection d’un de leurs compétiteurs. La violence réciproque entre compétiteurs n’intervient de ce point de vue que dans un deuxième temps, notamment dans les luttes autour de l’accès à « la population », que ce soit pour la menacer ou pour la « protéger ». L’exercice de la violence à l’encontre de « civils » a dans ce type de conflits pour double fonction, du point de vue des prétendants, de rendre la position d’impartialité impossible (tout individu doit se placer sous la « protection » d’un des prétendants) et de dissuader tout soutien à ses compétiteurs. Il est évident que les pratiques de « protection » auxquelles nous faisons ici référence sont des pratiques de sécurité particulières (Huysmans et al. 2006), considérées du point de vue de la relation immédiate entre d’une part, une entité qui simultanément définit la menace et met en oeuvre la contre-menace, et d’autre part, une audience constituée en objet référent.

La deuxième chose est qu’il n’y a pas ici forcément d’extériorisation de la menace, d’exclusion de l’acteur présenté comme menaçant, de frontière symbolique entre « eux » et « nous » en fonction de la localisation de la menace, bien au contraire : l’exercice de la coercition et de la violence est utilisée comme ressource pour s’imposer et prendre des positions de pouvoir. En effet, c’est la même capacité à faire usage de violence qui permet à une organisation coercitive de s’imposer à une population et d’exclure des compétiteurs susceptibles d’avoir eux-mêmes recours à la violence contre cette population pour les contraindre à « changer de camp » (Kalyvas 2006).

La troisième chose est que si « l’école de Copenhague » a du mal à se saisir de ce type de situations, ce n’est pas tant parce qu’elles établissent un lien entre sécurité et guerre – après tout, c’est toujours le cas dans le secteur militaire – que parce qu’elles montrent le caractère central de la capacité à proférer et crédibiliser des menaces (plutôt qu’à les désigner) dans les luttes de pouvoir. Une menace peut être proférée tant par des actes de violence, dont des énoncés performatifs précisent le sens, que par des énoncés performatifs que des actes de violence viennent crédibiliser. En un sens, on peut dire que le recours à la violence physique est dans ce type de conflit un énoncé performatif dont l’effet illocutoire est de dire « j’attaque tous ceux qui n’obéissent pas et donc je menace la sécurité de celui qui n’obéira pas ». C’est ici d’ailleurs que la dimension de construction sociale de la menace est cruciale. La menace est socialement construite en ce sens que si la violence physique est un fait matériel, l’interprétation socialement validée de sa signification (de sa provenance, de son intention, de son caractère aveugle ou au contraire ciblé, des raisons de tel ou tel choix de cible), de ce qu’elle augure pour l’avenir (il n’y a de menace que dans son rapport à un futur potentiel par définition incertain) et de la manière dont il convient d’y réagir, ne l’est pas. L’importance des « rumeurs » et des interprétations contradictoires quant aux commanditaires des violences (pour se limiter à cette seule question) dans les contextes de violence endémique en témoigne. Il est par ailleurs évident que cette construction sociale de la menace a un effet en retour sur les stratégies de violence.

Si l’on considère le cas extrême mais heuristique de « guerres civiles » – encore qu’il faille ici faire des distinctions plus fines –, on y voit souvent différents groupes armés se présenter vis-à-vis d’une même audience – « la population » – comme simultanément protecteur et menace, dépendant de l’allégeance que celle-ci est soupçonnée d’avoir : « je serai votre protecteur ou bourreau selon le camp que vous choisirez ». Ainsi, en 2011, tant Moammar Kadhafi en Libye que Bashar El Assad en Syrie ont laissé entendre en des termes à peine voilés qu’ils n’hésiteraient pas, face à la rébellion grandissante, à assumer la destruction de quartiers, de villes et finalement de l’ensemble des habitants de leur pays (y compris d’eux-mêmes). Pour que ce type de discours soit pleinement efficace, il suppose d’ailleurs de préciser que « si vous ne prenez pas fait et cause pour moi, je serai une menace pire pour vous que mon adversaire ne pourra l’être si vous prenez fait et cause pour moi ». C’est d’ailleurs en partie ce qui rend ces conflits tellement meurtriers : la violence y sert autant à éliminer et à affaiblir militairement l’adversaire politico-militaire qu’à démontrer son incapacité à garantir une quelconque sécurité sur les territoires qu’il contrôle. Les bombardements systématiques de villes sous administration rebelle n’ont pas toujours un « objectif militaire » précis (Lynch 2013 : 4). En revanche, ils démontrent l’incapacité des rebelles à y protéger les administrés, à y permettre la reprise de la vie économique et finalement à y restaurer une quelconque « politique normale », en somme à y créer un territoire à l’abri des menaces (ou plutôt de leur actualisation). On voit donc bien comment production de sécurité et profération de menaces, vis-à-vis d’une même audience, sont consubstantiellement liées dès lors que, dans des luttes de pouvoir féroces, les prétendants au pouvoir tentent de s’imposer par la coercition aux populations.

Bien entendu, on pourrait rétorquer qu’il s’agit ici de menaces proférées dans le contexte d’un conflit violent où la notion même de « sécurité » ne peut plus s’inscrire dans cette formation discursive particulière dans laquelle la menace est nécessairement extériorisée ou conçue comme incontestablement illégitime. Mais précisément, cela montre la nécessité de poser la question des présupposés empiriques sous-jacents aux usages faits de la théorie de la sécurisation de « l’école de Copenhague », ou du moins d’y intégrer de nouvelles dimensions. En quelque sorte, l’expérience du conflit à mort rend visible ce qui normalement est dissimulé dans les sociétés pacifiées : assurer la sécurité et proférer des menaces sont deux facettes des mêmes luttes violentes autour et pour le pouvoir. Mais la configuration et la pacification des relations sociales, sur laquelle repose cette invisibilisation, sont historiquement l’exception plutôt que la règle (Thompson 1994 ; Tilly 2000).

B – Quand la menace désignée et la menace proférée « travaillent main dans la main » : le cas de conflits entre entités politiques distinctes avec leurs audiences propres

La deuxième situation idéal-typique est celle où de multiples acteurs se construisent mutuellement comme menace auprès de leurs audiences respectives, d’une part, et où il y a identité des pratiques qui actualisent la menace et celles par lesquelles sont mises en oeuvre la contre-menace, d’autre part. En effet, dans ce cas, lorsqu’un acteur prétend contrer la menace désignée, il nourrit inévitablement sa propre sécurisation par son adversaire, créant ainsi une situation susceptible d’actualiser partiellement la menace qu’il prétend contrer. En somme, cela « l’oblige » à développer plus de capacités à contrer la menace. Si l’on considère ce processus comme partiellement non intentionnel, on dira qu’on a un « dilemme de sécurité » (ce qui peut tout à fait se comprendre d’un point de vue constructiviste ; Waever 2011 : 478). Si on le considère comme intentionnel, on dira avec Tilly qu’on a un « racket de protection » (Tilly 2000). Ces cas de figure du « dilemme de sécurité » et du « racket de protection » se présentent essentiellement lorsque la menace invoquée est celle d’une violence physique : il s’agit là d’un domaine dans lequel il est généralement considéré[1] que la meilleure contre-menace (la « défense ») doit passer par le recours aux mêmes moyens que la menace (« l’attaque »), c’est-à-dire le recours à la violence organisée ou du moins à la capacité à y avoir recours. « Le feu se combat par le feu ». Cette idée singularise la sécurisation de relations fondées sur la violence réciproque : on ne la rencontre pas dans les secteurs non militaires de la sécurité identifiés par « l’école de Copenhague ». Un raisonnement par l’absurde le démontre aisément : personne n’affirme souhaitable qu’une menace de catastrophe environnementale soit contrée par la mise en oeuvre de la même catastrophe environnementale.

En tout état de cause, il y a ici deux idées fondamentales. La première est qu’il est nécessaire, même dans le cadre de théorie de la sécurisation, de tenir compte de la propension d’entités politiques de nourrir activement, du moins sous certaines conditions, leur propre sécurisation par un securitizing actor auprès d’autres audiences que « la leur ». De ce point de vue, il serait préjudiciable à l’analyse de ne pas tenir compte du rôle actif que peut potentiellement jouer l’acteur sécurisé dans sa propre sécurisation. En effet, il est difficile de ne pas voir la violence, au moins lorsqu’on se situe dans le contexte d’un conflit structuré, comme ayant une vocation à communiquer une menace sur laquelle est adossée une stratégie de coercition. La violence y fonctionne comme un énoncé performatif, au même titre que le discours de sécurisation qui la construit y fonctionne comme une menace. La deuxième idée est qu’il peut être contextuellement dans l’intérêt de l’acteur, faisant usage de violence, d’être sécurisé par son adversaire, à la fois parce que cela lui permet de démontrer à « son audience » sa capacité à contrer ce qu’il énonce comme menace (à « menacer la menace ») et à la fois pour provoquer une réaction en chaîne qui justifie de mobiliser des capacités et donc des moyens accrus dans la lutte contre la menace (Keen 2006 et 2012). Comme le dit ici Waever, « (the) language game of security is a jus necessetatis for threatened elites » (Waever 1995 : 56). On notera d’ailleurs que cet effet ne concerne pas que les élites spécifiquement fragilisées.

En somme, les menaces seraient ici l’effet d’un processus de co-production impliquant les adversaires réciproques et leurs audiences respectives, plutôt qu’une construction n’impliquant qu’un securitizing actor et une audience. Cela est notamment le cas dans les conflits où les protagonistes sont les securitizing actors de l’adversaire auprès de leur audience tout en renforçant, au moins indirectement, leur propre sécurisation par l’adversaire auprès de « son audience ». Au travers de ces relations croisées, les adversaires démontrent un intérêt commun dans leur sécurisation mutuelle, mais aussi dans la profération réciproque de menaces : consolider leur pouvoir sur leur « audience » respective et leurs capacités d’extraire des ressources de celle-ci.

Dans les guerres interétatiques ou de manière générale entre unités politiques, la tendance de « l’école de Copenhague » serait de voir dans quelle mesure et comment les ennemis se construisent mutuellement comme menace auprès de leurs audiences respectives, justifiant par là la violence réciproque. Or, intégrer la menace proférée, « je te menace de destruction », est ici crucial comme l’a bien pressenti Neumann – même s’il n’est pas besoin pour cela de passer par le concept improbable de « violisation » – et cela pour au moins trois raisons.

La première permet de voir que l’espace relationnel du conflit violent est aussi un lieu d’échange qui crée de la symétrie entre organisations en lutte (Olsson 2013b). Or, « l’école de Copenhague » semble plutôt concevoir la sécurisation comme un mouvement unidirectionnel : le securitizing actor énonce la menace, labellisant ainsi un « phénomène » privé de parole audible. Les sécurisations réciproques font au plus un dialogue de sourd fondé sur un jeu d’accusations antagonistes. Intégrer la dimension de la menace proférée (soit discursivement, soit par sa mise en oeuvre partielle), c’est au contraire se permettre de voir d’une part que le securitizing actor et l’acteur sécurisé se confondent puisque les protagonistes sont simultanément les deux, et d’autre part qu’il y a échange, circulation, mouvement d’aller-retour, en somme une structure relationnelle fondée sur la réciprocité.

La deuxième raison est que le fait de combiner la dimension de la menace proférée à une analyse en termes de sécurisation ainsi que le fait de montrer comment la menace proférée et la menace désignée fonctionnent « main dans la main », permettent de voir à quel point – dans un conflit – il y a convergence de certains des intérêts des protagonistes (idée dont le « dilemme de sécurité » ne rend pas compte), et donc alliance objective, dans la production de la menace auprès de leurs audiences respectives, et cela en dépit de la confrontation dans la mise en oeuvre réciproque de la « contre-menace » (Keen 2012).

La troisième raison est que cela permet de montrer concrètement comment le conflit est « constitué » par les élites politico-militaires mais aussi comment la logique conflictuelle s’autonomise dans le jeu de va-et-vient entre menaces proférées et sécurisations. En ce sens, le conflit participe également à constituer ces élites puisqu’il change à terme la structure et la distribution du pouvoir au profit des professionnels de la sécurité. Or, comme l’a souligné Jarvie dans une formule éclairante : « all social changes create vested interests which resist further social changes » (Jarvie 1972 : 18). En d’autres termes, on s’enferme progressivement dans une logique de reproduction du « système de guerre » (Keen 2006). On peut donc avancer l’idée que le conflit n’est pas seulement le fruit du type de stratégies intentionnelles analysé par les strategic studies et vu par Barkawi comme n’offrant qu’une perspective limitée sur la guerre (Barkawi 2011). Plutôt, dans la mesure où la dynamique conflictuelle procure des avantages symboliques et matériels aux « élites combattantes », la force d’inertie du système de domination qu’elle engendre reproduit les pratiques qui maintiennent et reproduisent le conflit (Keen 2006). En somme, la structure relationnelle du conflit en vient à constituer ses pôles et à se reproduire par le biais des « stratégies anonymes » qui en découlent, plutôt que d’être uniquement le fruit d’interactions stratégiques entre entités politiques préconstituées (Foucault 1997).

Ce sont ces trois éléments qu’il faut analyser en parallèle pour comprendre pleinement le rôle des énoncés performatifs, et les pratiques de sécurité qui les sous-tendent, dans les conflits armés entre entités politiques : 1) échange et symétrie dans la violence ; 2) convergence des intérêts des protagonistes – de leur élite et pas forcément de leur base – dans les pratiques de coercition physique et de sécurisation (qui dans la relation conflictuelle ne deviennent qu’un) ; et 3) propension de la structure relationnelle du conflit à se renforcer, puisqu’elle favorise ceux qui mettent en oeuvre l’escalade conflictuelle et ceux dont l’ascension sociale, ou du moins certaines prérogatives liées à l’état de conflit, deviennent dépendantes de cette escalade.

Ces logiques se voient bien dans les confrontations récurrentes entre Palestiniens et Israéliens. Plus le conflit se durcit, plus cela favorise les « camps » les plus jusqu’au-boutistes – Hamas à Gaza, et Likoud et droite sioniste en Israël – à tel point que certains ont pu se demander s’il n’y avait pas une alliance tacite entre ses « camps » pour réactiver le conflit à chaque élection israélienne et ainsi bénéficier conjointement des retombées politiques de l’escalade militaire. Bien entendu, il n’y a pas d’alliance subjective mais seulement une alliance objective, un effet émergent produit par la structure relationnelle du conflit lui-même (Olsson 2011) et lié aux luttes pour la domination politique au sein de chacune de ces entités politiques. Ce processus ne se déploie d’ailleurs pas uniquement dans les conflits armés. Elle concerne également certains conflits politiques ou diplomatiques. Dans la sécurisation actuelle de la « menace russe » par les États-Unis et de nombreux pays européens, les élites politiques et de sécurité de ces pays jouent certainement un rôle important ; toutefois, ne pas intégrer le fait que la politique de la fédération de Russie y participe également, et cela activement, c’est avoir une lecture réductrice de ce qui est en jeu.

Conclusion

Dans cet article il ne s’agissait pas de contester les apports des théories de la sécurisation de manière générale ou de « l’école de Copenhague » en particulier. Le but n’était pas davantage d’affirmer que toute théorie de la sécurité doit avant tout être évaluée à l’aune de sa capacité à rendre compte de la guerre, de la coercition ou de la violence réciproque. Il est évident que les enjeux de sécurité ne sauraient se réduire à ces thèmes et que de nombreuses analyses en termes de sécurisation/sécuritisation rendent bien compte des dynamiques sécuritaires traversant les sociétés contemporaines sans pour autant faire référence à un quelconque nexus sécurité-violence-guerre. Nous avons essayé de préciser plutôt deux choses.

Dans un premier temps, il s’est agi de montrer que dans la manière dont la théorie de la sécurisation de « l’école de Copenhague » est utilisée, il y a souvent une tendance à négliger le rôle de la profération de menaces dans les dynamiques de sécurisation. Cela a conduit à minorer les enjeux de coercition et de violence physique et à négliger l’analyse des dynamiques traversant le « secteur militaire ». En effet, deux éléments fortement liés distinguent le « secteur militaire » des autres « secteurs » de la sécurité : soit le rôle joué par la menace proférée (qu’on ne retrouve que très peu, voire pas du tout, dans les autres secteurs) ; soit le fait que la menace et la contre-menace utilisent les mêmes technologies et pratiques, ce qui implique que la profération de menaces (éventuellement par des pratiques de violence) et la protection/défense/contre-menace soient insécables.

Dans un deuxième temps, nous avons tenté de mettre en évidence tout l’intérêt qu’il y aurait à combiner une approche en termes de désignation socialement validée d’une menace et une approche en termes de profération socialement crédibilisée de cette menace, notamment dans l’analyse des processus sécuritaires qui traversent les conflits violents. Cela permettrait en effet de montrer comment la menace et la violence physique sont tendanciellement coproduites dans la relation conflictuelle. A condition de tenir compte de ces éléments, il nous semble qu’un débat fructueux et mutuellement bénéfique pourrait être noué entre théorie de la sécurisation d’une part, sociologie des conflits et sociologie historique, d’autre part.