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Ce surprenant cahier d’enquêtes politiques est le fruit d’une collaboration franco-japonaise sous l’égide de la toute jeune maison d’édition Des mondes à faire qui fait place aux récits personnels de six auteurs japonais de divers horizons, dont un collectif d’activistes. Fukushima et ses invisibles situe l’accident survenu en mars 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi au coeur des expériences partagées et montre en six portraits les manières dont cette catastrophe occupe désormais le centre de la vie et du politique dans le Japon contemporain, miroir d’accidents similaires à venir.

On sent ici l’influence de la pensée catastrophiste du philosophe allemand Günther Anders – lui-même ami du Japon où il a pris part à de nombreuses reprises aux cérémonies annuelles à la mémoire des victimes (hibakushas) des bombes nucléaires états-uniennes lancées sur les populations d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945 – alors que la catastrophe nucléaire relatée ici a ceci de particulier et d’incommensurable qu’elle se déroule sans fin. Son actualité se trace dans les mutations génétiques et la manifestation de maladies provoquées par l’exposition continue à la radioactivité – 32 millions de Japonais auraient été touchés par les retombées d’iode 131 et 25 000 sévèrement exposés (p. 12) – une situation sanitaire d’autant plus dangereuse qu’elle est imperceptible et qu’elle exige de surcroît une vigilance aiguë que le recours ironique à des technologies de détection sophistiquées permet de mesurer sans pourtant pouvoir apaiser les craintes des habitants. De fait, l’accident nucléaire a eu pour conséquence monstrueuse de désarticuler le lien de nécessité entre les humains et la terre, distanciation douloureuse que renforce le recours aux appareils de détection des radiations et aux habits et accessoires de protection. D’un côté, une méfiance nouvelle quant aux produits et aliments provenant de la région irradiée de Fukushima et de ses environs symbolise l’ampleur du drame culturel et social qui se joue. De l’autre, la rhétorique et la propagande du gouvernement japonais visent à stigmatiser toutes demandes d’information, attitudes critiques et manifestations d’inquiétude, autant de réactions et de comportements jugés hostiles à la gestion sécuritaire de la crise par l’État. À ce titre, le récit de la romancière Yoko Hayasuke (chap. 3 et 6), écrit sous la forme de journal personnel, illustre de façon éloquente les peurs intimes et paralysantes, véritables blessures psychologiques nées dans le sillage de Fukushima. Se qualifiant elle-même de « cervelle radioactive », une dénomination péjorative utilisée par le gouvernement dans le but de disqualifier une frange inquiète et bruyante de la population, l’écrivaine témoigne de la réalité de l’angoisse créée non seulement par l’accident nucléaire, mais aussi par le resserrement du contrôle paternaliste et totalitaire des autorités politiques qui, à coups de mensonges et de désinformation, s’efforcent depuis l’événement d’être rassurantes.

Malgré l’ampleur et la continuité du désastre de Fukushima-Daiichi, ce cahier d’enquêtes politiques témoigne des gestes et des actions des Japonais des environs pour reprendre le contrôle de leurs vies mises sous tutelle par « l’administration du désastre », pour reprendre une expression de René Riesel et Jaime Semprun. La logique capitaliste que privilégie le gouvernement japonais, niant jusqu’aux besoins humains fondamentaux, se voit ici décriée comme étant à la source de la gestion catastrophique de l’accident de Fukushima. « L’appel de Kyūshū » de Motonao-gensai Mori (chap. 7) raconte, à travers la longue histoire des migrants de l’île de Kyūshū, située au sud-ouest du Japon, comment il est possible, aujourd’hui, de rebâtir une communauté à partir de bases et de valeurs radicalement différentes, expérience qui donne force à la thèse de Rebecca Solnit selon laquelle le dysfonctionnement des systèmes sociaux et la rupture avec l’ordre habituel qui accompagne les contextes intenables font naître une liberté nouvelle. Or, pour reprendre les mots de Mari Matsumoto (chap. 5), le moteur de ce changement ne peut cette fois passer par le deuil, ainsi que furent vécus les traumatismes d’Hiroshima et de Nagasaki. L’auteur insiste : c’est plutôt la rage qu’il s’agit désormais de cultiver, ensemble.

Fukushima et ses invisibles n’est pas un ouvrage de science politique orthodoxe en ce sens qu’il opte pour une présentation kaléidoscopique composée de perspectives personnelles et intimes afin d’aborder un problème politique de taille : comment vivre au coeur de la catastrophe nucléaire ? Si cette question se pose aujourd’hui au Japon avec virulence et violence, elle ne s’y limite pourtant pas. L’essaimage planétaire de sites nucléarisés, sites d’essais d’armes nucléaires, sites d’enfouissement et d’entreposage de déchets, mines d’uranium, réacteurs expérimentaux, centrales nucléaires – depuis la mise en oeuvre du programme états-uniens Atoms for Peace dans les années 1950 et le regain d’intérêt pour le développement du nucléaire promu par le mouvement de Renaissance nucléaire depuis les années 2000 –, assure la pérennité de cette question. La réponse que lui apportent les auteurs réside dans la pratique quotidienne de la solidarité, où les anciennes structures sociales hiérarchiques sont remplacées par une culture démocratique de transmission de compétences et de savoir-faire ainsi que la redécouverte de la sagesse ancestrale dans le but de bâtir des communautés ouvertes et mouvantes fondées sur l’entraide, la migration, le respect des différences et des pratiques. Les principes et la philosophie anarchistes sont ici explicitement mis en oeuvre afin de contrer les dérives unitaires et totalitaristes de la rationalité propre à l’État nucléaire et pour réapprendre, concrètement, à être Terriens.