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L’Histoire aime conter l’effondrement des empires. Elle met en perspective leur déclin en le comparant à l’avènement de nouvelles puissances, introduisant ainsi un nouveau cycle dans les relations internationales. L’automne des États-Unis avait ainsi été annoncé depuis longtemps, et même décrit à la fin des années 1980 par une série d’auteurs inquiets devant l’essor du Japon, puis de la Chine et peut-être de l’Union européenne (on se souviendra notamment de Paul Kennedy[1]). Aujourd’hui, un certain nombre d’ouvrages annoncent l’émergence de nouvelles grandes puissances qui représenteraient le défi de demain pour l’Union européenne et les États-Unis. On y trouve la Chine, la Russie, l’Inde, bien sûr, mais aussi une nouvelle cohorte de nations marchant dans leurs traces – le Brésil, l’Arabie saoudite, l’Indonésie, la Turquie, l’Iran, etc. À l’exception de la Russie, toutes sont issues du Sud. Par nouvelles puissances, il faut entendre des États qui retrouvent leur rang (Chine, Russie), ou qui intègrent le clan des nations qui dominent du fait de leur poids économique ou politique, et qui n’ont pas encore acquis les caractéristiques des sociétés dites développées, riches, stabilisées, vivant selon les normes démocratiques depuis un certain temps – ce qui amène donc à exclure la Corée du Sud ou Taïwan.

L’analyse de cet essor a d’abord insisté sur la croissance économique exceptionnelle de ces pays émergents, avant de s’interroger sur la traduction de ce développement en termes de puissance politique. La déroute des industries et de certains secteurs des services, aux États-Unis ou en Europe, avec la fameuse vague des délocalisations et de la conquête de leurs marchés par les nouvelles firmes multinationales des pays émergents, menacerait l’hégémonie économique des pays du Nord, prélude à un effondrement de son hégémonie tout court.

Il n’est plus possible pour les pays occidentaux (on inclut le Japon) d’imposer leur vision du monde. Leur hégémonie, acquise au terme de la guerre froide, traduisait une sorte de nouvel ordre mondial en construction, reposant sur la force du droit, et s’accompagnant de normes humanitaires et du dogme selon lequel le développement ne peut être issu que de la démocratisation. Cette hégémonie a vécu.

Après tout, il n’y a pas nécessairement de quoi s’émouvoir ; la réorganisation du système international était souhaitée par beaucoup – il y a en effet loin du modèle d’ordre démocratique à la réalité définie par la politique américaine de l’Administration Bush ; la société internationale, plus démocratique, en tous cas multipolaire, serait plus juste.

Pourtant le système qui se dessine, avec ses nouveaux acteurs, est loin d’être rassurant.

I – Un ensemble hétérogène de nouvelles puissances qui remettent en cause l’ordre international postguerre froide

A — Un ensemble hétérogène dont les revendications fascinent une partie de l’Occident

Les nouvelles puissances le sont devenues du fait qu’elles ont bénéficié de l’évolution des facteurs de puissance. Mais elles représentent cependant un ensemble hétérogène.

L’évolution des critères de la puissance : le Sud grand bénéficiaire

La comparaison des États en termes de puissance repose sur la prise en compte tant de leur potentiel que de la volonté de leurs dirigeants. Le potentiel s’évalue traditionnellement en mesurant les capacités économiques. Agrégat rustique, le pib est source de confusion : faut-il prendre en compte le pib en termes nominaux, ou en termes de parité de pouvoir d’achat ? La tendance actuelle privilégie le deuxième, ce qui renforce la présence de puissances émergentes dans le peloton de tête : la Chine se classerait ainsi à la deuxième place, l’Inde à la quatrième, le Brésil à la neuvième, la Russie à la dixième, le Mexique talonne le Canada, et l’Indonésie passe devant l’Australie. Il peut toutefois être sage de considérer le pib en termes nominaux car, sur les marchés internationaux, le matériel militaire ou les approvisionnements énergétiques se paient en vrais dollars.

Par ailleurs, il faut adopter un point de vue dynamique : les taux de croissance moyens conduisent à penser que le classement va encore rapidement évoluer en faveur des nouvelles puissances.

Mais, trop sommaire, la comparaison des pib nécessite d’être complétée par d’autres critères. Sur le plan militaire, la traduction de cette réussite économique ne s’exprime pas encore pleinement. Les armées des premières d’entre elles, Russie et Chine, requièrent une modernisation, comme les piètres performances de l’armée russe en Tchétchénie le prouvent. Dans le domaine du soft power, leurs performances sont plus difficiles à évaluer. Occupant encore une place secondaire dans l’économie de la connaissance et dans le monde de la recherche, elles ne peuvent pas prétendre au rang de centres d’impulsion de l’économie mondiale, et tout leur complexe militaro-industriel s’en ressent. Mais le soft power s’exerce par d’autres canaux, comme par exemple la capacité à fixer la norme de droit international. Les puissances émergentes ont compris tout l’intérêt des enceintes multilatérales, possible levier sur l’opinion des pays développés. Que ce soit dans le domaine du soft comme par exemple du hard power, la croissance des moyens de ces pays est impressionnante, d’autant plus que leur volonté, deuxième pilier de la puissance, n’est pas bridée.

Les deux groupes de challengeurs : les bric et la ligue 2 des pays émergents

Le groupe de ces puissances n’est pas homogène. Le peloton de tête se compose des bric[2], c’est-à-dire du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine, et se caractérise par la puissance économique, mais aussi par son statut juridique (deux sont des États membres permanents du Conseil de sécurité), par la possession de l’arme nucléaire pour trois d’entre eux, ainsi qu’une assise régionale (influence du Brésil sur l’Amérique latine, notamment via le mercosur). Leur soft power culturel est significatif, et pour la Russie, l’arme énergétique représente un atout considérable.

Dans le second cercle, on trouve une série d’États se caractérisant par leur poids démographique, leur influence régionale (plus limitée), leur dynamisme dans les échanges internationaux, et l’essor de firmes nationales dans l’économie globalisée : on inclura dans ce second groupe l’Indonésie, l’Afrique du sud, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite, le Mexique, l’Argentine. On écartera la Corée du Sud et Taïwan, parvenus à maturité depuis un certain temps et occupant de ce fait une position intermédiaire entre l’Occident et les États de notre sujet.

Qu’elles soient du premier ou du second cercle, ces nouvelles puissances partagent un certain nombre de traits. Tout d’abord, elles revendiquent une place plus large dans le système international, et notamment dans les instances officielles, plus particulièrement au sein de l’omc, du fmi et du Conseil de sécurité. Elles ont compris tout le parti qu’elles pouvaient tirer des organisations multilatérales, et leurs coalitions, entraînant dans leur sillage les autres États du tiers monde, ont marqué des points dans le cadre de l’omc. Elles ont également forcé le directoire du G8 à envisager une coopération avec elles dans le cadre plus élargi et prometteur du G20. Elles traduisent aussi leurs ressources financières et énergétiques en influence dans le cadre de l’opep, et leur poids est actuellement réévalué pour qu’elles puissent prendre une place plus importante dans le cadre du fmi (voir les résultats de la conférence de Singapour, septembre 2006, et la résolution du conseil d’administration du 28 mars 2008). Enfin, elles tentent d’élargir la liste des États-membres permanents au Conseil de sécurité sans succès jusqu’à maintenant, du fait qu’elles progressent en marche dispersée. Lorsque le résultat de cet effet de levier se révèle décevant, elles se rabattent sur les organisations régionales qu’elles maîtrisent mieux.

Toutefois, leur attitude et leur rôle au sein des organisations intergouvernementales divergent. Certaines se caractérisent par une attitude stabilisatrice : la Turquie pour consolider les marges de l’otan et de l’Union européenne face à un Moyen-Orient inquiétant, l’Afrique du Sud pour soutenir les efforts de paix et de développement sur le continent (Union africaine, New Economic Partnership for Aid and Development), l’Arabie saoudite pour modérer les audaces de dictateurs manipulant les cours du pétrole, ressource de leurs ambitions. D’autres ont repris l’utilisation tribunicienne de ces enceintes, comme l’Iran, ou bien refusent le jeu coopératif, comme l’Argentine (fmi) ou la Russie. Il est vain de tracer trop précocement une ligne entre les deux groupes – par exemple, la Turquie et l’Arabie saoudite adoptent une attitude évolutive. Il demeure que leur poids compte désormais et qu’elles en ont conscience.

Les coalitions remettent en cause le multilatéralisme déséquilibré et l’unipolarisme américain

Les coalitions et les politiques de ces nouvelles puissances remettent en cause les deux traits structuraux de l’ordre postguerre froide : l’hégémonie américaine et l’oligarchie du Nord dominant les organisations internationales.

Cette remise en cause de la hiérarchie de la puissance a été plutôt bien perçue par l’opinion européenne, notamment en France. Elle est interprétée comme signifiant la fin de la domination du Nord, et plus particulièrement celle de l’unipolarisme américain. Selon cette opinion, il s’agit ainsi de la juste revanche d’un Sud exploité et handicapé par les séquelles de la décolonisation, ou d’une Europe de l’Est dévastée par la thérapie de choc néolibérale. Sur le plan du développement, la croissance économique rapide est le meilleur moyen d’augmenter le niveau de vie de centaines de millions de prolétaires, et d’abaisser la pauvreté générale dans le monde.

Pourtant, la domination du Nord a disparu depuis longtemps. Certes, l’abondance, d’une part, et ses performances économiques, d’autre part, pouvaient encore justifier un clivage – mesuré par le pib par habitant ou de l’indice de développement humain. Mais en dehors des États-Unis, les pays développés n’exercent plus guère leur volonté par les armes ou la pression politique. Depuis la crise de Suez, les Européens se sont retirés des tropiques, et n’interviennent qu’avec parcimonie (Malouines), soutenus par le Conseil de sécurité (première guerre du Golfe, Côte d’Ivoire), et pour des résultats parfois désastreux (Liban, 1982). Il faut dire que pour ces régions traumatisées par les deux guerres mondiales et perplexes face au résultat de la décolonisation, la guerre n’est plus de saison, et l’âpreté des débats budgétaires ne favorise pas le maintien d’un appareil militaire capable de projeter des forces outre-mer. Même l’interventionnisme américain est à relativiser. Les dernières grandes opérations de l’ère Reagan s’inscrivaient dans un ultime effort pour gagner la guerre froide. Ensuite, le syndrome « vietmalien » (synthétisant les traumatismes de la guerre du Vietnam et le choc de l’opinion publique américaine devant les images des gi tués lors des opérations en Somalie) s’est imposé, limitant dans de nombreux cas les velléités d’intervention. Ainsi, la doctrine Powell résumait le sentiment des militaires américains. Les audaces de la période Bush fils doivent être considérées comme une parenthèse, comme le rappellent les difficultés du président face à un Congrès hostile à la poursuite de la guerre en Irak. Les États-Unis se sont peu impliqués dans les crises africaines, ils ont abandonné l’Asie centrale et le Caucase à la sphère d’influence russe, et l’impopularité de la guerre en Irak fait vaciller leur présence au Moyen-Orient.

L’émergence possible d’un système plus équilibré

L’avènement de ces puissances est également considéré comme une chance pour tout le monde, et surtout pour le bon fonctionnement du système international. Ces nouveaux partenaires peuvent contribuer à construire ce groupe hégémonique nécessaire à la stabilité dans le monde, que ce soit en termes de sécurité ou de marchés financiers et monétaires. Un cercle élargi de puissances peut mobiliser des réserves de change plus importantes pour stopper les crises financières systémiques, et fournir davantage de troupes lors d’opérations de maintien de la paix. Cette gestion des biens publics mondiaux peut se vérifier également pour la préservation de l’environnement, nécessitant la participation essentielle de grands pollueurs comme la Chine ou l’Inde, mais aussi des pays « verts » comme le Brésil ou l’Indonésie.

Cette participation dessine un système international plus démocratique, plus équilibré. Par ailleurs, le rééquilibrage des échanges et des lieux de production ouvre la voie à une économie mondiale multipolaire où l’augmentation des centres d’impulsion et des « locomotives » de l’activité réduisent les crises engendrées par la stagnation d’un ou de deux centres (récession aux États-Unis, typiquement).

Enfin, les États-Unis eux-mêmes peuvent considérer avec bonheur cette remise en cause de l’unipolarisme : assurant seuls le rôle de gendarme (même si cela leur permet d’imposer leur point de vue), le coût budgétaire en devient par conséquent préoccupant (un peu moins de 500 milliards de dollars). Il leur est donc tout à fait utile de trouver des relais dans certaines régions et d’en partager le fardeau – la sécurité pouvant être considérée, pour des économies développées, sophistiquées, et donc fragiles, comme un bien public mondial. La pax americana se perpétuera, mais elle reposera sur différents piliers, comme l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Inde, le Mexique, l’Arabie saoudite, etc.

Toutefois, cette remise en cause est la mise en oeuvre d’une politique révisionniste et tournée uniquement vers des intérêts nationaux.

B — Une politique révisionniste

Une politique étrangère motivée par la faiblesse ou la revanche

Pourtant, nous risquons de nous tromper sur la nature de ce qui émerge. Le multilatéralisme et la coopération ne sont pas les clefs de voûte de leur vision des relations internationales, pas plus qu’elle n’était la nôtre lorsque l’Europe possédait la puissance. Le pacifisme n’est pas une valeur en soi, et d’autres logiques politiques sont à l’oeuvre dans ces États. Elles ressemblent plus à l’approche de l’Administration Bush junior qu’à celle d’un ordre postclassique, mais elles n’ont pas les garde-fous que constituent le contrôle de l’exécutif et l’action de la société civile comme une force de rappel en cas de dérive nationaliste.

Cette particularité naît de trois facteurs : en premier lieu, le legs de la période coloniale alimente une vision privilégiant la confrontation. La résistance à l’impérialisme pour certains, le déclin brutal pour d’autres et la lutte indépendantiste pour beaucoup ont laissé apparaître un Occident qui demeure le rival, le modèle, le miroir pour les élites, et ces États oscillent entre la fascination et le ressentiment. La défaite et l’humiliation ont renforcé le nationalisme, le besoin de reconquérir l’estime de soi, et de ce fait la fierté envers une culture et un modèle social jadis jugés inefficaces, obsolètes, parfois condamnables (le communisme, la dictature, le clientélisme, etc.). Dans les années 1990, la Russie est tombée du rang de superpuissance à celui d’État en voie de sous-développement ; la Turquie, « l’homme malade de l’Europe », n’a échappé que de peu à la colonisation du début du siècle ; l’Iran a été soumis à la double tutelle russe et britannique ; l’Afrique du Sud émerge du régime d’apartheid ; la Chine a vécu un siècle de domination étrangère et de perte de son statut d’empire du milieu comme un désastre, etc. De là découle leur méfiance envers le nouvel ordre promis au nom des valeurs démocratiques et des droits de l’homme. Pour ces États, ce nouvel ordre masque souvent une volonté de brider leur retour vers la puissance et leur inflige une leçon de morale jugée mal placée, lorsqu’ils ne soupçonnent pas un complot international (cf. l’opinion publique indonésienne sur la question du Timor, durant les années 1990). Le révisionnisme s’impose face à un ordre international injuste, décidé par d’autres, alors que ces États étaient faibles, inaudibles, ou sous tutelle. La nostalgie de la grandeur pour certains, la conviction de l’avenir radieux que leur promet leur potentiel pour d’autres (Chine, Turquie, Russie surtout) nourrissent ce révisionnisme, et la remise en cause des traités s’inscrit dans cette logique – comme celles des revendications territoriales chinoises.

En second lieu, la majorité de ces États sont gouvernés par des régimes forts, voire autoritaires. Cet autoritarisme est né d’une transformation ou d’une décolonisation difficiles, où les leaders de l’armée de libération ont pris le pas sur l’élite bourgeoise plus modérée, plus prompte au compromis avec l’ancienne métropole. Le rôle de l’armée ou de la structure de forces est particulièrement net en Turquie, en Chine, en Russie et en Indonésie. Les militaires ont joué un rôle important au Brésil, et le pouvoir islamiste issu d’une révolution contre un régime pro-occidental se traduit aussi par une dictature en Iran. Les régimes de l’Afrique du Sud et de l’Inde sont démocratiques, tout en étant vulnérables à de possibles dérives – nationalisme hindou avec le parti Bharatiya Janata au pouvoir entre 1998 et 2001, tendances à l’autoritarisme au sein de l’anc[3]. Or, les régimes forts, et particulièrement les militaires, ont tendance à adopter une politique étrangère réaliste, peu soucieuse de prendre en compte des valeurs comme la démocratie, la non-ingérence, les droits de l’homme, la solidarité, etc.

En troisième lieu, le nationalisme qui caractérise ces régimes forts, issus de la décolonisation ou d’une période difficile, exalte un avenir prometteur et conquérant pour le pays. Il vise à maintenir la cohésion sociale et à renforcer l’unité nationale au moment où les carences du développement et l’accaparement des richesses par une élite questionnent la légitimité du régime. La rhétorique, souvent anti-occidentale, tente de détourner le mécontentement de l’opinion publique des vrais problèmes, en mobilisant sur un ennemi extérieur, sur un objectif de grandeur, de projet de croissance s’inscrivant dans le moyen terme. Toutefois, les régimes démocratiques, comme le Brésil ou l’Afrique du sud, évitent ce type de dérive.

Une perception différente des menaces globales

La remise en cause de l’hégémonie américaine et de l’oligarchie du Nord est susceptible de donner naissance à un système westphalien conflictuel. Selon certains, l’avènement de ces nouvelles puissances pourrait être bénéfique au système international, du fait qu’elles peuvent coopérer pour la préservation et l’accroissement des biens publics mondiaux. Pourtant, il semble que leur attitude ne tende pas vers la coopération, mais rappelle plutôt certains aspects de la politique étrangère américaine récente. Ces nouvelles puissances ne partagent pas nécessairement les mêmes analyses ; elles peuvent arguer d’un droit à un comportement différent au nom du rattrapage en termes de développement, et jouer l’attitude du passager clandestin.

Les divergences de points de vue sont apparues clairement lors des sommets sur l’environnement : la protection de la biodiversité ou la lutte contre l’effet de serre apparaissent trop coûteuses au regard de l’exigence de développement. Les nouvelles puissances font remarquer, à juste titre, qu’elles sont soumises à une pression sociale et démographique forte et qu’il leur faut de l’emploi industriel et des terres dans un délai proche. De même, dans le domaine des échanges économiques, si la perspective d’un gain global découlant d’une libéralisation est admise, plusieurs grandes économies émergentes refusent de jouer le jeu dans l’immédiat ; les ajustements intérieurs à court terme sont nécessaires pour préparer leur marché, et elles tiennent à développer des industries stratégiques, indispensables pour l’autonomie de leurs forces de sécurité. L’impact sur l’emploi et l’enjeu politique qui y est lié expliquent les réticences d’États comme la Chine ou l’Inde. Ainsi, l’Inde cherche à éviter une restructuration brutale de son industrie, principal débouché pour absorber chaque année des millions de jeunes ruraux sans emploi. Les tensions exacerbées pourraient, au contraire, convaincre certains États de jouer la compétition de manière brutale, en jouant sur le différentiel de normes sociales, sur la sous-évaluation des monnaies, ou encore sur le pillage de la propriété intellectuelle.

Cette attitude non-coopérative se retrouve dans le domaine de l’énergie, où l’Inde et surtout la Chine s’inquiètent d’être exclues des approvisionnements alors que leur croissance économique, notoirement inefficace en termes d’utilisation d’énergie, dévore chaque jour plus d’hydrocarbures. La Russie, quant à elle, loin de vouloir souscrire à un quelconque engagement dans ce domaine, utilise l’arme énergétique comme moyen de pression sur ses voisins – et peut-être sur l’Europe dans les prochaines années.

Dans le domaine de la sécurité, la divergence de vues et d’attitudes se retrouve : la non-prolifération n’a pas été considérée comme une menace majeure par les puissances émergentes – quand elles ne sont pas elles-mêmes impliquées : l’Inde est devenue une puissance nucléaire récemment ; l’Iran cherche à acquérir l’arme atomique ; l’Arabie s’interroge alors que la communauté a tardé à s’organiser pour riposter au défit iranien. Le soutien de la Chine et de la Russie dans les crises récentes s’est révélé tiède. Par ailleurs, les menaces terroristes ne sont pas la priorité des nouvelles puissances, soit parce que leur réponse brutale tend à limiter le chantage possible, soit parce qu’elles ne sont pas considérées comme faisant partie de ce Nord haï par l’islamisme héritier du tiers-mondisme radical et révolutionnaire.

La protection des droits de l’homme, sur le plan international, est loin d’être une préoccupation. Bien sûr, ces puissances n’entendent pas subir d’ingérence dans leurs affaires intérieures et récusent toute critique. Mais, au-delà, la cohérence de leur attitude commande qu’elles s’opposent à la constitution d’organismes capables de sanctionner les violations, ainsi qu’aux initiatives prises dans ce cadre. Si le Brésil et l’Afrique du Sud, ayant vécu sous des régimes répressionnaires jusque dans les années 1980, sont sensibles à cette thématique, il n’en n’est pas de même pour les autres : en Indonésie, la survivance des réseaux de l’ancienne dictature et notamment la persistance de l’influence de l’armée limitent le respect des droits de l’homme. Même dans le cas de l’Inde, il faut garder de se réjouir : New Delhi récuse les demandes d’explications sur les violations persistantes au Cachemire et sur l’emploi des enfants dans les usines ; elle a d’ailleurs refusé de ratifier la convention instituant la Cour pénale internationale et la convention d’Ottawa interdisant l’usage des mines antipersonnel.

Le 12 janvier 2007, un projet de résolution du Conseil de sécurité condamnant la Birmanie pour ses violations graves a été repoussé par une majorité de votes négatifs incluant notamment la Russie, la Chine et l’Afrique du sud – l’Indonésie s’abstenant. Cette réaction s’inscrit dans l’hostilité générale du Sud face à un Nord considéré comme donneur de leçons, triste ironie de l’Histoire alors qu’il a maintenu le Sud sous domination coloniale.

Le refus de la coopération internationale systématique : l’exemple du maintien de la paix

Cette divergence de vues se traduit de manière encore plus sensible dans l’organisation du maintien de la paix. Cette dernière, clef de voûte du système international d’après-guerre, est critiquée pour son inégale implication, et la détermination unilatérale des critères de mise en oeuvre. Les nouvelles puissances ont réagi et cherché à infléchir la pratique du Conseil de sécurité. Elles ont généralement récusé le principe d’intervention pour cause « d’humanité », et refusé d’étendre la conception née de la résolution 940 qui avait assimilé les troubles intérieurs d’Haïti à une menace contre la paix. Dans l’ensemble, elles ne soumettent pas de propositions d’opérations de maintien de la paix ; elles ont compris, en revanche, qu’elles pouvaient monnayer leur veto lors de votes déterminants, et bloquer des interventions pour protéger leurs alliés. Elles peuvent ainsi se constituer une clientèle d’États hétérodoxes ou « renégats », dont le territoire se révèle opportunément recéler des matières premières nécessaires aux économies émergentes. Leurs interventions peuvent s’expliquer par la volonté de conforter leur contrôle dans la sphère d’influence, rappelant en cela les blocages du Conseil de sécurité durant la guerre froide. Ainsi, l’attitude de la Chine et de la Russie a mis les États membres de l’otan dans une position difficile lors de la crise du Kosovo, et le Conseil de sécurité n’a confirmé qu’après coup la légitimité de l’intervention des Occidentaux.

Cette attitude non-coopérative est caractéristique de la Chine. Elle a rejeté le point de vue des Occidentaux tant sur la question iranienne que sur celle du Soudan (approvisionnement en pétrole). Sa politique de prêts aux pays africains qui ont obtenu un effacement de leur dette par les pays développés s’inscrit dans la même logique : enfreindre les règles du bon sens et du consensus pour marquer des points sur l’échiquier international et étendre son influence dans de nouvelles zones.

L’abandon du système unipolaire : le recul de l’influence américaine auprès de ses alliés

L’unipolarisme américain, comme alternative à un système international s’appuyant sur la sécurité collective et la coopération multilatérale, ne fait plus recette. Les régimes politiques qui cherchaient à se consolider en s’appuyant sur l’aide américaine comprennent désormais que cette alliance devient contre-productive. Cette tendance affecte peut-être moins les nouvelles puissances que les autres États du Sud, notamment parce que la croissance économique permet aux classes moyennes d’espérer partager le global way of life que les États-Unis représentent : ils envoient leurs enfants étudier au Nord, et expérimentent une évolution culturelle complexe mêlant identité originelle et éléments d’acculturation.

Mais, pour le reste, les nécessités géostratégiques pèsent moins sur ces puissances, d’une part parce que l’enlisement américain dessine les limites de l’hyperpuissance, et d’autre part parce que des opportunités éventuellement désapprouvées par les États du Nord se présentent, lorsqu’elles ne sont pas déjà en contradiction avec la conception juridique et humaniste postguerre froide. La Russie et la Chine mènent évidemment une politique autonome, et ne sont plus les partenaires envisagés en son temps par Bill Clinton. Pour les autres, les évolutions politiques internes, et notamment la poussée islamiste et nationaliste antioccidentale, laissent présager des recentrages : l’Indonésie, ou la Turquie par exemple, que la question kurde et le retard de l’adhésion à l’Union européenne préoccupent. Pour cette dernière, le recentrage pourrait s’opérer soit sur le monde musulman, soit de manière plus rapide et plus convaincante vers la Russie, qui cherche l’appui de la Turquie dans la domination géopolitique sur les réseaux d’approvisionnement énergétique. Le pouvoir saoudien a souffert de sa trop grande proximité avec Washington ; le Mexique est déçu par la politique migratoire américaine et le libéralisme économique imposé par l’alena fait des perdants, ce qui explique le succès du discours contestataire, sinon populiste, d’Obrador[4], et les émeutes dans l’État de l’Oaxaca. L’Afrique du Sud adopte une position non-alignée voire contestataire[5], dans les enceintes internationales.

Le seul allié possible actuellement demeure l’Inde. La communauté indienne a exercé une pression efficace sur l’Administration Bush, qui a perçu la convergence de vues entre son réalisme et le révisionnisme indien. Cela s’est notamment traduit par l’accord sur le nucléaire civil, qui accorde des concessions exorbitantes du droit commun de la non-prolifération[6].

II – L’affaiblissement de l’influence du Nord va laisser une place croissante à des puissances sources de crises et de conflits

A — La nature de ces États comme point de départ des crises internationales

Les déséquilibres du développement

Les lacunes du développement économique sont sources de crises systémiques. Le succès économique impressionnant de ces nouvelles puissances et l’essor de leurs investissements à l’étranger[7] ne doivent en effet pas nous faire oublier la réalité de ces économies. Généralement, ces nouvelles zones de production ne sont pas parvenues à maturité, c’est-à-dire à un système imbriquant un tissu économique complet et cohérent avec une société bénéficiant d’un bon niveau de formation et d’éducation, d’un système de santé et de protection sociale suffisant, d’institutions renforçant les capacités de recherche d’innovation et de régulation ; ni à un cadre juridique et politique pouvant plus ou moins équitablement faire l’arbitre entre les groupes sociaux pour répartir les fruits de la croissance et éviter les crises.

Le système de régulation fait fondamentalement défaut, parce qu’il est dans la nature des régimes autoritaires de nier l’équité et la régulation au profit d’un groupe social, ou d’un réseau de clientèles. Par ailleurs, l’absence de contrôle indépendant et de transparence de l’information prive ces pays de signaux d’alarme. Le cas le plus typique demeure les crises financières, comme le Mexique, l’Indonésie, la Russie, le Brésil, la Turquie, et le Brésil ont pu en subir, et qui menacent désormais l’économie chinoise. Bien sûr, les crises financières s’insèrent souvent dans des crises plus larges, alimentées par le comportement irrationnel de certains opérateurs sur les marchés financiers ; néanmoins, on peut souvent identifier comme facteurs aggravants dans ces crises des politiques nationales maladroites, un laxisme budgétaire, la faiblesse de l’environnement juridique et des collusions politiques.

Les dysfonctionnements financiers n’expliquent pas tout. Les mêmes déséquilibres peuvent concerner l’utilisation des ressources naturelles, les inégalités sociales (et donc la faiblesse du marché intérieur), le développement urbain, l’aménagement du territoire, etc. Cette absence de pilotage limite l’essor de la puissance annoncée. Considérons le cas russe : l’arme énergétique est actuellement l’instrument le plus efficace de sa puissance, mais le manque d’investissements et le contrôle politico-affairiste du secteur des hydrocarbures a entraîné une dégradation des capacités de production, et un possible non-renouvellement de certaines sources d’approvisionnement.

Crises systémiques de l’économie internationale : les économies fragiles y jouent désormais un rôle

Les crises prennent une acuité nouvelle du fait de l’interdépendance accrue entre les principales économies. La débâcle de 1998 a laissé entrevoir comment une crise systémique pouvait se développer, et après le krach financier russe et la faillite du fonds ltcm (Long Term Capital Management), seule la réaction du Trésor américain a bloqué la propagation de la crise juste à temps. Alors que l’Afrique, en termes de système, peut être négligée, la chute de la Russie ou de la Chine entraînerait une catastrophe. Jusqu’à maintenant, les défauts de remboursement de la dette ou une panique financière ont suscité une réaction des institutions financières, pour stopper le mouvement de fuite et renforcer les monnaies attaquées par les spéculateurs ou délaissées par les investisseurs grégaires – au nom du principe too big too fail. Mais, vu la taille qu’atteignent désormais certaines économies, ne peut-on pas craindre que la communauté internationale soit too weak to react ?

Les effets de contagion ont montré que les investisseurs réagissaient de manière mimétique, et qu’ils tendaient à opérer symétriquement sur les marchés similaires : ainsi, la crise d’un marché émergent rend les marchés voisins suspects, et cet « effet-tequila » découvert lors de la crise mexicaine (1994-1995) s’est encore vérifié lors de la crise asiatique. L’effondrement de plusieurs fonds de pension, d’investisseurs institutionnels puissants engagés sur une série de marchés en pleine croissance provoque, certes, l’assainissement du système, mais se poursuit aussi par une crise majeure parmi les sociétés occidentales, tant la question du vieillissement trouve actuellement sa réponse dans la capitalisation du système des retraites – on peut à cet égard voir les dommages collatéraux générés par la banqueroute partielle de l’Argentine. Les appréhensions les plus aiguës se concentrent sur l’Asie. Ainsi, Washington considère que le cours du dollar est trop élevé, et la réduction du déficit des transactions courantes américain pourrait passer tant par un relèvement du taux d’épargne national que par la dévaluation – programmée ou non – du dollar. Comment réagiront les économies émergentes asiatiques ?

Le déficit de cohésion sociale : des États instables

La fragilité des systèmes économiques et sociaux dépasse les questions financières : construites sans consensus social par abandon d’une partie de la population, sans moyen de contrôle démocratique ou juridique indépendant, les sociétés de ces puissances sont vulnérables à une crise intérieure : le précédent indonésien rappelle que celle-ci peut provoquer le rejet de régimes autoritaires, voire la révolution.

On sait depuis longtemps que le mal-développement engendre des problèmes sociaux majeurs, et qu’un taux de croissance n’induit pas un meilleur équilibre social ; parfois même le creusement des inégalités sociales l’aggrave.

La situation n’a pas fondamentalement changé avec la croissance des puissances émergentes. Le taux de croissance est d’abord soutenu par le différentiel entre l’expression du potentiel et la situation actuelle, celui de pays qui sont restés en marge de l’économie mondiale et qui soudainement décollent à partir d’un niveau de production très bas. Mais la structure institutionnelle et le tissu social n’ont pas forcément suivi l’essor très rapide de la production. Si la gouvernance ne s’améliore pas, les dommages collatéraux se multiplient : il n’y a alors pas d’État-providence pour compenser la destruction des liens primordiaux, le déracinement rural et la privatisation des entreprises publiques ; ni le manque de terres, qui jette des millions de bras vers les grandes villes, où rien n’est prévu pour les accueillir, et notamment en matière de logement.

À court terme, la question de l’emploi préoccupe autant les puissances émergentes que nos États dont l’économie est parvenue à maturité. Le chômage mondial a poursuivi une crue qui confirmerait les analyses pessimistes de la mondialisation : le taux mondial des jeunes, notamment, est passé de 10 % en 1995 à 13,2 % en 2006, recouvrant des réalités certes fort différentes, mais soulignant néanmoins l’universalité d’un enjeu politique et, pour les régimes les moins habiles dans la régulation, les risques de crise sociale. Cette masse de manoeuvre idéale pour les émeutes, ou les révolutions – rappelons-nous la similarité du phénomène à la veille de la Révolution française – demeurera encore longtemps une menace sur des systèmes qui semblent leur refuser l’avenir qu’elles clament facilement par ailleurs (société de consommation et autonomie au Nord, développement et statut au Sud). Même si la transition démographique est désormais bien engagée, voire achevée dans les continents du Sud, la force d’inertie du mouvement, conjuguée à l’exode rural de sociétés qui s’engage dans l’industrialisation et l’urbanisation, offrira encore pendant longtemps un trop-plein de bras sur le marché du travail.

Même les quelques réussites enregistrées sur ce plan par certains régimes – élévation générale du niveau de vie et réduction de l’extrême pauvreté – ne sont pas des éléments de réconfort : c’est à la sortie du sous-développement le plus sévère que les chances de la révolution augmentent, avec l’essor d’une classe moyenne encore exclue du pouvoir, s’alliant à un prolétariat moins aliéné, s’élevant au-dessus du niveau de subsistance et développant un début de conscience de classe – la France en 1789, la Russie en 1905, l’Iran en 1979. Les précédents du Mexique et de l’Indonésie sont éclairants : ces deux États ont connu une croissance assez remarquable, plus forte en Indonésie qu’au Mexique. La dictature indonésienne avait fini par tirer sa légitimité de la croissance, et la classe moyenne semblait s’accommoder de ce soft totalitarianism – qui lui permettait de consommer et de ressembler chaque jour un peu plus à celles des nouveaux pays industrialisés, elles-mêmes reflétant une certaine américanisation des classes intermédiaires supérieures à travers le monde. Mais, pour ces deux États, la corruption généralisée – et donc une allocation catastrophique des ressources et des investissements –, les fortes inégalités sociales, les conflits pour la terre[8], ainsi qu’un sous-emploi urbain de plus en plus dramatique constituent des facteurs qui aggravent les tensions, au moment où les États voisins referment leurs frontières, effrayés par la possible vague d’immigration d’actifs peu qualifiés et pauvres à leur porte. Le régime pseudo-démocratique mis en place en Indonésie par les révoltes de 1998 ne convainc pas encore de sa capacité à définir un programme de développement équilibré ; au Mexique, le populisme d’Obrador, tout près de gagner les élections présidentielles de 2006, montre que les puissances émergentes peuvent encore choisir des chemins politiques bien incertains.

L’effondrement de ces pays a inquiété la communauté internationale – le président Clinton avait su mobiliser l’aide financière la plus importante jamais rassemblée jusqu’à alors, pour sortir le Mexique de la crise en 1995 –, et pourtant ils ne représentent pas les poids majeurs de l’économie émergente. Chacune de ces nouvelles stars cache sous un torse bombé des problèmes cardiaques. Lorsque la thrombose menacera, les conséquences pour le système international en seront bien plus lourdes que les crises des années 1990.

Ainsi, le Brésil, l’un des plus démocratiques des pays de notre étude, demeure largement corrompu et l’expérience Cardoso-Lula peine encore à convaincre. Certes, l’inflation est davantage maîtrisée, l’endettement public et extérieur se réduit, et un programme d’aides sociales a amélioré quelque peu le sort des classes populaires. Mais les inégalités restent parmi les plus élevées du monde, et leur réduction ne progresse pas. Le Brésil n’occupe que la 72e position en termes d’indice de développement humain, et la réforme agraire s’enlise. Les dépenses de l’État-providence profitent paradoxalement plus aux classes moyennes, qui savent mieux utiliser le système politique. Dès lors, une grave déception, face au formidable espoir suscité par l’ère Lula, n’est pas à exclure, et « le choix d’une continuité radicale de la politique économique des conservateurs, et les priorités choisies pour la politique sociale, suggèrent la formation d’un nouveau populisme[9] ». Oserons-nous suggérer la perspective d’un chavezisme brésilien, même si les cheminements historiques des deux expériences sont différents ?

En Russie, la manne pétrolière a permis d’atténuer les graves difficultés budgétaires de l’État, de rembourser la dette et d’acheter une tranquillité temporaire sur le terrain social. Mais la crise couve parce que, fondamentalement, les inégalités et la pauvreté persistent. Par ailleurs, le système des retraites, alors que le vieillissement, l’augmentation de la mortalité et la diminution de la population créent une situation démographique dramatique, est largement menacé. Le pétrole apporte certes de l’argent, mais pas le rattrapage par rapport aux économies occidentales.

L’Iran, de même, échoue à saisir la chance de la rente pétrolière, tant pour réformer une économie délabrée que pour ouvrir une société[10] dont les signes de révolte se multiplient. L’échec des réformateurs à la fin des années 1990, le retour au pouvoir d’un combinat de populisme, d’autoritarisme nationaliste et d’islamisme provoque par réaction l’apparition d’une génération d’opposants plus radicaux, dont l’affrontement avec le pouvoir devrait plonger le pays dans le désordre – à moins d’une alliance de circonstance avec l’aile lucide du pouvoir conservateur, effrayé par les audaces de Mahmoud Ahmadinejad. Or, la stabilité de cette puissance régionale détermine celle du Moyen-Orient, elle-même essentielle pour le reste du monde.

L’Inde, une puissance économique fragile ? Avant de rejeter la suggestion d’un revers de main, souvenons-nous que la croissance des industries high tech et de quelques grandes entreprises ne permet pas de constituer un tissu économique suffisant pour un pays d’un milliard d’habitants. L’emploi dans les industries de technologies (it) représente 1,3 million d’emplois sur 400 millions d’actifs indiens. Maigre impact pour un pays qui devra offrir un emploi à 70 millions de nouveaux candidats sur le marché du travail durant les cinq prochaines années. L’Inde demeure le pays du secteur informel et de l’agriculture, secteur où le taux de suicides parmi les paysans a triplé ces dernières années, dans un contexte d’endettement croissant, alors que des millions de paysans ont perdu leurs terres. Et, faut-il rappeler que 47 % des enfants sont sous-alimentés[11] ? Dans cette Inde gagnante de la mondialisation, montrée du doigt par nos populistes pour les délocalisations d’entreprises qu’elle suscite, les communistes et les autres radicaux réalisent de bons scores électoraux. La société indienne, au-delà des inégalités sociales, demeure celle des castes, et la conjonction des deux phénomènes pourrait se révéler explosive. Dans certains districts, les radicaux s’en prennent déjà aux grands propriétaires et aux forces de l’ordre[12].

Enfin la Chine, le grand épouvantail de nos économies occidentales, se pose la question de la durabilité de sa croissance : dégradation accélérée de l’environnement, accroissement des inégalités sociales, conflits sociaux qui se multiplient, fiscalité totalement inadéquate, système financier fragile, vieillissement de la population sans mécanisme de pension adapté. La fin de la croissance entraînerait celle des deux piliers de la légitimité du pouvoir d’aujourd’hui, soit l’emploi et la consommation. Il resterait alors le nationalisme.

Remise en cause de l’unité territoriale ?

Cet affaiblissement de la cohésion sociale se répercute sur celle du territoire. Or, pour ces nations construites récemment, qui plus est sur une succession de conflits ayant laborieusement abouti au consensus du « vouloir vivre ensemble », pour qui l’homogénéité discutable de l’effort d’investissement public pointe l’iniquité des chances de développement local, c’est l’unité qui va se trouver menacée.

Les facteurs de développement ont tendance à se cumuler dans un effet boule de neige, la forte croissance locale entraînant de nouveaux investissements et la venue de talents. Le clivage oppose bientôt les régions riches aux régions qui stagnent, les premières considérant les secondes comme des boulets qu’il devient de moins en moins légitime de tirer. La nation étant – aussi – cette volonté de vivre ensemble, on voit alors une nation qui se dissout alors que d’autres sont susceptibles d’apparaître. Cette reconfiguration s’inscrit dans une prospective somme toute délicate, et il est toujours hasardeux de prédire le visage futur des cartes politiques – qui aurait par exemple prophétisé en 1750 que 1776 allait consumer le lien encore solide de la nation anglo-saxonne de part et d’autre de l’Atlantique ? Parmi les contrastes territoriaux les plus brutaux, notons pour le moment les régions industrialisées du Mexique (Nord et région de Mexico) contre le sud, le Sudeste brésilien contre le Nordeste, la Turquie égéenne contre le Sud-Est turc, le littoral central et méridional de la Chine contre les campagnes déshéritées ou le nord-est industrialisé en déclin, l’île de Java et le nord de Sumatra contre le grand Est indonésien, certaines régions urbaines de l’Inde contre les États ruraux, etc.

Le refus de la péréquation des richesses remet en cause la solidarité nationale qui maintient encore les territoires de ces puissances dans le même désir de vivre ensemble. L’exemple de la Chine, où la question sociale a été déléguée aux autorités locales à la suite du démantèlement du système de protection sociale attaché aux entreprises publiques, est un test intéressant. La construction du système de caisses au niveau local, sans péréquation des fonds prélevés ni universalité du régime, soutient l’essor d’un « localisme » reflétant l’égoïsme des villes riches des régions évoquées ci-dessus[13].

Cet éclatement de la cohérence nationale s’aggrave lorsque des pôles d’attraction étrangers viennent reconfigurer les territoires autour d’eux : les fortes connexions avec les États-Unis dans le cas nord-mexicain ou encore le dynamisme chinois pour l’Extrême-Orient russe en sont des exemples. Enfin, le clivage socioterritorial peut recouper celui des conflits séparatistes, ethnonationalistes, et les deux, sans être exclusifs, peuvent par la même occasion se renforcer. Ainsi en est-il dans le sud mexicain où la révolte zapatiste conteste un modèle politique et économique ; dans le sud-est de la Turquie, qui est aussi la zone d’insurrection kurde ; dans l’est de l’Arabie saoudite où les chiites se considèrent comme les oubliés de la prospérité ; en Indonésie, où les Timorais et les Papous ont rejeté le modèle centralisateur ; au Cachemire, région en retard ; ou encore dans le Nord-Caucase, le Tibet, le Xinjiang, etc. Or, les nouvelles puissances s’appuient à la fois sur un fort sentiment nationaliste, sur une faible canalisation du mécontentement local dans le jeu institutionnel et sur une réponse essentiellement sécuritaire et brutale aux demandes d’autodétermination des minorités (y compris dans le cas de la démocratie indienne). On peut donc considérer que les clivages demeureront vifs pendant de nombreuses années encore.

B — La politique de ces puissances comme facteur de désordre

L’observation de la dynamique entre les nouvelles puissances et les autres permet de constater que le refus de la coopération globale conduit à l’instauration de sphères d’influence. En effet, la coopération dans le cadre des institutions globales (ifi, omc ou onu) constitue un levier de puissance lorsque le potentiel de cette dernière est encore incertain. Dès lors, le multilatéralisme est un instrument privilégié par plusieurs de nos puissances émergentes. Mais les règles, imposées avant leur avènement, les placent souvent devant un dilemme. Elles peuvent alors préférer jouer la carte de l’hégémonie régionale, ce qui aboutit à fragmenter l’espace mondial en différentes unités aux principes et valeurs divergents.

Les constructions régionales vs les organisations à vocation universelle

La construction régionale est un espace cohérent, notamment parce qu’elle représente un espace plus tangible que l’espace universel[14]. Cependant, il serait un peu rapide de considérer les organisations dites globales comme se calquant sur le modèle européen, ne serait-ce que parce que certaines d’entre elles sont des systèmes unipolaires qui inévitablement assurent la suprématie d’une puissance régionale. Ce qui est conçu comme un modèle de coopération et de relations égalitaires ressemble fort à une sphère d’influence institutionnalisée : cei, saarc, mercosur, par exemple. Les petits États tentent alors d’ouvrir le cercle pour bénéficier d’une rivalité entre deux ou trois puissances : c’est le choix fait par les États d’Asie centrale qui incluent la Chine dans une organisation a priori dominée par la Russie (Organisation de coopération de Shanghaï).

Les espaces de sens ne sont pas tous structurés par des organisations internationales, et vice versa. Dans le premier cas de figure, les petits États peuvent craindre l’hégémonie des grandes puissances émergentes qui organiseraient la conduite des affaires à leur profit. La formation d’un espace sud-est asiatique repris en main par la Chine – on fait allusion aux nombreuses initiatives chinoises tendant à laisser les États-Unis sur la touche – montre comment la coopération régionale permet de redéfinir l’espace de la politique internationale autour d’une puissance émergente au détriment des États-Unis. Celle de la mer Noire est également intéressante : elle symbolise le retour de la politique internationale à l’âge classique, celui d’un jeu d’échec brutal où les petits doivent se raccrocher à la protection d’un grand pour survivre : il n’est guère envisageable de construire une organisation de la Mer noire qui ne verrait pas les intérêts russo-turcs prédominer. Mais, dans ce jeu où environnement, trafics illégaux, flux d’hydrocarbures, et réseaux islamistes sont des questions intéressant toute la région, l’Union européenne est en perte de vitesse, les États-Unis dans une position ambiguë, et la Russie dans une démarche conquérante. Face à l’occidentalisation et à l’imposition de ses normes, l’alliance entre la Turquie et la Russie pourrait structurer l’espace de la mer Noire selon une autre logique.

Le mercosur, quant à lui, peut paraître offrir un modèle plus coopératif. Pourtant, les partenaires du Brésil se plaignent du fait que l’organisation d’Amérique du Sud est déséquilibrée et sert surtout de levier à la puissance brésilienne, notamment face aux États-Unis (projet de zone de libre-échange des Amériques) et de l’Union européenne (commerce international, en particulier sur les marchés agricoles). Les intérêts du géant latino-américain passent avant ceux de la collectivité, comme ses partenaires ont pu en faire l’expérience lors de la dévaluation de la monnaie brésilienne.

Les nouvelles sphères d’influence

De la construction régionale polarisée à la sphère d’influence, il n’y a guère de distance. Pour le moment, la plupart des puissances régionales sont encore hésitantes à mener une véritable politique de sphère d’influence. Seule la Russie considère la souveraineté de son « étranger proche » (les anciennes républiques de l’Union soviétique) comme relevant d’une souveraineté limitée, en tous cas soumise à un droit de regard de Moscou sur leurs relations extérieures.

La Russie agit selon des cercles concentriques, dont le premier est constitué par l’« étranger proche », véritable zone réservée qui provoque des heurts lorsque l’Union européenne ou les États-Unis lui disputent cette prédominance. Le second cercle dessine une zone d’intervention pour des sujets privilégiés, notamment dans le monde slave : en Europe orientale, la protection de la Serbie ou encore les liens privilégiés entre milieux politico-mafieux de la Bulgarie et de la Russie, construits à la fin du communisme en sont une illustration. Cette implication se traduit par des intérêts économiques, notamment par le biais de l’arme énergétique.

Ailleurs, l’histoire a formé des liens différents, d’abord parce que les puissances étudiées ici sont plus récentes, et parce que les moyens de la puissance ne sont pas toujours suffisamment efficaces. La politique chinoise en Asie centrale est encore balbutiante, et se heurte à celle de la Russie. L’Inde, de son côté, a échoué à établir une influence durable sur la Birmanie ou sur le Sri Lanka (échec de son intervention armée). La Turquie n’avait pas les moyens de s’implanter durablement en Asie centrale (échec du pantouranisme), mais elle surveille le Kurdistan irakien[15], occupe illégalement Chypre-Nord, joue la carte de l’influence au sein des minorités musulmanes et turques de Bulgarie.

Refus de la mise en oeuvre de normes qui lui semblent imposées par l’Occident, redéfinition de la coopération dans un sens hégémonique, faiblesse mais discours radical… Plus que ce rétablissement des sphères d’influence, c’est la politique « de puissance », c’est-à-dire de son exercice nu et brutal lorsque la fin prend le pas sur les moyens, qui caractériserait ce fonctionnement des relations internationales. Chacune de ces puissances émergentes agit selon son style et ses moyens. Cet usage éventuel de la force présage de l’émergence de conflits potentiels.

Les paris des puissances du 2e cercle : Iran

L’Iran a été souvent présenté comme un État hétérodoxe, hors norme, qu’une idéologie radicale avait mis au ban de la communauté internationale[16]. Or, il est peut-être avant tout une puissance régionale classique, utilisant tous les ressorts de la puissance pour s’imposer dans un environnement contrôlé par les États-Unis.

Cet État ne respecte pas les nouvelles normes. Il n’hésite donc pas à utiliser les divers réseaux d’influence, s’appuyant sur des mouvements politiques et des États renégats pour affronter les puissances occidentales. Il a ainsi trouvé un relais à travers certaines organisations palestiniennes comme le Hezbollah ou des groupements chiites dans le golfe persique. L’arme idéologique est sans doute moins efficace que ce qu’elle était dans les années 1980, mais certains analystes prophétisent déjà un « arc chiite » au Moyen-Orient[17], susceptible de contester la domination de la majorité sunnite dans la région. Par ailleurs, l’arme énergétique assure la survie d’un système économique fragile et soumis à embargo. Enfin, l’expérience militaire acquise durant la guerre contre l’Irak vient renforcer une puissance militaire déjà non négligeable.

On reproche à l’Iran de chercher à acquérir l’arme atomique… la belle affaire ! Cette accusation se bute, comme chaque fois, contre la réalité du système de non-prolifération, qui applique une inégalité de principe entre ceux qui ont acquis la bombe au bon moment (c’est-à-dire avant la signature du traité de non-prolifération) et les autres. L’Iran, comme d’autres puissances moyennes (Pakistan, Inde, Israël) va acquérir la bombe et d’autres suivront ses traces[18].

Les autres puissances de second rang ne parviennent généralement pas à additionner ces différents atouts, c’est pourquoi le défi iranien représente un événement majeur de la scène politique internationale d’aujourd’hui. Toutefois, les limites de sa puissance se dessinent alors que le consensus occidental, appuyé sur l’alliance russe de circonstance, pourrait faire plier Téhéran. La capacité iranienne à remettre en cause le système régional dépend de la résistance de sa société et de son économie. Or, la première est traversée par de vigoureux courants de contestation qui se nourrissent de l’état lamentable de la seconde. Sa seule solution passe par une alliance avec les autres puissances émergentes contestataires de l’ordre actuel, pour certaines avides d’hydrocarbures, comme la Chine et la Russie[19].

L’Inde : l’imparfaite maîtrise de la réaction

La politique de puissance menée par l’Inde n’a pas encore suscité beaucoup de réactions dans les pays développés. Pourtant, la conjonction du nationalisme, de la croissance économique et de la persistance d’un grave contentieux avec le voisin pakistanais devrait provoquer un peu d’inquiétude. Le pouvoir pakistanais, fragile, pourrait perdre le contrôle des extrémistes et se laisser entraîner dans une confrontation avec l’Inde (multiplication des attentats en Inde, reprise des opérations de guérilla au Cachemire, voire opération des jihadistes contre les zones frontalières de l’Inde stricto sensu). Un renversement du régime pakistanais, loin d’être improbable, ouvrirait la voie à un pouvoir aventurier. Or, le pouvoir indien est loin d’être stable et imperméable à un contexte de provocations. Le précédent de 1999-2001 montre qu’il pourrait s’emparer de la rhétorique nationaliste. En réponse à ces agressions pakistanaises, une multiplication des pogroms antimusulmans, comme ceux qui ont ensanglanté l’Inde il y a quelques années, envenimerait encore la situation[20]. Par ailleurs, la situation difficile que connaissent parfois les musulmans favorise l’essor de l’islamisme indien.

La vigueur du sentiment national est sans doute difficilement évaluable, mais force est de constater que la confiance en soi de l’élite indienne, nourrie par la réussite économique et l’alliance avec les États-Unis, éloigne l’Inde du modèle pacifiste que nous avions l’habitude de connaître. La possession de l’arme atomique (1998) est complétée par une certaine autonomie dans la gestion du nucléaire civil, confortée par l’accord américano-indien de 2006[21].

La Chine : derrière le discours se voulant rassurant, un État très ambitieux

La Chine est sortie du peloton des puissances régionales parce qu’elle aspire à jouer un rôle global, tous azimuts, en intervenant sur tous les sujets, que ce soit sur les questions monétaires, l’environnement, l’aide à l’Afrique, etc. Pourtant, cette puissance globale demeure fragile, et elle compense cette fragilité en plaçant le régime sous les auspices du nationalisme. Ce dernier, loin de n’être que rhétorique, finit par provoquer des tensions avec le voisinage et devrait nous questionner sur le futur de la politique étrangère chinoise. Pékin considère toujours Taïwan comme une entité rebelle qui justifie le surarmement de la zone. Ensuite, la Chine s’est lancée dans une politique d’influence sur les divers continents, afin de sécuriser ses approvisionnements. Toutefois, cette politique finit par se justifier elle-même, comme la juste expression de la course au rang, comme le retour de la Chine en tant que grande puissance mondiale. La Chine a fortement pénétré le continent africain en prenant à contre-pieds la démarche européenne, qui visait à moraliser les relations et à établir des critères raisonnables pour l’attribution de l’aide ou de l’annulation de la dette. Dès lors, peu importe le pedigree du dictateur africain que l’on va soutenir, pourvu qu’il serve de relais à l’influence chinoise. Un retour aux riches heures du néocolonialisme, en quelque sorte…

Les tensions avec les États-Unis se sont aggravées ces dernières années. Au-delà du conflit commercial et du contentieux sur les taux de change, la concurrence stratégique inquiète Washington. La Chine désire ardemment devenir une puissance militaire crédible, et son budget de la défense a sensiblement augmenté ces dernières années. Encore trop faible pour affronter le géant américain, la Chine est déjà un adversaire redoutable pour d’autres concurrents, comme le Japon, l’Inde, ou encore la Russie en Extrême-Orient et en Asie centrale.

La Russie, l’exemple achevé

Mais, au fond, l’avant-garde de cette nouvelle catégorie d’États demeure la Russie, que tout à la fois son histoire, son héritage, la nostalgie et son potentiel poussent vers la recherche du rang. Si sous Eltsine, elle avait vécu l’heure de l’impuissance recouverte du voile de la rhétorique, elle renoue désormais avec la puissance, pour le moins en apparence. L’arme atomique, la rente énergétique, le nationalisme, et un pouvoir fort : tout y est. La politique du rapport de force et du chantage a montré que la realpolitik était de retour, et que les contingences qu’entendait lui opposer la communauté internationale ne tiendraient pas longtemps : Ukraine, Biélorussie, Géorgie ont déjà subi l’épreuve de force avec Moscou. L’Ouzbékistan ne résisterait pas longtemps s’il sortait de la démarche prudente adoptée jusqu’ici – or, son dictateur Islam Karimov désapprend la prudence au seuil de sa vie.

Moscou ne maîtrise pas encore les subtilités du soft power, ses réactions sont brutales et mal dirigées, la force parle plus souvent qu’il n’est nécessaire. Face à une dégradation économique et sociale dans le nord du Caucase dont il est – en partie – responsable, le pouvoir russe s’engage dans le cycle répression-rébellion qui ne semble pas, à l’heure qu’il est, régler la question[22]. La Russie, refusant d’admettre que le régime des potentats locaux constitue la source de l’insurrection, continue d’incriminer les réseaux islamistes internationaux qui, s’ils ne sont pas absents, profitent surtout d’un terreau favorable.

Ailleurs, elle entretient les conflits gelés – Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie. Elle reprend pied dans son étranger proche, en s’implantant dans le tissu économique, acquérant ainsi des participations dans le secteur local de l’énergie, contrôlant les réseaux de distribution, usant des divers leviers d’influence, et notamment ceux rapprochant les milieux des services spéciaux et de la criminalité transfrontalière. Son influence dans les Balkans résiste, celle en Asie centrale se renforce, et l’Europe de l’Est prend peur – elle se rallie à l’otan et au principe du bouclier antimissile. Les relations entre l’Ouest et l’Est se sont nettement refroidies depuis le milieu des années 2000. La Russie ne veut plus apparaître comme une puissance faible, elle retrouve le ton des tsars du xixe siècle, mais les fondamentaux de la puissance sont encore bien limités. La Russie de 2008 est peut-être plus proche de celle de 1905 que de celle de 1812.

Conclusion

Les nouvelles puissances suivront vraisemblablement des voies assez différentes, compte tenu de l’hétérogénéité de cette catégorie, que nous ne voulons pas nier. Toujours est-il que, unies par des caractéristiques communes, elles marqueront des points sur la scène internationale dans les prochaines années ; pourtant, leur influence croissante dans les relations internationales sera un facteur d’instabilité, et certaines d’entre elles connaîtront sans doute des crises à moyen terme.Face à leur essor, l’Occident semble plongé dans un désarroi résigné et fasciné, tout en étant divisé sur ce que doit être la puissance et son usage. Ne sachant définir l’intérêt vital d’une nation et d’une communauté internationale, l’État développé peine à imaginer une stratégie. Les Européens et les États-Unis divergent dans leur réponse. Les premiers, arguant d’une prétendue politique étrangère européenne, envisagent la stabilité par la normalisation, et cette dernière au moyen de l’intégration, de la coopération, de l’incitation et finalement de l’interdépendance entre les économies et les sociétés. Les États-Unis, qui ont renoué avec une approche en partie « réaliste », dénoncent une menace plus immédiate, réagissent plus brutalement tout en se montrant cynique dans leurs alliances de circonstance. L’amplitude des résultats est plus affirmée, sans qu’il soit pourtant raisonnable de penser qu’ils pourront continuer à dessiner un système international au sein duquel nombre de nations vivent l’heure de la revanche.