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Bertrand Badie est sans conteste la plus grande figure des Relations internationales (RI) de ces trente dernières années en France. « Converti » aux RI après la chute du mur de Berlin (Paquin et Hatto 2018 : 39), il les a enseignées à Sciences Po Paris, sous une forme ou sous une autre, jusqu’à sa retraite en mai 2018, un demi-siècle après y être lui-même entré en tant qu’étudiant (Poupart et Vittot 2018). Il leur a également consacré une oeuvre foisonnante avec, en moyenne, la parution d’un ouvrage de RI tous les deux ans, entre la publication du Retournement du monde (Badie et Smouts 1992) au début des années 1990 et celle de son dernier livre, Inter-Socialités (Badie 2020). Il est temps aujourd’hui de dresser un bilan (nécessairement provisoire, tant sa passion pour les RI et sa productivité semblent inaltérables) sur l’oeuvre de l’internationaliste français le plus influent de sa génération (voir également Allès et al. 2018a). C’est là tout l’enjeu de ce numéro Forum, et notamment de débattre, avec bienveillance mais sans complaisance, de son influence à l’étranger, en réunissant pour l’occasion d’anciens doctorants (Elena Aoun, Nicolas Lemay-Hébert, Stéphane Paquin et moi-même) et un compagnon de route de longue date (Richard Ned Lebow), tous évoluant hors de France.

I - De l’État aux sociétés

C’est au début des années 1990 que Bertrand Badie entreprend ce que Stéphane Paquin appelle dans ce Forum « son virage internationaliste » (2019 : 206). « Il y a eu une rupture extrêmement marquante lors de la chute du Mur et la fin de la bipolarité », expliquait récemment Badie (dans Poupart et Vittot 2018 : 266). Non seulement les paradigmes existants n’ont pas été en mesure de prévoir la fin de la guerre froide, mais ils ont surtout été incapables d’en analyser les conséquences. Le monde a changé et les RI ont besoin de nouvelles grilles de compréhension. Les approches positivistes et rationalistes qui considèrent l’État comme acteur unique du système international ne suffisent plus. Né aux RI à la faveur d’un « moment transnationaliste » au début des années 1990 (Bertrand et Grosser 2018) et parfois qualifié (à tort et de manière un peu simpliste) de « Rosenau français », Badie s’intéresse d’abord à la crise de l’État nation, dont il avait déjà commencé à contester l’universalité dans les années 1980 (Badie 1987). C’est donc presque naturellement que l’auteur de Sociologie de l’État (Badie et Birnbaum 1979) se penche sur ce qu’il considère comme une crise du système inter-étatique. Il publiera tour à tour Le retournement du monde (avec Marie-Claude Smouts, 1992), L’État importé (1992), La fin des territoires (1995), et Un monde sans souveraineté (1999). Comme nous l’explique très justement Stéphane Paquin, le spécialiste de la sociologie des relations internationales s’inscrit dans la continuité du spécialiste de la sociologie de l’État et de la sociologie comparative (2019 : 206). Si ces trois types de sociologie forment les piliers de l’oeuvre de Bertrand Badie (Charillon et Colonomos 2018 : 237), c’est bien l’échec de l’universalisation d’un État occidental confronté à l’extraordinaire essor d’acteurs « libres de souveraineté » (Rosenau 1993) qui en constitue le fil conducteur (Paquin et Hatto 2018 : 25). « Les véritables conséquences de l’universalisation accélérée de l’État occidental, à la faveur de la décolonisation », confiait Badie plus d’un quart de siècle après la publication de L’État importé (1992), « ont été toute une série d’effondrements d’États, puis de nations, et quantités de manifestations d’une atrophie pathologique des liens sociaux associatifs et horizontaux » (dans Poupin et Vittot 2018 : 268).

C’est justement à l’analyse des pathologies du système international que va rapidement se consacrer Badie. Selon ses propres mots, il s’est « tourné ensuite vers toute une série de symptômes nouveaux du jeu international » (dans Poupin et Vittot 2018 : 267). Badie se fait de plus en plus durkheimien. De l’échec de l’universalisation de l’État occidental au manque d’intégration sociale qui en découle, « la dialectique entre Max Weber (et son interprétation) et Émile Durkheim prendra progressivement plus de place dans [ses] travaux » nous explique Nicolas Lemay-Hébert dans ce numéro (2019 : 256). Badie lui-même le confie : « Plus j’avance en âge, plus je comprends que Durkheim est vraiment mon maître » (dans Poupin et Vittot 2018 : 272). Il consacrera désormais son oeuvre à l’analyse de l’intégration sociale à l’échelle internationale et à son pendant, l’anomie. Il dédiera alors une série d’ouvrages à ce qu’il analyse comme des pathologies du système international, tels que L’impuissance de la puissance (2004), Le diplomate et l’intrus (2008), La diplomatie de connivence (2011) ou encore Le temps des humiliés (2014). Comme nous l’indique Richard Ned Lebow dans ce forum, Badie « [approfondit] les aperçus de Durkheim sur la société internationale, là où s’inverse la relation entre la société et les unités qui la composent » (2019 : 222). Et c’est bien la rencontre des sociétés à l’international, et notamment des sociétés extra-occidentales – dans Nous ne sommes plus seuls au monde (2016) et Quand le Sud réinvente le monde (2018), par exemple –, qui anime ses travaux récents. D’ailleurs, il l’avoue volontiers, il a peut-être, dans un premier temps, « trop misé sur la transnationalité triomphante et fonctionnelle face à l’internationalité et surtout face à l’inter-socialité… [et] préfère aujourd’hui parler d’inter-socialité plus que de transnationalité » (dans Poupart et Vittot 2018 : 271).

II - Un penseur « à la française »

Il est peut-être encore un peu tôt pour affirmer que s’est formée, ou se formera un jour, une véritable « École française des Relations internationales » autour des travaux de Bertrand Badie (Paquin et Hatto 2018). L’avenir nous le dira. En revanche, il est d’ores et déjà évident que Badie est bien, comme il l’écrivait lui-même de Raymond Aron, un penseur des relations internationales « à la française » (Badie 2005). Il est même aujourd’hui la figure de proue de cette sociologie des relations internationales qui fait la spécificité des RI en France (Battistella 2012), et dont Raymond Aron et Marcel Merle ont été les précurseurs (Friedrichs 2001 : 126 ; voir également Badie 2005 : 10 ; Bertrand et Grosser 2018 : 42). Il est par ailleurs indéniable que cette approche, que l’on peut qualifier de dominante dans l’hexagone aujourd’hui (Paquin et Hatto 2018 : 20), connaît un rayonnement international bien au-delà des frontières françaises. Dans le cours qu’il a donné pendant près de vingt ans, intitulé « Espace mondial », Bertrand Badie a introduit des milliers d’étudiants du monde entier à ce qu’il appelle lui-même une french touch des Relations internationales (Bigel et Crépin-Leblond 2017)[1]. Il a par ailleurs guidé, conseillé et influencé plusieurs générations de doctorants en RI qui, pour beaucoup, perpétuent son approche en France et à l’étranger. Enfin, ses travaux, qu’il a été invité à présenter dans tous les recoins du globe, ont été cités des milliers de fois à travers le monde (voir notamment Paquin et Hatto 2018 : 20).

Seul bémol, s’il faut en trouver un, à ce rayonnement international, l’oeuvre de Badie, également en cela très française (Cornut et Battistella 2013), reste bien moins influente aux États-Unis qu’elle ne l’est dans le reste du monde, et notamment en Europe. Son dernier livre, nous explique-t-il dans ce Forum, exprime d’ailleurs « [son] étonnement et parfois [sa] révolte face aux courants dominants qui ont structuré les Relations internationales, à partir notamment des États-Unis, pour essaimer ensuite de par le monde » (Badie 2019 : 287). Cet ouvrage, Rethinking International Relations (Badie 2020b), il reconnaît d’ailleurs l’avoir « volontairement écrit en anglais » (Badie 2019 : 287). Ultime tentative de prouver aux internationalistes mainstream (et donc américains) qu’ils sont dans l’erreur ? On peut le penser. C’est en effet toute la sociologie des relations internationales de Badie qui s’inscrit en faux contre les paradigmes dominants de la science politique américaine, qu’il a toujours considérés bien trop simplistes pour expliquer la complexité de l’espace mondial. Pour lui, cette « fièvre positiviste et quantitativiste, rationaliste et naïvement universaliste » nuit même à la compréhension du monde.

A contrario, l’approche de l’internationaliste français est bien trop multidisciplinaire, multiscalaire, hyperpluraliste, et multidéterministe pour ceux qui cherchent à dégager des modèles simples à même d’expliquer le fonctionnement de l’ensemble du système international. Les tenants des approches positivistes qu’il dénonce (parfois un peu à l’excès) cherchent avant tout à donner des réponses ; ils ne peuvent s’accommoder de théories qui considèrent que « [les] relations internationales doivent beaucoup au hasard » (Badie 1999 : 7). Et pour cause, quand Badie s’efforce d’intégrer la culture et l’histoire à l’étude des sociétés, « préférant l’analyse sociologique des transformations de l’espace mondial aux prismes paradigmatiques » (Allès et al. 2018b : 7), c’est par souci de « poser les bonnes questions » (Badie 2019 : 289). Pour lui, c’est d’ailleurs là que réside tout l’intérêt d’introduire la sociologie, « réconciliée avec la politique comparée » dans l’analyse des grands enjeux internationaux (ibid.).

Reprocher à l’oeuvre de Bertrand Badie l’absence d’explications monocausales (ou même causales) à l’évolution du système international, c’est faire un mauvais procès à l’auteur : d’une part, parce qu’il existe, dans ses travaux, des facteurs explicatifs forts (l’échec de l’universalisation de l’État occidental, par exemple) ; d’autre part parce que ce qui fait la puissance de son oeuvre, c’est justement d’introduire la complexité dans l’analyse tout en maintenant une formidable cohérence d’ensemble permettant de « rendre intelligible le désordre mondial » (Durand et Minassian 2018). C’est d’ailleurs « l’énigme de la diversité de l’espace mondial » (2019 : 296) qui est mise en exergue par les contributions de ce numéro thématique, écrit Bertrand Badie en réponse aux auteurs. Il s’agit bien d’une énigme, nous dit-il, car « la pluralité historique, culturelle, économique et sociale que nous observons couramment semble au premier chef incompatible avec l’unicité du système international et susciter une tension permanente dans la production même de la mondialisation » (ibid.). Résoudre cette énigme, telle est peut-être toute l’ambition de ses travaux en Relations internationales.

III - Contributions au forum

Dans un premier temps, ce numéro Forum revient sur la genèse de la sociologie badienne des relations internationales. Stéphane Paquin analyse tout d’abord l’apport de la sociologie historique comparative de Bertrand Badie à ses travaux en RI. Il montre en particulier comment Badie a « importé » certaines des idées qu’il a développées dans ses travaux en sociologie de l’État et en sociologie politique comparée pour former sa sociologie des relations internationales. « Cette importation d’un champ disciplinaire dans un autre », explique Stéphane Paquin, « représente l’une des contributions majeures de Bertrand Badie à l’étude de la sociologie des relations internationales » (2019 : 206). L’auteur insiste en particulier sur certains éléments de continuité particulièrement importants dans la pensée de Badie : l’apport de l’histoire et de la culture dans l’analyse des faits sociaux (et donc de la politique qui est toujours, chez Badie, d’extraction sociale), et ce qui en découle, sa critique de la transculturalité des concepts et de l’universalité des pratiques sociales. Paquin en conclut notamment que ce sont ces apports qui permettent à Bertrand Badie d’adopter une perspective critique des paradigmes dominants au début des années 1990 et qui constituent donc en grande partie l’originalité de son oeuvre.

Richard Ned Lebow se penche ensuite sur ce qu’il considère comme les « racines intellectuelles » (2019 : 203) de Bertrand Badie, à savoir les travaux de celui que l’internationaliste français considère comme son maître, Émile Durkheim. L’auteur ne cherche pas ici à discuter directement des thèses de Badie ou de ses apports aux RI ; il s’attache plutôt à « [revisiter] la compréhension qu’avait Durkheim de la société moderne… pour examiner la société internationale contemporaine » (ibid. : 223). Ce faisant, Lebow se fait plus badien que Badie. Il s’intéresse tout particulièrement au concept (durkheimien) de solidarité, qui constitue selon lui (et pour Badie bien évidemment), un concept clef de l’analyse des relations internationales contemporaines et permet (une fois de plus) de dépasser les analyses trop restrictives proposées par les approches mainstream. Si Durkheim ne s’est pas lui-même penché sur l’analyse de la société internationale, « [le] maître tient son rôle », comme le dit Badie dans sa réponse, « lorsqu’il guide l’élève vers les bonnes questions » (ibid. : 292). Ces questions, qui « portent sur la coopération autant que sur le conflit, et considèrent la première comme la norme et le second comme la pathologie », sont « essentielles pour l’avenir de l’ordre international », conclut Lebow (ibid. : 244).

Dans un deuxième temps, ce forum fait place à deux contributions que l’on pourrait qualifier de « badiennes » dans leurs analyses, nous incitant ainsi à amener un début de réponse positive à la question de savoir si les travaux de Badie ont propension à « faire école » (Allès et al. 2018b : 12). Dans la première, Nicolas Lemay-Hébert s’intéresse à l’édification contemporaine de l’État (statebuilding). Il distingue une approche webérienne, qui met l’accent sur les institutions gouvernementales, d’une approche durkheimienne (et donc badienne) axée sur la légitimité sociale de l’État et, a contrario, sur la question de l’anomie chère au « maître » français. Selon l’approche de la légitimité sociale, explique Lemay-Hébert, l’effondrement de l’État n’est donc « pas nécessairement lié à l’effondrement institutionnel, mais également, et surtout, lié à l’effondrement de la légitimité de la gouvernance » (2019 : 257), ce qui ouvre la voie aux « entrepreneurs politiques » (et notamment les seigneurs de guerre) qui émaillent les travaux de Bertrand Badie[2]. Cette approche, conclut l’auteur, qui fait la part belle au contexte sociétal (et donc à l’histoire et à la culture), est « plus compatible avec une sociologie des relations internationales “à la française” qu’une science politique néo-webérienne “à l’Américaine” » (ibid. : 258). En d’autres termes, elle est typiquement badienne.

Dans la dernière contribution à ce numéro spécial (avant la réponse de Bertrand Badie aux auteurs), Elena Aoun applique l’un des grands concepts sociologiques badiens de ces dernières années, l’humiliation comme pathologie des relations internationales contemporaines (Badie 2014), aux pratiques des puissances occidentales au Moyen-Orient (au sens large). Partant du postulat (badien) que les paradigmes dominants des RI peinent à expliquer les développements politiques récents au Moyen-Orient, l’auteure combine la sociologie durkheimienne des relations internationales de Bertrand Badie à une perspective postcoloniale. La première aide à la compréhension des différentes pratiques d’humiliation utilisées par les grandes puissances occidentales (et notamment les États-Unis) dans la région (rabaissement, déni d’égalité, relégation et stigmatisation) ; la seconde permet de passer outre le « syndrome de Westphalie » dont souffrirait l’internationaliste français (2019 : 270) – et dont il se défend, quoique de manière peu véhémente, dans sa réponse – et de « mieux appréhender la systématicité des usages de l’humiliation au Moyen-Orient » (ibid. : 271). Aoun conclut en ouvrant sur deux impératifs chers à l’internationaliste français : celui de la prise en compte de l’altérité (voir notamment Badie 2016) et celui de l’intégration sociale, qui a toujours guidé sa sociologie des relations internationales.

Enfin, comme indiqué précédemment, ces quatre contributions sont suivies d’une réponse de Bertrand Badie aux auteurs, dans laquelle il revient sur les principaux sujets abordés dans le forum, et qui caractérisent son oeuvre (la dialectique Weber/Durkheim, les apories de la puissance, le rejet de l’universalisme, l’irruption des sociétés sur la scène internationale, ou encore la question de l’intégration sociale), mais aussi sur certains auteurs qui l’ont inspiré (Durkheim bien sûr, mais aussi Mitrany, Tilly ou Geertz). Badie s’appuie également sur ces contributions pour élargir le propos et se pencher de manière plus approfondie sur les thèmes qui ont animé ses réflexions les plus récentes (et qui sont donc moins abordés dans ce numéro), mais toujours dans la droite ligne du reste de son oeuvre, et en particulier le concept d’inter-socialité. Et de conclure : « [la théorie de l’intégration] suggère de décaler la méthode suivie par les internationalistes, d’une approche trop strictement inter-gouvernementale vers la prise en compte des multiples relations inter-sociales, implicites et explicites, qui pèsent sur l’ordre mondial et que j’ai nommées, dans mon dernier livre, “inter-socialité” » (2019). La boucle est bouclée.

IV - Un « témoin de son temps »

Universitaire atypique, éclectique et anticonformiste, qui se félicite lui-même de « [siéger] parmi les non-inscrits » et admet être « fasciné » par l’individualisme critique de Georges Brassens (Poupart et Vittot 2018 : 277), Bertrand Badie marquera son époque. S’il a toujours rejeté les paradigmes dominants, occidentalo-centrés et universalistes, c’est parce qu’il considère qu’ils ne mettent pas « l’Homme et l’humain véritablement au centre de la réflexion » (Bigel et Crépin-Leblond 2017). Invité à s’exprimer dans les médias, il s’évertue toujours à « déconstruire l’air du temps et diversifier les regards » (Durand et Minassian 2018 : 263). Homme doté d’une culture, d’une intelligence et d’une capacité d’analyse rares, observateur avisé des évolutions de l’espace mondial, Bertrand Badie, c’est peut-être avant tout un « spectateur engagé », comme il l’écrivait de Raymond Aron avant lui, « d’abord témoin de son temps » (Badie 2005 : 3).