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Le professeur Bertrand Badie, aujourd’hui professeur émérite à Sciences Po Paris, a d’abord amorcé sa carrière de chercheur en sociologie politique pour ensuite poursuivre en sociologie politique comparée. Sa thèse de doctorat, intitulée Stratégie de la grève : pour une approche fonctionnaliste du Parti communiste français, ne s’inscrivait pas directement dans le domaine d’études de la politique comparée, pas plus que ses recherches portant sur les cabinets politiques des présidents français (Badie et Birnbaum 1976). Rapidement cependant, Bertrand Badie publie plusieurs livres et articles d’importance sur la sociologie de l’État, et il rédige également de nombreux ouvrages et articles sur le développement politique (Badie [1978] 1994), la culture et la politique (Badie [1983] 1993), mais également sur la politique comparée (Badie 1989, 1992a : Badie et Hermet 1990).

Dans ses travaux en sociologie politique comparée, Badie affine sa pensée sur le plan épistémologique et méthodologique. Il importera par la suite ses idées développées dans le cadre de la sociologie politique comparée dans ses recherches en sociologie des relations internationales. Dans ses travaux, Badie plaide pour un retour de l’histoire, de l’analyse culturelle, pour la prise en considération d’une multitude d’acteurs et de plusieurs niveaux d’analyse. Il est par ailleurs très critique à l’égard des perspectives dominantes aux États-Unis qui, selon lui, tendent à réifier l’État.

Badie conteste également l’idée de mesurer la modernité des pays non occidentaux à l’aune de l’expérience française ou américaine. Il soutient que l’expérience occidentale n’est pas universalisable, que l’idée de la « transculturalité des concepts » qui ferait sens dans tous les ensembles culturels, quelle que soit la période, représente une erreur épistémologique. Il affirme aussi que les pratiques sociales ne sont pas généralisables par essence puisqu’elles sont le produit d’une histoire et d’une culture. Ainsi, pour Badie, il est fondamental de procéder par l’analyse des trajectoires historiques tout en portant une attention particulière au rôle de la culture.

Lorsque Bertrand Badie entreprend, au début des années 1990, son virage internationaliste, les leçons qu’il a tirées de ses travaux en sociologie politique comparée, non seulement ceux traitant de la sociologie de l’État, mais également ses travaux portant sur le développement politique, la culture et la politique, demeurent centrales dans son analyse. Le résultat de cette importation d’un champ disciplinaire dans un autre représente l’une des contributions majeures de Bertrand Badie à l’étude de la sociologie des relations internationales. Ces apports expliquent pourquoi la perspective badienne des relations internationales s’écarte sensiblement des perspectives dominantes des relations internationales de l’époque.

Pour mémoire, selon Alex Macleod, la perspective dominante en Relations internationales aux États-Unis au début des années 1990 reposait sur la synthèse « néo-néo » et sa conception positiviste et rationaliste de la théorie des relations internationales (Macleod 2010 : 28). La synthèse néo-néo signifie une synthèse entre le néoréalisme et l’institutionnalisme néolibéral. Les théoriciens de cette perspective dominante issue de la synthèse néo-néo postulent que l’État nation est l’unité de base, ou du moins un acteur fondamental, du système international. Cette perspective implique que l’État nation s’est largement universalisé autour du globe, et que le système international est une invention des États nations. Dans la synthèse néo-néo, les acteurs transnationaux sont largement laissés de côté dans l’analyse, tout comme la variable culturelle.

Au début des années 1990, les travaux de Badie, y compris ceux coécrits avec Marie-Claude Smouts, divergent sensiblement des perspectives dominantes de l’époque, sur le plan épistémologique et méthodologique (Paquin et Hatto 2018). Selon Badie, la perspective dominante, même si elle tend à être caricaturée dans ses analyses, est incapable d’expliquer les transformations qui s’opèrent sur la scène internationale. Bertrand Badie et sa collègue Marie-Claude Smouts avancent que la transformation de la scène internationale conduit à un « retournement du monde ». Selon eux, les conséquences de ce retournement sont si fondamentales que la communauté de chercheurs en Relations internationales doit revisiter les principaux concepts et théories de la discipline. Ce changement de paradigme explique pourquoi les internationalistes de Sciences Po Paris parlaient de « nouvelles relations internationales » vers la fin des années 1990 (Smouts 1998).

Même si, à première vue, le coeur de la contribution de la perspective badienne en sociologie des relations internationales porte sur l’accélération des relations transnationales favorisées par la mondialisation, la lecture attentive des travaux de Badie depuis Le retournement du monde qu’il a publié en 1993 avec Marie-Claude Smouts nous montre également que les thèmes chers à Badie dans ses travaux en sociologie politique comparée ont également une place centrale dans son oeuvre. En effet, sa conception de l’État et sa vision de l’apport de l’histoire et de la culture ont toutes deux une place centrale aux côtés de la progression des relations transnationales et de la mondialisation.

L’objectif de cet article est d’exposer l’influence de la sociologie historique comparative de Bertand Badie sur le plan épistémologique et méthodologique, notamment sa conception de l’État, du rapport à l’histoire et du rôle de la culture dans ses travaux en sociologie des relations internationales. Dans un premier temps, nous présentons les principaux travaux de Bertrand Badie sur l’État en sociologie politique comparée pour ensuite montrer l’influence de ces travaux sur sa sociologie des relations internationales. Dans second temps, nous présenterons les travaux de Badie sur le rôle de l’histoire et de la variable culturelle en sociologie historique comparative pour, par la suite, analyser l’influence de ces variables sur ses travaux en sociologie des relations internationales.

I – L’État dans la sociologie historique comparative et des relations internationales badienne

Le premier ouvrage marquant de Bertrand Badie sur la sociologie de l’État paraît en 1979. Ce livre, que Badie a rédigé avec Pierre Birnbaum, est fondateur dans la sociologie badienne de l’État puisque plusieurs conclusions de l’ouvrage seront reprises dans les travaux subséquents de Badie. Dans Sociologie de l’État, Badie et Birnbaum proposent d’abord une relecture des travaux classiques sur l’État de Marx, Durkheim et Weber. Le questionnement fondamental des auteurs est de savoir si l’État est la seule forme possible de « centre politique » dans les sociétés modernes.

Ils se posent la question de savoir si l’État s’est adapté à l’ensemble des sociétés, notamment face à la réaction ou au réveil des « cultures » locales. En somme, l’État comme construit social est-il universel, donc le produit de « l’Histoire », ou bien est-il le produit d’une histoire singulière ? Dans leur livre, les auteurs soutiennent que l’État moderne s’est développé dans les sociétés où les structures féodales ont résisté au développement du capitalisme et à l’industrialisation. En fonction des histoires, cette évolution conduit à divers types d’État : l’État français et prussien pour le modèle bureaucratique, et le modèle « sous-étatisé » pour la Grande-Bretagne et les États-Unis. Dans ce livre, Badie et Birnbaum critiquent ouvertement les auteurs qui commettent l’erreur de généraliser à partir de diverses études réalisées dans les années 1960. Badie et Birnbaum mettent déjà en garde contre les théories à « prétention universelle » qui ont pour effet de réifier et de généraliser l’État.

Dans Les deux États, publié en 1986, Bertrand Badie poursuit ses recherches sur la sociologie historique comparative de l’État en s’intéressant à la construction de l’État en Occident et en terre d’Islam. Dans ce livre, il poursuit sa réflexion sur les rapports entre l’État et la société. Encore une fois, il conteste l’idée de l’État issu d’un processus universel. Il écrit en introduction : « [l]a réflexion sociologique a longtemps été dominée par l’hypothèse d’une modernité universelle, généralisant en tous points du monde l’expérience occidentale du développement » (Badie 1986 : 9). Il poursuit plus loin ainsi : « […] le changement politique en monde musulman, comme partout hors de l’Occident, était interprété en termes de retard comblé ou creusé, de capacités insuffisantes ou de développement prometteur, de décalque réussi ou de détours dangereux » (1986 : 9). C’est cette conception de la sociologie comparative que critique Badie. Il préconise plutôt de recourir à l’analyse historique ou à la sociologie historique comparative. Il écrit : « [r]especter l’histoire, raisonner enfin en termes de trajectoires historiques de développement, n’oblige nullement à aller jusqu’à dissoudre entièrement le concept de modernité politique » (1986 : 10).

Dans Les deux États, Badie mène une analyse comparative de deux ensembles culturels, celui de la culture islamique et celui de la culture chrétienne romaine. À partir de ces points de départ, Badie cherche à expliquer l’avènement de la modernité. Pour lui, les transformations politiques à l’extérieur du cadre occidental, et particulièrement dans le cadre musulman, prennent des formes si diverses qu’il faut éviter de les étudier à partir de la grammaire et du registre occidentaux. Il faut davantage s’intéresser à la pluralité des modes de développement politique et étatique. En effet, en terre d’Islam on ne peut parler de système politique unifié. Dans la trajectoire ottomane, kémaliste ou encore dans celle du nassérisme, les processus de la modernisation n’ont pas culminé avec la construction d’un État moderne à l’occidentale en rupture avec la société traditionnelle. Bref, le modèle « occidental » n’est pas universel : on doit plutôt penser en termes de pluralité des modèles étatiques.

Dans L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique paru en 1992, Badie s’intéresse cette fois à l’importation de modèles étatiques occidentaux dans les pays du Sud. Pour Badie, les pays du Sud, même après les processus d’indépendance, ont continué d’importer des modèles politiques issus des pays développés, par exemple les structures étatiques, le système de justice, le parlementarisme, etc. Les pays du Sud sont en effet demeurés dans une logique de dépendance politique et culturelle même après leur indépendance. Contrairement à la vision très économiciste de la théorie de la dépendance ou de la théorie centre-périphérie d’Immanuel Wallerstein par exemple, Badie soutient que la dépendance s’effectue avant tout par l’État et la culture. Cette importation de modèles étatiques conduit à une convergence des intérêts des élites du Sud avec ceux des pays du Nord. Les élites du Sud maintiennent cependant des pratiques patrimoniales en politique locale dans le but de rester au pouvoir, alors que dans leurs relations avec l’extérieur elles maintiennent leur pays dans une logique clientéliste avec les pays du Nord.

Encore une fois, Badie critique dans ce livre les conceptions trop simplistes de l’État, car le monde contemporain connaît une grande diversité de dynamiques étatiques et sociales. Dans certains pays, les élites choisissent de copier le modèle occidental alors que dans d’autres, elles font le choix inverse et érigent des institutions en réaction aux modèles occidentaux. En fin de compte, selon Badie, en raison de l’imposition d’un registre culturel différent, la greffe de l’État n’a globalement pas fonctionné. L’échec économique et politique de l’État importé ainsi que la frustration qu’éprouve la société à qui on impose des modèles étrangers ont conduit plusieurs pays non occidentaux à projeter leurs frustrations à l’interne, mais également à l’international. Pendant la guerre froide, ces échecs n’ont pas beaucoup marqué l’actualité, mais depuis, ils sont au coeur des problèmes internationaux.

Lors de son virage internationaliste du début des années 1990 qui débute avec L’État importé, mais surtout avec le Retournement du monde qu’il a rédigé avec Marie-Claude Smouts, Badie confronte les théories des relations internationales à ses travaux en sociologie comparative. Selon Badie, la théorie dominante, issue de la synthèse néo-néo, s’appuie sur le postulat selon lequel l’État nation est l’unité de base, ou du moins un acteur fondamental, du système international. Cette théorie implique que l’État nation s’est largement universalisé autour du globe. Le système international est ainsi une invention des États nations. Badie s’inscrit en faux face à ces idées.

Pour Badie et Smouts, le retournement du monde s’explique par la crise de l’État nation provoquée par la montée en puissance des acteurs transnationaux qui remettent en cause « l’unité de base du système international », c’est-à-dire l’État lui-même. La crise de l’État nation conduit à une crise de cet ordre international qui est le produit des États nations. Par conséquent, pour Badie, les concepts et théories portant sur la souveraineté (Badie 1999, 2020), les territoires (Badie 1995, 2020), la puissance et l’hégémonie (2006, 2019, 2020), qui sont les concepts clés de la théorie dominante, sont de plus en plus inadéquats pour expliquer et comprendre les relations internationales contemporaines. La crise de l’État nation est le fil conducteur de la sociologie internationale badienne.

Les relations transnationales sont définies par Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts comme étant « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle ou à l’action médiatrice des États » (Badie et Smouts 1999 : 66). Avec la multiplication des relations transnationales, la scène internationale est divisée entre le monde des États et le monde « multicentré ». Le monde des États est un monde relativement codifié, réglementé et formé d’un nombre fini d’acteurs reconnus par les membres légitimes de la société internationale (Badie 2020 : 71 : Rosenau 1990). C’est à ce monde que s’intéressent les théoriciens de la théorie dominante. Le monde multicentré est, pour sa part, composé d’un très grand nombre d’acteurs internationaux largement autonomes par rapport au monde des États. Les organisations non gouvernementales, les multinationales, les entrepreneurs identitaires et religieux ou les mouvements migratoires appartiennent à ce registre, et c’est l’ouverture vers ce monde qui distingue le plus l’approche de Badie des travaux dominants aux États-Unis. L’irruption des sociétés dans le jeu international reste sous-théorisée, pour ne pas dire ignorée, dans la perspective dominante (Badie 2006 : 12-13 :  2020 : 56-69).

La conséquence de ce retournement du monde est que l’hypothèse d’un monde d’États nations « ne tient plus » selon Badie et Smouts ; « du moins est-elle sérieusement ébranlée » (Badie et Smouts 1999 : 12). Rupture importante avec la perspective dominante : l’État n’est pas l’acteur fondamental des relations internationales. Ainsi, du point de vue des acteurs pertinents en relations internationales, les travaux de Bertrand Badie se distinguent par rapport aux perspectives dominantes (Badie 2020). En effet, la sociologie des relations internationales d’inspiration badienne ne repose pas seulement sur les États nations, les régimes et les organisations internationales, comme dans la synthèse néo-néo, mais sur une prolifération d’acteurs potentiellement pertinents en relations internationales. La sociologie badienne des relations internationales est ainsi pluraliste. Il n’y a pas de division entre l’interne et l’externe et tout acteur est un acteur international potentiel en raison notamment du développement des réseaux de communication et de la mondialisation (Paquin et Hatto 2018 : Badie 2020).

En renouant avec ses principales analyses en sociologie historique comparative, Badie affirme que le retournement du monde est moins récent ou moins nouveau qu’il n’y paraît, car « l’État n’a jamais été l’acteur exclusif des relations internationales » (Badie et Smouts 1993 [1999] : 12). La conceptualisation de l’ordre international qui est à la base de la synthèse néo-néo n’a, selon Badie, jamais existé, car l’État nation ne s’est jamais universalisé (Badie 1998 : 44 : Badie 2018 ; Badie 2020 : 27). À l’extérieur du monde occidental, il est même souvent très éloigné de cet idéal-type. En somme, la théorie dominante des relations internationales a réifié l’État et l’a universalisé de façon excessive (Badie 1998 : 46). Cette erreur de diagnostic, qui constitue un postulat de base de la théorie dominante, ne résiste pas à l’analyse rigoureuse ni aux leçons de la sociologie politique comparée.

La crise de l’État nation a des effets largement sous-estimés sur le fonctionnement du système international (Badie 2006 : 14). En raison de la bifurcation de l’ordre international, la société des États perd de plus en plus sa capacité de préserver l’ordre, de gérer les rapports de puissance et de proposer un modèle normatif acceptable par tous. Si ce principe est de plus en plus difficile à défendre en Occident, il est simplement indéfendable ailleurs. Les spécialistes des relations internationales ne sont pas assez attentifs aux particularités historiques de l’État occidental (Badie 1998 : 43). La sociologie badienne est aussi pessimiste quant à la possibilité de créer un ordre international stable et pacifié. L’ordre international tend davantage vers l’éclatement que vers « l’idéal d’une communauté policée ». Pire, selon Badie et Smouts, « le système international est devenu le plus instable de tous les systèmes politiques. Composé d’une infinité d’unités toutes en évolution, il se transforme sous nos yeux sans que l’on sache en dégager les lois ni en tracer le devenir » (Badie et Smouts 1999 : 11-12).

II – L’importance de l’histoire et de la variable culturelle

En 1990, Bertrand Badie fait paraître un manuel de politique comparée avec Guy Hermet. Dans ce manuel, tout comme dans un article de 1989 et un autre de 1992, Badie affine davantage sa pensée sur l’analyse comparative et la sociologie historique, méthode qu’il favorise. Dans ces travaux, qu’il serait difficile de résumer ici en raison du peu d’espace, deux éléments ressortent par rapport à la critique badienne des travaux dominants en sociologie politique comparée et par la suite en Relations internationales : sa critique de la transculturalité des concepts et celle de l’universalité des pratiques sociales (Paquin 2011). Dans les deux cas, le rapport à l’histoire et la variable culturelle sont fondamentaux dans l’analyse.

Le concept de culture utilisé par Badie s’inspire des travaux de l’anthropologue Clifford Geertz (1973) et représente « un système de significations communément partagé par les membres d’une collectivité sociale qui en font usage dans leurs interactions » (Badie 1996 : 71). L’analyse des sociétés modernes nous apprend, selon Badie, que l’hypothèse de normes et de valeurs communément partagées dans un ensemble social est excessive. En effet, cette hypothèse signifie qu’il existe un fort consensus entre les membres d’une collectivité, hypothèse qui nie le pluralisme des sociétés modernes. La culture représente plutôt un ensemble de codes au moyen desquels les membres d’une même culture communiquent et se comprennent. La culture constitue une variable intermédiaire, car elle est une sorte de décodeur qui permet aux acteurs de comprendre le jeu politique.

La question de la transculturalité des concepts représente une difficulté épistémologique qui renvoie à l’idée qu’il est impossible d’écrire en sciences sociales sans utiliser un ensemble de concepts qui s’appliquent de tout temps dans toutes les sociétés humaines (Badie 1992a : 363). Badie soutient qu’en postulant la transculturalité des concepts – tels que ceux d’État, d’autorité, de famille, de révolution, de bourgeoisie, de classe sociale et de nationalisme – le chercheur crée une importante distorsion qui rend périlleuse la comparaison.

Comparer deux objets sociaux en France et en Grande-Bretagne peut encore avoir un sens, nous dit Badie, mais dès lors que l’on élargit la comparaison (et la généralisation) à des sociétés extra-occidentales ou à l’ensemble de l’humanité, la comparaison devient peu crédible. Le problème est le même lorsque l’on compare deux époques très différentes. De plus, affirmer la transculturalité des concepts est très chargé idéologiquement pour Badie, car cela signifie que les différences culturelles et les trajectoires historiques n’influencent pas de manière significative les catégories d’analyse.

Cela dit, Badie n’accepte pas non plus qu’une recherche verse dans le relativisme culturel. En sociologie comparative, l’approche culturelle comporte ainsi également ses pièges. Bertrand Badie et Guy Hermet concèdent qu’il est difficile d’ériger « la culture en variable explicative, puisque le propre du culturel est d’être en situation d’interaction, en même temps producteur et produit de l’action sociale. Le risque qu’encourt le comparatiste est d’oublier cette dualité ou, du moins, d’être tenté de l’éluder en faisant de la variable culturelle l’explication de l’écart constaté entre deux types de construction du politique » (Badie et Hermet 1990 : 33).

Un autre problème fondamental de l’analyse comparée repose sur l’idée de vouloir écarter l’histoire et les cultures afin de pouvoir créer des théories à prétention universelle, c’est-à-dire de postuler l’universalité des « pratiques sociales ». L’acceptation de ce postulat donne alors la possibilité au comparatiste de dépasser la simple description synchronique de deux ou plusieurs objets sociaux et lui permet de prétendre à la généralisation ou à l’universalisation de sa recherche.

Les premiers théoriciens de la modernité, les développementalistes « classiques » que critique beaucoup Badie, ont développé à l’extrême cette méthode comparative (Badie [1978] 1994). Même si les spécialistes de la modernité ont aujourd’hui affiné leur théorie, elle était à ses débuts très fortement marquée par une conception évolutionniste de la société. Lourdement influencés par la révolution béhavioriste, les premiers développementalistes, que ce soit Robert Dahl, David Easton, Edward Shils, Lucian Pye, Samuel Huntington ou Gabriel Almond, envisagent le changement comme un processus inhérent à toute société (Badie [1978] 1994). Ils suggèrent donc implicitement qu’il existe dans toutes les sociétés un processus de mutation progressif doté d’un point de départ et d’un point d’arrivée. Ce processus implique ainsi des étapes de la transformation sociale. La société traditionnelle est le point de départ de la société moderne. Elle suivra ainsi, dans la perspective développementaliste classique, un processus de développement, marqué notamment par une différenciation continuelle des éléments de cette société. Les pays les plus développés sont évidemment les pays occidentaux.

Pour Badie, ces postulats des développementalistes classiques sont vulnérables. Le noyau dur de la théorie est démenti par les faits et résiste mal à la critique épistémologique. Le changement social est envisagé comme étant quelque chose d’inévitable ou d’universel. La croyance excessive en ce postulat marginalise le rôle de la culture, des stratégies des acteurs et de l’histoire (Badie et Hermet 1990). Les différences culturelles, lorsqu’elles sont jugées importantes par le chercheur, sont souvent minimisées, car on postule alors que plus la modernisation se développe, plus les différences culturelles s’estompent : elles n’interviennent donc plus comme une variable explicative d’importance. Ainsi, si la différence culturelle est importante, elle est appelée à disparaître.

Cette vision théologique de l’histoire n’a pas résisté aux transformations des pratiques sociales, car au lieu de se rapprocher du modèle « universel occidental », selon la logique développementaliste, les distances qui séparent les pays occidentaux des pays qui ont acquis leur indépendance politique après la guerre n’ont cessé de s’agrandir (Badie 1992b). S’il est juste de dire que les pays africains ou arabes ont largement importé les institutions et certaines pratiques de pays occidentaux après leur indépendance, ils ont, depuis, construit leurs propres pratiques sociales, économiques et politiques qui ont fait apparaître des processus qui ne cadrent pas avec l’idée d’un alignement sur une modernité politique occidentale (Badie 1992b). Le changement historique ne confirme donc pas l’existence d’une matrice occidentale sur le registre évolutionniste (Badie 1986).

L’idée que les sociétés progressent d’une société de type traditionnel multiforme vers une modernité uniforme qui serait assimilable aux sociétés occidentales contemporaines auxquelles on attribue des caractéristiques communes – industrialisation, urbanisation, sécularisation, libéralisme, matérialisme et individualisme – est remise en question par l’échec de l’importation des modèles étatiques et sociaux de l’Occident (Badie [1978] 1994).

Supposer, comme le font les premiers modernistes, que les pays en voie de développement suivent la même trajectoire que les pays développés est un postulat très chargé idéologiquement. En effet, cette façon de voir les choses comporte, pour Badie, le risque de légitimer des régimes politiques qui bafouent les droits fondamentaux de la personne. Puisque les pays développés ont connu, à un stade ou à un autre de leur développement, des formes de dictature ou d’autoritarisme, on risque de conclure que la dictature est un phénomène « normal », voire nécessaire. Cela risque d’excuser, pour le chercheur, la violation systématique des droits de la personne (Badie 1992a : Badie et Hermet 1990).

Les théoriciens de la modernité, première mouture, marginalisent également le rôle des acteurs. L’image dominante était alors celle d’acteurs écrasés par le poids des structures de l’économie et de la société dans la pure logique économiciste. Ces auteurs ont une forte réticence à considérer que les acteurs sont capables de développer des stratégies et de les mettre en pratique. Pourtant, ceux-ci peuvent être des modernisateurs ou peuvent adopter une attitude défensive ou de survivance. Le rôle et les stratégies des acteurs occupent une place importante dans le processus de changement historique selon Badie (Badie [1978] 1994).

De plus, il existe plusieurs trajectoires historiques vers la modernité, et ce, même au coeur des sociétés occidentales. Badie s’appuie sur Barrington Moore (1969) pour conclure que plusieurs trajectoires historiques peuvent expliquer l’émergence de la démocratie ou de la dictature. Une série de causes ne provoque pas les régimes dictatoriaux et une seconde série, la démocratie. La force de Moore réside dans le fait de procéder par rationalisation a posteriori de ses études de cas. En somme, il n’existe pas une seule trajectoire vers la modernité, mais bien des trajectoires différentes vers une modernité multiforme. La modernité française est bien différente de la modernité américaine, par exemple sur le plan de la sécularisation de la société (Badie 1992b).

Dans ses travaux en sociologie des relations internationales, Badie poursuit sa critique des théories à prétention universelle. Selon Badie, avec le retournement du monde, l’essor des relations transnationales et la mondialisation, l’État perd de plus en plus de son contrôle sur les individus, ce qui affaiblit davantage les allégeances citoyennes. Les individus s’identifient alors de moins en moins aux États nations. Selon Badie et Smouts, le nouvel ordre international tend à démultiplier et à complexifier « à l’infini » la production des particularismes. Le modèle national a de plus en plus de difficulté à s’universaliser, provoquant alors un « éclatement des allégeances » qui conduit à une atomisation de l’ordre international. Les auteurs mettent aussi en garde contre la tentation de réifier de façon illusoire les cultures de façon à ce que les analyses dressent une carte mondiale des cultures ou des nations. L’éclatement des allégeances rend cette fiction indéfendable. Le retour des cultures vient menacer dans son universalisme la souveraineté de l’État. Badie et Smouts écrivent :

Là où l’hypothèse d’un ordre rationnel légal universel confrontait l’idée d’une communauté faite d’États capables de se comprendre, d’obéir aux mêmes normes, de promouvoir les mêmes règles, la culture introduit particularisme et relativisme. En projetant sur la scène internationale la diversité des significations, issue d’histoires sociales différentes et irréductibles les unes aux autres, le facteur culturel consacrait déjà la revanche des sociétés réelles et concrètes sur un ordre étatique demeurant somme toute assez abstrait.

Badie et Smouts 1999 : 65

La culture représente ainsi un facteur fondamental pour comprendre le jeu international, facteur qui était ignoré par la théorie dominante du début des années 1990. Puisque le monde est composé de cultures très diverses, il est ainsi illusoire de postuler, comme le fait parfois la théorie dominante aux États-Unis, que les acteurs du jeu international sont « rationnels » et qu’il est possible de mobiliser la théorie des jeux pour comprendre et expliquer les relations internationales (Badie 2020 : 3).

Ainsi, les acteurs des relations internationales de par le monde possèdent des représentations de la scène internationale qui peuvent se révéler déterminantes dans la définition de leurs choix stratégiques et qui sont en grande partie liées à leur propre culture et à leur histoire singulière. La représentation des acteurs de la scène internationale est fondamentale pour comprendre le jeu international. Pour qu’une recherche soit valide, il faut « tenir compte du sens particulier que chaque acteur confère aux catégories fondamentales du jeu international » (Badie et Smouts 1999 : 27). En effet, chaque culture possède un système de sens particulier. De ce fait, confrontées au même enjeu, les cultures n’ont ni les mêmes compréhensions, ni les mêmes classements, ni les mêmes priorités. Ainsi, pour Bertrand Badie, les approches rationalistes sont donc à proscrire en Relations internationales. En ce sens, Badie est un constructiviste avant l’heure et un précurseur de la sociologie politique internationale avant son adoption des approches critiques (Badie 2020).

Conclusion

Lors de sa « conversion » à l’étude des relations internationales au début des années 1990, Bertrand Badie a remis le transnationalisme au centre de l’analyse en y ajoutant ses recherches en sociologie politique comparée. L’influence de ses travaux en sociologique historique comparative a fortement contribué à l’originalité de ses travaux en sociologie des relations internationales. Rapport à l’histoire, retour de la culture, sociologie comparative de l’État, refus des théories à prétention universelle, tels sont les thèmes de ses travaux en sociologie historique comparative qui sont importés en sociologie des relations internationales.

Cette importation d’idées provenant du champ de la sociologie politique comparée vient donner à la perspective badienne des relations internationales une forte originalité. Cette perspective est, en effet, en rupture avec l’approche dominante en théorie des relations internationales de l’époque, soit la synthèse néo-néo. La perspective badienne est multidisciplinaire et pluraliste, elle multiplie les niveaux d’analyse, elle favorise une sociologie historique interprétative sur le temps long, et c’est une approche empirique et interprétative axée sur les cultures et les systèmes de sens. Cette perspective serait considérée comme une « approche critique » aux États-Unis, en marge des théories dominantes (Paquin 2013, 2016). Dans ses travaux, Badie remet également en question la validité de la lecture occidentale des relations internationales (Paquin et Hatto 2018). Au final, la sociologie badienne est complexe et ses théories sont tout sauf ces constructions paradigmatiques « élégantes et parcimonieuses » si prisées des théoriciens de l’approche dominante. Cette perspective postule la complexité des relations internationales.