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Avec les États-Unis, la Russie dispose de l’arsenal nucléaire le plus puissant au monde, hérité de l’Union soviétique en 1991 (Arbatov 2019)[1]. L’arsenal nucléaire russe reste tout autant au coeur du statut de grande puissance revendiqué par Moscou qu’il constitue un facteur de parité géopolitique avec Washington. Les arsenaux nucléaires russe et américain sont encadrés par le traité New Start sur la réduction des armes stratégiques qui a été signé par les présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev en avril 2010 pour une durée de dix ans (Kristensen et Korda 2020) et qui a été prolongé pour cinq années supplémentaires le 3 février 2021[2]. Fruit d’un dialogue stratégique russo-américain portant sur le désarmement qui s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 2000, le traité New Start a vu sa pérennité remise en question. Depuis sa signature, Russes et Américains ont en effet marqué une pause sans précédent dans leurs pourparlers sur le désarmement, dont l’histoire remonte à près d’un demi-siècle. En outre, une série de facteurs a fait craindre que, une fois le texte arrivé à expiration le 5 février 2021, il ne soit ni remplacé par un nouveau document, ni prolongé. Le désengagement de Washington des traités internationaux, qu’ils portent sur le désarmement (traité sur les Forces nucléaires intermédiaires de 1987)[3] ou sur le règlement de crises internationales (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou Joint Comprehensive Plan of Actionjcpoa – de 2015)[4] constitue un premier facteur. Les tensions entre la communauté euro-atlantique et la Russie, nées de la crise ukrainienne de 2014 – elle-même étant le fruit de l’accumulation de hiatus entre les Occidentaux et les Russes depuis 1991 –, et la militarisation de la politique étrangère russe qui s’est accompagnée d’une escalade rhétorique entre Moscou et Washington, en est un autre. Enfin, la présentation réalisée en mars 2018 par Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale russe[5] de nouvelles armes nucléaires hypersoniques en développement ou en passe d’être versées aux forces armées de la Russie fait ressurgir le spectre d’une nouvelle course aux armements.

Si le facteur américain reste déterminant dans la posture de dissuasion stratégique russe, il n’est pas pour autant exclusif. La mutation de la conflictualité depuis 1991 ainsi que la prolifération des technologies pouvant conduire des acteurs à acquérir des capacités nucléaires limitées constituent des sources de préoccupation pour Moscou. Face à l’urgence de mettre un terme à l’érosion de ses capacités militaires conventionnelles et compte tenu de ce qui est perçu en Russie comme un désordre international générateur d’instabilité et de conflits (Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie 2015), la Russie a choisi de se prémunir en lançant un vaste programme de modernisation de ses forces armées au début des années 2010. Les résultats ont été visibles dès 2014 en Crimée, lors des opérations ayant conduit à l’annexion de la péninsule, et un an plus tard en Syrie, lors de l’intervention militaire russe. Dans quelle mesure la confiance apparemment retrouvée par le Kremlin dans ses forces conventionnelles est-elle de nature à influencer le seuil d’emploi d’armes nucléaires par Moscou ? Quel peut être l’impact des nouvelles armes sophistiquées présentées par le président Poutine ainsi que celui de la panne du dialogue stratégique russo-américain en matière de contrôle des armements sur le seuil d’emploi (c’est-à-dire l’ensemble des éléments conduisant à la prise de décision par le chef de l’État de recourir au feu nucléaire) d’armes atomiques par la Russie ? Ce qui est certain, c’est que l’atome demeure un facteur déterminant sur lequel la Russie compte plus que jamais pour assurer son statut de grande puissance souveraine qui se trouve être au coeur du projet politique porté par Vladimir Poutine pour son pays.

I – La confiance retrouvée par le Kremlin dans l’emploi de ses forces armées

A – La Russie face aux défis sécuritaires de son environnement géostratégique

À l’époque de la guerre froide, la disproportion entre les forces conventionnelles otaniennes et celles du Pacte de Varsovie était si grande et en faveur de l’Est, que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) – et en premier lieu, les États-Unis – s’en remettait aux forces stratégiques de ses membres dotés pour compenser ce déficit en cas de conflagration, en assumant une posture de première frappe. Après 1991, cette situation s’est quelque peu inversée : l’état de décrépitude de son armée était tel que Moscou comptait sur l’atome pour garantir ses intérêts si un conflit venait à éclater avec l’Otan. Washington, pour sa part, a adopté une posture nucléaire dite « d’ambiguïté calculée » et n’exclut pas la possibilité de recourir au feu nucléaire en premier (Woolf 2019a). Afin de comprendre la perception par le Kremlin de son environnement géostratégique – et en l’absence de la publication d’un Livre blanc de la défense[6] par les autorités russes –, il convient de se référer aux documents stratégiques officiels comme la Doctrine militaire de la Fédération de Russie publiée en décembre 2014[7], la Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie (31 décembre 2015) et le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie du 30 novembre 2016. La lecture de ces différents textes laisse entrevoir un pessimisme lucide exprimé par Moscou. Ce constat est amplifié par la solitude stratégique assumée de la Russie, puissance solitaire ne disposant d’aucun allié sur la scène internationale. Parmi les sources d’instabilité mises en évidence par ces documents stratégiques figure l’agenda de transformation de la politique étrangère des États-Unis (O’Rourke et Moodie 2020). Les « révolutions de couleur » qui ont affecté l’espace postsoviétique lors de la première moitié des années 2000 en seraient, selon le Kremlin, des émanations directes. L’instrumentalisation des droits de l’homme qui serait induit par cet agenda transformationnel – dont les Américains estiment qu’il est le plus à même de garantir leur sécurité (Beebe 2019) – constitue selon le pouvoir russe une source de déstabilisation majeure (Concept de politique érangère de la Fédération de Russie 2016 : 10). Moscou dénonce la duplicité de la communauté euro-atlantique consécutivement à l’accroissement des infrastructures et des capacités de l’Otan aux frontières de la Russie et à l’élargissement de l’Alliance à d’anciens membres du Pacte de Varsovie, qu’elle considère comme une menace (Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie 2015 : 4-5). Les autorités russes critiquent avec virulence la construction, par Washington, d’un bouclier anti-missiles qu’elles perçoivent comme « une menace contre la sécurité nationale » de la Russie (Concept de politique érangère de la Fédération de Russie 2016 : 28-29). Couplé à l’usage de drones, le programme américain de « Frappe planétaire rapide » (ou pgs pour Prompt Global Strike) ainsi que le développement de munitions de précision guidées (ou OGM pour Precision-guided Munitions) peuvent revêtir une dimension stratégique. Vu de Moscou, ces armes sont en effet capables d’infliger des dommages inacceptables sur les infrastructures critiques militaires et économiques du pays dès les premières heures d’un conflit. En ce sens, elle constituent aussi un objet de préoccupation pour le Kremlin depuis plusieurs années (Hoehn 2019)[8].

B – Le programme d’armement 2011-2020 : un objectif de qualité et de juste suffisance

Les difficultés rencontrées par les forces conventionnelles russes ont été illustrées par ses piètres performances lors des guerres de Tchétchénie et durant la guerre russo-géorgienne d’août 2008 (Pukhov 2010). Bien que Moscou soit sortie militairement victorieuse de ce conflit, les opérations ont mis en évidence des carences flagrantes – notamment en matière de soutien aérien (Lavrov 2010)[9] – alors même que les forces déployées intervenaient dans un pays voisin de la Russie. Les insuffisances mises en lumière par le conflit russo-géorgien provoquent l’élaboration d’un plan de réarmement particulièrement ambitieux, conçu sous la direction de l’ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov[10]. Avec un budget de 20 700 milliards de roubles (soit environ 700 milliards de dollars selon le taux de change moyen de 2011), le plan d’armement 2011-2020 envisage de rendre l’armée russe plus moderne, plus professionnelle et plus « agile » (Boulègue et Connoly 2018). Elle doit ainsi être en mesure de faire face aux nouvelles conflictualités et aux défis sécuritaires identifiés par Moscou dans son « proche étranger » – l’ex-espace soviétique – où elle considère que ses intérêts vitaux restent concentrés (Concept de politique érangère de la Fédération de Russie 2016 : 22-25). Tout comme pour les programmes précédents, le budget consacré aux forces stratégiques a été sanctuarisé. En ce qui concerne les forces conventionnelles, c’est la marine qui reçoit l’enveloppe la plus généreuse du programme avec près de 4 700 milliards de roubles, soit un peu moins de 25 % du budget total. Moins avantagées, les forces terrestres et les troupes aéroportées (VDV)[11] reçoivent pour leur part 2 600 milliards de roubles (Boulègue et Connoly 2018). Ce plan a néanmoins dû faire l’objet d’un recalibrage après 2014, après la crise ukrainienne et l’adoption de sanctions, par la communauté euro-atlantique, à l’encontre de la Russie. À ce contexte de tensions s’ajoutent les effets délétères de l’effondrement du prix du brut constaté en 2014-2015[12]. Enfin, la cessation de la coopération militaro-technique entre la Russie d’une part, et l’Ukraine et les industriels occidentaux d’autre part, a aussi posé de sérieuses difficultés au complexe militaro-industriel russe. Elle l’a coupé de l’accès à certaines technologies et à des matériels intégrés sur des plateformes russes (turbines à gaz ukrainiennes pour des frégates, turbines diesel allemandes pour des petits navires lance-missiles, etc.) difficilement remplaçables – en tout cas pas dans les délais souhaités – par des équipements indigènes. En dépit de ces difficultés imprévues, le programme d’armement 2011-2020 a été mené à bien et, à la lumière des interventions russes en Crimée et en Syrie, il peut même être considéré comme un succès. Un bémol peut cependant être mis sur son volet naval, compte tenu des sommes colossales qui y ont été injectées et des retards accumulés dans de nombreux programmes[13]. Au demeurant, les objectifs fixés en matière de plateformes étaient forts ambitieux, tandis que le budget consacré à la flotte devait aussi servir à raviver les capacités de production du tissu industriel naval du complexe militaro-industriel après deux décennies de sous-financement.

Soutenu par un budget de la défense en hausse constante au cours des années 2010 – de 3,6 % du PIB en 2010, les dépenses de défense sont passées à 5,5 % en 2016[14] –, jusqu’à l’inflexion constatée en 2016, le rééquipement de l’armée russe s’est déroulé selon une approche sélective et parcimonieuse. Le débat autour de la stagnation puis de la prétendue diminution du budget militaire russe à compter de 2016 – ce dernier s’établit à 3,9 % du pib en 2019 (Wezeman 2020) – a une portée intérieure en Russie. En effet, après sa réélection triomphale en mars 2018, le président russe a engagé des réformes sociales coûteuses et impopulaires (relèvement de 2 points du taux de tva, rehaussement de l’âge du départ en retraite), qui rendent difficilement justifiables auprès de l’opinion publique des dépenses de défense élevées. À cet égard, les 61 milliards de dollars que Moscou aurait consacrés en 2018 à son armée classent la Russie au sixième rang mondial pour les dépenses de défense (Tian et al. 2018). Au demeurant, étant donné que l’immense majorité des contrats de défense en Russie sont passés en roubles auprès d’industriels nationaux, il convient plutôt d’envisager le budget de défense russe en parité de pouvoir d’achat. Selon cette méthode, il ressort que le budget russe de la défense s’établirait plutôt entre 150 milliards et 180 milliards de dollars pour l’année 2018, autour de 149 milliards en 2019 et probablement 155 milliards en 2020 (Kofman 2019)[15].

C – Les objectifs du plan d’armement russe 2018-2027

Alors que le programme 2011-2020 arrive en fin de course, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou affirmait en décembre 2019 qu’en 2020 l’armée russe serait équipée en matériel moderne à hauteur de 70 % (Tass 2019b). Elle aura en outre été largement professionnalisée au cours des années 2010 : les forces spéciales ont ainsi fait l’objet d’une attention toute particulière et ont bénéficié en 2012 de la création d’un commandement des opérations spéciales (Galeotti 2014). La part des professionnels sur les appelés a été augmentée, le nombre des premiers étant depuis 2015 supérieur à celui des seconds. La proportion de militaires professionnels (kontraktniki) reste la plus forte au sein des unités qui ont vocation à être projetées, comme les forces spéciales, les troupes aéroportées ou l’infanterie de marine – qui doivent être le fer de lance de la nouvelle armée russe (Facon 2016). Le porte-parole du Comité pour la Défense du Parlement russe, Vladimir Chamanov (ancien commandant en chef des vdv) estimait ainsi que, fin 2019, le nombre de kontratniki devrait s’élever à 475 600 hommes, pour une armée russe dont les effectifs s’établissent à 798 000 soldats[16]. Le taux de professionnalisation des vdv doit d’ailleurs atteindre 80 % en 2020, tandis que celui de l’infanterie terrestre devrait être de 60 % (Tass2019a). Fin 2017, Vladimir Poutine a approuvé le nouveau plan d’armement russe 2018-2027 qui dresse les priorités de la Russie en matière d’armement pour la décennie 2020. Si le budget demeure proche de celui du programme 2011-2020, avec 19 000 milliards de roubles, les priorités ont en revanche été revues : la marine est délaissée au profit des forces nucléaires et des forces terrestres (Gorenburg 2017). Le programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (snle) de type Boreï modernisés (Boreï-A) va se poursuivre. En plus des huit unités déjà admises au service actif (4) ou en cours de construction (4), deux autres pourraient être mises sur cale d’ici fin 2020. Ces unités viendront s’ajouter aux six snle de type Delta IV (Projet 667bdrm) de génération antérieure. La composante aérienne de la force de dissuasion nucléaire russe repose sur les bombardiers stratégiques à long rayon d’action Tu-95ms et Tu-160 qui font l’objet d’un programme de modernisation, et qui mettent en oeuvre le missile Kh-101 – à capacité duale[17] – qui remplace le Kh-55. La reprise annoncée de la production en série des Tu-160 à partir de 2021 doit permettre de faire la soudure avec le futur bombardier stratégique pak-da. La composante terrestre de la triade nucléaire russe est regroupée au sein des Troupes de missiles stratégiques – ou rsvn[18] – composées de trois armées et de onze divisions. Les rsvn disposent encore de missiles de conception soviétique, mais qui sont retirés progressivement du service : les ss-18 Satan (rs-20V dans la désignation russe), les ss-19 Stiletto (rs-18) et les ss-25 (rs-12M Topol). De nouveaux missiles balistiques intercontinentaux ont été versés aux rsvn : les ss-27 Mod 1 – une version du Topol dotée d’une tête nucléaire et qui existe en version mobile ou ensilée – et les ss-27 Mod 2 (rs-24 Yars). En remplacement des ss-18 ex-soviétiques, la Russie a développé le missile rs-29 (rs-28 Sarmat), qui doit venir s’ajouter aux rsvn au cours des années 2020 et, au-delà, au début des années 2030. Le Sarmat est censé pouvoir recevoir en guise de charge militaire une des armes hypersoniques présentées par Vladimir Poutine en mars 2018, qui a été baptisée Avangard — j’y reviens plus bas. Un autre projet de missile balistique intercontinental est par ailleurs poursuivi : le Rubezh (rs-26 Yars-M), qui est aussi dérivé du ss-27 (Kristensen et Korda 2020). Néanmoins, ce dernier projet a connu d’importants retards et sa mise en service semble désormais repoussée à la fin de la décennie.

II – La dissuasion nucléaire russe dans le contexte post-2014 : vers un rehaussement du seuil d’emploi ?

A – Origines et objectifs des signaux nucléaires émis par la Russie

Depuis 2014 et la crise ukrainienne, on constate une escalade rhétorique entre responsables russes et américains ainsi que la militarisation des relations entre la Russie et la communauté euro-atlantique. Alors qu’à Washington, on n’a pas hésité à qualifier la Russie de « menace existentielle[19]» , décideurs militaires et politiques russes évoquent occasionnellement, y compris jusqu’au plus haut niveau de l’État, le recours à l’arme nucléaire[20]. En outre, des bombardiers stratégiques russes sont régulièrement interceptés par des chasseurs des pays de l’Otan ou de pays alliés des États-Unis (comme le Japon et la Suède) alors qu’ils approchent – voire pénètrent brièvement – leur espace aérien. Ces signaux nucléaires s’inscrivent dans le contexte de l’après-crise ukrainienne et font redouter un abaissement du seuil d’emploi de l’arme atomique par la Russie. Ils sont en outre venus alimenter un débat qui traverse depuis plusieurs années la communauté des experts internationaux travaillant sur les questions nucléaires au sujet de la réalité du concept russe d’« escalade-désescalade ». Selon ce concept, la Russie pourrait recourir à des frappes nucléaires limitées et sélectives dans le cadre d’un conflit conventionnel local ou régional afin d’empêcher celui-ci de dégénérer en conflagration globale, ou de dissuader d’autres États d’y prendre part. Cette approche repose elle-même sur un autre concept, celui du contrôle de l’escalade, en vertu duquel un belligérant chercherait à acquérir le contrôle du niveau de violence d’un conflit afin de dissuader un autre belligérant de s’y engager plus avant. Autrement dit, en recourant en premier à des frappes nucléaires d’intensité graduée – et donc en acquérant la maîtrise de l’escalade d’un conflit de nature conventionnelle vers un conflit atomique –, la Russie chercherait à pousser ses adversaires à la capitulation, donc à favoriser la désescalade, selon des termes qui lui seraient favorables (Ryan 2020). Cette approche semble faire écho aux principes doctrinaux militaires russes qui accordent une place centrale au stade initial d’un conflit (Bowen 2020). Certains observateurs mettent néanmoins en doute l’existence du concept d’« escalade-désescalade », arguant que la Russie s’en tient plutôt à une doctrine de gestion de l’escalade (« Escalation Management ») (Kofman et Loukianova Fink 2020). En vertu de cette approche, la Russie chercherait à obtenir la désescalade d’un conflit dès sa première phase en dissuadant et en intimidant ses adversaires en les menaçant de leur infliger des dommages sur mesure à l’aide de capacités conventionnelles et nucléaires. La peur sucitée par la possibilité d’être la cible d’un tel usage dosé et progressif de la force ainsi que l’ambiguïté entretenue par le Kremlin sur le seuil d’emploi éventuel d’armes nucléaires suffiraient, selon cette approche, à inhiber la réaction des adversaires de la Russie. Cette dernière obtiendrait dès lors le contrôle de l’escalade du conflit sans avoir à utiliser d’armes atomiques, conflit auquel elle serait en mesure de mettre fin dans des conditions qui lui seraient favorables. Les signaux nucléaires émis par la Russie s’inscrivent dans cette logique de construction de l’ambiguïté et, plus généralement, dans sa posture de dissuasion qui repose sur l’emploi de mesures militaires, diplomatiques, informationnelles et économiques en temps de paix. Pour autant, lors de son intervention au Club de Valdaï en octobre 2018, le président Poutine a tenu à rappeler – en réponse probable à la publication de la nouvelle version de la Nuclear Posture Review américaine – que la doctrine russe n’envisageait pas l’option de frappes nucléaires préemptives (Kristensen et Korda 2020). La Nuclear Posture Review américaine prend en effet pour acquis que la Russie, contrairement à ce que laissent entendre ses documents stratégiques librement accessibles, envisagerait bien un recours limité en premier au feu nucléaire, dans certaines circonstances (Nuclear Posture Review 2018 : 17-18)[21]. En outre, le fait que Moscou développe plusieurs nouveaux programmes d’armes nucléaires a incité certains analystes à supposer que le champ de leur emploi pouvait en réalité aller au-delà de la dissuasion stratégique stricto sensu (Kristensen et Korda 2020)[22].

À cet égard, qu’en est-il de l’évolution de la posture du Kremlin sur la question de l’emploi en premier ? Si à partir de 1982 l’Union soviétique avait clarifié sa position en s’engageant à ne pas recourir en premier aux armes nucléaires (« No first use Pledge »), la Russie postsoviétique avait révoqué cet engagement explicite compte tenu de l’effondrement de ses capacités conventionnelles (Sokov 2019). La Doctrine militaire russe publiée en 2000 envisage la possibilité de recourir à des armes nucléaires dans le cadre d’un conflit régional (Doctrine militaire de la Fédération de Russie 2000), ce qui introduit alors un abaissement du seuil d’emploi, sur fond de sidération des autorités russes face à l’intervention de l’Otan au Kosovo en 1999. Cette crispation de la Russie se ressent en 2003, lorsque des documents officiels commencent à évoquer la possibilité de plans visant à provoquer « la désescalade d’une agression […] à travers la mise en oeuvre de frappes conventionnelles et/ou nucléaires d’intensité variable » (Arbatov 2017). À ces éléments s’ajoute la suspicion que l’armée russe a au moins une demi-douzaine de fois simulé l’emploi d’armes nucléaires tactiques lors d’exercices reproduisant des conflits locaux et régionaux. Au demeurant, les Russes ont seulement admis avoir procédé à des frappes nucléaires factices de ce type uniquement dans le cadre de l’exercice « Zapad 1999 » (Ryan 2020). Plus récemment, la dernière version de la Doctrine militaire russe publiée en 2014 indique, tout comme dans la version précédente datant de 2010, que la Russie se réserve le droit d’employer l’arme nucléaire si elle fait elle-même l’objet, ou si l’un de ses alliés fait l’objet, d’une attaque à l’aide d’armes de destruction massive, ou dans les circonstances où « l’existence même de l’État se trouverait menacé » (Doctrine militaire de la Fédération de Russie 2014 : 12-13). Selon ce texte, la Russie n’envisage donc pas de recourir à ses armes stratégiques afin de réaliser une première frappe, sauf dans le cas de figure exceptionnel où la survie de l’État serait remise en question. Autrement dit, le concept d’« escalade-désescalade » est absent de la documentation stratégique officielle russe. Aussi, à la lumière de l’évolution du contenu des documents stratégiques russes publiés depuis vingt ans portant sur les modalités d’emploi du feu nucléaire, la version de 2014 de la Doctrine militaire de la Russie paraît-elle mettre en évidence un rehaussement du seuil. Ce constat est corroboré par le contenu des Fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire publié le 2 juin 2020. Ce que l’on peut qualifier de « Doctrine nucléaire russe » est le premier document du genre publiquement diffusé par la Russie[23]. La publication de ce texte intervient sur fond de tensions avec la communauté euro-atlantique et alors que Russes et Américains sont en désaccord sur le sort du traité New Start. Reprenant les fondamentaux des passages de la Doctrine militaire de 2014 consacrés au nucléaire, ce document rappelle que la posture de dissuasion stratégique russe ainsi que l’emploi d’armes atomiques par Moscou s’inscrivent dans une approche exclusivement défensive. Il esquisse néanmoins un élargissement des conditions pouvant provoquer l’usage du feu nucléaire par la Russie (détection d’un tir de missile balistique ; attaque cybernétique avérée contre les infrastructures de commandement russes) et un glissement vers l’emploi en premier. Ce document propose enfin un cadre doctrinal pour l’usage à des fins pré-stratégiques des armes non nucléaires stratégiques[24] et des armes nucléaires non stratégiques[25] dont on a constaté la montée en puissance au sein de l’arsenal russe au cours de la décennie 2010 (Delanoë 2020).

B – La dissuasion stratégique non nucléaire russe

Le document de 2014 introduit un concept fondamentalement nouveau par rapport aux versions précédentes des doctrines militaires russes et qui plaide en faveur de l’hypothèse d’un rehaussement du seuil d’emploi : celui de dissuasion stratégique non nucléaire (Doctrine militaire de la Fédération de Russie 2014 : 4, 14)[26]. L’introduction de ce concept coïncide avec l’arrivée dans l’arsenal russe au cours des années 2010 de nouvelles capacités comme les armes stratégiques non nucléaires à longue portée. Il s’agit de missiles de croisière tel que le Kalibr, qui est tiré à partir de sous-marins[27], ou le missile Kh-101, mis en oeuvre à partir de bombardiers à long rayon d’action comme les Tu-95MS[28]. L’emploi dès la fin de l’année 2015 du Kalibr dans le cadre du conflit syrien par sa marine de guerre permet alors à la Russie de rejoindre les États-Unis et la Grande-Bretagne dans le club très fermé des pays capables de mettre en oeuvre ce type de munition. Bien qu’étant dotés d’une charge militaire conventionnelle, ces missiles disposent d’une portée – jusqu’à 2 500 km – et d’une précision qui confèrent à leur emploi une dimension stratégique.

En pratique, dans quelle mesure la dilution de ces munitions dans les capacités de dissuasion russes pourrait-elle contribuer à augmenter le seuil d’emploi des armes atomiques, qu’elles soient stratégiques ou tactiques ? Un article particulièrement éclairant sur ce sujet a été publié en août 2019 dans Voennaya Misl[29], la revue du ministère russe de la Défense. Trois hauts gradés signent un article dans lequel ils explorent comment les armes stratégiques non nucléaires pourraient s’intégrer dans les missions de dissuasion assurées par les forces stratégiques du pays (Sterlin et al. 2019). Rappelons que les documents stratégiques russes distinguent quatre types d’affrontement : conflit armé, guerre locale, guerre régionale et conflagration. Chacun de ces conflits correspond à un échelon d’escalade potentielle ; un conflit armé peut ainsi dégénérer en guerre locale, puis évoluer vers une guerre régionale. À chacun de ces niveaux sont également associées des menaces potentielles, nucléaires ou non, qu’il convient de neutraliser afin de prévenir une escalade. Aussi à chaque conflit correspond une posture de dissuasion adaptée, mobilisant des moyens spécifiques calibrés en fonction de l’intensité de la conflictualité. L’article susmentionné argumente ainsi que, dans cette optique, les armes stratégiques non nucléaires viennent suppléer les armes stratégiques nucléaires et les armes nucléaires non stratégiques dans la posture russe de dissuasion globale. Ainsi, l’intégration des armes stratégiques non nucléaires dans la posture de dissuasion globale – qui s’adresse en premier lieu aux grandes puissances nucléaires – pourrait notamment s’inscrire dans une logique de déni d’accès visant à interdire le déploiement d’éléments du bouclier anti-missiles américain, et plus particulièrement de sa composante navale aegis, près des côtes russes. L’objectif est celui de la préservation du potentiel de représailles de la Russie que le bouclier américain est censé compromettre, d’après Moscou. Ces armes peuvent en outre être mobilisées pour détruire des objectifs ennemis (noeuds logistiques, centres de ravitaillement, infrastructures portuaires, etc.) afin d’affaiblir son dispositif, sans pour autant recourir au feu nucléaire. Ce type de frappe aurait pu être mené tout aussi bien par des armes nucléaires tactiques avant l’apparition dans l’arsenal russe des missiles conventionnels de longue portée. Au niveau de la mise en oeuvre de la dissuasion à l’échelle régionale, les armes stratégiques non nucléaires confèrent à la Russie le potentiel de réaliser des frappes massives avec pour objectif d’obtenir la désescalade d’un conflit, sous réserve qu’il ne soit pas encore entré dans une phase nucléaire. Cet emploi pourrait être envisagé en particulier dans le cadre de conflits régionaux impliquant des puissances régionales non nucléaires, et avoir pour effet subséquent de prévenir l’implication potentielle dans ce même conflit de puissances nucléaires. Il est à noter qu’auparavant ce type de frappes aurait pu être mis en oeuvre à l’aide d’armes nucléaires non stratégiques. Enfin, à l’échelle locale, les armes stratégiques non nucléaires viennent en complément des forces conventionnelles, comme cela a été le cas en Syrie, lorsque la Russie a employé des missiles Kalibr et Kh-101 contre des objectifs désignés comme terroristes.

C – Le rôle accru de la marine de guerre dans la dissuasion stratégique non nucléaire de la Russie

À ce stade de notre réflexion, il est intéressant de souligner le rôle accru joué par la flotte dans la posture de dissuasion intégrant des armes stratégiques non nucléaires. Déjà partie intégrante de la triade atomique grâce aux snle, la marine russe est en outre la détentrice du stock d’armes nucléaires non stratégiques le plus important parmi toutes les composantes des forces armées de la Russie (Kristensen et Korda 2020)[30]. Au cours des années 2010, dans le cadre de la mise en oeuvre du programme d’armement 2011-2020, de nouvelles plateformes de surface et sous-marines ont été versées aux forces navales russes. La flotte de la mer Noire a été particulièrement dotée en nouvelles unités : elle a entre autres reçu six nouveaux sous-marins d’attaque classiques du Projet 0636.3 (type Kilo), trois nouvelles frégates du Projet 11356M et trois petits navires lance-missiles du Projet 21631[31], tous capables de tirer des missiles de croisière Kalibr. Ces bâtiments ont été vus à l’oeuvre depuis 2015 en Méditerranée orientale, dans le cadre de la campagne russe en Syrie, durant laquelle ils ont rempli des missions d’appui feu. Des missiles Kalibr ont par ailleurs été tirés au mois d’octobre 2015 à partir de la mer Caspienne par des petits navires lance-missiles, également en vue d’appuyer les opérations menées par la Russie en Syrie. La dissémination des Kalibr sur des plateformes parfois très légères (environ 800 tonnes pour les unités du Projet 21631) augmente l’ubiquité et la mobilité du potentiel de frappe russe avec ce missile de croisière. En outre, ces nouveaux bâtiments, qu’ils évoluent en mer Noire ou au large de la Syrie, sont couverts par une série de systèmes de défense anti-aérienne (batteries S-300 et S-400), de guerre électronique et de capacités anti-surface (batteries côtières Bastion équipées de missiles de croisière supersoniques Onyx). La combinaison de ces moyens crée un système intégré de défense – les fameuses « bulles » de déni d’accès ou A2/AD[32] – qui entrave la capacité d’action des flottes aériennes et navales de l’Otan (Delanoë 2019). L’érection de ces dispositifs vise à décourager, voire le cas échéant à imposer un coût, à tout adversaire souhaitant entreprendre une action armée contre les territoires qu’ils verrouillent. Déployés en mer Baltique, en mer Noire, au Levant ou en mer Caspienne, ces plateformes peuvent mettre en oeuvre leurs missiles Kalibr qui, compte tenu de leur portée, sont capables d’atteindre des objectifs situés aussi bien au coeur de la masse continentale eurasiatique, qu’en Europe et au Moyen-Orient.

La montée en puissance du rôle de la flotte dans la posture de dissuasion peut être mesurée à l’aune des manoeuvres auxquelles elle prend part. Ainsi, l’observation des exercices stratégiques réalisés par la Russie ces dernières années met en évidence une montée en puissance des tirs de missiles de croisière qui viennent panacher ceux de missiles balistiques intercontinentaux. Cela a été particulièrement le cas lors de « Grom-2019 », le plus important exercice stratégique russe de la période post-1991, qui s’est tenu en octobre 2019. Au cours de ces manoeuvres multi-théâtres, en plus de tester sa triade nucléaire, Moscou a procédé à des tirs de missiles Kalibr depuis plusieurs plateformes navales (rbk 2019a). Toutefois, on note l’absence remarquée de la participation des derniers snle de type Boreï, tandis qu’un snle de troisième génération, le K-44 Riazan, a bien été mobilisé pour cet exercice[33]. La marine russe joue donc un rôle accru dans la posture de dissuasion dans la mesure où elle s’insère de plus en plus dans le volet conventionnel de cette dernière. Cette mission a vocation à perdurer avec la poursuite de l’admission au service actif de bâtiments porteurs du Kalibr en Baltique[34], dans le Grand Nord (frégates du Projet 22350 et sous-marins lanceurs de missiles de croisière du Projet 885M) et dans la flotte du Pacifique (sous-marins du Projet 0636.3, corvette du Projet 20385)[35].

III – Les nouvelles armes de Vladimir Poutine : une monnaie d’échange pour stimuler le dialogue stratégique en panne avec Washington

A – Après le prolongement du New Start, quelles perspectives pour le dialogue stratégique russo-américain sur le désarmement ?

Alors que l’administration Trump manifestait peu d’intérêt pour l’extension du traité New Start au-delà de 2021, Vladimir Poutine rappelait lors de sa conférence de presse annuelle, donnée le 19 décembre 2019, que Moscou se tenait prête à signer immédiatement la prolongation du traité, rejetant ainsi la responsabilité de la panne du dialogue stratégique sur les Américains. Washington, de son côté, était déjà convaincu dans les années qui ont suivi la signature du New Start que Moscou n’était plus intéressée par la poursuite de discussions visant à négocier une réduction supplémentaire des arsenaux stratégiques des deux grands[36]. Cette assomption reposait sur le fait que les forces conventionnelles russes demeuraient en état de crise systémique et que, par conséquent, la Russie ne pouvait dégarnir davantage ses forces stratégiques qui continuaient de jouer un rôle crucial d’égalisateur de puissance face aux États-Unis, mais aussi face à la Chine. Les opérations russes en Crimée et en Syrie sont cependant venues mitiger cette analyse. Vu de Washington, compte tenu de la montée en puissance militaire de la Chine, un nouvel accord sur le désarmement russo-américain présente moins d’intérêt, à moins qu’il ne soit élargi à Pékin (The Wall Street Journal 2019). Aussi, la démarche de l’administration Trump, qui menaçait de se désengager du traité New Start à l’expiration de celui-ci, était-elle donc bien unilatérale, mais dans l’objectif d’obtenir un nouveau traité trilatéral. De son côté, la Chine, qui entretient à dessein le flou sur la réalité de ses capacités militaires stratégiques, a laissé entendre qu’elle jouerait le jeu de la transparence sur son arsenal uniquement si Moscou et Washington optaient sans équivoque pour une doctrine de non-recours en premier à une frappe nucléaire (Arbatov 2019), ce qui est fortement improbable. Elle s’est en outre déclarée prête à se joindre à des pourpalers russo-américains si la Russie et les États-Unis abaissaient le niveau de leurs arsenaux atomiques respectifs au niveau de celui qu’elle détient[37], ce qui là encore paraît totalement illusoire. Au mois de juin 2020, des consultations russo-américaines s’engageaient à Vienne au sujet du contrôle des armements nucléaires entre le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov et l’Envoyé spécial du président américain pour le désarmement (The Moscow Times 2020). Qualifiées de productives par les parties, elles n’ont cependant pas permis de trouver un accord concernant le New Start, et il a fallu attendre l’arrivée de l’administration Biden pour que le document soit reconduit le 3 février 2021, pour cinq ans. Désormais en vigueur jusqu’au 5 février 2026, le New Start donne satisfaction à Moscou dans la mesure où il constitue un élément de la parité géopolitique avec les États-Unis tant recherchée par les Russes. Pour Washington, il s’agit de préserver le cadre sécuritaire avec la principale puissance nucléaire concurrente. Mais se pose la question de savoir comment Moscou et Washington vont mettre à profit les cinq années qui s’offrent à eux. Vont-il opter pour le statu quo ou tenter de forger un nouvel accord en matière de contrôle des armements et, si oui, pourrait-il être élargi à d’autres systèmes d’armes ?

Car il existe bien un objet de discussion qui intéresse les États-Unis : le stock d’armes nucléaires tactiques russes. Ce type de munition n’est encadré par aucun traité international. Après 1991, tandis que les Occidentaux retiraient peu à peu ces armes du service, la Russie continuait d’entretenir et de développer son stock. Moscou refuse toutefois catégoriquement d’inclure ces armes dans les négociations avec les Américains (Woolf 2019b)[38]. Elle a depuis mis l’accent sur le développement d’armes supersoniques et hypersoniques, censées notamment lui conférer la capacité de mettre en échec le bouclier anti-missiles américain.

B – Les armes hypersoniques russes : épouvantails ou armes du « jugement dernier » ?

Lors de son discours prononcé en mars 2018 devant l’Assemblée fédérale, le président Poutine a présenté certaines de ces armes[39], à grand renfort d’images de synthèse. Près de la moitié de l’intervention du maître du Kremlin a ainsi été consacrée à la présentation de ces nouveaux systèmes d’armes sophistiqués qui semblent attester que la Russie a acquis, au moins temporairement, un avantage comparatif sur les États-Unis en matière d’armes hypersoniques[40]. Ainsi, le système nommé Avangard désigne une tête nucléaire capable de mettre en oeuvre un planeur hypersonique à la trajectoire difficilement prédictible et qui peut atteindre une vitesse allant jusqu’à Mach 20. Cette tête est elle-même montée sur un missile intercontinental balistique de type Sarmat. Vient ensuite le missile aérobalistique anti-navires Kinzhal (« dague », en russe) qui dispose d’une portée intermédiaire (de 1 000 à 1 500 km), qui ne serait pas – en tout cas pour le moment – à usage dual, et qui atteindrait la vitesse de Mach 10, ce qui rend son interception impossible. Mis en service fin 2017 dans le district militaire Sud de la Russie, il est délivré depuis les airs par un MiG-31K. Enfin le missile de croisière Tsirkhon qui peut voler à Mach 9 et qui se trouve au stade des essais devrait équiper dans les années à venir des bâtiments de surface et des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière (ssgn). Vu leurs caractéritiques, ces armes ont pour finalité de leurrer et contourner le bouclier anti-missiles construit par les États-Unis. Washington a en effet déployé en Roumanie les missiles intercepteurs de son bouclier qui est censé, d’après les Américains, protéger les Alliés européens. Moscou, pour sa part, considère qu’il entame la crédibilité de ses forces stratégiques, et notamment celle de sa capacité de deuxième frappe.

Le président Poutine a par ailleurs présenté le missile de croisière Burevestnik, qui a la particularité d’être équipé d’un réacteur nucléaire compact, ce qui lui confère une portée quasi illimitée. Cette arme en serait néanmoins toujours au stade des essais et son développement connaîtrait de sérieuses difficultés d’ordre technique (Kristensen et Korda 2020). Enfin, une autre arme disposant d’une propulsion nucléaire a été présentée par Vladimir Poutine : la torpille nucléaire intercontinentale autonome Poséidon, connue également sous le nom de code « Kanyon » ou encore « Status-6 ». Mise en oeuvre par un ssgn modifié (du type de ceux du Projet 949A) ou par un sous-marin nucléaire à emploi spécial (comme le Khabarovsk, en cours de construction), cette dernière serait capable de délivrer une charge atomique à la puissance comprise entre 2 et 10 mégatonnes afin de détruire les infrastructures navales et portuaires de l’ennemi. Quelques incertitudes planent cependant sur le concept d’emploi de cette arme[41]. D’autres systèmes se trouveraient à différents stades de développement, comme le laser de combat Peresvet, le missile nucléaire balistique intercontinental immergé en container Skif ou encore le train nucléaire – ou train Bargouzine. Ce dernier projet serait néanmoins en passe d’être abandonné dans la mesure où il aurait été victime d’arbitrages financiers défavorables.

En accord avec les termes du traité New Start, des inspecteurs américains ont été invités par les Russes en novembre 2019 à observer le missile Avangard déployé au sein d’un régiment dans la région d’Orenbourg (The Moscow Times 2019). Il est prévu que quatre autres régiments soient dotés de missiles Avangard en 2020 (Interfax avn 2020b). En poursuivant le développement de ces systèmes et en favorisant la communication autour de ces armes, la Russie pourrait bien chercher à stimuler le dialogue stratégique avec les États-Unis dans la perspective de prolonger l’existence d’un cadre légal international pour le contrôle des armements.

C – Le facteur chinois : une timide convergence de vue russo-américaine

L’arsenal nucléaire chinois n’est encadré par aucun traité, ce qui laisse à la Chine la possibilité de produire, stocker et déployer autant de missiles nucléaires qu’elle le souhaite. Tout en opposant une fin de non-recevoir aux tentatives américaines de nouer un dialogue stratégique avec eux en matière de contrôle des armements, Pékin a mis à profit la dernière décennie pour développer sa triade nucléaire avec de nouveaux missiles[42]. Cette position de « cavalier libre » en matière de nucléaire stratégique ne peut qu’indisposer la Russie, même si cette dernière n’en fait guère état. Cet inconfort est perceptible dans l’accueil prudemment positif réservé par Moscou à la proposition formulée par l’administration Trump d’inclure la Chine dans un nouvel accord sur le contrôle des armements. Interrogé sur cette initiative américaine, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov répondait que Moscou était prête à prolonger le New Start « sous n’importe quelle condition » (Interfax 2019). La Russie continue de chercher à marquer des points en vue d’arriver avec la « meilleure main » possible lors d’hypothétiques négociations à venir avec les États-Unis sur le contrôle des armements, au-delà du New Start renouvelé. La mise en service de nouvelles armes hypersoniques s’inscrit dans cette logique. L’assistance que Moscou compte fournir à la Chine en vue de la construction d’un radar d’alerte avancée – assistance annoncée par le président Poutine en octobre 2019 lors du forum de Valdaï (The Diplomat 2019) – pourrait aussi entrer dans cette logique. Russes et Chinois partagent en effet une profonde défiance à l’égard du projet américain de bouclier anti-missiles qu’ils estiment, à tort ou à raison, tourné contre eux. Il en va de même concernant la volonté manifeste de Washington de mettre sur pied une force stratégique spatiale, dont la réactivation du Space Command en août 2019 pourrait constituer la première étape. À cet égard, une nucléarisation de l’espace par les États-Unis pourrait être de nature à précipiter un rapprochement sans commune mesure entre Russes et Chinois.

Conclusion

L’idée selon laquelle le seuil russe d’emploi de l’arme nucléaire se serait érodé depuis 2014 doit être nuancée. Si les signaux nucléaires envoyés par la Russie depuis la crise ukrainienne ne peuvent et ne doivent pas être ignorés, il convient néanmoins de ne pas perdre de vue les conséquences sur la posture de dissuasion stratégique de la Russie de la modernisation parcimonieuse mais réussie de ses forces conventionnelles qui s’est déroulée au cours des années 2010. Plus mobile, plus agile et rééquipée, la nouvelle armée russe est censée répondre aux défis sécuritaires identifiés par le Kremlin et, en premier lieu, sécuriser et sanctuariser l’espace postsoviétique, toujours perçu comme un glacis protecteur par Moscou. Les succès des forces armées russes en Crimée et en Syrie ont redonné confiance au Kremlin dans leur utilisation, ce qui en soi a déjà une influence sur le seuil d’emploi de l’arme atomique. La mise en service depuis le milieu des années 2010 d’armes stratégiques non nucléaires dans l’arsenal russe et leur dilution dans les capacités de dissuasion constitue un second élément susceptible de rehausser ce seuil. À cet égard, la poursuite par Moscou du développement d’armes hypersoniques vise tout autant à inquiéter ses adversaires qu’à stimuler un dialogue stratégique russo-américain sur le contrôle des armements, en panne depuis de nombreuses années. Ces missiles pourraient, le moment venu, servir de monnaie d’échange avec les Américains dans le cadre d’un nouvel accord qui, au moment où ces lignes sont écrites, paraît encore très hypothétique. Les mécanismes russo-américains de contrôle des armements hérités de la guerre froide font en effet figures de victimes collatérales de la confrontation géopolitique sino-américaine qui semble être une donnée majeure du 21e siècle. Le désintérêt manifesté par les Américains pour la poursuite d’un dialogue stratégique avec les Russes sur le désarmement est le fruit d’une perception dominante à Washington selon laquelle la Russie est une puissance qui, bien que résurgente, n’en est pas moins sur le déclin à plus long terme. Au demeurant, bien que déclinante, elle n’en demeure pas moins menaçante pour une partie de l’élite politico-militaire américaine. Les défis sécuritaires que Moscou semble poser aux États-Unis ont cependant un caractère d’urgence moindre comparés à ceux soulevés par l’ascension fulgurante de la Chine.