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Dans l’Arctique nord-américain, en Alaska, devant l’inefficacité des mesures alternatives d’atténuation des changements climatiques, trois communautés autochtones, Kivalina, Shishmaref et Newtok, ont voté pour se déplacer collectivement sur une nouvelle terre, il y a plus de vingt ans, sans qu’aucune procédure ne soit aujourd’hui finalisée. Elles ont désigné un territoire inoccupé dont elles peuvent acquérir la propriété, à proximité de leurs terres actuelles et présentant des caractéristiques similaires, pour leur permettre de perpétuer leur mode de vie tel qu’elles l’entendent et continuer à se développer en tant que communautés et en tant qu’entités culturelles distinctes. Or, pour Kivalina et Shishmaref, les acteurs fédéraux et de l’État d’Alaska, et plus particulièrement le Corps du Génie de l’armée américaine, n’ont pas soutenu ces choix, ce qui a clos le processus de réinstallation. Concernant Newtok, si la communauté est parvenue en 2003 à négocier un échange de terres avec l’us Fish and Wildlife Service et à obtenir le titre foncier du site de Mertarvik, sa réinstallation n’est toujours pas achevée.

L’analyse des obstacles juridiques et institutionnels que rencontrent les communautés autochtones de l’Arctique nord-américain lorsqu’elles manifestent leur volonté de se réinstaller de manière permanente sur une nouvelle terre témoigne des interactions entre la difficile intégration des particularismes autochtones dans le régime du déplacement environnemental et le refus du gouvernement américain de considérer pleinement les droits qu’elles peuvent revendiquer au titre de l’autochtonie. Ces interactions appellent à établir un parallèle entre la manière politiquement construite de qualifier les déplacements environnementaux et les difficultés du droit à se saisir pleinement des spécificités autochtones dans le déplacement. Ce parallèle repose sur l’absence de neutralité, tant dans la catégorisation juridique des déplacés environnementaux, elle-même liée à la fragmentation des volontés politiques d’y apporter une réponse juridique, que dans la mise en forme juridique des identités autochtones au sein de législations nationales. Plus précisément, l’une rejaillit sur l’autre puisque les communautés autochtones, confrontées à l’absence d’instruments juridiquement contraignants portant spécifiquement sur leur réinstallation climatique et protégeant adéquatement leurs droits, doivent également composer avec des interprétations biaisées de leur autochtonie par le gouvernement fédéral américain, ce qui contribue à perpétuer des logiques de domination et de dépendance qui bloquent la bonne marche des processus de réinstallation.

Il nous faut dès lors appréhender la logique d’exclusion, par le droit et dans la pratique, de la qualité autochtone dans le déplacement. À l’échelle internationale, cette logique d’exclusion se manifeste dans la gestion du déplacement environnemental par les États et les organisations internationales qui, adoptant une approche sécuritaire et réactive, font abstraction aussi bien de sa dimension collective que des enjeux locaux d’adaptation. À l’échelle nationale, cette logique d’exclusion témoigne des asymétries existantes dans les relations que les communautés autochtones entretiennent avec les autorités publiques. Outre une application partielle des droits autochtones, ces asymétries de pouvoir sont exacerbées par l’absence d’un organisme fédérateur de la gouvernance des déplacements environnementaux autochtones pouvant obliger les agences fédérales à collaborer au bénéfice des communautés et par les restrictions statutaires propres à chaque agence. Non seulement les communautés autochtones peuvent se retrouver prises au piège d’une structure bureaucratique descendante et d’une réglementation contradictoire et éparse, mais les exigences législatives auxquelles elles sont soumises pourraient aussi les contraindre à remettre en cause certaines de leurs revendications.

Par conséquent, la question qui se pose est la suivante : comment passer d’une logique d’exclusion à une logique d’inclusion des particularismes autochtones dans la planification et la mise en oeuvre des réinstallations climatiques? La relecture des obligations que suppose la mise en oeuvre du droit à l’autodétermination des peuples autochtones permet de dépasser le rôle passif que les autorités publiques assignent aux communautés autochtones dans les négociations relatives à leur réinstallation, tout en montrant l’importance de ne pas enfermer l’autochtonie dans un carcan juridique qui conduirait à ce que les communautés ne soient plus reconnues comme autochtones en se déplaçant. Les communautés autochtones d’Alaska revendiquent la perpétuation de la communauté en tant qu’entité culturelle distincte et, pour ce faire, elles doivent pouvoir librement décider de leur avenir – leur autodétermination reposant alors sur leur double statut de détentrices de droits spécifiques attachés à leur autochtonie et d’actrices de leur déplacement.

I – La difficile intégration des particularismes autochtones dans le régime du déplacement climatique

A – La marginalisation d’une protection spécifique des peuples autochtones, déplacés climatiques

Ici, la marginalisation renvoie moins à la manière dont les droits autochtones s’inscrivent et s’exercent au sein des marges étatiques qu’aux difficultés de conceptualiser le déplacement climatique dans des référentiels compatibles avec les droits autochtones. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille faire l’impasse sur une réflexion au sujet de la reproduction d’injustices historiques dans la construction fragmentée et hétérogène de la catégorie juridique de « déplacé climatique ». Cette fragmentation (défaut de consensus sur la définition à apporter) et cette hétérogénéité (déterminations politiques qui reposent sur des critères étrangers à la nature du déplacement environnemental) se manifestent dans la multiplicité des approches retenues par les décideurs politiques et les organisations internationales qui tous tendent à problématiser les enjeux soulevés par ces déplacements en fonction de leurs croyances et idéologies politiques et des réponses juridiques qu’ils souhaitent apporter.

S’inscrivant dans l’objectif plus large du contrôle des flux migratoires par les États et tendant à ne considérer que les déplacements transfrontaliers, l’approche dominante est celle de la focalisation sur la sécurité du territoire des États. L’accent n’est mis ni sur le traitement des « causes profondes » du déplacement, ni sur l’intégration des stratégies locales d’adaptation, mais sur les manières d’organiser au mieux une distanciation géographique et juridique du traitement de la migration (Ransan-Cooper et al. 2015). Cette approche, qui tend à considérer les populations déplacées comme exerçant des « pressions » sur les États d’accueil a, notamment, été longtemps privilégiée par l’Union européenne. La première fois que le Parlement a mentionné ce phénomène migratoire, dans une résolution du 28 janvier 1999 (A4-0005/1999), il a affirmé explicitement que « l’apparition de réfugiés dits “environnementaux” […] fait naître une pression directe sur les politiques de l’immigration et de la justice de l’Union européenne […] tout en accroissant indirectement les problèmes de sécurité de l’Union européenne du fait de l’existence de foyers d’instabilité régionale dans d’autres parties du monde ». Désormais, bien que la vision sécuritaire soit toujours très présente, l’Union européenne entend adopter une approche plus normative, avec une volonté d’adapter les instruments juridiques existants afin de protéger les droits des déplacés climatiques (Commission européenne 2013). Ce travail de rattachement à un statut existant est affilié à la recherche d’un statut international protecteur, originellement liée à la qualification de « réfugiés environnementaux », apparue officiellement pour la première fois dans un rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (El-Hinnawi 1985). Outre l’analogie inadéquate qu’elle crée avec la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, cette qualification est réfutée par certaines communautés autochtones. Ce refus concerne l’imposition, de l’extérieur, d’une étiquette qui tend à ne se polariser que sur leur supposée impuissance, voire à l’instrumentaliser en considérant qu’il faut alors prendre toutes les décisions à leur place. Ce n’est pas un rejet de la charge symbolique que porte en soi le terme de réfugié qui peut aider à la reconnaissance d’un besoin spécifique de protection, mais le fait que son instrumentalisation, insistant sur l’idée d’une fatalité indépendante des actions étatiques, puisse masquer tant les compréhensions autochtones des changements climatiques et du déplacement que leurs revendications d’autodétermination (Farbotko et Lazrus 2012). En parallèle, dans le cadre du régime international du climat, les réflexions se sont progressivement concentrées sur la mise à l’ordre du jour politique de la mobilité humaine en tant que stratégie d’adaptation aux changements climatiques (Accords de Cancun 2010). Puisque, implicitement, les individus, considérés isolément, deviennent responsables de leur propre adaptation, cela justifie une assistance réduite des États ou des organisations internationales. Le problème est que ces approches ne tiennent pas compte des particularismes autochtones du déplacement environnemental. Deux explications peuvent être avancées pour rendre compte de cette situation.

La première est liée à la difficulté d’intégrer pertinemment la notion de « communauté » qui ne peut pas être conçue comme la simple addition d’individus agissant en commun pour la réalisation de leurs objectifs particuliers. Elle doit intégrer le fait que les membres autochtones se déplacent au titre du groupe et en vue de la perpétuation du statut autochtone dans un lieu spécifique dont ils revendiquent de pouvoir choisir les qualités et l’emplacement. Continuer à se développer en tant que communauté et en tant qu’entités culturelles distinctes est ainsi considéré par les communautés autochtones de l’Alaska comme une condition sine qua non de toute planification de leur réinstallation (Marino 2012; Marino et Lazrus 2015). Sans remettre en cause ni la portée des droits individuels propres à chacun des membres des communautés, ni la manière dont les droits individuels et les droits collectifs peuvent interagir au sein d’un même groupe, il nous faut donc analyser le traitement juridique de l’existence de la communauté et de droits appartenant à la communauté en tant que telle. La question de savoir si et de quelle manière les communautés sont traitées comme une entité juridique distincte des individus qui la composent en amène une seconde : comment offrir les avantages potentiels de la reconnaissance juridique de la communauté en tant que telle sans modifier sa nature ou porter atteinte à son intégrité culturelle et à sa capacité de fonctionner selon des normes et des institutions qui lui sont propres? Cependant, ces deux questions sont largement absentes des recherches sur la possible détermination d’un statut juridique protecteur, qui se concentrent, de manière abstraite, sur l’individu qui se déplace, seul concerné (Cournil et Gemenne 2010). Par exemple, la possibilité d’une procédure de détermination collective du statut de déplacé environnemental n’est généralement envisagée que par un souci d’efficacité pratique, au regard du facteur numérique, pour des individus qui subiraient le même bouleversement environnemental, sans qu’il soit matériellement possible de traiter leur demande au cas par cas, et non pour un groupe d’individus qui s’identifieraient comme appartenant à une même communauté, elle-même reconnue juridiquement comme telle.

La seconde explication tient au fait que la catégorisation juridique n’est pas un processus neutre. Si elles permettent de s’assurer que les mêmes règles de droit régissent des cas singuliers présentant des traits communs qui permettent de les distinguer d’autres cas, les catégories juridiques ne sont pas simplement descriptives des réalités qu’elles englobent. Elles reposent sur des considérations pratiques qui déterminent le choix de réglementer des situations ou des comportements (Lochak 1992, 1994). Concernant les phénomènes migratoires, les catégories juridiques « ne sauraient être appréhendées comme une technique neutre de découpage et de classement nécessaire à l’édification d’un statut des étrangers » (Barbou des Places 2008 : s.p.); elles répondent à une logique de contrôle des flux migratoires. Les critères utilisés témoignent d’une volonté des pouvoirs publics d’internaliser et de maîtriser une réalité migratoire extérieure à l’État. Les catégories juridiques sont alors construites en référence au pouvoir et dans l’intérêt de l’État concerné, qu’il s’agisse de contrôler ses frontières, d’autoriser ou refuser l’entrée sur son territoire, d’un besoin de main-d’oeuvre particulier avec la création de catégories dites « attractives » ou de distinguer entre les personnes pouvant bénéficier d’une protection et celles qui en sont exclues. Ces considérations pratiques ont une influence sur les effets symboliques de la catégorisation juridique et réciproquement. En s’imposant aux personnes qui en sont l’objet sans que celles-ci participent à leur édification, les catégories leur attribuent une identité juridique voulue impérative mais parfois très éloignée de leurs réalités. Ce décalage se retrouve également dans le processus de labelling mis en évidence par Zetter à propos de l’appréhension institutionnelle de la notion de « réfugié ». Il définit ce processus comme une « manière de faire référence au processus d’établissement des agendas politiques et plus particulièrement à la manière dont les personnes, conçues comme des objets de politique, sont définies au sein d’images “commodes” » (Zetter 1991 : 44). Zetter critique le fait que les réponses et perceptions bureaucratiques de la notion de réfugié soient productrices d’une identité particulière qui se détache de tout contexte culturel, en recouvrant des profils et des parcours très différents sous un même modèle d’application, ce qui renforce les « stéréotypes prédéterminés » (Zetter 1991 : 59). Il dénonce également le fait que ce processus tende à enfermer les personnes concernées dans une position victimaire et de dépendance, en les présentant comme impuissantes, incapables de participer à la formation de leur propre avenir.

C’est également l’argument utilisé par les communautés autochtones lorsqu’elles rejettent le terme de « réfugié climatique ». Ce rejet témoigne de l’usage ambivalent de la notion de « vulnérabilité » dont la définition est loin d’être univoque et dépend des objectifs qui lui sont assignés (Gebre 2016; Blondel 2015). Si l’accent sur leur vulnérabilité aux changements climatiques peut certainement permettre une plus grande prise de conscience des difficultés auxquelles elles sont confrontées, les communautés refusent toute approche essentialiste de leur autochtonie, qui ferait de la vulnérabilité une caractéristique innée ou indissociable de celle-ci. Le risque est celui d’une mise en scène de leur vulnérabilité pour déclencher la protection, finalement appréhendée du point de vue de celui qui édicte la norme, en fonction du point de rupture qu’il estime approprié entre personnes considérées comme vulnérables et celles qui ne le sont pas. Le risque est également de considérer que les autochtones seraient vulnérables par essence aux changements climatiques, ce qui déresponsabiliserait alors les autorités étatiques. Ils ne seraient vulnérables que parce que leur environnement se dégrade, sans considération ni des contextes historiques et contemporains de leur marginalisation au sein de la société dominante, ni de leurs revendications d’autodétermination. Ce risque se conjugue à celui d’aborder la vulnérabilité autochtone seulement par le prisme d’une rupture avec la tradition et, partant, d’une perte d’autochtonie, sans prendre au sérieux tout discours autochtone qui sortirait de ce cadre de référence (Cameron 2012; Whyte 2017). Ainsi les récits occidentaux sur les réfugiés climatiques sont-ils réfutés lorsqu’ils masquent, intentionnellement ou non, leur adaptation permanente aux mutations climatiques, politiques, économiques, etc., qui modèlent continuellement leurs sociétés.

En conséquence, afin que la protection des particularismes autochtones dans le déplacement ne soit pas reléguée à la marge des réflexions portant sur le statut du déplacé environnemental, les revendications d’autodétermination des communautés portent sur les manières de dépasser une approche statique de leur identité et de leurs droits : amélioration de l’accès aux processus décisionnels, interprétation des droits autochtones à l’aune des conditions nouvelles imposées par les changements climatiques, accès aux ressources adéquates dans le déplacement, protection contemporaine des modes de vie autochtones, intégration des règles coutumières relatives à la possession et l’usage des terres et sécurisation juridique d’un titre foncier sur la nouvelle terre, etc. Liant les répercussions des changements climatiques à la manière dont les États restreignent leur autodétermination, les communautés autochtones revendiquent la mise en place de mécanismes formels de participation aux décisions qui les affectent. Or, la situation des communautés autochtones en Alaska témoigne des difficultés de l’entreprise.

B – La fragilisation des droits et des identités autochtones par les politiques de réinstallation climatique

Le terme de réinstallation climatique a été intégré au sein du régime international du climat, dans l’idée que l’adaptation aux changements climatiques passe par une plus grande coordination et coopération des États sur ce type de mobilité (Accords de Cancun, §14 f, 2010). Bien qu’aucune définition ne figure dans les Accords de Cancun, nous pouvons retenir celle donnée par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (hcr), en partenariat avec l’Université de Georgetown et le Projet Brookings-lse, à la suite d’une consultation d’experts qui s’est tenue à San Remo en 2014. La réinstallation planifiée à la suite des changements climatiques est ainsi une « mesure axée sur les solutions, faisant intervenir l’État, dans le cadre de laquelle une communauté (et non pas un individu ou une famille) est physiquement déplacée dans un autre endroit et y est réinstallée ». Cette définition insiste sur le fait que la réinstallation ne peut s’entendre uniquement comme un déplacement physique, mais qu’elle implique un processus formel de rétablissement des populations déplacées sur le nouveau lieu. Puisqu’elle implique expressément la notion de « communauté », elle invite à s’interroger, comme nous l’avons précédemment évoqué, sur la perpétuation de la communauté autochtone en tant qu’unité juridique autodéterminée et non en tant en que simple groupe social sans identité juridique distincte. Elle pose également les questions du consentement et de l’implication des peuples autochtones dans le processus de réinstallation, et ce d’autant plus qu’elle ne précise pas la manière dont l’État doit intervenir. C’est précisément sur ces points que se trouvent les sources de blocages entre les communautés autochtones d’Alaska et les autorités fédérales et de l’État d’Alaska. En effet, en l’absence d’une législation spécifique et d’un organisme fédéral « chef de file » qui pourrait coordonner les actions, actuellement sectorielles et disparates, de la multitude d’agences fédérales et fédérées ayant un rôle à jouer dans la planification et la mise en oeuvre de leur réinstallation (us Government Accountability Office – gao 2003, 2009), les contraintes des communautés sont multiples et interdépendantes.

En premier lieu, ces contraintes résultent des difficultés de collaboration avec les autorités publiques qui se manifestent par les blocages dans le processus de réinstallation pour les communautés de Kivalina et de Shishmaref. Dès les années 1990, elles avaient proposé un territoire spécifique de réinstallation qu’elles considéraient comme étant le plus à même de leur permettre de continuer à se développer en tant que communautés. Ces territoires ont pour particularités d’être inoccupés, proches des terres actuelles, en particulier des zones de chasse et de pêche, et de présenter des caractéristiques similaires (U.S. Army Corps of Engineers – Usace 2006; Mason 1996; Natural Resources Conservation Service – nrcs 2003; ascg Incorporated 2004). Leur revendication d’acquérir une nouvelle terre intègre ainsi une dimension qualitative, les caractéristiques de la terre nouvellement acquise devant garantir la perpétuation de leurs modes coutumiers d’exploitation des ressources naturelles et la continuité des dynamiques relationnelles au sein de la communauté et des coutumes et valeurs qui la portent. Les communautés autochtones d’Alaska ne veulent pas se reconstruire sur n’importe quelle terre, mais sur une terre qui puisse compenser la perte de leur territoire « originel » en leur permettant d’investir matériellement et symboliquement les nouveaux lieux. Or les agences fédérales, et particulièrement le Corps du Génie de l’armée américaine, refusent ou éprouvent des difficultés à intégrer pleinement la signification autochtone des liens entre leur environnement et leur déplacement, comme en témoigne l’exemple de la communauté de Kivalina. L’analyse du Corps du Génie quant à la pertinence de nouveaux sites repose avant tout sur des critères géotechniques, évacuant tous les éléments qui ne peuvent pas être quantifiés techniquement et financièrement (tels que les relations particulières que les communautés entretiennent avec leurs terres). Évaluant ainsi exclusivement les propriétés physiques des terres retenues et la vulnérabilité des infrastructures aux inondations et à l’érosion côtière, le Corps du Génie a rejeté les conclusions autochtones pour retenir d’autres lieux plus éloignés et ne correspondant dès lors pas aux critères de la communauté. La prédominance de l’ingénierie techniciste du Corps du Génie de l’armée américaine a donc marqué jusqu’à présent la fin du processus de réinstallation, la communauté refusant de s’aligner sur les choix territoriaux du Corps du Génie. Or, d’une part, ne pas se préoccuper des questions culturelles ou sociopolitiques, ou ne les reformater que dans des termes purement techniques, peut significativement réduire la capacité des communautés autochtones à s’adapter à un nouvel environnement, selon les conditions auxquelles elles auraient adhéré. D’autre part, cette approche laisse les communautés concernées dans une position passive, en les excluant du processus de décision puisque l’expert saura toujours mieux qu’elles ce qu’il faut mettre en oeuvre pour réduire l’impact de l’aléa climatique et qu’elles ne peuvent de toute façon pas comprendre le langage technique des experts (Thornton et Manasfi 2010; Alexander et al. 2012).

En second lieu, l’absence de politique officielle sur les réinstallations climatiques, et a fortiori d’un encadrement institutionnel du statut autochtone, occasionne la dispersion des responsabilités entre agences, chacune préférant agir selon un programme qui lui est propre et dans le cadre strict de ses missions afin ne pas prendre le risque de devenir responsable de l’ensemble du processus de réinstallation. Puisque les agences agissent de manière isolée, le risque est que leurs actions se retrouvent, à un moment ou un autre du processus de réinstallation, incompatibles, ce qui freinerait alors considérablement l’avancée de ce processus. L’épuisement des communautés devant la très longue durée du processus, sur plusieurs générations, ce qu’elles appellent lost dreams (Glenn Gray and Associates 2010), est alors amplifié par la multiplicité d’interlocuteurs avec lesquels elles doivent composer, d’autant plus lorsque ceux-ci repartent, à chaque fois, pratiquement de zéro ou instituent continuellement de nouvelles conclusions. Non seulement la nouvelle génération doit redécouvrir l’imbroglio des normes, rapports et dispositifs de financements et le fonctionnement des multiples organismes fédéraux et de l’État d’Alaska, mais elle doit également reprendre le leadership sur la marche à suivre pour rétablir le dialogue avec ces derniers. Comme le souligne un membre de la communauté de Kivalina,

[l]e terme que nous avons créé ou utilisé est « fatigue de lutter ». Nous avons discuté et nous avons discuté et nous avons eu des réunions et nous avons discuté encore et encore autour de la réinstallation […]. Parfois, les organismes fédéraux et de l’État d’Alaska enverront quelqu’un de nouveau pour rencontrer la communauté. Ou ils viendront avec une suggestion qui n’est pas acceptable pour la Ville et le Village autochtone de Kivalina, ou le comité de réinstallation […]. Donc, notre peuple est fatigué d’entendre les mêmes choses encore et encore de la part des agences étatiques et fédérales.

Durrer 2011 : 75-76

En outre, ces fonctionnaires connaissent peu les réalités de l’environnement des communautés (visites trop courtes, enquêtes hâtives sur le terrain menées sans la pleine participation et l’engagement des communautés autochtones, lacunes dans la connaissance des réalités quotidiennes comme les horaires de chasse et de pêche, etc.). Aucun tuilage entre les services de deux fonctionnaires n’est institué alors même qu’il permettrait la formation du remplaçant sur la complexité des questions abordées par la réinstallation et sur les cadres de référence culturels et normatifs propres à chaque communauté. Cela permettrait également à ce dernier d’être présenté aux dirigeants communautaires et ainsi d’initier des relations plus stables. En outre, les agences fédérales n’ont pas nécessairement les mêmes critères d’inclusion des particularismes autochtones dans leurs programmes d’aide et, souvent, des contradictions dans l’interprétation des droits autochtones peuvent apparaître. Shearer parle « d’orbite administrative », « les résidents étant amenés à se frayer un chemin à travers une mosaïque de divers programmes et procédures gouvernementaux qui prennent beaucoup de temps et sont souvent insuffisants » (Shearer 2012 : 180). Cela impose une expertise importante pour les communautés puisque, pour chaque demande, elles doivent reprendre tout le dossier en l’adaptant à l’objectif poursuivi par l’agence concernée.

Tout aussi problématique, l’absence de politique fédérale du déplacement environnemental des communautés autochtones justifie l’absence de lignes budgétaires dans le budget fédéral des États-Unis, de même que l’absence de consignes financières. Or, en l’absence d’un plan de financement centralisé, les agences préfèrent ne pas financer les projets d’étape qui relèvent de leur propre compétence. Cette situation d’impasse est exacerbée par le fait que la décision communautaire de se réinstaller implique le désinvestissement financier de l’administration américaine pour la reconstruction ou l’amélioration des infrastructures précaires existantes des villages : « [c]haque fois qu’un village, comme nous, vote pour se réinstaller, tous les fonds fédéraux destinés aux nouvelles cliniques et programmes cessent »; « [n]ous ne savions pas les conséquences que cela aurait sur la communauté lorsque le mot “réinstallation” a été mis dans le bulletin de vote. Cela a stoppé toutes les nouvelles structures dont la communauté avait sûrement besoin » (Herrmann et Keene 2017 : s.p.). Il ne s’agit pas seulement d’un problème de priorisation des financements, mais également d’une méconnaissance par les agences gouvernementales des projets de réinstallation tels que pensés par les communautés autochtones (gao 2003; Shearer 2012).

Il nous faut également mentionner l’inadéquation de la réponse fédérale au problème de l’érosion du territoire des communautés de Kivalina, Shishmaref et Newtok, qui entraîne irrémédiablement la disparation physique progressive de leur territoire et les conduit à déclencher un processus de réinstallation. Depuis 1988, le « Robert Y. Stafford Disaster Relief and Emergency Assistance Act » (Stafford Act)[1] autorise la fourniture d’assistance financière et logistique par le gouvernement fédéral aux États fédérés et aux gouvernements tribaux en cas de situations d’urgence ou de catastrophes majeures déclarées. Le déclenchement de l’aide fédérale est conditionné à l’intervention d’une « Emergency Declaration » ou d’une « Major Disaster Declaration » par le président des États-Unis[2], à la suite des recommandations de la Federal Emergency Management Agency (Fema). Or, pour « l’Emergency Declaration », bien que les critères de définition de la situation d’urgence soient très larges puisqu’ils englobent toute occasion pour laquelle l’aide fédérale serait nécessaire pour sauver des vies, protéger les biens ou la santé et la sécurité publiques, aucune « Emergency Declaration » du président des États-Unis n’a encore tenu compte des changements climatiques et, notamment, de l’érosion côtière (Pettus 2019). En outre, même si les effets de l’érosion venaient à être reconnus comme répondant à une situation d’urgence, l’aide financière octroyée par le gouvernement fédéral ne peut dépasser 5 millions de dollars, ce qui se révèle très insuffisant pour couvrir les dépenses liées au processus de réinstallation des communautés. Pour la « Major Disaster Declaration », le Stafford Act établit une liste exhaustive des catastrophes naturelles pouvant être qualifiées de « catastrophes majeures » et exclut l’érosion de son champ d’application. Par exemple, à Kivalina, si une « Major Disaster Declaration » a été émise plusieurs fois à la requête du gouverneur de l’État d’Alaska, ce ne l’a été qu’à la suite d’épisodes de fortes tempêtes qui ont brutalement endommagé les infrastructures publiques de la communauté. En février 2017, la communauté a soumis une demande d’obtention d’une nouvelle « Major Disaster Declaration » en raison de la gravité de l’érosion de son territoire et des répercussions à moyen et long terme de celle-ci sur les infrastructures du village. Or, non seulement l’érosion, quelle que soit sa gravité, ne répond pas aux critères de définition d’une catastrophe, mais la Fema, en évaluant la pertinence d’une telle requête, a tenu également à souligner que ne sont pris en compte que les « dommages [survenus] immédiatement après un événement [...] » (Fema 2017a : s.p.). Cette assistance fédérale n’est donc conçue que pour être temporaire : seule l’atténuation des risques immédiatement liés à la catastrophe est prise en considération, sans permettre de transition vers un cadre fondé sur l’adaptation à long terme des changements climatiques, et a fortiori sans envisager la reconstruction sur une nouvelle terre. Cette approche conduit finalement à attendre qu’une catastrophe se produise pour essayer ensuite d’en limiter au maximum les dégâts, ce qui ne peut pas être une option viable dans le cas de dégradations graduelles et diffuses de l’environnement. Dans la pratique, cela signifie qu’en ne satisfaisant pas aux critères d’une Déclaration présidentielle de catastrophe, les communautés autochtones ne peuvent pas non plus être éligibles aux programmes d’aides de la Fema qui lui sont liés.

Cette situation est d’autant plus préjudiciable pour les communautés que les critères d’éligibilité aux programmes d’assistance de la Fema reposent le plus souvent sur une base concurrentielle, fondée sur une analyse coût/avantage pour chaque projet envisagé. Celle-ci se traduit par l’exigence selon laquelle les coûts économiques du projet envisagé ne doivent pas dépasser ses avantages économiques, ce qui est appelé le benefit-cost ratio[3]. Or, en raison des coûts de construction ou des coûts de transports élevés liés à leur localisation géographique (milieu rural dans des régions peu peuplées) et leur isolement (milieu insulaire), les projets (d’atténuation des catastrophes ou de réinstallation des villages) portés par les communautés de Kivalina, Shishmaref ou Newtok ont un faible ratio coûts/avantages. Cependant, il se peut que les travaux liés à la réinstallation climatique des communautés ne soient pas « rentables », mais qu’ils soient néanmoins indispensables pour simplement assurer la survie de la population autochtone, ou à tout le moins garantir la pérennité de son mode de vie. Cette approche fondée sur la rentabilité appliquée à des populations qui n’y sont pas préparées est donc non seulement brutale, mais peut également mettre en jeu leur existence puisque, les projets n’étant financés que s’ils sont rentables, ils ne pourraient l’être, semble-t-il, qu’au prix d’un changement complet de mode de vie.

Dans ce contexte, la prise en compte des particularismes des peuples autochtones est une difficulté supplémentaire dans l’appréhension de leurs déplacements environnementaux d’un point de vue juridique. L’absence de volonté politique des gouvernements à reconnaître les droits des peuples autochtones en mouvement côtoie la prédominance de représentations extérieures aux communautés sur leur déplacement environnemental, qui peuvent les enraciner dans un régime juridique qui leur paraît inadapté.

II – La recherche d’un statut protecteur de l’autochtonie « en mouvement »

A – L’expression renouvelée du droit à l’autodétermination des peuples autochtones

Bien que le droit à l’autodétermination des peuples autochtones soit un droit dont la portée est contestée par les États, l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007 constitue un progrès remarquable, car elle intègre pleinement le droit à l’autodétermination des peuples autochtones dans un instrument juridique de droit international qui, bien que non contraignant, a une vocation universelle. L’autodétermination est désormais reconnue comme une condition préalable pour que les peuples autochtones puissent jouir pleinement de leurs droits fondamentaux tout en préservant et en développant leur identité. Pour autant, le texte final de la Déclaration étant le résultat d’importants compromis entre les États et les représentants des peuples autochtones, la portée de leur droit à l’autodétermination[4] est resserrée autour de leur liberté de pouvoir poursuivre leur propre développement politique, économique, social et culturel (Bellier, Cloud et Lacroix 2017).

La première manifestation de cette liberté de poursuivre leur propre développement devrait être, conformément également à l’article 10 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[5], le consentement des communautés à leur réinstallation sur une nouvelle terre : elles ne doivent pas être déplacées de force, quand bien même leur situation environnementale imposerait un tel déplacement. Une telle interdiction interroge, cependant, la portée de l’obligation des États de protéger leurs populations contre les catastrophes de grande ampleur : lorsque les populations concernées ne veulent pas se déplacer alors même que leur porter secours revient pour les États à les contraindre à ce déplacement afin d’atteindre des zones hors de danger, à quel moment le déplacement pourrait-il devenir arbitraire? En outre, si l’identification de circonstances exceptionnelles peut être relativement aisée dans le cadre de catastrophes naturelles, dont le caractère soudain et souvent imprévisible oblige à une réaction immédiate afin de préserver les vies humaines, elle l’est certainement moins dans le cadre de dégradations progressives de l’environnement en raison des changements climatiques. Si l’on reprend l’exemple des communautés de Kivalina, Shishmaref et Newtok qui ont pris l’initiative de leur réinstallation tout en refusant tout déplacement qui interviendrait sans considération de leurs revendications, les dégradations de leur territoire insulaire liées aux effets des changements climatiques sont avérées et, malgré les incertitudes scientifiques, des estimations ont été réalisées quant à une date d’inhabitabilité des îles (qui est aujourd’hui dépassée). Or, les communautés continuent d’y vivre, témoignant ainsi du fait que malgré des conditions de vie très dégradées, la détermination du point de rupture, c’est-à-dire du moment où l’État pourrait justifier de l’urgence de la situation et de la nécessité d’assurer leur sécurité pour les contraindre à un déplacement non consenti, n’est pas une donnée évidente. Le risque pourrait être celui de l’instrumentalisation de l’urgence environnementale et de l’usage de la contrainte par les autorités publiques pour légitimer leurs actions.

En outre, s’il apparaît indispensable de promouvoir une protection contre le déplacement forcé des peuples autochtones dans une approche distincte de celle du reste de la population, une telle obligation de consentement n’est pas suffisante pour garantir en soi que les communautés puissent jouer un rôle clé dans la planification de leur déplacement. L’application effective de leur droit à l’autodétermination devrait rendre compte de leur droit en tant que communauté de prendre les décisions concernant où, quand et comment la réinstallation doit avoir lieu. Enfin, puisque la réinstallation des communautés autochtones ne peut pas être un simple mouvement d’un point A à un point B, finalement en n’importe quel lieu où il serait possible de les envoyer, le droit pour les communautés de définir leur propre identité culturelle et de la maintenir sur le nouveau territoire est tout aussi important et devrait être garanti.

La participation pleine et entière des communautés aux processus décisionnels peut permettre la création de nouvelles formes de gouvernance et dépasser les blocages qui sont non seulement préjudiciables aux communautés, mais également au gouvernement fédéral, en particulier au regard des sommes financières considérables déjà investies pour des projets infructueux d’atténuation des risques climatiques. Bien qu’il soit un exemple unique en Alaska, la création, en 2006, à l’initiative de la communauté de Newtok, du Newtok Planning Group, témoigne des possibilités d’une gouvernance guidée par la communauté plutôt que de ne reposer que sur un processus bureaucratique descendant (Bronen 2014; Beck Consulting 2012). Sous la direction du Conseil traditionnel de Newtok, ce groupe, réunissant des représentants de plus de vingt-cinq organismes tribaux, fédéraux et de l’État d’Alaska, est chargé de planifier et de mettre en oeuvre sa réinstallation en coordonnant les travaux de toutes ces agences. En choisissant de collaborer principalement avec le ministère du Commerce et du Développement communautaire et économique de l’État d’Alaska qui a une approche beaucoup plus progressiste s’agissant de la reconnaissance des particularismes autochtones, et en créant sui generis une entité réunissant la communauté et l’ensemble des acteurs publics concernés par sa réinstallation, la communauté est parvenue à garder la main sur le processus décisionnel. Cette gouvernance collaborative permet également d’éviter la dispersion des responsabilités entre agences fédérales et d’assurer de la cohérence des mesures adoptées à toutes les échelles de direction afin qu’elles répondent effectivement aux besoins et aux attentes des membres de la communauté. Pour Bronen, « cette combinaison de leadership local » permet

« l’élimination des obstacles institutionnels à plus grande échelle (par exemple, étatiques et nationaux) qui empêchent une adaptation locale efficace […] qui exige des institutions qu’elles réagissent de manière dynamique à l’accélération des impacts du changement climatique et se préparent à un continuum de réponses potentielles »

Bronen et Chapin III 2013 : 9324

Il nous semble, cependant, que cette forme de gouvernance, qui repose in fine sur une lecture pragmatique de la situation actuelle, devrait s’accompagner de l’établissement d’un cadre institutionnel portant spécifiquement sur les réinstallations climatiques, lequel permettrait, d’une part, de garantir une stabilité aux communautés afin que les processus de réinstallation ne soit pas dépendants des fluctuations économiques ou politiques qui régissent l’action publique et, d’autre part, d’établir des protocoles de conduite qui responsabiliseraient les agences tout autant que les communautés. L’exemple de Newtok en témoigne : bien que la réinstallation de la communauté soit guidée par la communauté, elle n’est toujours pas achevée en raison d’un manque de financements adéquats. En dehors des répercussions actuelles de la politique environnementale américaine, un des points d’entrée de l’établissement d’un cadre institutionnel pourrait être le renforcement des missions de l’Environmental Protection Agency, chargée de la réglementation concernant l’eau et l’air en fonction des lois adoptées par le Congrès américain. D’une part, cette agence place sur un pied d’égalité les gouvernements tribaux et les États fédérés dans la mise en oeuvre du Clean Water Act et du Clean Air Act, dans « un engagement clair en faveur de l’autodétermination tribale » (Three Degrees Project 2011). D’autre part, elle occupe un rôle premier dans la gestion des réinstallations des individus et groupes concernés à la suite de catastrophes environnementales liées à des sites contaminés, suivant les dispositions du Comprehensive Environmental Response, Compensation and Liability Act (Cercla), adopté en 1980 à la suite de la catastrophe du Love Canal (Abate 2013). Lui donner un rôle en matière de réinstallation climatique supposerait, outre une modification de son champ d’action, de revenir sur son approche réactive, suivant la survenance d’une catastrophe de grande ampleur. L’attribution juridique des responsabilités devrait être également repensée afin que les communautés autochtones ne perdent pas le bénéfice du droit à la réparation, entendu comme le financement de la réinstallation sur une terre de qualité, de superficie et valeur équivalentes, dès lors qu’il n’est pas possible d’établir clairement un lien de causalité entre un fait illicite, lié à la survenance des changements climatiques, et l’obligation de se réinstaller[6].

En conclusion, le fait que les communautés ne puissent se déplacer sans aide gouvernementale ne doit pas constituer, pour les États, un prétexte à réduire leur droit d’être indépendantes dans la gestion de leurs affaires intérieures et, partant, à nier leur droit à l’autodétermination. Ce constat appelle à une remise en cause des rapports de pouvoir entre le gouvernement américain et les communautés autochtones afin que la mise en balance de leurs intérêts respectifs ne se fasse pas systématiquement au détriment de ces dernières.

B – Les réflexions doctrinales sur l’émergence d’un droit à l’autodétermination environnementale

Les propositions doctrinales d’une reconnaissance d’un droit à « l’autodétermination environnementale » s’inscrivent également dans la perspective d’une relecture des obligations du droit à l’autodétermination des peuples autochtones dans le contexte du déplacement environnemental. Les revendications d’autodétermination environnementale affirment la volonté des communautés autochtones d’être reconnues comme détentrices de droits spécifiques dans les processus décisionnels nationaux ou internationaux ayant une incidence sur l’environnement de la communauté, son fonctionnement et son avenir, comme cela peut être le cas des réinstallations climatiques. L’autodétermination environnementale se définirait comme le « droit des peuples autochtones à survivre en tant que peuple distinct et le droit de restreindre les gouvernements nationaux de mener des politiques qui mettraient en péril leur survie physique ou culturelle » (Tsosie 2010 : 203). Selon Tsosie, trois fondements théoriques (d’ordre politique, culturel et basé sur la violation des droits de l’homme) permettent de soutenir son émergence.

L’argument politique se base sur la reconnaissance, en droit interne, d’un droit effectif à l’autodétermination des peuples autochtones qui serait fondé sur une application effective de leur souveraineté territoriale sur leurs terres. Ainsi l’aspect le plus important de ce droit serait un contrôle réel sur toutes les décisions qui touchent à leurs terres.

L’argument culturel s’appuie principalement sur la reconnaissance de la relation particulière qu’ils entretiennent avec leurs terres, et ce, que cela implique en termes de gestion et d’utilisation des ressources naturelles qui s’y trouvent et de continuité de leurs modes de vie, de leurs systèmes de savoirs, de leurs coutumes et expressions culturelles, etc. Si « un droit fondé sur la culture est clairement plus limité que le droit politique d’autonomie territoriale », il permet de reconnaître qu’indépendamment de leur reconnaissance politique par les gouvernements, chaque peuple autochtone possède une souveraineté culturelle « auto-définie ». Ainsi, cette souveraineté culturelle se construit de l’intérieur, au sein des communautés, plutôt qu’au regard des exigences et des interdictions des instances gouvernementales ou des tribunaux nationaux. La notion de souveraineté porte ainsi une signification culturelle conforme aux traditions, systèmes de croyances et savoirs de ces sociétés. Ceci se traduit par le droit et le pouvoir de déterminer librement son avenir culturel. L’interprétation contemporaine de cet ensemble culturel par les peuples autochtones et leurs perspectives de développement deviennent ainsi la considération première dans l’adoption des politiques climatiques et de réinstallation (Tsosie et Coffey 2001).

Le troisième argument repose sur la nécessité de sanctionner et de réparer les violations des droits de l’homme envers les autochtones sous prétexte de protéger les intérêts nationaux (voire de protéger les groupes autochtones eux-mêmes). Il vise plus particulièrement la réparation des injustices historiques et contemporaines envers les autochtones, notamment des conséquences du fait qu’ils aient été dépossédés de leurs terres et des ressources qui s’y trouvent et de l’exploitation abusive ou de la destruction actuelle de celles-ci. Cet argument est très lié au second puisqu’il repose sur la reconnaissance des droits environnementaux des autochtones « qui découlent des droits des membres des tribus à la survie culturelle – qui englobent le droit des membres de jouir d’un patrimoine culturel distinctif, de maintenir et de développer leur identité culturelle, de perpétuer leurs langues, religions et traditions, et de protéger et avoir accès à des sites sacrés » (Tsosie 2007 : 1656).

Si l’articulation de ces trois arguments permet de conjuguer les dimensions politiques, culturelles et morales d’un droit à l’autodétermination environnementale, le risque, au regard de la reconnaissance en interne des droits des peuples autochtones, est d’en rester au stade d’une déclaration de principe, non contraignante, mais dont l’importance symbolique et éthique serait reconnue. À cet effet, Tsosie répond que les effets globaux des changements climatiques appellent à une prise de conscience des gouvernements, en allant au-delà des restrictions gouvernementales et d’une conception uniquement occidentale de la terre sous l’angle de la souveraineté territoriale. Il faut ainsi dépasser la souveraineté tribale, « en tant que statut juridique substantiel en droit interne mais encadré par les pouvoirs du gouvernement fédéral ». Selon l’auteur, si la souveraineté est un statut juridique, l’autodétermination est « un droit politique qui découle d’une revendication morale sous-jacente » de réparation des injustices passées et d’inclusion des autochtones dans la sphère nationale (Tsosie 2007 : 1163). C’est cette dimension politique qui importe afin de corriger les conséquences de la colonisation, y compris les changements climatiques. Elle se conjugue aux évolutions très importantes du droit international quant à la reconnaissance de leur statut culturel et politique unique, et par la consécration de leur droit à l’autodétermination et de l’interdépendance entre leur intégrité culturelle et la préservation de la relation particulière que les communautés autochtones entretiennent avec leurs terres.

Conclusion

Les évolutions du droit international quant à la reconnaissance juridique des droits autochtones, en particulier leur droit à l’autodétermination, appellent à intégrer les effets de la marginalisation historique des communautés dans la construction des réponses apportées aux changements climatiques, en particulier lorsque leur déplacement apparaît inéluctable devant les dégradations de leur environnement. La prise en compte des inégalités historiques et contemporaines, en replaçant les questions de structures et de relations de pouvoir au centre du débat, permet de se demander quelles sont les conditions nécessaires pour que les communautés puissent librement déterminer leur avenir, que ce soit au regard de leur adaptation aux effets des changements climatiques ou de leur réinstallation sur une nouvelle terre. La reconnaissance des communautés autochtones comme des entités politiques distinctes possédant une autorité et une légitimité qui leur sont propres favorise la participation pleine et entière des autochtones aux processus décisionnels, selon leurs modes particuliers de décision. Et réciproquement, leur participation pleine et entière peut permettre la conciliation d’antagonismes à propos de l’identité et de la souveraineté autochtones en créant de nouvelles formes de gouvernance et en ouvrant ainsi de nouveaux espaces d’autodétermination.