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The experts are terrible. Look at the mess we’re in with all these experts that we have […]. They say, “Donald Trump needs a foreign policy adviser.” Supposing I didn’t have one, and I have a lot of people […]. Would it be worse than what we’re doing now?

Donald J. Trump, 2016

En clamant être le « seul à pouvoir réparer » le pays en août 2016, Donald Trump ne formulait pas simplement une promesse électorale audacieuse : il donnait un avant-goût de la conception personnalisée et unilatérale de la présidence qui allait guider sa façon de gouverner pour les quatre années suivantes. Expert autoproclamé d’une multitude de sujets (Britzky 2019), de l’économie au terrorisme en passant, bien entendu, par « l’art de la négociation », Trump a perturbé le cours de la politique étrangère des États-Unis. Non seulement a-t-il rompu avec le consensus internationaliste qui orientait les décisions de ses prédécesseurs, mais il a aussi transgressé les normes encadrant la formulation et la mise en oeuvre de cette politique étrangère. Parmi ces « règles non écrites » qui guident le comportement des présidents (Azari et Smith 2012), Trump a notamment rejeté en bloc le recours à l’expertise de l’appareil de sécurité nationale. À la suite de la Seconde Guerre mondiale et grâce à l’adoption du National Security Act de 1947, le gouvernement américain a transformé sa politique étrangère en un domaine où prime l’expertise d’un réseau institutionnalisé de spécialistes sur les enjeux diplomatiques, militaires, stratégiques, technologiques et régionaux (Glennon 2015 : 13-19 ; Skowronek, Dearborn et King 2021 : 6). La pensée experte, cette « propension particulièrement forte à recourir à la technique pour résoudre les problèmes politiques » (Balthazar 2015 : 133), s’est dès lors établie comme l’un des piliers de l’action internationale des États-Unis. Tout au long de la guerre froide, la prépondérance de l’expertise dans la politique étrangère du pays a pris différentes formes : la proximité entre les centres universitaires de recherche et l’appareil de sécurité nationale à partir des années 1950 (Engerman 2003), la présence de scientifiques dans l’entourage présidentiel sous Dwight Eisenhower (Macdonald 2015), celle des « Whiz Kids » au sein du département de la Défense de Robert McNamara (David 2015 : 320), l’établissement d’un important réseau de think tanks désirant influencer les politiques publiques à partir des années 1970 (Abelson 2006), sans oublier la nomination de trois universitaires spécialistes des relations internationales – Henry Kissinger, Zbigniew Brzezinski et Condoleezza Rice – au poste de conseiller pour la sécurité nationale (Daalder et Destler 2009). Depuis le début des années 1990, la prépondérance de l’expertise dans le domaine de la politique étrangère aux États-Unis s’est consolidée grâce une élite bipartisane faisant l’aller-retour entre le gouvernement et les think tanks et promouvant le maintien de l’ordre international libéral, socle de la primauté américaine (Walt 2018).

Donald Trump n’est pas le premier occupant du Bureau ovale à privilégier son intuition au détriment des recommandations émanant de l’appareil de sécurité nationale. Cependant, il a sans contredit été le président « le plus hostile à l’avis des experts » (Drezner 2020 : 106 ; Sciutto 2020 : 8). Plusieurs pistes ont été avancées pour expliquer cette attitude particulière. Sur le plan individuel, elle serait le produit de sa faible complexité cognitive qui se traduisait par un rejet de l’information détaillée et nuancée contredisant ses préférences (Siniver et Featherstone 2020 ; Cottam 2020). Sur le plan idéel, cette attitude était emblématique de la vision du monde populiste de Trump : les leaders populistes associent l’expérience et l’expertise aux élites et aux technocrates qui font fi des véritables préférences du peuple (Drezner 2017 : 35 ; Wojczewski 2020 : 306). Sur le plan sociétal, cette hostilité s’inscrivait dans une tendance à la dévalorisation des formes établies de savoir au sein de la société américaine (Nichols 2017 : 5) et dans la transformation idéologique du Parti républicain (Mann et Ornstein 2016 : xvii) qui ont engendré une profonde remise en question de la science et des faits.

L’hostilité à l’égard de l’expertise est le trait commun qui lie les analyses des dysfonctions de la prise de décision et de la mise en oeuvre de la politique étrangère sous Donald Trump. Que ce soit dans leurs études de son style présidentiel, de sa personnalité (David 2020 ; Drezner 2020) ou de l’évolution de son processus décisionnel (Burke 2018 ; Cottam 2020 ; da Vinha 2019 ; Pfiffner 2018), les chercheurs évoquent invariablement l’attitude hostile du 45e président envers l’expertise comme l’une des causes des dysfonctions observées. Toutefois, cette hostilité est un élément secondaire de leurs analyses et ses conséquences demeurent mal comprises. Pour pallier cette lacune, nous posons la question suivante : quelles sont les conséquences de l’hostilité de Donald Trump à l’égard de l’expertise sur la formulation et la mise en oeuvre de sa politique étrangère ? Nous postulons que l’hostilité profonde de Trump envers l’expertise a été à la fois un moteur et un frein pour sa politique étrangère de « l’Amérique d’abord ». Grâce à son approche singulière qui mise sur ses instincts et une poignée de conseillers loyaux, Trump a réussi à traduire en politiques certaines de ses idées non conventionnelles dans les domaines du commerce international et de la diplomatie. Cependant, en priorisant les gains symboliques et en s’attaquant aux institutions et à leurs experts, il s’est privé des ressources nécessaires à la mise en oeuvre de politiques durables. Cette relation conflictuelle a aussi grandement miné la capacité de gestion de crise de son administration. Afin de mieux comprendre comment ce trait spécifique a façonné la politique étrangère de Trump, nous nous pencherons d’abord sur la relation présidence-expertise dans une perspective théorique et historique. Ensuite, nous analyserons les trois principales conséquences de son hostilité à l’expertise sur sa politique étrangère : une fausse tension entre loyauté et expertise dans le choix des conseillers et leurs rapports avec le président, une sous-utilisation des ressources de la présidence et une incapacité à gérer efficacement la pandémie de covid-19. Pour conclure, nous réfléchirons au retour annoncé de l’expertise dans la politique étrangère avec la fin de la présidence Trump et l’entrée en poste de son successeur, Joe Biden.

I – L’expertise et la politique étrangère des États-Unis

Censée éclairer et simplifier le travail des décideurs politiques, l’expertise joue paradoxalement un rôle assez complexe dans l’élaboration de la politique étrangère des États-Unis. Par expertise, nous entendons une combinaison de savoirs acquis à travers le travail scientifique reconnu par les pairs et d’expériences professionnelles cumulées à l’intérieur ou à l’extérieur du gouvernement (McGann 2018 : 11-12 ; Lewis, 2008 : 58 ; Krause et O’Connell 2019 : 534-535). Un individu perçu comme une référence sur un sujet donné par une audience peut se voir attribuer un statut d’expert et une autorité basée sur son savoir ou son expérience. En politique étrangère, les experts et les communautés épistémiques auxquelles ils appartiennent identifient les menaces, circonscrivent les problèmes internationaux, définissent les intérêts de l’État et formulent des solutions qu’ils jugent appropriées pour les défendre (Berling et Bueger 2015 : 3-5). Afin de tirer profit de cette expertise, les décideurs politiques peuvent s’entourer d’experts au sein du gouvernement et se tourner vers des sources de savoirs spécialisés, comme les think tanks et les universités.

A – La présidence et l’expertise

L’influence de l’expertise sur la politique étrangère des États-Unis dépend en grande partie de la relation qu’entretient le président avec celle-ci. Elle se traduit dans ses choix de conseillers, son style présidentiel et son implication dans la formulation et la mise en oeuvre des politiques, ainsi que dans ses choix en matière de gestion du processus décisionnel. Tout d’abord, une tension profonde entre compétence et loyauté caractérise la constitution de l’équipe de conseillers du président dans le domaine de la politique étrangère (David 2015 : 106). Pour atteindre ses objectifs politiques, le président est tenté de nommer des individus loyaux envers sa personne et ses idées à la tête des agences et départements qui forment l’appareil bureaucratique du gouvernement. Toutefois, pour garantir la bonne formulation et exécution de ses politiques, le président doit aussi s’assurer que ces postes cruciaux soient comblés par des individus compétents qui disposent de l’expertise ou des capacités de gestionnaires nécessaires pour superviser les activités des organisations dont ils sont responsables (Edwards 2001 ; Lewis 2008 : 4 ; Krause et O’Connell 2019 : 528). Ensuite, les caractéristiques individuelles du président, notamment son niveau d’expérience et son intérêt pour les enjeux de politique étrangère, déterminent s’il se fiera davantage à ses instincts ou aux avis d’experts. Les présidents peu expérimentés sur les questions de diplomatie, de sécurité et de défense tendent à se tourner davantage vers les experts (Preston 2012 : 58-61). Par conséquent, ils voudront généralement s’entourer de conseillers expérimentés et profiter de l’expertise des bureaucrates. S’ils choisissent plutôt des conseillers loyaux mais inexpérimentés, ils ne parviendront pas à combler leur propre déficit d’expérience, risquant ainsi de mener un processus décisionnel marqué par l’incompétence (Saunders 2017 : 227). Le niveau d’implication du président et l’influence de l’expertise dans la prise de décision varient selon les différentes étapes du processus décisionnel : le président serait plus actif à l’étape de l’identification et de la définition des problèmes, alors qu’il consulterait davantage ses conseillers et les experts de son équipe au moment de formuler des options et de choisir une solution (Gronich 2020 : 2-3). Enfin, la gestion du processus décisionnel reflète aussi l’appréciation présidentielle de l’expertise. Pour exercer un plus grand contrôle sur la bureaucratie afin d’atteindre leurs objectifs, les présidents cherchent à centraliser l’intégration et la coordination des activités administratives, la prise de décision et la mise en oeuvre des politiques au sein de la Maison-Blanche (Moe 1985). En politique étrangère, la centralisation est un trait commun du processus décisionnel de la plupart des administrations. Après avoir appris en qui ils pouvaient avoir confiance et s’être familiarisés avec le fonctionnement du processus décisionnel, les présidents concentrent généralement le pouvoir entre leurs mains et celles d’une poignée de conseillers (Newmann 2003 : 189-199). Pour Moynihan et Roberts (2010 : 572), le « triomphe de la loyauté sur la compétence » explique une telle centralisation du processus décisionnel et entraîne un rejet de l’expertise des bureaucrates au nom d’une volonté de contrôle. Enfin, c’est la compatibilité entre le style présidentiel et l’approche de gestion du processus (David 2015 : 224-229) qui détermine si le président sera en mesure ou non d’apprendre et de tirer profit de l’avis de ses conseillers et des experts qui l’entourent.

L’expertise facilite-t-elle la résolution de problèmes complexes comme ceux auxquels un président est confronté dans le domaine de la politique étrangère ? En théorie, elle améliore la qualité de l’information présentée, en bonifie l’analyse et permet une répartition optimale des responsabilités au sein de l’équipe décisionnelle (Gailmard et Patty 2013 : 1 ; Sylvan et Voss 1998 : 94). Or, dans les faits, plus d’expertise n’améliore pas forcément la qualité des décisions. Pour preuve, la prépondérance de l’expertise dans les gouvernements n’a pas mené les politiciens à agir plus rationnellement (Rocco 2017 : 366). Les experts, comme les décideurs, sont soumis à de nombreux biais qui reflètent leurs croyances au sujet des phénomènes faisant l’objet de leur spécialisation et une confiance envers leurs connaissances et méthodes qui les empêchent quelquefois de réévaluer leurs conclusions face à de nouvelles informations (Tetlock 2005 : 61). Pourtant, les décideurs délèguent aux experts en pensant que leurs jugements sont le fruit de calculs rationnels et de raisonnements d’une immense complexité. Au sein de l’appareil de sécurité nationale, leurs recommandations sont parfois le simple produit de compromis sous-optimaux entre acteurs bureaucratiques ou de procédures d’opérations normalisées (Halperin et Clapp 2006 : 152-153 ; Zegart 1999). De plus, l’expertise n’est pas une ressource passive dont peuvent disposer à leur guise le président et ses conseillers pour éclairer leurs décisions : il s’agit d’une forme de pouvoir non négligeable pouvant grandement réduire la marge de manoeuvre des décideurs (Berling et Bueger 2015 : 4-5 ; Kennedy 2016 : 118-119 ; Porter 2018 : 43). Selon Amy Zegart, l’expertise est « l’arme la plus puissante des bureaucrates » (1999 : 50). Ils peuvent s’en servir pour écarter les propositions qui contreviennent à leurs préférences ou intérêts, faire dérailler des politiques qu’ils désapprouvent et même pour agir à titre de contre-pouvoir institutionnel. En situation de crise, les experts peuvent tabler sur leur savoir et leur statut pour imposer leur définition du problème et se transformer en « entrepreneurs décisionnels » durant les délibérations en manipulant le processus décisionnel afin de forcer l’adoption d’une solution spécifique (Boin et al. 2016 : 86 ; Stern et Sundelius 1997 : 136-137 ; Boucher et al. 2020).

B – La méfiance envers l’expertise : la norme plutôt que l’exception

L’influence de l’expertise sur la politique étrangère américaine s’est accrue durant les 75 dernières années, une croissance qui a généré une relation d’ambivalence entre présidents et experts. Durant la présidence d’Eisenhower, l’expertise scientifique a commencé à prendre de plus en plus de place dans la formulation de la politique étrangère pour répondre aux besoins croissants de la Maison-Blanche dans le contexte de la guerre froide. Pour la première fois, le National Security Council (nsc) a créé des comités consultatifs d’experts pour contribuer à la prise de décision sur des enjeux sécuritaires et militaires. Par exemple, le comité Killian, mis sur pied en 1954, avait pour objectif « d’évaluer la menace d’une attaque surprise », alors que le comité Gaither, créé en 1957, a permis à l’administration Eisenhower d’étoffer ses connaissances techniques et scientifiques au sujet des systèmes de défense nationale (Snead 1999 : 73, 184-185). Malgré ces développements, Eisenhower a rapidement saisi les limites de l’expertise. À la fin de sa présidence, il a mis les Américains en garde contre les dangers de la « corruption du processus scientifique » par le financement gouvernemental, mais surtout contre « l’influence disproportionnée » du complexe militaro-industriel, dont les intérêts particuliers pouvaient orienter les décisions du gouvernement au détriment de l’intérêt collectif (Eisenhower 1961). Le désastre de la baie des Cochons a convaincu son successeur, John F. Kennedy, de s’en remettre à son propre jugement et à celui de sa garde rapprochée plutôt qu’aux militaires et experts du renseignement, à l’origine de cette intervention ratée à Cuba en avril 1961 (Sorensen 2008 : 315-316). Cet échec amènera Kennedy à se méfier des recommandations de ses généraux et services de renseignement lors de la crise des missiles de Cuba, en octobre 1962. Il préfèrera se tourner vers son frère, Robert Kennedy, son secrétaire à la Défense Robert McNamara, son conseiller à la sécurité nationale McGeorge Bundy, son secrétaire d’État Dean Rusk et son conseiller spécial et rédacteur de discours Ted Sorensen (Dallek 2013 : 295).

Quand les présidents jaugent la valeur de l’expertise, ils tentent souvent de déterminer si elle est compatible avec leurs préférences idéologiques et politiques. En absence d’une telle compatibilité, il devient tentant pour eux de rejeter l’avis des experts. Richard Nixon, jugeant sa propre expertise en politique étrangère supérieure à celle de la bureaucratie – dont il se méfiait jusqu’à la paranoïa –, a rapidement centralisé le processus décisionnel entre ses mains et celles de son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger. Cette centralisation a notamment contribué à marginaliser les experts de l’Arms Control and Disarmament Agency (acda) et du département d’État lors des négociations de salt entre 1969 et 1972 (Boucher et al. 2020 : 109-150). Sous Ronald Reagan, l’incompatibilité entre les préférences idéologiques du président et les recommandations des experts de la santé publique explique pourquoi le président a refusé d’entendre leurs avertissements au sujet des ravages du vih au sein de la communauté homosexuelle. Cette réticence révèle la crainte du coût politique et électoral de venir en aide à ce groupe encore très marginalisé au début des années 1980 (Shilts 1987). Toutefois, lorsque ses préférences étaient compatibles avec les conseils d’experts, Reagan n’a pas hésité à les écouter. Le président a prêté l’oreille à Edward Teller, scientifique controversé qui soutenait que l’urss disposait d’une avance considérable en matière d’armes nucléaires (FitzGerald 2000 : 144-146). Reagan a rencontré Teller à quatre reprises dans les mois qui ont précédé l’annonce de l’Initiative de défense stratégique (sdi) – surnommé le projet Star Wars par ses détracteurs –, un système de défense contre les missiles nucléaires soviétiques en partie influencé par les idées du scientifique. Sous George W. Bush, le remplacement au sein des bureaucraties compétentes d’experts du Moyen-Orient et du nation-building, jugés indignes de confiance car ils avaient travaillé pour l’administration Clinton (Gans 2020b), par des alliés du président choisis pour leur loyauté expliquerait en partie l’échec de la reconstruction de l’Irak.

Si le rejet de l’expertise comporte son lot de dangers, une trop grande dépendance à son égard peut aussi nuire à la prise de décision. Par exemple, durant la révision de la stratégie pour la guerre d’Afghanistan en 2009, Barack Obama a tenu plus d’une vingtaine de rencontres sur plusieurs mois avec ses experts militaires avant de prendre une décision, voulant s’assurer de peser le pour et le contre de chacune des solutions (Woodward 2010). Un processus décisionnel aussi lent a miné la confiance du général en charge de la mission, Stanley McChrystal, qui a remis en question les compétences et de la volonté d’Obama et de son vice-président Joe Biden d’améliorer la situation sur le terrain (Hastings 2010).

Donald Trump, pour sa part, ne s’est pas contenté d’entretenir une méfiance envers l’expertise comme celle qui caractérise la présidence contemporaine. Il a plutôt fait preuve d’une hostilité à l’égard des experts et des formes de savoirs basés sur la science et l’expérience qui empêchait tout apprentissage ou remise en question, même lorsque confronté aux faits. Par exemple, il a négligé la lecture du President’s Daily Brief du renseignement et les autres rencontres d’information (Grossman 2017), soutenant qu’il connaissait déjà très bien les dossiers. Pourtant, sur plusieurs enjeux de politique étrangère, Trump a démontré un manque d’intérêt et un désengagement profond (Woodward 2018 : 124 ; Wolff 2018 : 186), sauf lorsqu’il pouvait en tirer un gain personnel ou électoral. Son hostilité envers l’expertise s’est surtout manifestée dans une volonté de saboter les institutions et le travail de ses experts afin qu’ils soient incapables de bloquer ses projets et politiques remettant en cause le statu quo sur plusieurs enjeux (Bauer et Becker 2020 : 22, 26-27). Sa légitimité en tant que leader populiste et perturbateur s’est nourrie de cette relation conflictuelle : ayant promis de « drainer le marécage », il ne pouvait pas se permettre de dépendre des experts appartenant à l’establishment qu’il fustigeait. Animé d’une volonté de « déconstruire l’État administratif », Trump a fait écho à un sentiment conservateur répandu visant à limiter les pouvoirs des agences et départements de l’exécutif (Lewis et Richardson 2021 : 54). Toutefois, les fondements de son assaut sur les institutions n’étaient pas simplement idéologiques, mais aussi profondément personnels. L’implication des agences de renseignement dans l’enquête sur l’ingérence russe a exacerbé une relation déjà conflictuelle en persuadant le président que les représentants d’un Deep State travaillaient activement, au sein de l’appareil de sécurité nationale, à compromettre ses politiques et même sa présidence (Skowronek, Dearborn et King 2021 : 196). Délégitimée et purgée d’une partie ses experts, qui ont été remplacés par de loyaux serviteurs du président, la bureaucratie n’a pas été en mesure d’aider Trump à mettre en oeuvre ses politiques et à pérenniser les changements qu’il souhaitait réaliser.

II – L’hostilité de Trump envers l’expertise : trois conséquences sur la politique étrangère

Cette attitude singulière de Trump à l’égard de l’expertise a directement influencé sa politique étrangère. D’abord, il a accordé une importance disproportionnée à la loyauté plutôt qu’à la compétence dans le choix de ses conseillers, ce qui l’a privé de recommandations avisées, mais lui a permis d’adopter des politiques controversées. Ensuite, privilégiant souvent les gains symboliques immédiats et éphémères, il a négligé ou n’a tout simplement pas utilisé les ressources de l’appareil de sécurité nationale pour s’assurer que ses idées soient transformées en politiques cohérentes et durables. Enfin, l’hostilité du président envers l’expertise a sérieusement entravé la capacité de son administration à réagir rapidement et adéquatement à une crise majeure comme la pandémie de covid-19.

A – Une fausse tension entre la loyauté et la compétence

Les choix initiaux de personnel de Donald Trump ont démontré la grande importance qu’il accordait à la loyauté (Herbert et al. 2019 : 143-144). Les nominations de Jeff Sessions, Rex Tillerson et Rick Perry à des postes du cabinet et de Michael Flynn au poste de conseiller pour la sécurité nationale, ainsi que l’inclusion de conseillers controversés comme Steve Bannon, Jared Kushner (son gendre) et Stephen Miller dans sa garde rapprochée, ont envoyé un signal clair en ce sens. Parallèlement, en sélectionnant des généraux reconnus – James Mattis (Défense), John Kelly (Sécurité intérieure, puis chef de cabinet) et H.R. McMaster (le successeur de Flynn) – dans son équipe de sécurité nationale, Trump a donné l’impression qu’il existait, au sein de son administration, une tension entre ses préférences pour la loyauté et un besoin de compétence pour lui prodiguer des conseils éclairés. Plusieurs espéraient que ces « adultes dans la pièce » (Mann 2017) allaient empêcher le président de prendre des décisions trop impulsives. Durant sa première année en poste, Trump a ainsi donné une chance à ces experts dans plusieurs dossiers, notamment celui de la guerre d’Afghanistan. Trump avait fait du retrait des troupes américaines une promesse électorale et avait exprimé sans équivoque à ses conseillers qu’il souhaitait la réaliser le plus rapidement possible (Woodward 2018 : 256). Devant l’insistance de ceux-ci, en particulier Mattis, mais aussi le général à la retraite Jack Keane (Bergen 2019 : 266), le président a accepté à contrecoeur, le 18 août 2018, de maintenir la mission et d’envoyer 4000 soldats supplémentaires (Woodward 2018 : 258 ; Bergen 2019 : 157-158). Or les résultats de cette stratégie ont été peu concluants – les talibans ayant même gagné du terrain (Woodward 2018 : 312). Trump a dès lors choisi de ne plus s’en remettre aux experts et de se fier plutôt à son instinct et à ses conseillers les plus loyaux. Par exemple, en septembre 2019, il a annoncé vouloir inviter les talibans à Camp David, alors que les négociations menées par son émissaire Zalmay Khalilzad n’étaient pas terminées et sans avoir consulté son équipe de conseillers ou le nsc au préalable – précipitant du même coup le départ de John Bolton, son troisième conseiller pour la sécurité nationale (Bennett 2019). Selon Bolton, Trump a été fortement échaudé par cette expérience : en ayant fait fi de ses objectifs, les conseillers les plus compétents l’ont conforté dans son hostilité à l’égard des experts. Par conséquent, ils ont rendu encore plus difficile la tenue d’un dialogue constructif sur les politiques avec un président plus que jamais déterminé à suivre son instinct (Bolton 2020 : 1-2).

La tension entre loyauté et compétence qui semblait prévaloir initialement s’est rapidement effacée pour laisser place à une surenchère de loyauté, permettant aux conseillers partageant les idées du président de se démarquer. Ce fut le cas de Peter Navarro, directeur du Bureau de la politique commerciale et manufacturière, qui dénonçait depuis des années les pratiques commerciales déloyales de la Chine (Chan 2017). Comme Trump, il souhaitait que les États-Unis s’émancipent des accords commerciaux contraignants – que ce soit avec l’Europe, l’Asie ou même le Canada. C’est justement en raison de ces positions et de sa rhétorique belliqueuse au sujet de la Chine que Trump a sélectionné Navarro dans son équipe (Boucher et al. 2020 : 270). Trump considérait Navarro comme un expert car ils partageaient les mêmes idées sur les enjeux commerciaux et qu’il estimait lui-même être expert en la matière (Lewis et al. 2018 : 494 ; Cottam 2020 : 141) – les deux privilégiaient, par exemple, l’imposition de tarifs douaniers. L’exemple de Navarro démontre que la valeur de l’expertise dépend du point de vue de celui qui l’évalue : Trump ne se formalisait pas du fait que le savoir de Navarro était remis en cause par ses pairs économistes (Davidson 2016) et par les élites « globalistes ». Au contraire, ce rejet plaçait Navarro dans le même camp que le président, qui appréciait largement sa loyauté et son hostilité envers l’expertise (Sciutto 2020 : 59). Pour preuve, Navarro est l’un des rares conseillers de la première heure – qui ne soit pas membre de la famille Trump – à être demeuré en poste durant tout le mandat du président. Trump a aussi démontré à maintes reprises qu’à ses yeux, la loyauté personnelle primait sur la compétence. Il a placé sa confiance en des gens qui allaient accéder à ses demandes, obéir à ses ordres et, surtout, qui n’allaient pas le contredire. Au nom de cette loyauté personnelle, Trump a encouragé les actions parallèles menées par des agents non officiels en qui il avait pleinement confiance. Rudy Giuliani est sans contredit le meilleur exemple de cette approche : n’occupant aucune fonction officielle au sein de l’administration, l’avocat personnel du président a agi en son nom dans des dossiers sensibles. Ce fut le cas dans la désormais célèbre affaire ukrainienne, alors que Giuliani, en 2019, était chargé de faire pression sur le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, pour qu’une enquête sur de présumées malversations du fils de Joe Biden, l’adversaire pressenti de Trump durant la campagne présidentielle de 2020, soit lancée.

Le président Trump estimait que ses plus grands succès de politique étrangère étaient justement dus au fait qu’il suivait son instinct, misait sur sa propre expertise en matière de négociation et préférait s’entourer de loyaux serviteurs plutôt que de conseillers expérimentés ou d’experts. Tôt dans son mandat, Trump a rempli une promesse électorale en annonçant le retrait unilatéral américain de plusieurs accords internationaux, comme le Partenariat Trans-Pacifique et l’Accord de Paris sur le climat (Drezner 2019 : 725). Contre l’avis de plusieurs de ses principaux conseillers expérimentés, il a aussi retiré les États-Unis du pacte sur le nucléaire iranien au printemps 2018, une autre décision unilatérale qu’il considérait comme un franc succès. En matière de commerce international, Trump a présenté l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (aceum) et la guerre tarifaire contre la Chine comme de grands accomplissements rendus possibles par son refus d’écouter les experts « globalistes » de son administration, notamment Robert Porter et Gary Cohn, et grâce au travail de ses conseillers « nationalistes », comme Robert Lighthizer et Navarro (Woodward 2018 : 142-143 ; Woodward 2020 : 421). En matière de politique étrangère, sa profonde méfiance envers les recommandations de John Bolton durant son passage à la Maison-Blanche lui a sans doute permis d’éviter de s’engager dans des interventions militaires hasardeuses, autant au Venezuela qu’en Iran durant le printemps et l’été 2019 (Bennett 2019 ; Bolton 2020 : 227 ; Glasser 2019). Enfin, la méthode singulière de Trump a aussi donné lieu à des avancées diplomatiques notables, comme la signature d’accords de paix entre Israël et les Émirats arabes unis, puis avec le Bahreïn (septembre 2020), orchestrés par certains de ses plus loyaux conseillers : Kushner, Mike Pompeo et Robert O’Brien. Chacun de ces accomplissements constituait, selon Trump, des succès dont il pouvait se servir pour faire taire ses adversaires politiques ou pour faire mousser sa candidature en vue d’un second mandat. Ils le confortaient ainsi dans son hostilité envers l’expertise, car ils confirmaient qu’il était tout à fait capable de mener sa politique étrangère grâce à son flair et au travail de sa garde rapprochée. La valeur stratégique et diplomatique de ces succès est toutefois relative ; certains servaient davantage les intérêts de Trump que ceux des États-Unis.

B – La sous-utilisation des ressources

En rejetant l’expertise en bloc, en refusant de mettre sur pied un processus décisionnel structuré, ou en s’abstenant de réformer l’appareil de sécurité nationale pour institutionnaliser ses idées nationalistes (Drezner 2019 : 725), Trump s’est privé des ressources humaines et organisationnelles indispensables à la mise en oeuvre de sa politique étrangère (Hebert et al. 2020 : 146). Un président qui priorise l’image plutôt que les résultats stratégiques ne voit pas l’intérêt de mobiliser ces ressources : ses déclarations et gestes suffisent à faire passer son message. Au-delà de l’atteinte d’objectifs symboliques, cette méthode n’a pas permis à Trump de pérenniser les changements institués durant son mandat. Le président ne s’est pas contenté de négliger l’appareil de sécurité nationale : il a affaibli et délégitimé les institutions responsables de la politique étrangère américaine.

Dans plusieurs dossiers, son objectif était avant tout de frapper de grands coups lui rapportant des gains symboliques immédiats, au détriment de l’atteinte d’objectifs stratégiques : « ce sera du grand théâtre », a-t-il affirmé à Bolton avant sa première rencontre avec Kim Jong-un (Bolton 2020 : 95). Les trois sommets avec le dirigeant de la Corée du Nord tenus entre juin 2018 et juin 2019 sont des exemples frappants de l’importance accordée par le président Trump aux mises en scène médiatiques centrées sur sa personne. Après avoir donné une chance à l’approche de la « pression maximale » préconisée par H.R. McMaster et adopté une rhétorique belliqueuse à l’égard de Pyongyang en 2017, Trump a écarté les recommandations de ses conseillers les plus expérimentés, incluant le recours à la force militaire proposé par Bolton (Bennett 2019). À la surprise générale et contre l’avis de ses conseillers, Trump a accepté en février 2018 une invitation de Kim pavant la voie au sommet de Singapour tenu le 12 juin de la même année. En consentant à une première rencontre entre un président américain et un dirigeant nord-coréen de manière précipitée, Trump a accordé à la Corée du Nord une reconnaissance diplomatique de son statut de puissance nucléaire sans aucune concession de la part de Pyongyang. Ce sommet historique a été une occasion pour Trump de mettre en oeuvre une « diplomatie de télé-réalité (reality-tv diplomacy) » couverte par les médias internationaux (Friedman 2019). Les ressources de l’appareil de sécurité nationale habituellement mobilisées pour préparer un tel sommet n’étaient pas nécessaires pour un président persuadé que sa personnalité et ses talents de négociateur suffiraient à convaincre Kim de dénucléariser la Corée du Nord (Sanger et Wong 2019) : « [j]e ne crois pas avoir besoin de beaucoup me préparer. C’est une question de volonté de faire avancer les choses », disait-il (cité dans Hutzler 2018). Sa simple présence constituait la stratégie du président, qui « était surtout motivé par la couverture médiatique » de ces rencontres (Bolton 2020 : 347). Cette dynamique s’est reproduite lors des deux rencontres subséquentes à Hanoï en février 2019 et dans la zone démilitarisée (dmz) en juin 2019 : un président très peu préparé et sans objectif précis, outre un potentiel gain médiatique, s’est présenté devant son homologue nord-coréen qui gagnait en légitimité et en statut à chaque poignée de main. En utilisant la présidence comme une plateforme d’autopromotion et en délaissant les processus décisionnels au profit « du showmanship et de la flamboyance » (Hennessey et Wittes 2020 : 51), Trump a miné la capacité de son administration de mettre en oeuvre des politiques cohérentes permettant d’atteindre des objectifs stratégiques concrets – comme la dénucléarisation de la Corée du Nord.

Fruit de son hostilité envers l’expertise, la relation conflictuelle qu’entretenait Trump avec les principales institutions de l’appareil de sécurité nationale compromettait aussi l’atteinte de ses objectifs de politique étrangère. Trump s’est attaqué à leur légitimité, les a affaiblies et est même allé jusqu’à les démanteler (Olsen 2019 : 13). Au département d’État, la réduction de 3 % du budget et l’exclusion des spécialistes au profit de la prise de décision en petits groupes a mené à un exode massif du personnel. De 2017 à 2021, c’est le quart des postes-clés qui a changé de titulaire au moins une fois (Partnership for Public Service 2021 : 8). Du côté des ambassadeurs et des diplomates, la situation était particulièrement critique puisqu’après deux ans de présidence Trump, il y avait encore plus de cinquante postes vacants (soit un poste d’ambassadeur sur sept), notamment dans les zones jugées stratégiques pour les États-Unis, comme au Mexique (en pleine renégociation de l’aléna), en Arabie Saoudite et en Turquie (qui sont respectivement un partenaire stratégique important et un allié des États-Unis au Moyen-Orient) et en Australie (alors que les tensions avec la Chine s’accentuaient) (gao 2019 ; Drezner 2019). Les nominations faites par Trump aux postes d’ambassadeurs étaient également davantage politiques que celles de ses prédécesseurs[1], ce qui a eu pour effet « de miner l’efficacité organisationnelle du département d’État, de fragiliser les relations diplomatiques et de contribuer à la perte des connaissances et de l’expertise institutionnelles nécessaires à la conduite de la politique étrangère des États-Unis » (Partnership for Public Service 2021 : 9).

Au nsc, le démantèlement institutionnel bien entamé sous Bolton s’est véritablement concrétisé grâce à son successeur Robert O’Brien, qui a profité des suites du premier procès en destitution pour purger l’organisation des individus jugés déloyaux envers le président (Gans 2020a). Réduisant le nombre de ses spécialistes de 174 à moins de 115 en février 2020, O’Brien a rapidement rempli sa promesse de diminuer la taille du nsc, source de beaucoup trop de fuites selon Trump (Crowley et Sanger 2020). Bien que la Maison-Blanche ait consenti des budgets faramineux à la Défense, le président Trump n’a pas pour autant écouté ses experts civils, en plus de s’être régulièrement aliéné les généraux qui le conseillaient (Bergen 2019). Enfin, les agences de renseignement ont été constamment la cible de l’opprobre présidentiel durant le mandat de Trump, qui n’hésitait pas à les dépeindre comme des adversaires en raison de leur implication dans l’enquête sur l’ingérence russe. C’est avec un a priori négatif qu’il abordait leurs évaluations, remettant en cause les faits sur lesquels elles s’appuyaient. Trump a même affirmé que Dan Coats, directeur du renseignement national, et Gina Haspel, directrice de la cia, devaient « retourner à l’école » (Draper 2020) pour souligner son désaccord avec les conclusions de leur rapport d’évaluation des menaces de 2019 au sujet de l’Iran et de la Corée du Nord. Sans surprise, ce climat de tension au sein de l’appareil de sécurité nationale a entraîné de nombreux départs, volontaires ou forcés, privant le président d’avis compétents et expérimentés (Olsen 2019 : 14). Connue pour un taux de roulement record au sein du personnel de l’exécutif – 92 %, alors que la moyenne depuis Ronald Reagan était de 70 % – (Tenpas 2020), l’administration Trump a aussi gelé les embauches et laissé un grand nombre de postes vacants. Ainsi, le tiers des postes-clés au département d’État et au département du Commerce étaient vacants après deux ans, ou alors occupés par des intérimaires (McManus 2018 ; Kumar 2019 : 231 ; Partnership for Public Service 2021 : 8). À ce sujet, il faut noter que ces intérimaires étaient choisis pour leur loyauté et que certains ont occupé des postes névralgiques pendant des périodes inhabituellement longues. Au département de la Sécurité intérieure, par exemple, de longues périodes d’intérim ont suivi le départ de John Kelly en juillet 2017 : d’abord Elaine Duke (128 jours) avant la nomination de Kirstjen Nielsen, qui est partie au bout de 16 mois ; puis Kevin McAleenan (217 jours) et ensuite Chad Wolf, qui est resté à la tête du département de la Sécurité intérieure comme secrétaire intérimaire pendant 424 jours. Au département de la Défense, Patrick Shanahan a occupé la fonction de secrétaire intérimaire pendant 173 jours (du 1er janvier au 23 juillet 2019), alors que le président Trump souhaitait mettre un terme à la présence militaire américaine en Afghanistan et que les tensions avec l’Iran montaient d’un cran. Le roulement de personnel dans les agences et départements centraux de la politique étrangère, de même que les intérimaires chargés d’en coordonner les actions, ont empêché à la fois l’élaboration d’une politique étrangère cohérente liée aux objectifs promus par le président Trump, mais aussi sa mise en oeuvre efficace.

Cette lutte constante contre l’expertise incarnée par les institutions et le personnel qui y travaille a engendré une sous-utilisation des ressources de l’appareil de sécurité nationale, qui a compliqué, et parfois même compromis, la réalisation des promesses électorales de Trump (Hebert et al. 2020). La débâcle de la première mouture du Travel Ban durant les premières semaines de sa présidence illustre bien les conséquences de cette approche. Le 27 janvier 2017, le président Trump a signé le décret présidentiel 13769 interdisant l’entrée aux États-Unis des ressortissants de sept pays à majorité musulmane – Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie et Yémen – pour une durée de 90 jours et suspendant indéfiniment l’accueil de réfugiés syriens. Cette politique a été formulée hors des canaux traditionnels par une poignée de conseillers politiques inexpérimentés en matière d’immigration – Bannon, Miller et Sebastian Gorka – qui ont ignoré les recommandations du département de la Sécurité intérieure et de la communauté du renseignement (Bergen 2019 : 97-99). Non seulement le décret ne permettait pas de lutter efficacement contre le terrorisme islamiste à l’interne, mais il nuisait aux intérêts du pays en risquant d’aliéner des alliés américains, comme l’Irak, dans la guerre contre le groupe armé État islamique. Sa mise en oeuvre a instantanément semé le chaos dans les aéroports américains et la consternation au sein de l’administration. Le secrétaire du département de la Sécurité intérieure, John Kelly, a été placé devant un fait accompli, la procureure générale par intérim, Sally Yates, a été renvoyée par Trump après avoir recommandé aux avocats du département de la Justice de ne pas défendre le décret, et plus de mille fonctionnaires du département d’État ont signifié leur désaccord par le biais du canal de dissidence de l’organisation (Rucker et Leonnig 2020 : 29 ; Bergen 2019 : 98-99). À la suite des pressions de conseillers seniors – McMaster, Kelly, Mattis et Tillerson – sur le nouveau procureur général Jeff Sessions et sur Trump, l’administration a retiré l’Irak de la liste des pays ciblés par le décret. Deux autres versions du Travel Ban ont été présentées sur fond de contestations judiciaires, couronnant un processus incohérent qui a sapé l’efficacité de cette politique controversée. De plus, la préférence marquée de l’administration Trump pour le recours aux décrets présidentiels – pour modifier les politiques d’immigration ou pour signaler le retrait américain d’accords internationaux – a aussi compromis la pérennité des changements instaurés, car ils peuvent être abrogés unilatéralement par l’administration suivante[2].

Le retrait des troupes américaines du Moyen-Orient est un autre exemple probant des conséquences du fait de négliger des ressources sur la mise en oeuvre des politiques. En décembre 2018 et en octobre 2019, le président Trump a annoncé le rapatriement des soldats américains de Syrie de façon intempestive sur Twitter sans aviser ses conseillers au préalable (Sciutto 2020 : 195-217). À la suite de l’annonce de 2019, le nombre de soldats déployés en sol syrien a diminué de moitié pour se stabiliser à 500. Cependant, Trump n’a pas veillé à ce que ses conseillers exécutent fidèlement sa décision et n’est donc pas parvenu à remplir sa promesse de tous les retirer avant novembre 2020. Ce n’est qu’après sa défaite électorale de novembre 2020 qu’il a pris la peine de placer des conseillers favorables à un retrait expéditif des forces armées du Moyen-Orient aux commandes du Pentagone, comme le secrétaire à la Défense intérimaire Christopher Miller[3], dans une tentative très tardive de mettre fin à la présence des soldats américains en Syrie.

C – Réaction inadéquate face aux crises

Le conflit constant entre Trump, les institutions et leurs experts n’a pas seulement nui à la mise en oeuvre de sa politique étrangère : il a rendu extrêmement difficile la gestion de crise. La pandémie de covid-19, le plus grand défi de son mandat, a révélé toute l’ampleur des conséquences de l’hostilité envers l’expertise qui a caractérisé son administration. Bien avant que le virus n’apparaisse, des décisions prises par Trump ont empêché la Maison-Blanche de se préparer à l’affronter. Les études produites par le nsc sous l’administration Obama pour mieux préparer le pays à une pandémie ont été écartées et le bureau en charge des questions de santé globale a été sacrifié lors de la réorganisation orchestrée par Bolton à son entrée en poste en avril 2018 (Rutledge 2020 : 506). De plus, la nomination de loyaux partisans du président à des postes névralgiques a aussi contribué à affaiblir la capacité de l’administration de répondre adéquatement à la pandémie. Ainsi, le directeur des Centers for Disease Control (cdc), le Dr. Robert Redfield, était un conservateur religieux dont l’expertise scientifique était hautement controversée (Dickinson 2020). Si la réputation du directeur de la Food and Drug Administration, Stephen Hahn, était beaucoup plus reconnue, il n’avait aucune expérience de gestion d’une agence fédérale lors de sa nomination, en décembre 2019, soit seulement quelques semaines avant le début de la pandémie. Quant au secrétaire de la Santé et des Services sociaux, Alex Azar, il était un proche du Parti républicain dont l’expérience provenait surtout du secteur privé. Finalement, le nouveau directeur national du renseignement nommé par le président en février 2020, Richard Grenell, était « complément non qualifié » pour cette fonction (Mayer 2020 : 642). Lorsque la pandémie nécessita une action coordonnée et cohérente, cette équipe inexpérimentée et incompétente fut à l’origine de ratés qui coûtèrent un temps précieux et de nombreuses vies (Dickinson 2020).

Avant que la covid-19 ne frappe officiellement les États-Unis, plusieurs experts de la santé publique ont tenté d’alerter le président à propos de la menace posée par ce virus, déjà répandu en Chine et dans d’autres pays asiatiques. Dans tous les cas, ces signaux d’alarme ont été rejetés par le président (Rutledge 2020 : 507 ; Mayer 2020 : 639-640) : Trump n’a pas porté attention aux évaluations quotidiennes de la cia, il a menacé de congédier Nancy Messonier, médecin spécialiste des maladies respiratoires du cdc qui, à la fin février 2020, tentait de convaincre la Maison-Blanche, puis les médias américains, de l’urgence de la menace qui guettait les États-Unis, et il a critiqué et même ridiculisé publiquement Anthony Fauci, médecin et directeur du National Institute of Allergy and Infectious Diseases, lorsque ses recommandations entraient en contradiction avec les actions défendues par le président (Haberman 2020 ; Sherman 2020).

Trump a aussi rejeté les recommandations de ses loyaux conseillers. Le 28 janvier, Robert O’Brien signifiait au président que le virus représentait « la plus grande menace contre la sécurité nationale » de sa présidence, un avis partagé par le numéro deux du nsc, Matthew Pottinger, qui avait couvert la pandémie de sras pour le Wall Street Journal en 2003 (Woodward 2020 : xiii-xiv). Dans un mémo adressé au président le 29 janvier, Peter Navarro réclamait « une action gouvernementale significative et rapide » pour éviter un scénario catastrophe qui ferait un grand nombre de morts et aurait des conséquences économiques désastreuses (Mayer 2020 : 634). Même chose pour Alex Azar, jugé trop alarmiste par le président alors qu’il tentait de le prévenir de la possibilité que la covid-19 fasse des ravages aux États-Unis (Rutledge 2020 : 507).

Non seulement Trump s’est privé des ressources organisationnelles pour préparer le pays à faire face au virus, mais son hostilité envers les avis d’experts a aussi aggravé la situation en empêchant la mise en oeuvre d’une stratégie cohérente et coordonnée pour endiguer la pandémie tant au niveau national qu’international (Mayer 2020 : 633). Premièrement, Trump a permis la création de deux groupes de travail se disputant la responsabilité de coordonner les décisions liées à la pandémie : un groupe officiel mené par le vice-président Mike Pence et composé d’experts gouvernementaux, et « un groupe de travail de l’ombre (shadow task force) composé de loyalistes et de conseillers privés » mis sur pied par Jared Kushner (Gans 2020b). Sans surprise, cette approche contradictoire et contreproductive a alimenté les tensions et généré une profonde confusion quant à qui parlait véritablement au nom de l’administration (Sherman 2020). Deuxièmement, le président Trump a cherché à identifier des boucs émissaires à l’étranger plutôt que de faciliter la coordination internationale des efforts contre la covid-19. Selon lui, la Chine devait être tenue responsable de la pandémie, puisque Beijing n’avait pas fait le nécessaire pour empêcher que le « virus de Wuhan » quitte son territoire. Couplées à son hostilité à l’égard de l’expertise, ces accusations ont justifié le retrait des États-Unis de l’Organisation mondiale de la Santé, clamant qu’elle était devenue un instrument au service de la Chine (Rutledge 2020 : 508). De plus, cette attention sur la supposée responsabilité chinoise a empêché toute collaboration au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, en plus de créer des tensions avec les autres pays membres du g7, qui refusaient de condamner Beijing dans leur déclaration commune. Troisièmement, Bob Woodward, dans son ouvrage Rage, a révélé que Trump était bien au fait de la gravité de la pandémie dès février, mais qu’il avait refusé de communiquer son inquiétude aux Américains pour éviter de « créer la panique » (Woodward 2020 : xviii). En somme, la gestion incohérente et inefficace de la pandémie de covid-19 est en grande partie le résultat de plus de trois ans de conflits entre le président et l’expertise institutionnalisée du gouvernement américain. Plutôt que de mobiliser ces ressources pour formuler et mettre en oeuvre une stratégie afin d’affronter cette crise sans précédent, Donald Trump a préféré la politiser, tant au niveau national qu’international, et en minimiser la gravité pour éviter qu’elle ne nuise à sa campagne de réélection.

Conclusion : après Trump, le retour des experts ?

Le rejet en bloc de l’expertise de l’appareil de sécurité nationale représente l’un des bris de normes les plus importants survenus durant la présidence Trump. Contrairement à ses prédécesseurs, Donald Trump ne s’est pas contenté d’entretenir une méfiance à l’égard des institutions et de leurs experts : il a fait preuve d’une profonde hostilité envers l’expertise. Celle-ci fut lourde de conséquences pour la formulation et la mise en oeuvre de sa politique étrangère, brisant notamment la tension entre loyauté et compétence qui caractérise habituellement les choix de conseillers du président. Même si ce penchant pour la loyauté et pour les décisions instinctives lui a permis d’obtenir plusieurs gains symboliques, sa sous-utilisation des ressources organisationnelles et sa volonté d’affaiblir et de démanteler plusieurs institutions l’ont empêché de pérenniser les changements instaurés. Enfin, la pandémie de covid-19 démontre de manière tragique les effets néfastes de plus de trois ans de conflits et de tensions entre Trump, les institutions et les experts gouvernementaux sur la capacité de son administration d’affronter une crise de cette ampleur.

Au-delà des conséquences sur la politique étrangère analysées dans cet article, l’hostilité envers l’expertise sous Donald Trump s’est aussi traduite par un assaut sur la science ne se limitant pas aux questions de santé publique. Rejetant le consensus scientifique au sujet des changements climatiques, l’administration Trump a mené un effort systématique de dérégulation qui reflétait les préférences du président et celles de nombreux conseillers issus du secteur des énergies fossiles. En éliminant des contraintes gouvernementales visant à préserver l’environnement, réduire les émissions de gaz à effet de serre et la pollution, ainsi qu’à favoriser une transition vers les énergies vertes, la Maison-Blanche a démantelé l’Agence de protection de l’environnement (epa) grâce à la complicité de ses administrateurs Scott Pruitt et Andrew Wheeler, provoquant le départ de 672 scientifiques (Carter 2021). Cette érosion de l’expertise scientifique au sein de l’epa survenue durant la présidence Trump, de même que l’expertise professionnelle au sein des agences et départements de l’appareil de sécurité nationale, représente un défi de taille pour son successeur, Joe Biden.

S’étant engagé à laisser la science guider ses décisions, le président Biden a rapidement modifié la stratégie de gestion de crise pandémique en constituant un groupe de travail d’experts en santé coordonné par un gestionnaire reconnu, Jeffrey Zients. Lors d’une allocution prononcée dans les bureaux du département d’État au début février 2021, Biden a exprimé sa volonté de revaloriser le travail des diplomates et des experts de l’organisation : « [j]e veux que les personnes qui travaillent dans ce bâtiment et dans nos ambassades et consulats à travers le monde le sachent : j’apprécie votre expertise et je vous respecte, et je vous soutiendrai » (The White House 2021). Malgré cette profession de foi, certaines de ses décisions initiales pourraient compromettre la revitalisation du département, notamment les nominations de nombreux envoyés spéciaux responsables de dossiers spécifiques (Afghanistan, Libye, Syrie, Yémen, Corne de l’Afrique, climat, droits des femmes, conflit israélo-palestinien, etc.) qui dévalorisent l’expertise existante au sein de l’organisation et augmentent les risques de rivalités et tensions bureaucratiques (Bruen 2021). De plus, avec le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan de l’été 2021, Biden a aussi démontré qu’il était prêt à aller à l’encontre des recommandations de ses généraux pour mettre un terme à la plus longue guerre de l’histoire américaine. Le retour annoncé de l’expertise aux commandes de la politique étrangère américaine sous Biden ne se fait donc pas sans une certaine méfiance. Celle-ci vise surtout à éviter un nouveau ressac populiste comme celui qui a porté Trump en plaçant les intérêts de la classe moyenne au coeur de l’action internationale du pays. Les experts de l’establishment qui entourent Biden prennent le pari qu’une telle approche permettra de restaurer leur légitimité ternie, tout en régénérant un consensus national en faveur de la stratégie d’internationalisme libéral rejetée par Donald Trump.