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L’élection de Donald Trump semblait promettre une amélioration majeure de la dynamique bilatérale russo-américaine. « Seuls les idiots ne veulent pas de bonnes relations avec la Russie », écrivait-il sur Twitter en janvier 2017. Mais la perspective d’une normalisation des relations avec Moscou s’est rapidement évanouie. Sur fond de scandale d’ingérence russe dans le processus électoral américain, la détérioration amorcée dans les années 2000 s’est plutôt accélérée à tous les niveaux. C’est le cas sur le plan économique, considérant que les États-Unis ont non seulement maintenu mais considérablement durci le régime de sanctions mis en place après l’annexion de la Crimée. C’est encore plus manifeste sur le plan militaire, particulièrement en ce qui a trait au régime de limitation des arsenaux stratégiques.

La dynamique des relations russo-américaines connait alors un « nouveau départ », mais dans une direction diamétralement opposée à celle qui était encore imaginée lors du premier mandat de Barack Obama, au moment de la signature en décembre 2010 de ce traité New start[1] qui était alors présenté comme « un pas significatif vers un monde exempt d’armes nucléaires » (Maison-Blanche 2009). Pendant que Moscou se targue d’avoir développé une nouvelle génération d’armes nucléaires capables de percer n’importe quel bouclier antimissile, la Maison-Blanche semble favorable à l’abandon des traités qui circonscrivent la marge de manoeuvre des États-Unis. À lui seul, le retrait des États-Unis du traité inf sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en août 2019 laissait déjà présager le pire, en ouvrant la porte au retour de telles armes en Europe. Or personne n’imaginait encore que le traité de surveillance aérienne « Ciel ouvert » de 1992 serait abandonné l’année suivante, ou pire encore, que la défense américaine envisagerait, après une interruption de plus de 30 ans, d’effectuer de nouveaux essais atomiques. Quelle est donc la logique de cette reprise de la course aux armements ?

Les débats théoriques disciplinaires nous offrent ici un éclairage limité quant à la nature particulière de cette logique. L’évolution de la situation donne sans doute à première vue l’impression de confirmer les postulats pessimistes des réalistes offensifs, qui voient dans la dégradation actuelle des rapports la confirmation d’une « spirale d’insécurité » provoquée par les politiques de compétition stratégique (Mearsheimer 2014 ; Sushentsov et Wohlforth 2020). Mais la conflictualité idéologique entre le « globalisme néolibéral » des États-Unis et le « souverainisme conservateur » de la Russie pourrait aussi très bien à elle seule expliquer l’incapacité des parties de s’engager dans une joute à somme positive, malgré les épisodes de collaboration ponctuelle que l’on a observés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en Afghanistan ou plus tard en Syrie (McFaul 2018 ; Safranchuk 2018).

À juste titre, on a fait valoir que les cadres théoriques sont souvent mobilisés comme outils de légitimation des politiques étrangères, et qu’ils ne peuvent être entendus comme des objets non idéologiques de notre quête de savoir (Martill et Schindler 2020). Loin d’être neutres, ils risquent même de participer à la construction de prophéties auto-réalisatrices (Simes 2019), notamment celle d’un « choc civilisationnel » (Huntington 1993 ; Batashvili 2017). Souhaitant éviter d’engager ici une discussion épistémologique qui devrait nécessairement mettre en relief le rôle des biais normatifs de ces cadres théoriques[2], cet article se limite à analyser la dynamique de la relation russo-américaine en examinant empiriquement la manière dont elle a évolué dans le cadre précis du régime de limitation des arsenaux stratégiques. Postulant dans une perspective constructiviste que cette évolution ne répond pas à quelque déterminisme structurel, mais plutôt à des contingences représentationnelles (Hopf 2002 ; Tsygankov 2019), il a pour ambition de retracer les éléments déterminants de la définition du rôle des deux parties et le développement interactif de la logique de leur nouvelle course aux armements.

I – L’ultime bataille pour la préservation de la parité stratégique

Discutant de la fin du traité inf et de la course aux armements qu’elle fait accélérer, le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov la résumait ainsi : « [t]out a débuté quand les États-Unis ont décidé de se retirer [du traité abm] en 2002 » (Lavrov 2019). Les contours de la dégradation des rapports post-guerre froide n’apparaissaient pourtant pas aussi nettement aux observateurs de l’époque. Les présidents Vladimir Poutine et George W. Bush affichaient alors leur amitié et promettaient la naissance d’un nouveau « partenariat stratégique » dans la guerre au terrorisme. La Russie et l’otan annonçaient d’ailleurs la même année la création d’un nouveau Conseil chargé de développer cette collaboration approfondie, dont la manifestation la plus concrète résidait dans l’invitation faite aux Américains et leurs alliés d’utiliser l’espace aérien russe, et même les anciennes bases militaires soviétiques d’Asie centrale. Pour les uns, la préoccupation portait avant tout sur la seconde guerre de Tchétchénie qui battait son plein. Pour les autres, c’était la traque internationale contre Al-Qaïda qui monopolisait l’attention. Quelques voix s’élevaient pour évoquer le spectre d’une nouvelle course aux armements, mais celle-ci demeurait alors bien hypothétique pour des États affirmant ne plus avoir de différend idéologique. En d’autres termes, la question de l’abandon du traité abm de 1972 sur les systèmes de défense antimissiles semblait alors plutôt périphérique à la relation russo-américaine, qui se restructurait autour de l’enjeu du terrorisme.

À ce moment, Washington ne craint donc pas la réaction négative de Moscou, même si la Douma dénonce haut et fort cette « erreur qui inflige des dommages sérieux à l’ordre international » (Kile 2003 : 604). On répète avec conviction que Moscou n’a pas à redouter le déploiement de missiles antimissiles dans les nouveaux États-membres de l’otan[3], puisque ces systèmes de défense, bien insuffisants pour contrer une attaque massive de la Russie, visent des puissances que la Russie doit elle-même chercher à contenir, ce qu’elle fait d’ailleurs en 2006 en votant en faveur de sanctions onusiennes contre Pyongyang et Téhéran. Si Moscou dénonce l’idée de George W. Bush selon laquelle la Corée du Nord et l’Iran constituent (avec l’Irak) un « axe du mal », le développement de leurs capacités balistiques et de leurs programmes nucléaires soulève de réelles inquiétudes. Les Russes devaient donc comprendre qu’une défense antimissile était nécessaire pour protéger les alliés européens et asiatiques d’une telle menace, encore distante certes, mais pour laquelle il fallait commencer dès maintenant à se préparer.

Poutine choisit d’accueillir le camouflet avec le plus grand flegme, manifestant son désaccord, mais en évitant de dramatiser l’impact réel de la décision. La futilité de l’opposition à l’élargissement de l’otan et à l’attaque de l’Alliance contre la Yougoslavie avait aidé la Russie à mieux évaluer sa place dans le système international, et à ajuster ses ambitions en conséquence. L’heure n’était pas à la confrontation stérile, mais à ce que Dimitri Trenin (2004) appelait le « camouflage stratégique », conduite où l’on feint d’accepter l’absence d’ennemi, mais seulement à condition de pouvoir conserver une force de dissuasion suffisante pour décourager toute attaque sur le territoire national ou celui d’un allié.

Dans le viseur à long terme, les stratèges russes sont pourtant alarmés par la démonstration de force américaine. Les bombardements de l’otan sur des cibles serbes pendant la guerre du Kosovo (1999) avaient donné un aperçu de ce que promettait le monde unipolaire, au sein duquel une agression contre un pays souverain pouvait se faire en violation directe et décomplexée du droit international. Le romantisme pro-occidental du début des années 1990 avait déjà fait place à un pragmatisme conforme aux préceptes de la Realpolitik : le maintien d’une force de dissuasion demeurait la seule garantie que la Russie ne ferait pas l’objet d’un tel scénario d’agression extérieure.

En réalité, l’argument américain selon lequel le système de défense n’impacterait pas la sécurité de la Russie ne convainquait pas les stratèges de Moscou. L’interdiction de développer des systèmes antimissiles avait permis depuis 1972 de maintenir cette vulnérabilité réciproque de la « destruction mutuelle assurée », dont l’effet recherché était de dissuader également chacune des parties d’engager les hostilités. Pour les dirigeants russes, le déploiement d’un bouclier à leur frontière occidentale présente un défi duquel le pays ne peut se défiler sans concéder la suprématie stratégique globale à Washington, car en cas d’une première frappe, les vecteurs intouchés pouvant être utilisés pour une riposte ne seraient possiblement pas assez nombreux pour traverser le bouclier (Boese 2008). C’est d’autant plus inquiétant que le Pentagone cherche désormais ouvertement à développer les capacités pour effectuer une frappe planétaire rapide (prompt global strike) qui lui permettrait d’éliminer d’un seul coup la quasi-totalité des vecteurs de lancement des missiles intercontinentaux de la Russie.

Une option de rechange pour les Russes aurait pu être de participer conjointement à l’installation de ces nouveaux systèmes antimissiles, ce qui lui aurait au moins donné accès à toutes les informations relatives au fonctionnement de ceux-ci. Le président Poutine en étonne plus d’un avec une telle proposition, en juin 2007, en offrant de mettre à contribution la station de détection radar de la Russie en Azerbaïdjan, une localisation qui aurait eu l’avantage d’être beaucoup plus efficace pour intercepter un lancement en provenance de l’Iran. Le ton s’était déjà considérablement durci contre les États-Unis, notamment à l’occasion du célèbre discours prononcé à Munich, où le président Poutine (2007) dénonçait haut et fort les effets déstabilisateurs du monde unipolaire américain. L’offre de participation conjointe lancée publiquement projette l’image d’une Russie ouverte à la collaboration, mais injustement rejetée par les États-Unis. Elle révèle les intentions réelles du Pentagone, qui sont moins liées à la protection du territoire des Alliés qu’à l’affirmation d’une domination sans partage de la zone tampon entre la Russie et l’Europe. Moscou espère ainsi rallier Paris et Berlin à son opposition au projet, et à accroître ainsi la division entre les États-Unis et la « vieille Europe », division qui était déjà perceptible depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Cette tactique ne recueille cependant pas les résultats espérés. Les autres membres de l’otan préfèrent avaliser le projet de bouclier, laissant la Russie complètement isolée dans son opposition (Shevtsova 2010).

Le régime de limitation des arsenaux stratégiques, qui remonte par itération aux traités salt (1972) et salt-II (1979) est fondé sur un principe de symétrie qui se manifeste quantitativement par des plafonds comparables, mais aussi à travers des mécanismes réciproques de surveillance. Malgré les écarts spectaculaires entre les budgets de défense américains et russes (les premiers sont entre sept et dix fois plus élevés que les seconds), le maintien symbolique d’une parité numérique dans le nombre d’ogives déployées demeure important pour Moscou. Cette parité lui confère un statut unique dans l’ordre international. L’abandon du traité abm n’entraîne pas nécessairement une renonciation à ce régime, mais pour améliorer ses chances de percer le futur bouclier en cas de conflit, Moscou doit revenir sur l’engagement conclu lors de la signature du traité start-II (1993) de renoncer au « mirvage », pratique qui consiste à installer sur une même ogive plusieurs véhicules de rentrée, disposant chacun de leur propre cible. On annonce alors que la Russie ne serait plus liée à ce traité (encore non ratifié) en cas d’abandon du traité abm. En contrepartie, Moscou consent en 2002 à la signature du Traité sort, qui consacre une réduction des ogives déployées, dorénavant limitées de part et d’autre à 6000. Aucune mention n’est faite des visites de contrôle réciproques, mais celles-ci demeurent régies par le traité start de 1991, qui n’arrive à échéance qu’en décembre 2009.

Portée au pouvoir à la fin de 2008, la nouvelle administration Obama hérite d’un contexte déjà beaucoup plus difficile, puisque la Russie vient en quelque sorte de défier ouvertement les États-Unis en envahissant la Géorgie. Après une courte intervention armée victorieuse, Moscou reconnaît l’indépendance des deux républiques auto-proclamées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, consacrant ainsi le démembrement territorial de cet aspirant-membre de l’otan et principal allié américain dans la région.

Malgré les condamnations fermes, les difficultés grandissantes rencontrés dans les théâtres de guerre en Afghanistan et en Irak incitent alors Washington à minimiser la portée du conflit russo-géorgien. On souhaite plutôt explorer les opportunités d’une « réinitialisation » (reset) des rapports avec Moscou. Affirmant vouloir poursuivre les efforts de dénucléarisation, le Président Obama ouvre même pour un moment la porte à une révision du projet de déploiement du bouclier antimissile. Il entame des pourparlers avec son homologue russe Dmitri Medvedev, que l’on estime alors être plus ouvert à une collaboration avec l’Ouest et potentiellement capable de se démarquer de son prédécesseur.

Les négociations pour le renouvellement du traité start montrent cependant à quel point la question du bouclier américain demeure au coeur de tous les litiges (Lévesque 2011). Les Russes insistent sans succès pour lier ces négociations au maintien des limitations dans la défense antimissile. En conséquence, celles-ci piétinent jusqu’à l’échéance prévue du traité. Il faut attendre l’interruption complète des visites de contrôle au début de l’année 2010 pour voir les deux parties arriver enfin à un compromis. Même si le président Obama considère que le pays n’est qu’une « puissance régionale », les États-Unis acceptent de perpétuer ce régime qui conserve les apparences d’une parité symétrique. Les parties conviennent de réductions communes sur les ogives déployées et sur le nombre maximal combiné des trois types de systèmes de livraison (aérien, terrestre et sous-marin). Alors que le traité sort n’avait pas permis de diminuer le nombre de vecteurs autorisés, le New start prévoit de le couper de moitié, en limitant la possession maximale à 800 systèmes, dont seulement 700 peuvent être déployés. Le nouveau plafond d’ogives déployées autorisées est fixé à 1550 têtes nucléaires (une réduction de 650 par rapport à la précédente limite). En revanche, il ne couvre pas les nombreuses têtes nucléaires non déployées (environ 6000 de part et d’autre). Aucune clause ne concerne par ailleurs la défense antimissile. Les Russes doivent finalement se contenter d’une simple phrase dans le préambule, dans laquelle on stipule vaguement qu’il existe une « interrelation » entre les armements stratégiques offensifs et défensifs « qui deviendra plus importante à mesure que les armements nucléaires offensifs seront réduits »[4].

Au moment de la ratification du New start l’année suivante, les États y vont sans surprise de déclarations interprétant différemment la portée du préambule de l’accord. La Russie déclare que l’accord ne peut être viable que si les États-Unis font preuve de retenue dans le développement de leurs capacités antimissiles, tant qualitatives que quantitatives. On affirme qu’une évolution contraire représenterait des « circonstances exceptionnelles » qui leur permettraient d’abroger le traité (au titre du paragraphe 3 de l’article 14). Les Américains maintiennent pour leur part qu’ils ne sont pas limités dans le déploiement de systèmes antimissiles et que la Russie porterait seule la responsabilité de la fin de l’accord si elle décidait de s’en retirer (Woolf 2020 : 18). Les fondations normatives du régime, on le voit, restaient extrêmement fragiles.

II – La nouvelle configuration des rapports de forces

La menace russe de quitter le New start n’allait jamais dissuader Washington d’aller de l’avant avec le déploiement de lanceurs terrestres verticaux sur le sol des anciens membres du Pacte de Varsovie, qui débute peu après la signature du traité. La mise à exécution de cette menace n’aurait d’autre dividende que de faire porter sur ses épaules la responsabilité odieuse de ce « retour du risque nucléaire » (Fortmann 2019). Consciente de l’importance de soigner son image internationale, la Russie doit se contenter de ce que lui confère encore le régime en place, à savoir l’opportunité d’effectuer des inspections in situ des systèmes de lancements, ce qui contraint les États-Unis à une certaine transparence et qui assure aux Russes une meilleure prédictibilité des rapports.

Vulnérable à la nouvelle défense antimissile, la Russie doit lutter pour le maintien d’une parité de dissuasion en travaillant sur la planche à dessin des industries de la défense. Le redressement économique qui s’opère depuis les années 2000 avec la hausse du prix des hydrocarbures lui permet de réinvestir en accordant au maintien de ses forces stratégiques une place centrale[5]. Face à la réalité imminente du bouclier, la réduction quantitative normée doit être compensée par des technologies nouvelles, notamment pour atteindre des vitesses hypersoniques, ce que promet le projet du planeur aérien Avangard annoncé en 2004. Dans la gamme des nouvelles armes développées pour conserver une capacité de riposte se trouvent également les systèmes mobiles de missiles Iskander. Le ministre de la Défense Sergeï Ivanov promettait que la production de ce vecteur de courte portée voyageant à une vitesse de 3,2 km/s (mach 5.9) permettrait à la Russie de traverser n’importe quel bouclier de défense. L’Iskander est testé une première fois dans un théâtre conventionnel, en Géorgie, pendant la guerre d’août 2008. En réponse à l’installation prévue des composantes du bouclier de défense en Pologne, le président Medvedev évoque ouvertement dès 2010 la possibilité d’un déploiement de ces missiles dans l’enclave de Kaliningrad.

En principe, cette arme n’entre pas dans la catégorie des forces nucléaires intermédiaires prohibées par le traité inf. Moscou affirme en effet qu’elle n’est pas destinée à transporter des ogives nucléaires, et que sa portée ne dépasse pas la limite proscrite de 500 km. Or certains experts affirment que son design lui permettrait de dépasser les 700 km si elle était armée d’une tête nucléaire (moins lourde qu’une charge conventionnelle) (Forss 2012), ce qui soulève les inquiétudes du Pentagone. Les Russes estiment pour leur part que les États-Unis sont eux-mêmes en train de transgresser l’entente. Le projet de bouclier prévoit de compléter l’installation de missiles sm-3 initialement développés pour être déployés en mer. Or, ces intercepteurs seront installés sur les lanceurs verticaux Mark 41 qui ont la propriété connue d’être aussi capables de lancer des missiles de croisière Tomahawk (pouvant livrer une charge nucléaire dans un rayon de 2500 km). À compter de 2014, alors que s’accentuent les tensions relatives à la crise ukrainienne, les suspicions de tricherie prendront la forme d’accusations réciproques formelles.

L’année 2014 est sans l’ombre d’un doute un moment clef de l’évolution des relations russo-américaines. Territoire stratégique dans le commerce gazier Russie-Europe, l’Ukraine est depuis les années 2000 l’objet d’une compétition féroce entre des pôles d’attraction rivaux (Charap et Colton 2017). Percevant la révolte citoyenne et le remplacement anticonstitutionnel du gouvernement par des forces euro-atlantistes comme le pur produit de l’ingérence extérieure américaine, Moscou fait le pari d’une deuxième intervention militaire extraterritoriale destinée à démembrer un aspirant-membre de l’otan. Dans les régions du Donbass, des rebelles hostiles au nouveau pouvoir sont soutenus, infiltrés et bientôt dirigés pour protéger l’existence de deux nouvelles républiques autoproclamées, et ainsi entraîner Kiev dans une longue guerre de basse intensité.

Le conflit diplomatique sans précédent qui en résulte représente le terrain par excellence pour une renégociation des rapports de force dans lequel l’enjeu ultime consiste à circonscrire l’étendue de la sphère d’influence américaine, voire de renverser les avancées géopolitiques de l’alliance transatlantique. L’ère du camouflage stratégique laisse place à une surenchère de démonstrations de force qui visent à rétablir les frontières d’un nouveau partage des sphères d’influence. Pour y parvenir, la Russie rappelle au monde qu’elle est et demeure « la seule puissance capable de réduire les États-Unis en poussière radioactive », comme le formule le chef de la diplomatie médiatique Dimitri Kiseliev dans les jours qui suivent l’annexion de la Crimée[6]. En plus du planeur hypersonique Avangard dont on parle depuis 2004, il est bientôt question d’un nouveau missile thermonucléaire « mirvé », le Sarmat, capable d’effectuer un vol suborbital non linéaire de 35 000 km, et de contourner par les pôles les systèmes de défense antimissiles. En développement depuis 2008, on annonce en 2014 que sa mise en production est accélérée afin de pouvoir les déployer pour 2020. L’année suivante, une prétendue fuite d’information survenue lors d’une conférence de presse révèle l’existence d’un projet de drone sous-marin, le Poseidon, prétendument capable de livrer une charge nucléaire de 100 mégatonnes à 10 000 km de distance à une vitesse de 185 km/h, arme de riposte contre les villes côtières américaines que l’on dit infaillible (Felgenhauer 2015).

Il y a un décalage frappant entre l’importance que la Russie accorde aux États-Unis dans la formulation de leur politique de défense, et la place réelle qu’elle-même occupe dans la pensée stratégique américaine, où elle n’est plus qu’un acteur de second ordre qui doit apprendre quels sont les coûts associés à un comportement déviant dans l’arène internationale. L’erreur des États-Unis, diront certains, avait peut-être été de lui laisser croire en 2008 qu’elle pouvait transgresser le droit international impunément en attaquant la Géorgie. La réponse cette fois devait être plus ferme, en s’attaquant au maillon faible de l’économie. La forme consiste à adopter une série de sanctions qui, en plus de frapper une longue liste de politiciens et d’hommes d’affaires proches du pouvoir avec une interdiction de voyager et un gel des avoirs étrangers, sévit contre les entreprises engagées dans le financement, l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures. Espérant faire reculer la Russie, ou du moins lui faire renoncer d’avancer plus loin en territoire ukrainien, les alliés du g7 emboîtent le pas et font front commun. Alors que s’organise parallèlement l’envoi dans la région de la Baltique des unités de forces de déploiement rapide sous l’égide de l’otan, les références au « retour de la Guerre froide » se multiplient.

S’il est certain que les sanctions ont un impact économique négatif palpable, le calcul que l’on faisait déjà à Moscou en 2008 selon lequel le surengagement militaire américain sur les théâtres afghan et irakien empêchait Washington de risquer une confrontation ouverte avec la Russie demeurait le même. L’aide offerte à l’Ukraine se limite pour le moment à du matériel « non létal », preuve tangible de la prudence à laquelle sont en réalité contraints les Américains. Alors que les combats s’intensifient au Donbass, les chancelleries française et allemande prennent les devants en engageant la Russie dans des pourparlers de paix qui n’abordent même pas la rétrocession de la Crimée, et qui de plus reconnaissent de facto la fédéralisation de l’Ukraine comme la seule issue à la guerre en cours. La condamnation internationale de l’annexion territoriale, qui prend notamment la forme d’une résolution de l’Assemblée générale de l’onu (68/262), est certes mauvaise pour l’image de la Russie, et illustre le faible soutien dont elle dispose auprès des membres[7]. Malgré tout, la perspective d’une inclusion de l’Ukraine dans l’otan semble bel et bien évanouie cette fois, et en cela on estime à Moscou que le jeu en valait la chandelle.

Cette assurance plus grande que développe la Russie repose en partie sur un partenariat stratégique de plus en plus déterminant avec la Chine. Celui-ci se manifeste par une intensification des exercices militaires conjoints et des échanges commerciaux (Ciborek 2019). En témoigne cet accord historique d’approvisionnement gazier pour 30 ans, estimé à quelques 450 milliards de dollars us, signé en mai 2014 au plus fort de la crise ukrainienne. Avec le soutien tacite de Pékin, qui coordonne largement ses positions avec celle de la Russie au Conseil de sécurité, l’audace de Moscou se manifeste bientôt sur un autre théâtre que personne n’avait anticipé. Annoncée devant l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015, l’intervention militaire destinée à soutenir le régime de Bachar el-Assad contre Daesh et les autres factions rebelles soutenues par la Turquie et les États-Unis représente une opportunité de faire valoir ses nouvelles capacités militaires. Les missiles Kalibr lancés depuis ses frégates situées en mer Caspienne sont ainsi mis à contribution pour détruire l’État islamique et forcer le repli des autres groupes d’opposition. Le déploiement des systèmes de défense anti-aérienne s-300 et s-400 limitent la capacité des autres puissances régionales d’intervenir à souhait, permettant, à terme, à un régime que l’on croyait au bord du gouffre de reprendre la main sur une bonne partie du territoire. En cela l’aventure militaire en Syrie a laissé croire à la Russie qu’elle pouvait avancer ses pions sur l’échiquier tout en évitant une confrontation directe avec Washington. La décision turque d’abattre un chasseur russe su-24 en 2015 n’a d’ailleurs pas eu l’effet dissuasif souhaité, bien au contraire. Victime des sanctions économiques russes, la Turquie a plutôt été contrainte de constater que l’otan ne viendrait pas à sa défense si les choses s’envenimaient. En conséquence, elle a dû revoir à la baisse ses objectifs géopolitiques en Syrie, en cherchant avec Moscou un nouveau modus operandi.

Considérant le poids marginal (entre 3 % et 5 %) de la Russie dans l’économie mondiale, les Américains avaient assumé que ce pays allait devoir renoncer à se mêler des grands enjeux mondiaux. Aux prises avec une « économie en lambeaux » comme le disait en 2014 le président Obama, le pays serait marginalisée dans la périphérie de son ex-Empire, où même là l’Alliance transatlantique pourrait continuer de s’étendre[8]. C’est précisément contre cela que sont dirigés les efforts risqués de Moscou pour modifier la configuration du rapport de forces. Dans une arène plus instable où les questions militaires prennent de plus en plus le pas sur les enjeux commerciaux, le maintien d’un équilibre stratégique lui permet de croire qu’elle est en mesure de gérer l’escalade des guerres régionales conventionnelles. Comme en Géorgie et en Ukraine, le déploiement des troupes en Syrie confère à Moscou une nouvelle liberté de mouvement, même si les limites de celle-ci restent encore à négocier avec Washington.

III – L’ex-duopole stratégique dans la nouvelle bipolarité

Les propos préélectoraux de Donald Trump en 2016 avaient pointé en direction d’une bonne entente avec la Russie. Comme s’il s’apprêtait à passer l’éponge sur l’annexion de l’Ukraine, la caricature surréaliste d’un président américain agissant comme une marionnette du Kremlin s’est alors propagée. Il a certes lui-même laissé planer le doute en affirmant qu’il examinerait la question de la souveraineté russe sur la Crimée[9], mais en réalité le candidat républicain se préoccupait beaucoup plus de la sécurité intérieure et de la balance commerciale du pays que de la périphérie est-européenne. La Russie compte pour une part marginale du commerce extérieur américain, et elle n’est pas le point de départ des immigrants illégaux contre lesquels il estime devoir protéger le pays. Moscou n’est donc dans son viseur qu’en tant qu’allié possiblement utile dans la lutte contre Daech, qu’il souhaite terminer le plus vite possible.

À Moscou, plusieurs experts se sont montrés sceptiques quant à l’intérêt pour la Russie de voir arriver à la Maison-Blanche un leader qui affirmait haut et fort vouloir moderniser l’arsenal nucléaire du pays (Frolov 2016), mais la plupart ont néanmoins fait preuve d’enthousiasme à l’annonce de sa victoire. Ce sera peut-être le « président de nos rêves », écrivait à Moscou l’éditeur en chef de l’influente revue Russia in Global Affairs (Lukyanov 2017). La source de cet optimisme résidait en partie dans les commentaires élogieux à l’endroit de Vladimir Poutine, mais bien davantage dans sa volonté exprimée de rompre avec l’exceptionnalisme américain et l’idéologie mondialiste portés par ses prédécesseurs (Legvold 2017 ; Suslov 2016). Sous le slogan « America First », Donald Trump ne cherche plus le leadership planétaire par l’imposition de normes démocratiques néolibérales, mais plutôt à capitaliser sur l’asymétrie de ses relations bilatérales, même au détriment de ses alliés traditionnels qui doivent cesser de profiter à rabais de la protection américaine. La défense des pays baltes et la pertinence de l’organisation militaire transatlantique sont même remises en cause. Considérant combien les vagues d’élargissement de l’otan avaient été depuis les années 1990 la principale pomme de discorde entre Moscou et Washington (Stent 2016), il n’est pas étonnant que ce virage néo-isolationniste ait été bien accueilli. Les sondages auprès des Russes démontrent que la victoire de Trump avait initialement amélioré l’image des États-Unis (Sharkov 2016).

S’ils se sont au début amusés de voir la presse américaine accorder autant de crédit à la thèse d’une ingérence massive et déterminante dans la victoire de Trump, les Russes doivent toutefois constater que les révélations autour du « Russiagate » minent considérablement la marge de manoeuvre du nouveau président envers Moscou[10]. Du fait des menaces de destitution qui pointent déjà à l’horizon, en raison des allégations de complicité du Président dans cette opération russe, on constate un désalignement au sein du Parti républicain, qui demeure majoritairement favorable au maintien de la ligne dure contre Poutine. Dès février 2017, Trump est ainsi forcé d’accepter la démission de son conseiller à la sécurité nationale, Michael Flynn, partisan d’un dialogue plus étroit avec la Russie, accusé d’avoir dissimulé le contenu de ses échanges avec l’ambassadeur russe (lesquels auraient notamment concerné le régime de sanctions économiques). Son successeur, H.R. McMaster, se rapproche des positions moins amicales du secrétaire à la Défense James Mattis, qui déclare sans ambages qu’il faut « négocier avec la Russie dans une position de force » (Saunders 2017).

Les pires craintes se confirment lorsque le Congrès vote à la quasi- unanimité cette loi destinée à « sanctionner les adversaires », qui touche simultanément l’Iran, la Corée du Nord et la Russie[11]. Non seulement la loi limite la capacité du président de lever par décret les sanctions précédemment adoptées, mais elle durcit considérablement les mesures prises à l’encontre du secteur des hydrocarbures, menaçant de punir toute entreprise collaborant au financement, à la construction et à l’entretien de nouvelles infrastructures de transport. Certains États comme la Pologne s’en réjouissent, mais le mécontentement se fait cette fois ressentir ailleurs, en Allemagne notamment, où des entreprises et institutions financières seront potentiellement touchées par ces mesures extraterritoriales américaines. Moscou se réjouit d’assister à une telle fracture au sein des États membres de l’Alliance, mais le pays doit composer avec des retards coûteux dans la réalisation de son gazoduc sous-marin en mer Baltique. Loin de s’apaiser, la rivalité pour l’accès au marché énergétique européen devient de plus en plus acrimonieuse.

Initialement, la Syrie semblait être un terrain prometteur pour reconstruire les ponts avec Washington. Après tout, l’opération de désarmement chimique réalisée par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (oiac) avait été rendue possible par cet accord bilatéral russo-américain de 2013 conclu entre les présidents Obama et Poutine. Certes, on ne partage pas le même point de vue sur la légitimité du pouvoir en place à Damas, mais la volonté commune d’éradiquer le groupe État islamique aurait pu permettre d’étendre la collaboration. Or les attaques chimiques de Khan Cheikhoun (2017) et de Douma (2018) menées contre des civils ont tôt fait de remettre dos à dos Russes et Américains. Alors que les uns mettent en doute l’origine de ces attaques, les autres réclament des mesures punitives.

Le 6 avril 2017, le président Trump décide de frapper directement une base aérienne syrienne, anéantissant une part importante de sa flotte. C’est une ligne que son prédécesseur n’avait pas osé franchir. Le scénario se répète l’année suivante, cette fois avec le concours des Français et des Britanniques, en ciblant des entrepôts soupçonnés de servir à entreposer des armes. Trump se moque sur Twitter des avertissements lancés par l’ambassadeur russe au Liban, à savoir que la Russie pourrait s’attaquer aux plateformes de lancement de missiles en cas d’agression : « Prépare-toi Russie, parce qu’ils arrivent [les missiles], supers et nouveaux et “intelligents”. Vous ne devriez pas être alliés avec un animal qui gaze sa population et y prend plaisir ! » La stratégie de communication n’est pas que théâtrale. Deux mois auparavant, faut-il le rappeler, l’armée américaine avait bombardé et tué quelques 200 mercenaires russes de la compagnie privée Wagner dans la bataille de Koucham. Là encore, l’évolution de la relation bilatérale prend donc une tournure aussi dramatique que dangereuse (Csizmazia 2019).

Alors que les médias suivent de près l’enquête de Robert Mueller et scrutent à la loupe les signes de la possible collusion entre Trump et Poutine, beaucoup s’indignent que la Maison-Blanche tente de minimiser l’importance des informations confirmant les efforts de la Russie d’influencer le processus électoral américain. Or, c’est à ce moment que le département de la Défense publie sa nouvelle stratégie de sécurité nationale (2017), suivie un peu plus tard d’une révision de la posture nucléaire (2018). Le signal est clairement hostile. La Russie y est décrite (avec la Chine) comme une puissance révisionniste dont les capacités nucléaires doivent être concurrencées. La nouvelle posture nucléaire tente explicitement de faire perdre aux Russes l’illusion qu’ils pourraient « escalader pour désescalader » un conflit en utilisant une ogive de faible intensité. Elle propose d’outiller le pays d’une version moins létale des missiles nucléaires existants, précisant que ceux-ci pourraient servir de réponse en cas d’agression non nucléaire. On s’attaque ainsi à la perception selon laquelle les États-Unis rechigneraient à utiliser leur arsenal, parce que trop gros et terrifiant. Il s’agit ni plus ni moins de faire baisser le seuil d’utilisation, facilitant la transgression du tabou nucléaire. Le Pentagone espère ainsi explicitement convaincre les Russes de se conformer au traité inf, en abandonnant notamment le déploiement des Iskander dans la région de Kaliningrad (Mehta 2018).

Toutefois, la réponse va plutôt dans la direction inverse. Dans son discours pré-électoral prononcé en mars 2018 devant l’Assemblée fédérale, Vladimir Poutine met en valeur l’étendue du nouvel arsenal russe, dévoilant en grande pompe l’aboutissement de nouveaux projets. Ceux-ci incluent le missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevestnik, voyageant à très basse altitude à une distance presque illimitée, ainsi que le missile balistique à lancement aérien Kinjal, voyageant à la vitesse fulgurante de 15 000 km/h (mach 12) sur une distance de 3000 km et disposant de la capacité d’effectuer des manoeuvres irrégulières d’évitement. Loin de reculer sur la question litigieuse des Iskander, Poutine (2018) clame haut et fort que « la Russie maintenant doit être entendue ».

En réalité, on peut douter que le président Trump soit réellement perturbé par les possibles violations russes du traité inf. Il avait déjà plusieurs fois questionné le bien-fondé de ce traité désuet qui empêchait les États-Unis de développer une catégorie d’arme que d’autres États, la Chine en premier lieu, avait la liberté de produire. Le Pentagone affiche ouvertement son intention de développer un missile de croisière sol-sol d’une portée 3000 à 4000 km, et les agissements russes constituent un alibi commode pour justifier sa décision de mettre un terme au traité. C’est aussi une façon de convaincre les alliés européens, qui assistent impuissants à la reprise par les États-Unis de tests balistiques autrefois prohibés. Malgré les inquiétudes reliées au spectre d’une nouvelle crise des euromissiles, ceux-ci préfèrent encore minimiser leurs désaccords et garder l’image d’un front commun contre Moscou, soulignant que la Russie porte la responsabilité de la fin de ce traité qu’elle a violé. Le portrait doit toutefois être nuancé, car les essais américains impliquent des propulseurs utilisés lors de tests d’appareils antimissiles balistiques, ce qui confirme les suspicions du Kremlin voulant que le développement du bouclier contrevenait déjà au traité inf.

En réponse, la Russie fait alors encore monter les enchères. Au lendemain de l’annonce du retrait, le Président fait valoir que la réplique de la Russie devra être symétrique (Poutine 2019). Son ministre de la Défense Sergueï Shoïgou propose une version terrestre du système Kalibr à portée intermédiaire actuellement déployé en mer, ainsi qu’une version terrestre des missiles hypersoniques de courte portée Tsirkon, actuellement en phase finale de développement. Sur une note plus rassurante, certainement destinée à apaiser les Européens, Poutine annonce un moratoire unilatéral sur les systèmes interdits par le traité inf, s’engageant à ne rien déployer tant que les États-Unis en feront autant (Sokov 2019). La Russie lance même une offensive diplomatique pour faire connaître sa position, se montrant ouverte à d’éventuelles mesures de vérifications réciproques (Stefanovich 2020). Faut-il y voir une simple stratégie de relations publiques ? La question mérite d’être posée dans la mesure où Poutine s’était lui-même prononcé dès 2007 sur le caractère obsolète du traité, compte tenu disait-il de la prolifération de cette catégorie d’armes (Chine, Corée du Nord, Inde, Pakistan, Iran, Israël). Si inquiétante soit-elle, la fin des contraintes lui offre de nouvelles options balistiques à l’égard de puissances régionales se situant dans ce périmètre.

Il existe vraisemblablement un consensus voulant que l’approche bilatérale russo-américaine ne soit pas viable à long terme. Compte tenu des avancées technologiques réalisées par la Chine, celle-ci devra tôt ou tard prendre part aux discussions, possiblement avec les autres puissances nucléaires, comme le demande maintenant Moscou en mentionnant la Grande-Bretagne et la France. La Russie demeure attachée au capital symbolique associé au duopole, mais elle n’est pas nécessairement incommodée de voir Donald Trump reprendre à son compte l’argument de la désuétude du traité, et de la nécessité d’en sortir pour répondre à la menace de la Chine.

La logique sous-jacente à ce raisonnement devient de plus en plus visible à l’approche de l’échéance du traité New start en février 2021. Contrairement à la fin du traité inf et du traité « Ciel ouvert », il n’est plus possible cette fois d’accuser Moscou de violations pour justifier la décision d’y mettre un terme, car personne ne conteste que la Russie s’y soit toujours conformée. De plus en plus engagé dans une véritable confrontation avec Pékin, Washington n’hésite pas cette fois à faire porter à la Chine la responsabilité de la mort imminente du traité, arguant qu’elle ne peut plus être tenue à l’écart du régime de limitation des arsenaux stratégique, et que son refus de prendre part aux consultations constitue une raison suffisante pour abandonner le New start. Bien qu’elles se poursuivent au cours de l’année 2020, les discussions bilatérales russo-américaines débordent du cadre d’un renouvellement devenu hautement hypothétique. Les échanges portent sur un large ensemble d’enjeux qui incluent la défense antimissile, les capacités d’une frappe planétaire éclair, les armes nucléaires tactiques, l’asymétrie des forces conventionnelles, l’adoption de nouvelles doctrines permettant d’abaisser le seuil d’utilisation des armes nucléaires, et même l’espace comme nouveau lieu de conflictualité. Les développements technologiques récents nous éloignent donc peu à peu du paradigme antérieur, au sein duquel les armes de la triade stratégique appartenaient à une catégorie à part. Seulement, le nombre élevé de points à l’agenda des divers comités ralentit tout développement normatif concret. Dans les dernières semaines au pouvoir de l’administration républicaine, le secrétaire d’État Pompeo (2020) parlait du développement d’une « théorie de la réduction des armements stratégiques ». Que le président démocrate Joe Biden se soit empressé dès son entrée en fonction d’offrir aux Russes une reconduction inconditionnelle du traité donne certes un nouveau souffle aux négociations. Il appert toutefois que la prolongation pour cinq ans (non renouvelable) de ce dernier lambeau du régime de limitation des missiles nucléaires ne signifie aucunement que nous soyons aux portes d’une atténuation de la course aux armements.

Conclusion

Cela fait déjà plus d’un quart de siècle que Moscou appelle explicitement de ses voeux, conjointement avec Pékin, l’avènement d’un système multipolaire (United Nations 1997). Même s’il n’était pas explicitement dirigé contre elle, le projet de bouclier antimissile a été perçu comme une menace envers sa survie comme pôle indépendant d’un tel système. Il a entraîné une double réponse. Tout en cherchant, sans y parvenir, à perpétuer le régime symétrique de limitation et de surveillance bilatérale hérité de la Guerre froide, Moscou s’est lancé dans une course qualitative pour maintenir intacte une parité de dissuasion. Alors même que les États-Unis misaient de moins en moins sur leur triade stratégique, la Russie a ainsi mis en oeuvre un ambitieux programme de recherche et de développement. De plus, en assumant trop hâtivement la marginalité de la Russie dans le système international, la politique de défense américaine a également provoqué des réactions audacieuses et plus efficaces qu’envisagées, comme on l’a constaté lors de la guerre de Géorgie en 2008. Si la « réinitialisation » des rapports proposée par l’administration Obama aurait pu permettre un changement de direction, les travaux d’installation du bouclier commencés en Roumanie en 2010 l’ont durablement compromise.

Le renversement du gouvernement ukrainien en 2014 a été perçu à Moscou comme le pur produit d’une ingérence américaine destinée à soutenir à Kiev l’établissement d’un pouvoir favorable à l’élargissement de l’Alliance transatlantique. S’articule alors une véritable politique révisionniste, que l’on peut sans doute qualifier de revanchiste, dont l’objectif consiste à renverser en sa faveur le rapport de forces. À défaut de pouvoir circonscrire la liberté d’action des militaires américains en mer Noire ou en mer Baltique, où les exercices s’intensifient après 2014, la Russie réaffirme sa liberté d’action à l’extérieur de ses frontières. Il s’agit d’un pari risqué dont il faut assumer les coûts économiques, mais il permet d’exposer la retenue à laquelle les États-Unis se sentent contraints pour éviter une escalade dangereuse dans laquelle ils rechignent à s’engager. Comme en Géorgie, les guerres en Ukraine et en Syrie constituent pour Moscou une opportunité de démontrer sa capacité de faire obstacle aux objectifs américains et de gagner en prestige auprès de ceux qui n’acceptent pas les termes de la Pax Americana.

Donald Trump arrive ainsi au pouvoir à un moment où les règles du jeu et leurs sphères géographiques d’application sont en pleine renégociation. À l’instar du président Nixon, qui avait compris que les États-Unis ne pouvaient se permettre d’affronter simultanément la Russie et la Chine, le nouveau président estime qu’il est souhaitable de réparer les ponts avec Moscou avant d’entrer dans une phase de confrontation avec Pékin, qu’il estime désormais inévitable. On peut interpréter ainsi la volonté initialement exprimée de rapprochement avec Moscou, et ses propositions récurrentes de réintégrer la Russie dans le g8. Confronté au scandale de l’ingérence russe dans l’élection de 2016, il s’avère toutefois incapable de mettre en oeuvre un tel changement de paradigme. Donald Trump doit plutôt faire la démonstration, au sein même de son parti, qu’il reste ferme et qu’il maintient l’ambition de négocier dans une position de force avec Poutine, contraignant du coup les Russes à suivre la cadence de la course aux armements. La dynamique qui en résulte entraîne le pays dans un « double piège de Thucydide », comme l’écrit le politologue russe Dimitri Efremenko (2020) en paraphrasant ironiquement l’expression popularisée par Graham Allison (2017).

Cette dégradation des rapports russo-américains se déroule dans un contexte en pleine transformation, car la confrontation montante avec la Chine semble peu à peu reléguer les activités militaires extraterritoriales de la Russie au second rang des priorités sécuritaires américaines, une tendance qui ne changera pas avec l’élection de Joe Biden. C’est pourquoi l’intention de lier l’avenir du New start à la capacité d’inclure la Chine dans tout nouvel effort de limitation des armements est probablement là pour rester. Même si Washington a souhaité prolonger in extremis le traité pour cinq années supplémentaires et que l’on peut a priori se réjouir du maintien du régime de surveillance, on ne peut pas compter sur quelques concessions significatives du côté russe. Malgré leurs excellents rapports et l’actuelle concordance d’intérêts avec la Chine pour l’achèvement de la multipolarité, la Russie mise elle aussi sur une dissuasion nucléaire plus forte pour pallier l’asymétrie croissante de ses rapports économiques avec Pékin, ce qui lui donne quelques raisons de s’accommoder du démantèlement du régime de limitation des arsenaux stratégiques. Dans cette course aux armements qui ne se dispute plus de façon bilatérale, le champ semble libre pour un tout nouveau départ.