Article body

Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique et qui respire grâce à son feuillage bruissant aux vents d’Europe […]. Aujourd’hui le Maroc reprend la place qui était géographiquement, historiquement, politiquement, la sienne : il est redevenu une nation de synthèse, une communauté de liaison entre l’Orient et l’Occident.

Hassan ii 1976 : 189

Introduction

Cette formule illustre à plus d’un titre et en des termes volontairement imagés l’ambition d’un pays, le Maroc, en matière de politique extérieure. Forgée au fil du temps par des dirigeants[1] persuadés, peut-être à juste titre, que leur pays avait un rôle éminent à jouer sur la scène internationale, la doctrine marocaine en matière étrangère n’est cependant pas exempte d’ambiguïté. Elle semble évoluer en dents de scie entre ouverture et autarcie, marquée par des phases conflictuelles et des moments de concorde, oscillant entre dits, non-dits et clairs obscurs. Les rapports entre ce pays et l’Union africaine (ua) en donnent une illustration significative.

En effet, le 30 janvier 2017, la Conférence de l’ua, principal organe décisionnel de celle-ci, a, à travers une décision présentée comme « historique », accédé à la demande d’adhésion à l’Union formulée par le Maroc. Si cette décision, prise par consensus et à huis clos, était peu ou prou attendue, eu égard à l’intense activité diplomatique menée en ce sens ces dernières années par le gouvernement marocain, la relative sobriété de ses modalités d’adoption contraste toutefois avec celles qui, trente-trois ans plus tôt, avaient entouré la décision du royaume chérifien de se retirer de l’Organisation de l’unité africaine (oua), devenue Union africaine en 2002. En effet, après avoir pris une part plus ou moins active à la création de l’oua en 1963, le Maroc a, en novembre 1984, décidé de quitter avec fracas l’organisation panafricaine pour protester contre l’admission en son sein, en 1982, de la République arabe sahraouie démocratique (rasd)[2]. Celle-ci fut proclamée en 1976 par le Front populaire pour l’indépendance de la Sakiet El Hamra et du Rio de Oro (Front Polisario), un mouvement de libération nationale qui dispute au Maroc la souveraineté sur le Sahara occidental.

Partant, « l’affaire du Sahara occidental » semble constituer un élément de référence perpétuel dans la détermination et la conduite de la diplomatie marocaine, inscrivant celle-ci dans un double mouvement presque paradoxal de rupture et d’ouverture[3]. Sans doute est-ce le propre de toute diplomatie !

D’une part, cette affaire a durablement affecté les rapports entre le Maroc et le reste du continent africain, au plan tant bilatéral que multilatéral. Au niveau bilatéral, les relations avec certains pays ne se sont guère améliorées, si tant est qu’elles aient jamais existé. C’est le cas, notamment, avec l’Algérie, l’Angola ou le Zimbabwe, jugés favorables au Front Polisario. Au plan multilatéral, la rupture s’est surtout manifestée à travers un certain isolement et donc la non-participation du Maroc à l’oeuvre de construction et d’intégration panafricaine.

D’autre part, parallèlement à son isolement diplomatique sur le continent africain, le Maroc a entrepris un projet de rapprochement avec l’Europe. Cette volonté d’ouverture a même été présentée comme s’inscrivant dans un « projet d’ancrage à l’Europe » (El Kadiri 1992 : 171-190). Celui-ci fut porté à son plus haut niveau en juin 1984 avec la demande d’adhésion à la Communauté économique européenne (cee) devenue Union européenne (ue) en 1992, dans une perspective d’intégration politique et économique. La situation du pays à la pointe de la Méditerranée, berceau de l’Europe, est alors perçue comme un atout. L’ambition était ainsi de faire du Maroc un vecteur d’équilibre dans cet espace géographique considéré comme un carrefour de peuples et de civilisations, mais où semble se perpétuer un « imaginaire croisé de menaces » (Henry et Groc 2000 : 41) en ce qu’il s’agit aussi d’une région perpétuellement traversée par des crises multiformes, d’une rive à l’autre. La contribution du Maroc à y établir un « espace commun de paix et de stabilité » – pour reprendre l’un des objectifs retenus, quelques années plus tard, lors de la conférence de Barcelone de 1995 – devenait dès lors une donnée fondamentale de son engagement euro-méditerranéen.

Mais un tel engagement devait-il être nécessairement exclusif ? Un projet de rapprochement devait-il se faire au prix d’un éloignement ? Pour le dire autrement, la volonté du Maroc de s’ouvrir à l’Europe devait-elle impliquer un certain reniement de ses « racines africaines » ?

La simultanéité de ces deux décisions contradictoires (la rupture avec le panafricanisme et le pari euro-méditerranéen) qui, pourtant, ne sont pas per se antithétiques, et la fermeté qui a caractérisé chacune d’elles, semblent d’autant plus autoriser le questionnement que pendant longtemps, le projet d’ancrage à l’Europe a été considéré comme résumant à lui seul la politique extérieure du Maroc. Mais si tel était effectivement le cas, comment expliquer le retour en force diplomatique du Maroc sur le continent africain ? Ce retour est d’autant plus manifeste qu’il ne se résume pas à l’adhésion à l’ua. C’est ainsi qu’après avoir entrepris la normalisation et l’intensification de ses rapports avec des pays des différents blocs subrégionaux du continent, le Maroc a purement et simplement demandé, en février 2017, son adhésion à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (cedeao). Cette actualité amène à s’interroger non seulement sur les motivations de ce regain d’intérêt pour l’Afrique subsaharienne, mais aussi sur le devenir des structures et politiques d’intégration dans le bassin méditerranéen, notamment celles initiées avec les pays de la rive nord.

La volonté du Maroc de reprendre, avec quarante ans de retard, « la place qui était géographiquement, historiquement, politiquement la sienne » sur le continent africain ne trahirait-elle pas l’échec de son pari euro-méditerranéen ? L’offensive diplomatique menée ces dernières années en direction de l’Afrique subsaharienne ne cacherait-elle pas des arrière-pensées politiques de leadership dans un Maghreb encore traumatisé par ce qu’on a appelé les printemps arabes, et dans le cadre d’un panafricanisme sans doute à réinventer ? Le désir d’intégration politique apparemment affiché par le royaume chérifien ne serait-il pas, sinon un prétexte, du moins un tremplin pour la réalisation d’un dessein économique presque opportunément assumé ?

Autant de questions de nature diverse que semble susciter l’aggiornamento des relations entre le Maroc, l’Europe et l’Afrique subsaharienne, et qui semblent devoir s’analyser autant sur un plan politique et économique qu’en termes juridiques.

L’idée est d’esquisser une analyse des fondements et des implications de certains développements plus ou moins récents de la politique extérieure du Maroc en conjurant ex officio toute prétention à l’encyclopédisme que pourrait insidieusement induire une telle problématique. On verra ainsi que le renouveau des relations entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne, matérialisé notamment par l’adhésion de ce pays à l’Union africaine, et dont la portée réelle est encore à déterminer (Partie ii), semble être motivé, pour une part substantielle, par une expérience euro-méditerranéenne peu concluante (Partie i).

I – Les impasses de l’aventure euro-méditerranéenne

L’aventure euro-méditerranéenne du Maroc est marquée autant par la diversité de ses déclinaisons que par l’inconstance de ses manifestations. En cela, il s’agit d’un véritable processus d’intégration à la fois politique et économique, qui semble toutefois être condamné à ne demeurer qu’au stade de projet. En effet, ce projet européen qui, à la base, se voulait exclusif, a connu diverses fortunes (section a) qui constituent autant d’entraves à sa matérialisation (section b).

A – Une option initialement privilégiée

La volonté d’intégration du Maroc à l’Europe s’est manifestée en quatre grands actes successifs, évoluant de l’association à la coopération avec la Communauté économique européenne, puis de la demande d’adhésion à la même communauté au partenariat avec l’Union européenne.

De l’association à la coopération

Certes, l’affaire du Sahara occidental et ses développements subséquents ont mis à jour le projet européen du Maroc, longtemps présenté comme « irréversible » (El Kadiri 1992 : 171-190) et considéré comme une constante fondamentale de la politique extérieure du Maroc (Adghoghi 2005 : 51), après en avoir été, un temps, la seule préoccupation à la suite des déconvenues avec l’oua. C’est ainsi qu’on a pu écrire que « la politique extérieure du Maroc est le projet d’ancrage à l’Europe », avec la conviction que « le recours au modèle européen devient salutaire quand les circonstances l’exigent » (El Kadiri 1992 : 171-190). Mais à vrai dire, cette affaire semble avoir surtout servi de prétexte objectif au rapprochement entre le Maroc et l’Europe, une fois qu’on a relevé que les ambitions européennes du Maroc sont antérieures à 1975. En effet, dans sa version moderne, ce projet s’est d’abord inscrit dans le cadre de la politique extérieure globale initiée par la cee avec l’ensemble des pays en développement, et en particulier avec ceux du Maghreb et du pourtour méditerranéen. Cette politique, qui a prévalu jusqu’aux années 1990 et qui était censée résumer l’action internationale de la cee pour le développement, a pris deux formes spécifiques successives : l’association puis la coopération.

Initiée par les conventions dites de Yaoundé de 1963 et de 1969, l’association a d’abord été le nom donné à des accords commerciaux conclus entre la cee et certains États africains. Le recours, à dessein, au terme d’association était destiné à souligner les « liens historiques » existant entre l’Europe et ces pays en développement, qui devaient demeurer des liens étroits, desquels découlaient des droits et des obligations réciproques. Toutefois, concernant le Maroc, l’association s’est réalisée suivant des modalités particulières. Elle a fait l’objet d’un accord spécifique conclu le 31 mars 1969, dit « Accord créant une association avec la Communauté économique européenne », et en marge du cadre établi par les conventions de Yaoundé. Cette spécificité a d’ailleurs été source de divergences d’appréciation, voire d’oppositions entre le Maroc et la cee quant à la portée exacte de l’accord. D’un côté, pour la cee, l’association revêtait un caractère éminemment économique avec des préférences commerciales réciproques, en accord avec l’ambition profonde initiale et immuable de réaliser une union économique dans l’espace européen, vecteur de « progrès économique et social » et d’une « amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples » (Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la cee, préambule). De l’autre, dans l’entendement marocain, l’association devait préfigurer, en la préparant, une future adhésion à la cee.

Cette ambiguïté, dont on verra qu’elle a été un marqueur dans le projet marocain d’ancrage à l’Europe, n’a guère été dissipée par la deuxième série d’accords qui ont marqué les rapports entre le Maroc et la cee.

Présentés officiellement sous la bannière d’accords de coopération, ceux-ci ont été adoptés le 27 avril 1976 en réaction aux critiques suscitées par l’accord d’association de 1969 auquel ils étaient censés se substituer. Ces accords de coopération avec le Maroc furent surtout adoptés en marge de ceux qui liaient, à partir du début des années 1970, la cee (puis l’ue) au groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (acp) dans le cadre des conventions dites de Lomé, mais toutefois dans le sillage de ces derniers. Induits, entre autres, par l’entrée du Royaume-Uni dans la cee en 1973, les accords de Lomé, dont s’inspirent ainsi ceux du 27 avril 1976, avaient introduit deux innovations majeures dans les rapports de coopération : l’abandon de la réciprocité de la préférence commerciale et la création du fonds ou système de stabilisation des recettes d’exportation (le Stabex).

Cette évolution de paradigme, qui a pu un temps apparaître au Maroc comme ouvrant de nouvelles perspectives dans son projet d’intégration européenne, a très vite montré des limites. Celles-ci tenaient essentiellement à la structure même des accords de coopération : on les a, en effet, officiellement désignés comme tels, « alors qu’ils présentaient tous, en fait, des caractères d’accords d’association, notamment du point de vue de l’armature institutionnelle qui les soutenait, et du couplage aide financière-avantages commerciaux qui formait l’essentiel de leur contenu » (Feuer 2005 : 6). Dès lors, du point de vue du projet européen du Maroc, tout semblait avoir changé pour que rien ne change, ou presque.

À cela devait s’ajouter la perspective de l’élargissement de la cee à l’Espagne et au Portugal (élargissement devenu effectif le 1er janvier 1986), et dont le Maroc redoutait les conséquences sur les plans économique et géopolitique. En effet, selon une étude réalisée en 1985 par le gouvernement marocain, le Maroc, de par la structure de ses exportations vers la cee, aurait été le pays méditerranéen le plus affecté par cet élargissement si des mesures de sauvegarde n’avaient pas été prises[4]. En outre, le Maroc craignait une rupture de l’équilibre géopolitique dans le bassin méditerranéen à son détriment. En effet, cet élargissement était négocié en même temps que survenaient les désaccords avec l’oua. Un isolement total n’était donc pas souhaitable.

Ainsi, prenant la mesure du caractère éminemment politique de la question, le Maroc décida de franchir un palier supplémentaire dans ses relations avec la cee en demandant son adhésion à celle-ci.

De l’adhésion au partenariat

La demande d’adhésion du Maroc à la cee a été officiellement introduite lors du sommet européen de Fontainebleau (France) des 25 et 26 juin 1984. Au-delà de la controverse suscitée par cette initiative surprenante du point de vue tant de la procédure usitée que de son objet même, celle-ci était argumentée autour de trois axes principaux, à connotation géographique, politique et économique.

Le premier défi, sans doute le plus complexe, que devait relever le Maroc était de prouver son appartenance ou, plus précisément, de battre en brèche les arguments sur sa non-appartenance au continent européen. Pour répondre cette objection de principe, le Maroc n’a pas eu besoin de recourir à l’alchimie. À défi géographique, réponse géographique : la construction d’un pont sur le détroit de Gibraltar, qui intégrerait physiquement le Maroc à l’Europe.

Le deuxième argument développé par le Maroc au soutien de sa demande d’adhésion, qui n’est pas très éloigné du précédent, était de portée géopolitique. Il pariait sur un besoin stratégique qui se poserait à l’Europe. Celle-ci n’ayant plus, selon la thèse marocaine, « de recul stratégique […] aura[it] besoin d’un arrière-pays stratégique pour respirer et […] le trouvera[it] au Maroc plus facilement qu’en Grèce »[5].

Enfin, l’une des conséquences logiques découlant des deux premières séries d’arguments se trouve sur le plan économique. Une fois l’adhésion acquise, le Maroc se présentant en charnière entre l’Europe et l’Afrique serait le point de transit des échanges commerciaux divers, variés et très importants entre les deux continents.

L’on observera que sur ce dernier plan, la démarche marocaine ne manquait pas de cohérence, dans la mesure où l’Europe a toujours été, et est encore, un grand partenaire commercial du Maroc, si ce n’est le plus grand.

Mais, pour commercialement cohérente qu’elle parût, la demande d’adhésion du Maroc à la cee était-elle, sur un plan général, légitime ? Plus encore, était-elle juridiquement fondée ?

Si, comme on le verra, la question semblait assez ouverte, la réponse donnée par les instances européennes fut négative. Ce refus, formulé le 1er octobre 1987, eut pour conséquence de précipiter les relations entre le Maroc et l’Europe dans une autre dimension, leur donnant une orientation davantage économique que politique, en accord avec l’action internationale de la cee puis de l’ue en matière de développement.

Or, entre-temps, sur le plan international, à la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, le « Nouvel ordre économique » instauré dans les années 1970 et qui faisait largement écho à la confrontation idéologique entre l’Est et l’Ouest, se révéla inadapté au contexte de l’après-guerre froide. C’est alors que fut promue la notion de « partenariat » et notamment de « partenariat pour le développement », destiné à régir les relations économiques entre ce qui était désormais appelé le Nord et le Sud – en d’autres termes, entre les pays développés et ceux en développement. Le partenariat[6] est fondé non seulement sur l’idée d’un renforcement de la coopération jusque-là essentiellement intergouvernementale, mais aussi sur la participation du secteur privé aux politiques de développement, tout en prenant en compte l’existence de différences entre le Nord et le Sud.

Il fut d’abord mis en oeuvre dans le cadre des relations de l’ue avec les pays des rives Sud et Est de la Méditerranée. D’où l’émergence de la notion de « partenariat euro-méditerranéen », lancée lors de la Conférence ministérielle tenue à Barcelone du 27 au 28 novembre 1995, entre l’ue et douze pays tiers méditerranéens, dont le Maroc[7]. Aux termes de la déclaration adoptée à l’issue de cette conférence (Déclaration de Barcelone), le partenariat euro-méditerranéen ou Euromed comportait trois volets : le renforcement du dialogue politique, le développement de la coopération économique et financière, et la valorisation accrue de la dimension sociale, culturelle et humaine des relations entre les partenaires. Ces derniers adoptent ainsi une conception large du partenariat en l’inscrivant dans un cadre non plus unilatéral et discrétionnaire, comme celui qui caractérisait jadis l’action internationale de l’ue, mais dans une dimension multilatérale. Toutefois, dépourvue de valeur juridique contraignante, la Déclaration de Barcelone a dû préconiser des mesures dans le cadre de ce qui a été appelé le « processus de Barcelone », prévoyant la conclusion d’accords entre l’ue et chacun de ses partenaires, conférant ainsi un caractère bilatéral au partenariat euro-méditerranéen.

Précisément, ce caractère bilatéral du partenariat Euromed est généralement présenté comme ayant été la principale cause des heurs et malheurs rencontrés par le processus de Barcelone : après des résultats mitigés, celui-ci fut d’abord réaménagé en « Politique européenne de voisinage » en 2004 avant d’être restructuré dans le cadre de l’Union pour la Méditerranée en 2008, un projet souvent présenté comme mort-né. Tel est, en tout état de cause, le point de vue du Maroc pour qui le bilan peu reluisant du partenariat euro-méditerranéen s’explique, entre autres, par le fait que sa mise en oeuvre était tributaire de l’état des relations bilatérales entre chacun des pays méditerranéens avec l’ue, au détriment de la dynamique régionale ; en effet, comme l’expliquait en 2005 le premier conseiller de la Mission du Royaume du Maroc auprès de l’ue, « au lieu de faire prévaloir l’esprit du partenariat, chacun des partenaires cherchait plutôt à privilégier son agenda national, faisant ainsi du partenariat une simple addition des intérêts et des objectifs de chacun, contrariant l’effort de restructuration d’ensemble » (Adghoghi 2005 : 54).

Cette observation peut toutefois paraître paradoxale de la part d’un pays dont l’ambition était naguère de rejoindre l’Europe, et qui aurait pu saisir le cadre bilatéral ainsi institué pour relancer son projet. Sauf à considérer qu’il s’est définitivement convaincu de ce que, en l’état, ce projet d’intégration européenne était irréalisable.

B – Un dessein d’intégration contrarié

Le projet euro-méditerranéen du Maroc n’a cessé de décliner et de voir s’éloigner au fil du temps la perspective d’une intégration à l’Europe. Les raisons qui ont présidé à cette issue peu heureuse semblent devoir être cherchées dans certains des arguments mobilisés au soutien de ce projet, aux niveaux juridique et géographique, mais aussi sur les plans politique et axiologique.

Le prétexte juridico-géographique

D’un point de vue strictement juridique, l’initiative marocaine d’ancrage à l’Europe paraissait compromise dans la mesure où la demande d’adhésion à la cee allait être confrontée à un obstacle majeur posé par les textes fondateurs de la Communauté. En effet, conformément à l’article 237 du traité de Rome de 1957, « [t]out État européen peut demander à devenir membre de la Communauté ». Dès lors, si on fait abstraction du vice de procédure qui a consisté pour le Maroc à introduire sa demande d’adhésion auprès du sommet politique de Fontainebleau – au lieu de l’adresser au « Conseil, lequel après avoir pris l’avis de la Commission se prononce à l’unanimité » (Traité de Rome, article 237) –, la question était de savoir si le Maroc était un « État européen ». Le sujet ne paraîtrait anecdotique que si on avait une conception exclusivement géographique de l’appartenance à l’Europe. En l’occurrence, telle a été l’option retenue le 1er octobre 1987 par le Conseil européen pour rejeter la demande marocaine, au motif que le Maroc n’était pas géographiquement un État européen.

Cette lecture somme toute restrictive de la condition posée par l’article 237 du traité de Rome semble discutable quand on a relevé que plusieurs pays européens ont des frontières qui s’étendent au-delà du continent européen, au large de l’océan Indien, du Pacifique et de l’Atlantique, notamment. Elle est d’autant plus contestable que la même année, le même Conseil a, à l’instar du Parlement européen et de la Commission[8], admis l’éligibilité de la Turquie qui venait de formuler une demande d’adhésion à la cee, nonobstant le fait que le territoire de ce pays soit à 97 % situé en Asie. Et les péripéties rencontrées depuis lors par la candidature turque ne semblent pas imputables à la géographie. De même, la situation de Chypre en Asie n’a pas été un obstacle à son admission au sein de l’ue en 2004 (sans doute est-ce parce que, sur un autre plan, cette île, dont une immense majorité de la population est de langue grecque et de religion orthodoxe, se rattache plutôt à l’Europe, ce qui, comme on le verra, rend moins déterminant le critère géographique). Pour mémoire, la demande marocaine d’adhésion à la cee était intervenue dans le sillage des demandes similaires formulées par la Grèce (1975) et la Turquie (1987), et antérieurement à celles de Chypre (1990) et de Malte (1990), États tout aussi anciennement liés à la cee par des accords dits d’association et de coopération ; ce qui, rétrospectivement, rend légitime la demande marocaine.

De fait, ces exemples montrent que la condition d’« État européen » posée par les textes fondateurs de la cee puis de l’ue ne relève pas que de la géographie. En tout état de cause, il s’agit d’une condition dont l’appréciation semble obéir à d’autres considérations, notamment politiques et axiologiques. Par conséquent, c’est sur ce terrain que les motivations réelles du rejet de la demande d’adhésion du Maroc à la cee semblent devoir être cherchées.

L’ambiguïté politico-axiologique

En 1961, Michel Virally écrivait que « lorsque les États aspirent à se regrouper en vue de prendre des initiatives politiques, leurs affinités, idéologiques ou autres, prennent le pas sur la géographie. C’est ici que naît l’équivoque : le régionalisme politique l’emporte sur le régionalisme véritable, c’est-à-dire géographique, bien qu’on continue à se réclamer de ce dernier » (Virally 1961 : 86-87). À plusieurs égards, les rapports entre le Maroc et la cee puis l’ue semblent attester cette idée tant le projet marocain d’ancrage à l’Europe semble, en dernière analyse, avoir été bâti sur une ambiguïté. Celle-ci semble découler d’une divergence d’appréciation que les parties avaient de leurs rapports mutuels, sur le plan politique et axiologique.

Certes, ces dernières décennies ont été marquées par un renforcement des relations entre l’Europe et le Maroc et, de façon générale, avec les « partenaires » de la rive sud de la Méditerranée. Cependant, il convient de souligner que les motivations d’une telle évolution n’ont pas toujours été concordantes, les intérêts étant différents de part et d’autre, tout en étant interdépendants. C’est manifestement le cas du point de vue économique, où le Maroc voyait dans le resserrement de ses relations avec l’Europe un moyen de son insertion dans la mondialisation et une garantie contre les risques liés à son ouverture à l’économie de marché. Pour sa part, l’Europe y trouvait un maillon essentiel dans sa volonté de préempter toutes les questions afférentes à l’organisation du commerce régional dans le bassin méditerranéen.

Mais c’est aussi et surtout le cas d’un point de vue politique. D’un côté, l’intégration européenne constituait pour le Maroc un gage de crédibilité et de rayonnement international, un atout essentiel dans ses rapports bilatéraux avec les autres pays européens, et certainement un facteur d’affirmation d’un certain leadership par rapport aux autres pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, avec lesquels les relations n’étaient plus au beau fixe. L’appartenance à l’Europe aurait ainsi pu servir, au moins sur un plan politique et symbolique, d’atout dans la perspective de la résolution du contentieux du Sahara occidental. De l’autre côté, les intérêts européens étaient (et sont encore) d’ordre essentiellement sécuritaire. Et de ce point de vue, il faut bien admettre que le Maroc avait et a probablement encore un avantage à faire valoir, en ce sens qu’il est l’un des rares pays du sud de la Méditerranée qui peut se targuer de jouir d’une stabilité politique plus ou moins affirmée, y compris à long terme – sans toutefois se lancer dans quelque conjecture que ce soit.

Néanmoins, il convient de préciser qu’en matière sécuritaire, l’Europe (la cee puis l’ue) considère ses rapports davantage dans une perspective globale que dans des cadres bilatéraux. Car l’instabilité politique que peuvent connaître les autres pays du pourtour méditerranéen, en l’occurrence ceux du Maghreb, a des incidences directes sur l’ue comme elle en avait hier sur la cee. Ces pays doivent en plus faire face à une forte croissance démographique et à des mouvements de population importants et quasi quotidiens. Comme l’écrivait la Commission européenne, « ces problèmes, et en particulier ceux du Maghreb, sont aussi les nôtres, tant est grande leur influence sur la sécurité de la région et les pressions migratoires qui en découlent pour la Communauté » (voir Commission européenne 1992).

Dès lors, le projet marocain d’ancrage à l’Europe paraissait en décalage avec les préoccupations européennes. En effet, cette initiative revenait à dissocier le Maroc du reste des pays du sud de la Méditerranée, et du Maghreb en particulier. Or, il semble que dans l’imaginaire collectif européen, tous ces pays forment un tout, un ensemble homogène (ce qui est inexact), qui ne saurait être considéré comme le prolongement naturel de l’Europe, ni géographiquement, ni du point de vue culturel.

En l’occurrence, l’échec du projet européen du Maroc semble devoir également s’apprécier en ce dernier domaine. Car l’un des défis que devait relever le Maroc dans le cadre de sa candidature se situait sur le plan des valeurs : valeurs politiques, certes, mais aussi morales et culturelles. En d’autres termes, le défi était aussi d’ordre axiologique. Outre la question du respect des droits de l’homme, il s’agissait pour le Maroc de faire la preuve de ce que ses propres valeurs culturelles étaient compatibles avec celles de l’Europe. Sans avoir jamais été posée expressément, cette exigence était largement sous-entendue. Il faut bien admettre qu’il existe traditionnellement une sorte de méfiance réciproque entre l’Europe, qui revendique des racines judéo-chrétiennes, et le monde arabo-musulman. Cette méfiance est un corollaire de la sempiternelle rivalité, d’ordre civilisationnel, entre l’Occident et l’Orient. Il n’est donc pas anodin que le roi Hassan ii voulût faire de son pays une nation de liaison entre l’Orient et l’Occident.

Conscient de la situation d’apparente ambiguïté dans laquelle il se trouvait du fait de son appartenance à la civilisation orientale, dont il se réclamait d’ailleurs en tant que « pays musulman et arabe », en même temps qu’il revendiquait son appartenance à l’Europe en tant que « pays afro-européen », le Maroc a dû donner des gages de son adhésion aux valeurs européennes. Il a ainsi mis en avant son choix « irréversible » de la démocratie comme forme de gouvernement, dans le cadre d’une constitution d’inspiration libérale qui reconnaît le pluralisme des courants politiques et garantit des droits et libertés aux citoyens. Cette option a d’ailleurs été réaffirmée par la constitution du 29 juillet 2011. Autant d’éléments qui, selon le Maroc, constituaient « un choix de civilisation »[9] sur le modèle européen.

Volontariste, ce projet n’en était pas moins audacieux. Néanmoins, on pourrait rétrospectivement s’interroger sur sa cohérence d’ensemble. Il s’analysait en une proclamation selon laquelle il existerait une communauté de destin avec l’Europe, une proclamation faite par une nation dont la sensibilité semble pourtant la porter davantage vers le monde arabe que vers l’Europe. De plus, on ne peut omettre de relever que ce pays, qui avait la bienveillante prétention de constituer une « nation de synthèse » et une « communauté de liaison » entre toutes les civilisations et tous les blocs géographiques, exprimant par là-même un certain attachement à la construction de grands ensembles régionaux, a dans le même temps préféré se mettre en marge de l’intégration panafricaine en quittant l’oua. Dès lors, son retour au sein de l’ua ne pouvait pas manquer de susciter des interrogations sur ses motivations.

II – Les enjeux d’une coopération subsaharienne accrue

L’adhésion du Maroc à l’ua se présente davantage comme la conséquence d’une offensive diplomatique en direction de l’Afrique subsaharienne. Il s’agit d’une ambition parfaitement assumée, la Constitution marocaine de 2011 ayant fait de « la coopération […] avec les pays d’Afrique, notamment les pays subsahariens » un objectif de valeur constitutionnelle (Préambule). En fait, le pays semble s’être rendu à l’évidence qu’il ne pourrait pas évoluer en autarcie, au risque de se marginaliser. Il semble ainsi tirer les conséquences nécessaires de la mondialisation, en diversifiant et en intensifiant ses relations sur le contient, aussi bien sur le plan économique (section a) qu’au niveau politique (section b), le caractère vital des enjeux rendant indispensables des actions inédites.

A – Une évolution économiquement pragmatique

Il semble y avoir une volonté marquée d’inscrire la politique extérieure du Maroc dans une stratégie globale de développement, dans le cadre de ce qui est aujourd’hui appelé la « diplomatie économique ». La diplomatie économique marocaine devrait ainsi trouver dans la participation à l’ua à la fois les ressorts de son énonciation théorique et les moyens de sa mise en oeuvre concrète, gage de l’insertion compétitive du pays à l’échelle régionale.

La formalisation d’une « diplomatie économique »

Pendant longtemps, la diplomatie ou l’art de réaliser la politique étrangère d’un État a été largement dominée par des préoccupations liées à la guerre et à la paix. Les questions économiques ne semblent avoir été véritablement intégrées à la pratique diplomatique qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale. À cet égard, la création, en 1945, des institutions dites de Bretton Woods (Banque mondiale et Fonds monétaire international) marque un tournant décisif. Depuis lors, la prise en compte des questions économiques dans les affaires internationales est allée croissante, en ayant trouvé dans la fin de la guerre froide un élément d’accélération et d’affirmation. Cette prise en compte est aujourd’hui si essentielle et si prégnante qu’on parle de « diplomatie économique ».

Notion générique, la diplomatie économique consiste pour un État à promouvoir ses intérêts économiques à l’étranger par plusieurs moyens, notamment politiques, autant qu’il réalise des objectifs politiques en mobilisant des ressources économiques. Il est toutefois difficile d’en donner une définition précise[10] dans la mesure où son contenu varie selon les pays, tant dans leurs rapports mutuels que dans leurs relations économiques au plan international avec d’autres acteurs non étatiques – en l’occurrence les organisations internationales.

À l’instar de la plupart des pays, le Maroc inscrit sa diplomatie dans une stratégie globale de développement. Les questions économiques et commerciales y occupent une place de plus en plus importante, à telle enseigne qu’on parle aujourd’hui de « nouvelle ère de la diplomatie marocaine » (Abourabi 2015 : 2). Celle-ci est marquée notamment par des préoccupations économiques et sécuritaires et par un certain nombre de prises de positions sur des accords de libre-échange, tant avec l’Europe qu’avec l’Afrique. Ainsi se matérialise la diplomatie économique marocaine, dont on peut faire remonter les prémices à la conférence de Marrakech d’avril 1994 sur l’institution de l’Organisation mondiale du commerce (omc). Au demeurant, celle-ci forme désormais, avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, l’un des cadres par excellence de formalisation et d’expression de la diplomatie économique mondiale.

Mais c’est surtout à partir des années 2000 que le Maroc semble avoir adopté cette forme de politique étrangère qui a pour champs d’action le commerce, l’investissement, les marchés internationaux, les migrations, l’aide, la sécurité économique et les institutions qui façonnent l’environnement international, et dont les outils reposent notamment sur la négociation et l’influence (Bergeijk et Moons 2008 : 37-54). Or, cette époque marque aussi le début du renouveau des relations entre le Maroc et le reste du continent africain, et en particulier l’Afrique subsaharienne, à la suite du premier sommet Europe-Afrique tenu au Caire en 2000. Aux années d’isolement hérité de l’époque Hassan ii succède une phase d’ouverture. Celle-ci a d’abord été marquée par un renforcement de la coopération bilatérale, axée notamment sur les questions économiques. Le Maroc entend ainsi faire de sa diplomatie économique un instrument de croissance économique et d’équilibre de sa balance commerciale (Dafir 2012 : 73) à l’échelle internationale. Mais dans le contexte international actuel, marqué par le développement plus ou moins prodigieux des marchés, conséquence de la mondialisation libérale, la plupart des grandes questions économiques et commerciales sont traitées selon un prisme davantage multilatéral (Revel 2011 : 59-67).

Certes, la participation à des organisations telles que l’omc, le fmi et la Banque mondiale a l’avantage de conférer une légitimité internationale multilatérale aux actions des États en matières économique, commerciale et financière. Cependant, ces enceintes offrent aussi parfois, à tort ou à raison, l’image peu reluisante de cadres dans lesquels il est imposé des contraintes aux États les moins favorisés. Elles sont aussi perçues comme des instances dont les règles de fonctionnement sont telles qu’elles finissent par favoriser les États déjà économiquement avancés au détriment de ceux en développement. Ceci semble peu concevable, surtout pour un pays comme le Maroc qui n’a jamais fait mystère de son ambition de jouer un rôle prépondérant sur la scène internationale.

Dès lors, entre des actions bilatérales par essence isolées et un multilatéralisme au plan universel qui laisse moins de marge de manoeuvre, la participation à des ensembles régionaux devient une donnée essentielle dans la formulation et la mise en oeuvre de la diplomatie économique marocaine. Ainsi, l’appartenance à l’Union africaine offre non seulement un cadre multilatéral au Maroc, mais elle pourrait aussi lui conférer les moyens de son insertion compétitive régionale.

Le besoin d’une insertion compétitive régionale

L’intérêt diplomatique qu’accorde le Maroc à l’Afrique subsaharienne depuis le début des années 2000 est d’abord d’ordre économique et commercial. Ceci peut paraître surprenant dans la mesure où, naguère, le continent africain ne suscitait guère d’engouement particulier du Maroc en ces domaines. En fait, on aura relevé que ce changement de perspective intervient dans un contexte international marqué notamment par un certain ralentissement de la croissance des économies les plus avancées, à la suite de la crise financière puis économique des années 2007, 2008 et 2009. À cela devait s’ajouter, à partir de 2011, à un niveau subrégional, une crise sociopolitique qui a aussi eu des répercussions sur le plan économique, à la suite des printemps arabes, dont le Maghreb garde encore les stigmates.

Toutefois, ce contexte de crises semble avoir plus ou moins épargné l’Afrique subsaharienne, dont la croissance économique est restée relativement soutenue ces dernières années. Celle-ci a, en effet, connu sur la période allant du début des années 2000 au début des années 2010 une progression fulgurante, oscillant autour d’une moyenne de 6 %[11].

Si ces progrès remarquables sur le front de la croissance et de la stabilité économique ont connu un ralentissement relativement sensible entre 2015 et 2016, dans un environnement économique mondial globalement moins porteur, cette région semblait résolument renouer avec la reprise économique avant que ne survienne ex nihilo et ex abrupto, à partir de mars 2020, la crise sanitaire mondiale liée au Covid-19. Ainsi, d’après l’édition 2018 des Perspectives économiques régionales publiées au printemps 2018 par le fmi, la croissance économique de l’Afrique subsaharienne est passée de 1,4 % en 2016 à 2,8 % en 2017 et devait s’établir à 3,4 % en 2018. Selon la même étude, pris individuellement, plus des deux tiers des pays de l’Afrique subsaharienne devraient profiter d’une accélération de leur croissance. Dans son édition d’octobre 2019, l’étude prévoyait cette évolution pour l’ensemble de la région autour de 3,2 % en 2019 et 3,6 % en 2020. Dans sa parution d’octobre 2020, en redoutant une « contraction » de l’activité économique en 2020, en raison du contexte de crise sanitaire mondiale, l’étude fait néanmoins apparaître que « la croissance régionale devrait se redresser » pour se situer autour de 3,1 % en 2021. Et, dans la parution d’avril 2021, cette estimation a été réévaluée à 3,4 %.

De telles perspectives ne pouvaient, dès lors, que susciter l’intérêt, notamment des acteurs économiques et financiers marocains, lesquels voudraient tirer profit de la croissance africaine. Cette aspiration semble avoir trouvé un écho au niveau officiel, à en juger par les actions entreprises par le Maroc tendant à l’intensification et à la quasi-généralisation de ses échanges économiques et de ses investissements en Afrique subsaharienne. Il est vrai qu’à cet égard, le continent offre des potentialités énormes, notamment un marché actuel de plus de 700 millions de consommateurs, lequel devrait dépasser le milliard de consommateurs à l’horizon 2030, et pourrait en représenter deux milliards en 2050 (voir Sénat français 2013).

Le Maroc s’est d’abord engagé dans une forme de toilettage des accords bilatéraux qui le lient à plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne, donnant ainsi lieu à de nouvelles conventions commerciales et tarifaires. Celles-ci se traduisent généralement par des investissements nationaux directs avec des préférences commerciales et économiques, notamment sous la forme d’exonérations des droits de douane. Sans doute le Maroc doit-il à ce recentrage de sa politique étrangère en matière commerciale et économique la forte progression de ses échanges commerciaux avec l’Afrique subsaharienne ces dernières années. À titre indicatif, du début des années 2000 au début des années 2015, ces échanges ont connu une croissance annuelle moyenne de 14,7 %, pour se situer à 1,6 milliards de dollars en 2014 contre 206,3 millions de dollars en 1999 (Lo et al. 2016 : 13-14), puis à 2,2 milliards en 2015. C’est ainsi que le pays est devenu, en l’espace de quelques années, le deuxième investisseur africain sur le continent après l’Afrique du Sud.

Toutefois, ayant sans doute encore à l’esprit l’expérience du partenariat euro-méditerranéen, et afin de conjurer les écueils liés aux initiatives bilatérales souvent tributaires des politiques nationales, des intérêts étatiques et des particularismes locaux, le Maroc a entrepris des actions tendant à la négociation d’accords de partenariat à l’échelle régionale et subrégionale. Il en est ainsi, notamment, avec la cedeao, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (uemoa) et la Communauté économique et monétaire des États de l’Afrique centrale (cemac). Ces accords en cours de négociation incluent notamment la mise en place de zones de libre-échange, à l’instar de celui conclu le 21 mars 2018 dans le cadre de l’ua, entré en vigueur le 30 mai 2019, créant une zone de libre-échange au niveau continental. Le Maroc espère ainsi rendre plus compétitifs ses échanges commerciaux avec l’Afrique subsaharienne.

Il s’agit là d’une dynamique que l’adhésion à l’Union africaine devrait, en principe, permettre de consolider. En effet, non seulement cette adhésion assure au Maroc les moyens juridiques de son insertion compétitive au niveau régional, mais elle lui offre également les garanties politiques de sa pérennisation. Toutefois, sur le plan politique, l’adhésion du Maroc à l’ua semble obéir à une rationalité singulière, celle qui est si caractéristique de la politique étrangère de ce pays et qui est marquée par la sinusoïde entre ouverture et fermeture, dès lors que le statut du Sahara occidental est susceptible d’être questionné.

B – Une démarche politiquement ambivalente

Si, à travers son adhésion à l’ua, le Maroc a sans doute amorcé une normalisation de ses rapports avec l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, c’est aussi pour mieux réaffirmer son ambition de jouer un rôle de premier plan sur le continent. Une telle aspiration suppose, pour prospérer, des actions fédératrices sur fond de compromis, et donc un infléchissement de la position du pays à l’égard du Sahara occidental, ce qui ne semble pas être le cas à l’heure actuelle.

L’expression renouvelée d’une ambition assumée

Revêtant par essence un caractère discrétionnaire, le choix d’un État d’adhérer à une organisation internationale est avant tout un acte politique. Un tel choix traduit souvent une volonté d’influence : celle, éventuelle, à laquelle l’État veut échapper, mais aussi celle, peu ou prou assumée, qu’il espère exercer dans les relations internationales. Ainsi, pour le Maroc, l’adhésion à l’Union africaine participe aussi d’une volonté de redéfinition de nouvelles alliances et s’inscrit dans une ambition globale de réappropriation de son espace stratégique (Abderrahim 2018 : 6-7, 65). L’ua se présente ainsi comme le socle d’une stratégie de l’influence, laquelle a vocation à se déployer aussi bien au niveau subrégional maghrébin et sahélien qu’à l’échelle continentale.

Au plan subrégional, le Maroc a toujours manifesté son désir d’affirmer un certain leadership dans le Maghreb et dans le Sahel. C’est déjà à Marrakech que fut signé, le 17 octobre 1989, le traité constitutif de l’Union du Maghreb arabe (uma), une organisation dont la vocation est de réaliser l’intégration économique et politique de ce qui est appelé le « Maghreb arabe » (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Mauritanie). Et c’est Rabat qui en abrite le siège du secrétariat général permanent. Toutefois, cette organisation a à peine véritablement fonctionné depuis sa création. Elle est paralysée depuis 1994, à la suite de la fermeture des frontières entre le Maroc et l’Algérie, en raison de la course au leadership à laquelle se livrent ces deux pays, sur fond de conflit larvé au sujet du Sahara occidental.

Ainsi, conscient de ce que le fonctionnement de l’uma est, dans une large mesure, tributaire de la conciliation des intérêts des deux États, le Maroc a, depuis quelques années, entrepris des initiatives en vue d’en relancer les activités. Toutefois, une première initiative engagée en ce sens en 2005, qui a permis une rencontre entre les chefs d’États marocain et algérien, est demeurée sans suite, le septième sommet des chefs d’État de l’organisation (le premier depuis 1994), initialement annoncé pour 2007, ayant été sans cesse repoussé. Aussi le Maroc a-t-il, en novembre 2018, lancé un nouvel appel à l’Algérie en vue d’un dialogue franc et direct entre les deux pays, n’excluant pas des discussions dans le cadre de l’uma. La réaction des autorités d’Alger à ces différentes initiatives de Rabat ne semble pas, pour l’heure, marquée d’un franc enthousiasme. Néanmoins, celles-ci ont le mérite de placer le Maroc en acteur clé dans la sous-région, en ce sens que le pays passe, précisément, pour celui qui prend l’initiative, ce qui le démarque de son rival algérien.

À cet égard, il y a lieu de remarquer que le pays dispose de plusieurs atouts. En effet, jouissant sur le plan interne d’une stabilité politique et institutionnelle, le Maroc fait en quelque sorte figure d’exception dans un contexte maghrébin et sahélien plutôt marqué par différentes crises et une instabilité entretenue notamment par la prolifération d’une entreprise terroriste depuis les mouvements de contestation politique dans plusieurs pays de la sous-région, dans le cadre des printemps arabes. Ainsi, la Tunisie, d’où est parti ce mouvement de contestation et qui a relativement bien su le canaliser, doit encore consolider ses structures étatiques fortement ébranlées à la suite de la chute du régime de Ben Ali. Le pays doit en outre faire face à une menace terroriste inédite, et est pour cela placé de façon récurrente sous état d’urgence. L’Algérie est, quant à elle, depuis quelques années, davantage préoccupée par la gestion d’une crise interne lancinante, liée à la succession d’Abdelaziz Bouteflika. Le leadership de ce pays dans la région, notamment sur le plan sécuritaire, qui lui a valu une adhésion au dialogue méditerranéen de l’Organisation de l’Atlantique nord (otan) en 2002, est aujourd’hui mis à rude épreuve par la prolifération des groupes terroristes qui sévissent dans ses zones frontalières avec le Mali, le Niger et la Libye. De son côté, la Libye est encore en proie à des guerres intestines entre factions rivales, depuis l’évanescence du régime de Mouammar Kadhafi et, avec lui, de l’appareil étatique libyen. Ce pays est aujourd’hui considéré comme l’épicentre de l’onde de choc terroriste qui ébranle l’ensemble du Maghreb et le Sahel.

Dans ces conditions, toujours désireux de jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale, le Maroc, de par sa situation géographique et faisant en quelque sorte figure de forteresse dans cet espace maghrébo-sahélien secoué de toutes parts par des crises multiformes, apparaît d’une certaine manière comme un interlocuteur privilégié dans cette zone si stratégique pour la géopolitique mondiale. Ce pays a, dès lors, tout intérêt à reconsidérer ses rapports avec les organisations régionales et subrégionales africaines, dans une perspective à la fois de protection et de consolidation de son réseau d’influence.

L’adhésion à l’Union africaine participe aussi de cette volonté. Elle lui assure de nouveaux alliés et par là-même les moyens de son leadership. Le royaume chérifien semble ainsi avoir pris conscience de ce que la sortie de l’oua a été une erreur politique pour un pays aux ambitions diplomatiques inépuisables. En signant, pour ainsi dire, son retour sur le continent africain, l’adhésion à l’ua lui permet de relégitimer en quelque sorte ses actions à l’échelle continentale. On a parfois reproché à l’organisation panafricaine un manque de résultats concrets perceptibles sur le plan socioéconomique. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle jouit d’une réelle influence sur le plan diplomatique et politique. Ce qui est un atout pour le Maroc qui semble s’être, enfin, convaincu de ce que dans un monde de plus en plus globalisé, il sera de moins en moins aisé pour les États de relever les défis géopolitiques qui se posent à eux en dehors des cadres conventionnels et multilatéraux. D’où l’ouverture et le volontarisme accrus dont fait preuve le Maroc ces dernières années sur la scène diplomatique. Cette évolution, dont l’adhésion à l’ua constitue l’une des manifestations les plus éclatantes, contraste toutefois avec la fermeté dont ce pays continue de faire preuve sur le dossier sahraoui.

Les prémices incertaines d’une évolution espérée

On a, un temps, cru voir à travers l’adhésion du Maroc à l’ua un sérieux infléchissement de la position de ce pays vis-à-vis du Sahara occidental. L’évolution en ce sens paraissait d’autant plus plausible que le Maroc a pendant longtemps conditionné son retour au sein de l’organisation panafricaine à l’exclusion de celle-ci de la République arabe sahraouie démocratique. Toutefois, pour l’heure, les faits semblent indiquer que les récents engagements internationaux du Maroc s’inscrivent toujours dans la même rationalité qui intègre la revendication de souveraineté sur le Sahara occidental comme élément structurant de la politique étrangère marocaine.

Entité non étatique et non autonome[12] aux frontières imprécises, située au nord-ouest du continent africain, le Sahara occidental a aussi la particularité d’être en quelque sorte un « territoire-contraste » : il est à la fois témoin de l’aridité et de l’austérité du désert du Sahara qu’il prolonge et noie dans les vagues bienfaitrices de l’océan Atlantique, bénéficiant d’un littoral où le poisson abonde, et héritier d’un sous-sol regorgeant de ressources minières diverses. Ce qui en fait, par ailleurs, un territoire géographiquement stratégique et économiquement attrayant, et donc source de convoitises. Le Maroc a émis de longue date et de façon itérative des revendications sur le Sahara occidental qu’il considère comme une partie de son territoire national[13]. Cette revendication territoriale a rencontré l’hostilité non seulement du Front Polisario, mais aussi de certains autres pays « intéressés » par le statut de ce territoire, en l’occurrence la Mauritanie, l’Espagne et l’Algérie[14].

S’il est vrai que le territoire est source de contentieux (Flory 1975 : 253 ; Bastid 1962 : 365), celui du Sahara occidental a donné lieu à l’un des plus controversés que le droit international ait connus ces quarante dernières années. Il s’agit d’une affaire très complexe, comme le sont souvent les problèmes territoriaux, mais à nulle autre pareille. Elle a connu moult rebondissements depuis l’avis consultatif rendu à ce sujet le 16 octobre 1975 par la Cour internationale de Justice (cij). La crise née de l’admission de la rasd au sein de l’oua et qui avait occasionné le départ du Maroc en a été l’un des avatars. Saisie à l’époque par l’Assemblée générale des Nations Unies, à l’instigation de la Mauritanie et du Maroc, la Cour devait se prononcer sur le statut international du Sahara occidental, et donc, notamment, sur les droits souverains que le Maroc revendique sur ce territoire.

Or, si dans son avis, la cij a effectivement admis qu’un « lien juridique d’allégeance existait pendant la période pertinente entre le sultan et certaines, mais certaines seulement, des populations du territoire », elle a toutefois conclu que les éléments tirés des actes internes et internationaux du Maroc « n’indiquent [pas] l’existence, à l’époque considérée, de liens juridiques de souveraineté territoriale entre le Sahara occidental et l’État marocain », ce dernier n’ayant pas exercé d’« activité étatique effective et exclusive » sur ce territoire (Cour internationale de justice 1975). La Cour a ainsi fait application de la théorie dite des effectivités, à défaut pour le Maroc de faire valoir un titre juridique ou l’uti possidetis juris[15] sur le Sahara occidental. En l’occurrence, l’uti possidetis juris renvoie au principe des droits acquis en matière territoriale, et donc à celui de l’intangibilité des frontières. Celui-ci a toujours guidé l’action de l’oua, depuis le premier sommet de l’organisation tenue au Caire en juillet 1964. L’admission de la rasd au sein de l’oua en 1982 était en partie fondée sur ce principe. Celui-ci constitue aujourd’hui l’un des principes fondateurs de l’ua, l’article 4b de l’acte constitutif de l’Union renvoyant au « respect des frontières existant au moment de l’accession à l’indépendance ». Et la rasd est membre-fondateur de l’ua.

Dans ces conditions, l’adhésion du Maroc à l’Union qui, par elle-même, ne vaut pas reconnaissance de la rasd, paraissait néanmoins de nature à ouvrir une nouvelle ère dans les relations entre le royaume chérifien et le Front Polisario et tous ceux qui, au sein de l’ua comme au-delà, soutiennent le principe de l’autodétermination du Sahara occidental.

Toutefois, les positions de part et d’autre ont à peine évolué sur le sujet depuis janvier 2017. Déjà en avril 2017, constatant le peu de progrès réalisé sur le dossier, le Conseil de sécurité de l’onu n’a eu d’autre choix que d’appeler le Maroc et le Front Polisario à renouer avec le dialogue dans le cadre d’une cinquième série de négociations[16]. Et quelques semaines plus tard, le caractère très houleux des discussions au sein du Comité de la décolonisation des Nations Unies le 12 juin 2017 (Nations Unies 2017) et au sein du Conseil exécutif de l’ua les 1er et 2 juillet 2017[17], est venu rappeler la crispation des positions sur la question. Aussi, alors qu’une troisième table ronde sous les auspices de l’onu était attendue pour l’été 2019 à Genève, après celles de décembre 2018 et mars 2019, entre le Maroc, le Front Polisario, l’Algérie et la Mauritanie, le rapport adressé le 1er avril 2019 au Conseil de sécurité par le Secrétaire général des Nations Unies[18] a fait état d’une situation qui n’incite que peu à espérer un règlement définitif prochain de ce qu’il est désormais si banal d’appeler « l’affaire du Sahara occidental ».

Les positions restent crispées tant du côté du Maroc que de celui du Front Polisario. Ce dernier a fait de l’indépendance du Sahara occidental sa vocation, tandis que pour le Maroc, l’exercice de sa souveraineté sur ce territoire est une question d’intérêt vital. Ces positions paraissent irréconciliables et se présentent, dès lors, comme autant de défis pour l’Union africaine.

Conclusion

« L’affaire du Sahara occidental » semble être condamnée à demeurer un élément de référence perpétuel dans la détermination et la conduite de la politique étrangère du Maroc. Elle a, en tout état de cause, grandement motivé l’adhésion du royaume chérifien à l’Union africaine en janvier 2017, après avoir été à l’origine de son retrait de l’Organisation de l’unité africaine en novembre 1984. Il semble en effet que la volonté soit, pour le Maroc, de trouver à travers de nouvelles alliances les ressorts d’un règlement définitif du contentieux du Sahara occidental. À cet égard, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’ua semble présenter un certain avantage par rapport aux Nations Unies où des discussions quasi permanentes sont menées depuis 1975 au sujet du Sahara occidental. Du moins, si l’on se place du côté de Rabat.

En effet, bien qu’héritière de l’oua, et en dépit du maintien en son sein de la rasd comme État membre fondateur, l’ua passe pour un cadre de « discussions » nouveau, qui, en tant que tel, paraît échapper au reproche longtemps fait à l’oua par le Maroc de prendre fait et cause pour le Front Polisario.

Or, un tel soupçon semble récurrent à l’égard de l’onu, en raison même du principe d’autodétermination prôné par celle-ci au Sahara occidental, là où le Maroc estime que « l’autonomie est l’unique voie pour le règlement du conflit », car il n’envisage aucune solution en dehors de la souveraineté marocaine sur ce territoire (Jeune Afrique, 7 novembre 2017). Partant de cette rationalité, on réalise aisément que, pour le Maroc, l’adhésion à l’Union africaine se présente davantage comme un moyen de réaffirmation de sa souveraineté sur le Sahara occidental qu’un cadre de discussions en vue d’une solution définitive du conflit lié à ce territoire, sauf à partir du postulat qui est celui du royaume chérifien qu’une telle solution doive lui être nécessairement favorable.

Toutefois, quoique largement influencée par la question sahraouie, l’adhésion du Maroc à l’ua s’inscrit dans un projet plus global de réorientation de la politique étrangère marocaine. Au fondement d’un tel projet se trouve, notamment, la désillusion de la tentative de rapprochement avec l’Europe poussé à l’extrême sous la forme d’un « projet d’ancrage à l’Europe », lequel a été un temps imprudemment présenté comme résumant à lui seul la politique extérieure du Maroc. Le corollaire nécessaire de cette désillusion en quelque sorte hors-sol qu’a été l’échec de l’aventure euro-méditerranéenne était le risque d’un isolement diplomatique. Un risque qui, rétrospectivement, ne semble pas avoir été pleinement mesuré par le Maroc en 1984 lorsqu’il a décidé de quitter l’oua. D’où la nécessité actuelle de réappropriation de son espace stratégique qui l’a « naturellement » tourné vers ses « racines africaines ». Mais loin de constituer un retour à une situation ex ante ou de se cantonner à la simple réparation d’une erreur passée, ce balancement géopolitique est aussi dicté par la volonté sans cesse renouvelée du Maroc de jouer un rôle prépondérant sur la scène internationale.

En définitive, l’adhésion du Maroc à l’Union africaine confirme que la politique étrangère marocaine est faite de ruptures et de continuités. Mais osciller entre dits et non-dits, évoluer au gré des contextes, n’est-ce pas le propre de la diplomatie ?