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Introduction

En tant qu’instrument de la résolution des conflits, la médiation peut être utilisée pour tous types de conflits et à toute phase de ceux-ci. En tant que phénomène hautement complexe, les facteurs qui déterminent son résultat constituent un questionnement perpétuel et sujet à d’intenses controverses dans la recherche (Frei 1976 ; Kleiboer 1996 ; Bercovitch 2011 ; Greig et Diehl 2012 ; Wallensteen et Svensson 2014). À ce titre, la théorie de William Zartman (1985, 2000, 2001) – l’une des figures les plus éminentes de la recherche sur la médiation –, portant sur les conditions dans lesquelles les médiations peuvent être initiées avec succès, continue de polariser les débats (Greig 2005 : 249-251 ; Hellman 2012 : 593-597). Elle demeure néanmoins répandue auprès des décideurs, analystes et praticiens[1]. La popularité du concept découle notamment du cadre et des outils qu’il fournit, à partir desquels peut être analysée la complexité des conflits politiques, ainsi que les démarches à entreprendre pour contribuer à y mettre fin. Il offre ainsi un guide pour déterminer le moment opportun de l’action pour les acteurs intéressés par la résolution des conflits. Chez Zartman, la clé du règlement pacifique des différends réside dans la temporalité des efforts de résolution (Zartman 1985). Ainsi, un conflit est mûr pour la résolution lorsque (1) les deux parties se trouvent dans une impasse stable et coûteuse (mutually hurting stalemate), ou que les efforts des parties pour imposer des solutions unilatérales sont bloquées, et (2) lorsqu’une stratégie de sortie du conflit (way out) est perçue comme crédible. Corrélée à la théorie du choix rationnel, cette approche s’inscrit dans une analyse coût-bénéfice. Les parties sont prêtes à résoudre le conflit de manière pacifique uniquement si elles veulent le faire : dans ce cas, les alternatives unilatérales sont perçues comme plus coûteuses (Beardsley 2011 : 19-43). Dès lors, les propositions d’accord – même si elles ont déjà été mises sur la table – deviennent attractives pour les parties.

Le concept de Zartman a fait l’objet de vives critiques tant sur le fond que sur le plan méthodologique[2]. Certains auteurs considèrent que le concept d’impasse mutuellement coûteuse comme facteur expliquant l’initiation de la médiation a été surestimé (Greig 2005 ; Beardsley 2010 ; Hellman 2012 : 595). Il a aussi été critiqué pour sa nature tautologique, mettant en doute la possibilité d’établir un lien de causalité entre paix réussie et impasse mutuellement pénalisante. De ce fait, il est pratiquement impossible de distinguer le concept de maturité du succès de la médiation : s’il y a médiation en vue d’un accord, alors le moment était mûr ; dans le cas contraire, en cas d’échec, c’est que le moment n’était pas mûr (Connolly et Doyle 2015 : 147-148). Pour d’autres critiques, le concept peine à expliquer pourquoi certaines situations mûres n’aboutissent pas à des accords négociés, ce qui affaiblit son utilité. Kleiboer (1994) réfute le concept comme variable indépendante et insiste à juste titre sur son caractère subjectif et dynamique.

Cependant, les critiques négligent l’évolution du concept de maturité. Elles ont même joué un rôle important en poussant justement Zartman à préciser son modèle et à l’affiner. De nombreuses études ont testé empiriquement la notion de maturité, le trouvant applicable pour une initiation réussie ou ratée des médiations (Pruitt 1998 ; O’Keane 2006 ; Greig et Diehl 2006). D’autres recherches ont proposé des améliorations du concept (Connolly et Doyle 2015) ; l’étude de Stedman (1991) a notamment contribué à mieux mettre en évidence comment les évolutions à l’intérieur de chaque partie permettent de comprendre les perceptions et l’utilisation du concept de maturité.

À ce jour, aucun travail de recherche n’a utilisé l’hypothèse de Zartman pour étudier le cas du conflit entre le Kosovo et la Serbie, ainsi que celui entre la Macédoine du Nord et la Grèce, notamment dans une approche comparée des différentes phases des négociations. Le caractère récent des cas ne permet pas à lui seul d’expliquer ce déficit : la méfiance des chercheurs universitaires joue également un rôle important. La mobilisation de deux cas de conflits dont la nature et les acteurs diffèrent contribue à renforcer la capacité analytique du concept de maturité. Or, nous soutenons que le modèle de Zartman peut être appliqué à divers types de conflits (non pas seulement armés et inter-étatiques) et dans différentes phases[3]. De plus, le choix de ces cas semble adéquat pour comparer la pertinence du concept de maturité puisqu’ils constituent une divergence en matière de dynamiques avec, d’un côté, un cas qui peut être évalué comme un échec en l’absence d’accord formel (Kosovo) et d’un autre côté, un succès se manifestant par l’obtention d’un accord précédé par plus de deux décennies de négociations (Macédoine du Nord)[4]. Cela étant, les deux cas d’étude ont des caractéristiques similaires. Outre l’absence de mobilisation du modèle de Zartman dans l’analyse de ces cas, ces derniers se situent dans la même zone géographique (les Balkans occidentaux) et les conflits se sont cristallisés dans un contexte de dislocation de la Yougoslavie, entraînant un engagement sur la durée important et direct de la part de médiateurs internationaux. Ces cas sont d’autant plus intéressants pour vérifier dans quelle mesure nos hypothèses produisent les effets escomptés qu’ils permettent de séquencer différents épisodes de médiation : la constellation des parties en conflit et les enjeux politiques sont restés relativement stables au fil du temps.

Pour mener à bien l’analyse, cet article utilise des données préexistantes, disponibles au moment de chaque processus, afin d’identifier les différences explicites entre les accords obtenus par les médiateurs internationaux et les échecs précédents, ce qui indiquerait un degré plus élevé de maturité en 2018 pour le cas de la Macédoine du Nord. Concernant les matériaux existants utilisés pour l’enquête, il s’agit de documents officiels provenant des médiateurs ou des parties en conflit, de documents produits durant le processus de médiation ou de témoignages. Ces matériaux sont également reliés aux articles de presse. Nous faisons prioritairement référence aux spécialistes des cas sélectionnés. L’avantage principal de mobiliser les sources accessibles, c’est de faciliter le processus de falsifiabilité, inhérent à la recherche scientifique. Notre objectif n’est pas de mettre en exergue des informations nouvelles et inédites, mais des explications, en exploitant les données existantes pour interpréter ces faits.

Cet article propose un raffinement du modèle de Zartman permettant une approche plus nuancée des processus de négociation dans le cas d’étude. L’utilité de la théorie est évaluée en comparant deux processus de négociation dans différentes phases du conflit au Kosovo : l’échec des pourparlers de Rambouillet (1999) et de la médiation d’Ahtisaari (2006-2007). Nous analyserons dans la dernière section l’impasse de plus de 25 ans concernant la querelle du nom opposant la Macédoine à la Grèce, finalement résolu avec l’accord de Prespa en 2018.

I – Nouvelles perspectives sur le concept de maturité

Trois facteurs clés sont mis en avant par Zartman comme préconditions pour qu’un processus de paix puisse exister. D’abord, aucun acteur significatif, partie au conflit, ne doit penser qu’il peut atteindre ses objectifs de manière unilatérale, par le conflit direct ou par le maintien du statu quo. La poursuite d’une telle situation doit être perçue comme coûteuse par les parties en conflit, avec un risque potentiel que leur position empire. Zartman semble soutenir qu’une fois le conflit engagé, la victoire militaire est la voie privilégiée par les acteurs s’ils la croient réalisable : dès lors, ils ne favoriseront les négociations que s’ils croient que l’option de la victoire militaire n’est pas possible (Connolly et Doyle 2015 : 148). Ensuite, ils doivent percevoir une solution acceptable par la voie négociée. Enfin, pour que cela soit possible, ils doivent reconnaître la légitimité de la partie adverse pour négocier. L’impasse mutuellement coûteuse peut éventuellement mobiliser la théorie des jeux : pour sortir d’une situation négative ou nulle, les parties doivent explorer les alternatives offrant un résultat plus positif. Trouver le moment mûr requiert des recherches approfondies pour identifier à la fois les éléments subjectifs et objectifs : l’impasse, l’incapacité à supporter les coûts au regard des objectifs des parties, l’évolution du rapport de force sur le terrain, etc.

Le concept de maturité est la clé de nombreux cas de médiation réussis : le Sinaï (1974), l’Afrique de l’Ouest (1988), le Salvador (1988), le Mozambique (1992), et bien d’autres. Le modèle initial a été raffiné par la suite pour mieux rendre compte des réalités empiriquement observables. L’étude de cas de Stedman sur les négociations d’indépendance de la Rhodésie, devenue le Zimbabwe, permet d’élargir le concept aux dynamiques internes (Stedman 1991). Il met en évidence comment le changement de leadership peut avoir un impact sur la perception de l’impasse coûteuse : la menace interne sur le leadership est tout aussi importante, voire davantage, que les menaces provenant de l’ennemi, et influencent directement la perception des coûts liés à l’impasse. La présence d’un leadership fort et reconnu est une condition nécessaire : il permet de pousser son camp à s’engager dans des négociations et à se conformer à un accord éventuellement conclu.

D’autres études ont également discuté la notion de maturité et ont proposé des alternatives, sans modifier en profondeur le concept. Leurs auteurs insistent notamment sur le caractère abusif de son utilisation pour justifier l’inaction internationale (Kriesberg et Thorson 1991). La critique de Kleiboer reprend dans les faits l’aspect perceptif de la maturité, terme qu’elle remplace par la notion de volonté (willingness) en écartant la composante causale de l’impasse mutuellement coûteuse (Kleiboer 1994). Goodby (1996) montre comment l’intervenant extérieur (le médiateur) peut contribuer à changer la situation et à favoriser la résolution du conflit. D’autres recherches étendent le concept aux négociations elles-mêmes en soulignant l’importance d’une dépendance mutuelle en tant qu’élément constitutif de la maturité perçue (Pruitt 1997). L’identité, les intérêts et les stratégies sont des éléments importants pour que les parties puissent saisir le moment propice (Spector 1998).

Les différentes modifications apportées au concept initial ont contribué à l’affiner, ce qui renforce sa portée. Il est toutefois nécessaire d’en préciser les contours et d’intégrer d’autres éléments clés pour renforcer sa force explicative. Le modèle de Zartman est ainsi confronté à six limites qu’il convient de combler pour que le concept de maturité soit un moyen utile pour analyser le potentiel de paix et expliquer l’échec ou le succès de la médiation internationale.

Premièrement, l’analyse du concept de maturité, particulièrement la notion d’impasse coûteuse, semble liée au conflit armé. Or, dans les faits – et notre analyse empirique tend à le montrer –, il n’est pas nécessaire de se trouver dans une situation de conflit violent armé – de guerre – pour que la maturité soit obtenue. Le conflit peut prendre différentes formes et la violence armée n’en est qu’une parmi d’autres : nul besoin qu’il soit intense au point que l’impasse soit atteinte, et ainsi de suite.

Deuxièmement, pour s’immuniser contre certaines critiques, Zartman insiste sur le fait que son modèle cherche surtout à identifier le moment propice pour ouvrir les négociations. Le manque d’ambition est dommageable : le concept de maturité est suffisamment solide pour expliquer la conclusion réussie des négociations ouvertes[5]. Nous soutenons que l’ensemble du processus, et notamment les motivations pour la conclusion d’un accord, peut être couvert par le concept de maturité dans sa logique explicative différente.

Troisièmement, comme il a été dit, l’idée sous-jacente du concept est que les parties chercheront à sortir du conflit lorsqu’elles seront confrontées à une situation d’impasse mutuellement douloureuse. Zartman reconnaît toutefois que cette impasse douloureuse n’a pas à être à égalité ni motivée par les mêmes raisons. Cela signifie qu’il suffit qu’une des parties au conflit soit dans une impasse douloureuse et coûteuse pour qu’elle envisage une solution négociée. Dès lors, elle cherchera à sortir de cette impasse notamment en envisageant de faire davantage de concessions, de sauver ce qu’elle peut par une voie négociée. L’objectif des parties est la protection et l’obtention de leurs propres préférences : le conflit armé n’est qu’un moyen de se les assurer, comme pourrait l’être la négociation. En ce sens, parce que le conflit est un moyen et non une fin en soi, et parce qu’il représente un coût élevé pour les acteurs, ces derniers privilégieront toujours une voie négociée, en particulier lorsqu’ils sont dans une situation de dépendance mutuelle (même si elle est asymétrique).

Quatrièmement, l’impasse pénalisante est une condition nécessaire mais pas suffisante pour initier un processus de négociation et surtout pour obtenir un accord ; encore faut-il que le contenu de l’accord soit suffisamment attrayant – parfois grâce à l’intervention du tiers médiateur qui offre de nouvelles perspectives – pour que les parties acceptent une solution de compromis. Cet élément permet d’étendre la théorie du moment mûr à la période de négociation afin d’identifier les critères pris en compte dans le calcul des avantages d’une solution négociée par rapport aux coûts d’un retour à un conflit ou à la poursuite du statu quo (Zartman 2000 ; Ohlson 1998 ; Pruitt 1997)[6].

Cinquièmement, il est essentiel de tenir compte des dynamiques internes dans la détermination du calcul coûts-bénéfices. Zartman a tendance à ne prendre en compte que les leaders préétablis, et souvent en limitant les parties en conflit à deux. Même si l’analyse empirique peut mettre en évidence le fait qu’il y ait deux parties qui se font face, les traiter comme des boîtes noires à l’intérieur desquelles il serait inutile d’étendre l’analyse, c’est passer à côté d’un élément clé du processus. Le calcul effectué par les parties est directement déterminé par les enjeux qui peuvent les affecter. Une analyse de la maturité doit inclure une évaluation des forces à l’intérieur de chaque groupe, les changements de leadership, les luttes qui peuvent les affecter, leurs perceptions et stratégies (Stedman 1991). L’évolution du discours et des tactiques de positionnement public et d’organisation sont susceptibles de fournir des preuves de leur perception de l’impasse, de l’autre partie et d’une issue acceptable pour sortir du conflit. Une partie des changements peut être non seulement due à une perception différente du conflit par les leaders, mais aussi à une stratégie des dirigeants qui cherchent à modifier les dynamiques politiques pour consolider leur pouvoir au sein de leur organisation ou sur les autres groupes ; modifier leur approche du conflit peut être un moyen efficace.

Sixièmement, le modèle gagnerait à mieux mettre en évidence le rôle potentiel du médiateur. L’approche initiale du concept peut offrir des arguments pour justifier l’inaction internationale ou le fait de cantonner le médiateur à un rôle d’observateur dont la (seule) tâche est d’attendre, de chercher et d’identifier le moment mûr pour faciliter un processus de négociation. Le concept de maturité est intrinsèquement lié aux perceptions subjectives des événements par les acteurs ; il peut néanmoins mobiliser des référents objectifs ou des fondements à percevoir. Ainsi, le médiateur peut contribuer à mettre en évidence ces éléments lorsqu’ils ne sont pas immédiatement reconnus par les parties au conflit, notamment lorsque les parties ne disposent pas d’une information complète. Le médiateur peut apporter l’information à n’importe quel moment du conflit. Dès lors, le rôle du médiateur n’est pas seulement passif, se contentant d’identifier le moment propice. Il peut donner aux parties de nouvelles idées pour les seconder ; devenir un canal de négociation essentiel ; établir des mécanismes de négociation et un format approprié pour obtenir un accord ; identifier les problèmes à résoudre ; séparer ceux qui ne peuvent pas être résolus ; établir des ponts, etc. (Crocker 1992 ; Goulding 1997 ; Haass 1990). Compte tenu de ses ressources et de ses objectifs, le médiateur peut devenir un véritable acteur du processus (Sisk 2009), car il peut identifier les obstacles et envisager les moyens de les dépasser. La maturité peut ainsi résulter de ses politiques persuasives : il peut contribuer à reconstruire et déplacer les intérêts des parties pour leur signifier l’absence de véritables alternatives à l’accord négocié (impasse) et le coût élevé de la poursuite du statu quo (Breadsley 2011 : 34-36). Le rôle du médiateur passe alors de la facilitation et de la formulation à la manipulation (Zartman et Touval 1997 ; Rothchild 1997). Il fournit des éléments objectifs pour les aider à sortir de l’impasse : récompenser les parties, introduire des ultimatums, les menacer de sanctions en cas de refus, etc. Dans ce cas, le médiateur risque de sortir de la neutralité, mais cette attitude est parfois nécessaire, comme nous le verrons dans les cas étudiés.

Il nous semble ainsi nécessaire d’étendre le concept de maturité aux conflits non armés ; d’étudier le processus et le résultat plus que l’initiation de la médiation ; de reconnaître le degré variable de l’impasse chez les protagonistes ; d’intégrer la qualité du contenu et les dynamiques internes dans l’analyse ; et enfin, de mieux prendre en compte le rôle actif du médiateur sur l’impasse perçue, ces deux derniers points ayant fait l’objet d’écrits abondants et de grande qualité, sans être forcément connectés au concept de Zartman.

Les cas empiriques sont analysés à l’aide du cadre théorique suivant, s’appliquant à chaque acteur clé du processus :

  • H1) Un acteur négociera et acceptera un accord si (et seulement si) il perçoit que les avantages (A) de l’accord négocié sont supérieurs aux coûts (C) du rejet.

  • A > C si :

  • a. l’action unilatérale est inaccessible ou si le maintien du statu quo entraîne une impasse coûteuse (hurting stalemate) ;

  • b. chaque acteur perçoit qu’il peut assurer le soutien de ses membres et de sa base (les termes de l’accord ne risquent pas de menacer son pouvoir).

Dès lors, le rôle du médiateur n’est pas seulement passif, se contentant d’identifier le moment propice, d’où notre deuxième hypothèse :

  • H2) Le médiateur peut faire une différence et contribuer à un accord en modifiant les calculs des parties s’il :

  • c. leur apporte de meilleures informations ;

  • d. reconstruit et/ou déplace leurs intérêts, notamment par l’influence (leverage) et les stratégies de médiation.

Ces hypothèses sont fondées sur les aspects revus et développés du concept de maturité de Zartman.

Comment mesurer le résultat de la médiation ? La question de l’efficacité est fréquemment discutée en théorie des Relations internationales (Hegemann et al. 2013). La mesure du succès ne fait pas consensus dans la littérature sur la médiation (Kleiboer 1996 ; Wallensteen et Svensson 2014). Nonobstant la multitude d’indicateurs pris en compte dans la recherche universitaire pour décrire le processus de médiation et son résultat, notre recherche se focalise sur l’élément suivant : l’existence et l’application d’un accord signé entre les parties en conflit permettant la résolution des causes de celui-ci. Cette recherche étudie le problème (problem centered), plutôt que les intérêts et les intentions du médiateur (actor centered). Explorer l’impact de l’ensemble des dimensions de la médiation impliquerait un examen long risquant en outre d’être superficiel en ce qui concerne les principales catégories d’activité, et cela se ferait au détriment d’une approche rigoureuse et précise des médiations internationales. L’étude et la pratique de la négociation et de la médiation sont si complexes qu’il est nécessaire de participer avec prudence au développement d’une théorie ou d’une approche en se gardant de négliger des facteurs essentiels dans le processus.

II – Le Kosovo, des pourparlers de Rambouillet au plan Ahtisaari

Fondé sur le schéma décrit ci-dessus, l’analyse qui suit examine les positions publiques des principaux acteurs politiques, à savoir les dirigeants politiques kosovars-albanais, puis le gouvernement du Kosovo, les autorités politiques yougoslaves puis serbes, les acteurs politiques locaux, en particulier kosovars-serbes. Ils sont considérés comme des détenteurs de veto, c’est-à-dire des acteurs sans lesquels tout accord ou application de celui-ci serait vain. Deux processus de négociations sont étudiés : les échecs des pourparlers de Rambouillet (1999) et de la médiation d’Ahtisaari (2006-2007). L’analyse prend aussi en compte l’évolution des environnements internes et extérieurs dans lesquels ces deux processus ont été initiés et négociés, en relation avec l’évolution des perceptions et des statuts des acteurs clés du processus. L’analyse des périodes de négociation est structurée de manière relativement similaire pour reproduire les séquences causales et faciliter la comparaison.

A – L’échec de la conférence de Rambouillet (1999)

À l’initiative du Groupe de contact (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Russie), les négociations de Rambouillet entre indépendantistes kosovars-albanais et la délégation serbe cherchent à mettre un terme au conflit armé qui les oppose depuis deux ans. Menés en deux temps, sous l’égide de trois médiateurs[7], les pourparlers se soldent par le refus de la Yougoslavie de signer la proposition internationale, tandis que la délégation kosovare-albanaise l’accepte. Après cet échec, l’otan lancera des frappes aériennes qui dureront 78 jours. L’objectif est de pousser Milosevic à accepter un retrait des troupes serbes du Kosovo et le lancement d’une mission d’administration internationale du territoire. Elles ouvrent la voie à la construction d’une paix fragile.

Comment expliquer cet échec ? Pourquoi Milosevic et la délégation serbe ont-ils refusé de signer, contrairement aux Kosovars-Albanais ? Les arguments avancés dans la recherche insistent soit sur une dimension irrationnelle de Milosevic, lequel n’aurait pas voulu voir les conséquences et les menaces qui pesaient sur lui en cas de rejet des propositions, soit sur les positions irréconciliables entre les parties (Weller 1999). Dans le premier cas, les analystes peinent à saisir le caractère logique des motivations de Milosevic au regard du contexte local et global dans lequel se tenait la conférence de Rambouillet. Dans le deuxième cas, il est difficile d’expliquer pourquoi il a initialement rejeté le plan pour se soumettre complètement aux exigences des intervenants internationaux trois mois plus tard.

Nous soutenons que le modèle raffiné de Zartman permet d’expliquer le processus et l’issue de la médiation internationale. L’échec des négociations est dû à un calcul différencié des parties concernant les coûts-bénéfices. La recherche d’une solution unilatérale a été perçue comme plus avantageuse par la Serbie, croyant qu’elle lui permettrait de renforcer sa position : elle a été confortée par une mauvaise anticipation du sérieux et du niveau de menace provenant des acteurs extérieurs en cas de refus.

La décision des Kosovars-Albanais d’aller à Rambouillet négocier l’accord était dictée par trois facteurs. D’abord, la situation sur le terrain était clairement en leur défaveur. L’enthousiasme initial avait été mis à rude épreuve par l’avancée des troupes serbes. Alors qu’au début de l’année 1998, et ce jusqu’au milieu de la même année, l’Armée de libération du Kosovo avait réussi à étendre son contrôle sur pratiquement 40 % du territoire, l’offensive serbe de l’été 1998 l’avait affaiblie considérablement, mettant en danger son existence même (Despic-Popovic 1998). Le cessez-le-feu obtenu par Holbrooke en octobre 1998 a certes permis à l’alk de récupérer, mais pas assez pour pouvoir opposer une résistance suffisante aux revendications politiques défendues (Le Temps 1998). Ensuite, les négociations permettent aux Kosovars-Albanais d’internationaliser le conflit et leur cause. Les membres de l’alk sont légitimés comme interlocuteurs ; ils prennent même l’ascendant sur I. Rugova, dirigeant de la Ligue démocratique du Kosovo. La participation aux négociations permet à l’alk d’établir des contacts et de nouer des relations à un haut niveau (Judah 2000). Enfin, l’ouverture des négociations – et ce même si elles n’aboutissent pas – lui permet de gagner du temps pour renforcer son organisation, ce qui explique que la principale condition posée par l’alk pour accepter de négocier est le cessez-le-feu. De l’autre côté, la participation aux négociations permet à la Serbie de redorer son image, de paraître ouverte au dialogue et à une solution négociée.

Les médiateurs jouent un rôle actif dans le processus de négociation : le groupe de contact met en place les règles dictant les négociations, établit initialement le cadre des discussions, 26 principes non négociables y sont posés, notamment en matière de démocratie et de sécurité[8], etc. Les positions des parties sont en totale opposition : alors que les Kosovars-Albanais veulent des garanties sur l’accession à l’indépendance, la délégation serbe insiste pour que l’intégrité territoriale de la Yougoslavie soit affirmée par l’ensemble des parties. À la fin de la seconde phase de négociations (du 15 au 18 mars), les Albanais signent l’accord à l’unanimité. La délégation est composée des principales forces politiques, complétée par trois membres issus de la société civile. La présence des principaux acteurs, détenteurs du veto, permet à la fois de renforcer la portée de l’accord et de limiter les risques de défection ou de rejet d’une partie. Pour la délégation albanaise, une solution unilatérale est impossible à atteindre compte tenu de la situation sur le terrain : elle a besoin du soutien international pour faire avancer ses préférences.

Le rejet de Milosevic est lié aux problèmes que pose l’accord sur sa position politique, ainsi que sur les trois calculs stratégiques effectués. L’annexe b de l’accord qui prévoit le déplacement des troupes de l’otan sur l’ensemble du territoire a été perçue comme particulièrement problématique, d’autant plus que les troupes étaient susceptibles de bénéficier d’une pleine immunité. Ces éléments vont au-delà d’une autonomie substantielle pour le Kosovo : elles menacent la souveraineté même de la Yougoslavie aux yeux des dirigeants serbes (Judah 2000). La restriction de la présence serbe au Kosovo risquait de menacer le pouvoir du régime de Milosevic : en l’absence de consensus dans la classe politique, la population serbe était fortement attachée, pour des raisons historiques, affectives, culturelles, au Kosovo. La crédibilité de Milosevic comme leader nationaliste reposait en grande partie sur la promotion de la mainmise serbe sur la région (il était à l’origine de la suppression de l’autonomie du Kosovo en 1989) (Hossmer 2001). La signature d’un accord risquait ainsi à ses yeux d’entraîner un coût préjudiciable, d’autant plus qu’il percevait sa stratégie unilatérale comme plus favorable, lui permettant de renégocier plus tard l’accord à son avantage. Soutenue par la Russie, la Serbie croyait à l’absence d’un consensus international sur le soutien durable apporté aux frappes de l’otan[9], d’autant plus que Milosevic était informé par des sources internationales que les frappes seraient limitées, notamment parce que l’otan n’était pas prête à déployer une intervention aérienne intense sur une période de plus de quatre semaines (Judah 2000 : 229 ; Doder et Branson 1999 ; Lecadre 2001). En même temps, Milosevic préparait une opération d’épuration ethnique censée éliminer l’alk comme facteur dans un processus d’accord futur et permettre de changer la balance ethnique dans la région, contribuant ainsi à renforcer sa position sur le terrain. La décision de pousser 850 000 Kosovars-Albanais à se réfugier en Albanie et en Macédoine a eu pour effet, au contraire, de renforcer la détermination de l’otan à continuer les bombardements pour faire plier Milosevic (Hossmer 2001).

Alors qu’en mars 1999, le contexte n’était pas suffisamment mûr pour que tous les protagonistes acceptent l’accord, les frappes aériennes ont contribué directement à modifier le calcul avantages-coûts de la Serbie. Elle a réalisé que l’influence sur l’otan n’a pas été renforcée ; au contraire, elle s’est évaporée (De Borchgrave 1999) : l’épuration ethnique n’a pas produit les effets escomptés, l’otan est demeurée unitaire et résolue, alors qu’en même temps le soutien Russe s’est révélé inopérant. Les bombardements ont contribué à créer les dynamiques internes en faveur d’un retrait serbe : elles ont engendré un climat populaire favorable aux concessions, en particulier en raison des dommages causés à l’infrastructure et à l’économie. Ce cas montre comment l’action des acteurs internationaux peut déplacer les intérêts des parties en conflit, pour qu’elles revoient leurs positions.

Le retrait des militaires serbes et le déploiement des missions internationales n’a pas pour autant résolu le conflit ; cela n’a fait que repousser cette résolution. Le statut du Kosovo sera au centre des négociations de Vienne sous l’égide d’Ahtisaari.

B – Les négociations sur le statut : le rejet du plan Ahtisaari (2006-2007)

Entre l’échec de la conférence de Rambouillet et le lancement des négociations à Vienne, la situation au Kosovo a évolué, mais les progrès politiques ont été limités, notamment en raison de l’absence d’avancées sur la question clé du statut. Les émeutes de mars 2004 finissent par convaincre les acteurs internationaux d’engager des négociations entre les Kosovars-Albanais et le gouvernement serbe sur cette question. L’ancien président de la Finlande, Martti Ahtisaari, est nommé par le Secrétaire général des Nations Unies envoyé spécial chargé de superviser les négociations sur le statut final du Kosovo[10].

Les négociations entre la délégation kosovare-albanaise et l’État serbe commencent en 2006 à Vienne, mais elles tombent rapidement dans l’impasse. Les positions des protagonistes sont diamétralement opposées. Les élites kosovares-albanaises n’acceptent rien d’autre qu’un accord qui leur garantit l’indépendance, tandis que les autorités serbes rejettent toute idée de sécession du Kosovo. En 2007, après avoir présenté son plan au Groupe de contact, Ahtisaari le soumet aux autorités de Pristina et de Belgrade. Il conclut que l’indépendance est la meilleure option. Le plan est accueilli positivement par les élites kosovares-albanaises, mais rejeté par la Serbie et en conséquence refusé par la Russie au sein du Conseil de sécurité. Des négociations supplémentaires ont lieu au cours de l’année 2007, sans que les positions changent. Le 17 février 2008, le Kosovo déclare de manière unilatérale son indépendance. Les élites politiques kosovares-albanaises conviennent dans la déclaration d’indépendance de respecter les exigences contenues dans le plan d’Ahtisaari.

Le modèle théorique se révèle une nouvelle fois performant pour expliquer ces variations, à la fois le rejet du gouvernement serbe et l’accord des Kosovars-Albanais. La délégation albanaise obtient dans le plan Ahtisaari ce qu’elle voulait par-dessus tout : l’indépendance. Bien qu’elle soit assortie d’une supervision internationale étalée dans le temps, le calcul coûts-bénéfices est clairement favorable : l’accord est suffisamment attrayant pour que le plan soit adopté et appliqué. Les concessions faites en matière de partage du pouvoir permettent à Pristina d’obtenir le soutien précieux des principales puissances dans la reconnaissance internationale du nouvel État.

Les négociations sur le statut final débutent en février 2006 : elles durent quatorze mois et connaissent dix-sept séries de pourparlers directs entre les délégations kosovares et serbes au niveau le plus élevé. Dans les faits, c’est le Groupe de contact qui agit comme organe de contrôle des négociations, supervisées par Ahtisaari (Weller 2009 : 93-94). La délégation kosovare est dirigée par « l’Équipe de l’unité », composée des dirigeants des principaux partis politiques et des figures centrales des institutions provisoires (du président et du Premier ministre), ainsi que d’un coordinateur issu de la société civile. La Serbie opte pour une représentation différente en mobilisant le ministère des Affaires étrangères en plus des représentants des autres corps, d’experts et de ses propres représentants des communautés du Kosovo (Weller 2009 : 97).

Au début du processus, les négociations se concentrent principalement sur les questions techniques et pratiques, notamment liées à la décentralisation, pour ouvrir ensuite le chapitre central du statut. L’objectif des acteurs internationaux est de réduire les risques de défection et de blocage de Belgrade et Pristina. La Serbie redoute de servir de faire-valoir d’un processus qui risque de soutenir à terme la sécession du Kosovo, tandis que les Kosovars-Albanais se méfient d’un processus qui les enferme dans des accords concernant la décentralisation et les droits des minorités sans aucune promesse sur le statut (Weller 2009 : 202). Cette stratégie permet à Ahtisaari et au Groupe de contact de contourner les obstacles initiaux, sachant qu’une fois le processus entamé, aucune des parties ne prendrait le risque de le bloquer ou de s’en désengager par crainte de favoriser les aspirations de l’autre camp. Une fois cet obstacle dépassé, commencent les négociations directes. En 2006, la moitié des sessions portent particulièrement sur la question de la décentralisation ; trois sessions portent sur la protection de l’héritage culturel et religieux à travers lequel la Serbie souhaite maintenir un contrôle serbe effectif sur les enclaves dans lesquelles ces lieux se situent ; une seule est consacrée aux problématiques économiques (Weller 2009 : 204). Progressivement, les contre-propositions de la délégation du Kosovo se rapprochent des demandes internationales, afin d’assurer leur soutien à l’indépendance[11]. De son côté, la Serbie adopte une nouvelle Constitution qui définit le Kosovo comme partie intégrante et inséparable de la Serbie (30 septembre 2006). Les élections anticipées en Serbie repoussent les propositions d’Ahtisaari au début 2007. Les dernières réunions de mars 2007 ne permettent pas de faire évoluer la position serbe concernant le plan Ahtisaari (Nations Unies 2007). En raison du rejet russe qui suit la Serbie, les positions sont figées au sein du Conseil de sécurité : une nouvelle période de quatre mois de négociations menées par la Troïka est proposée[12], à l’initiative du président Sarkozy. Elle se solde par un échec, les parties campant sur leurs positions initiales : le Kosovo refuse d’aller au-delà du plan Ahtisaari, alors que la Serbie rejette son indépendance.

Le Groupe de contact, Ahtisaari et son équipe, puis la Troïka, ont constamment privilégié une solution négociée quant au statut du Kosovo afin de minimiser les risques sur la stabilité d’une action unilatérale (Ker-Lindsay 2009). Ils insistent également sur des mécanismes institutionnels à mettre en oeuvre pour que le Kosovo post-administration internationale soit démocratique et respectueux de l’État de droit.

Les dynamiques des négociations sur le statut mettent en évidence une nouvelle fois les variations dans les calculs effectués par les parties en conflit. La position officielle serbe n’a pas évolué depuis que Milosevic a été déchu du pouvoir : Belgrade rejette tout compromis sur l’indépendance. Les partis au pouvoir sont entraînés dans la surenchère nationaliste par la montée en puissance du parti d’extrême-droite et ultranationaliste de Vojislav Seselj. Cette génération de dirigeants politiques (Boris Tadic président, Vojislav Kostunica Premier ministre au moment des négociations) refuse, elle aussi, de reconnaître l’indépendance du Kosovo. Toute concession sur le statut risque de renforcer les tenants d’une position dure sur le Kosovo. La Serbie s’inquiète également que trop de concessions puissent susciter des revendications semblables en Voïvodine (province serbe à forte minorité hongroise), affaiblissant davantage l’autorité de Belgrade.

Du coté des Kosovars-Albanais, les voies divergentes concernant le plan Ahtisaari, notamment défendues par le mouvement Autodétermination, demeurent marginales à cette période. Autodétermination se positionne à l’extérieur du jeu politique, et peine à mobiliser l’opinion publique : même s’il ne perçoit pas la maturité au même titre que les autres acteurs, et qu’il considère que les concessions engendrent un coût plus élevé, le mouvement est trop faible pour rallier un grand nombre de gens à sa cause et imposer sa position. La situation en Serbie est différente : la population serbe rejette massivement l’indépendance. Elle renforce ses stratégies unilatérales pour combattre l’indépendance du Kosovo, d’abord à l’intérieur du territoire en soutenant les structures parallèles serbes déployées au Kosovo, en poussant les élites kosovares-serbes à boycotter les institutions, et à l’extérieur en tentant de bloquer sur la scène internationale la reconnaissance du nouvel État.

Les médiateurs se sont avérés incapables de faire une différence tangible pour amener la Serbie à modifier ses calculs. Ni Ahtisaari, ni la Troïka n’ont pu reconstruire ou déplacer les intérêts du gouvernement serbe : ils manquaient des ressources diplomatiques de l’influence. La stratégie de médiation d’Ahtisaari se fonde sur la manipulation (Bergmann 2018). Lui et son équipe ne se contentent pas seulement de gérer l’agenda, le format et les procédures des pourparlers (Fridl 2009 : 81), mais ils jouent également un rôle actif en ce qui concerne le contenu des négociations. Le médiateur prépare les documents de référence et d’information, notamment en faisant appel à des experts externes. Les parties étaient invitées à préparer des documents de position pour faciliter les négociations sur des questions précises (Perritt 2011 : 145). En l’absence de ressources propres, le médiateur n’a pas pu utiliser de levier pour amener les parties à un accord de compromis. Les pressions diplomatiques ont même contribué à aggraver les relations avec la Serbie : Ahtisaari (qui avait participé aux négociations sur le retrait de la Serbie du Kosovo en 1999) était davantage perçu comme un adversaire plutôt que comme un médiateur impartial (Fridl 2009 : 82). Le plan d’Ahtisaari a été perçu comme un fait accompli imposé à la Serbie (Economides 2011 : 197).

Les membres du Groupe de contact n’ont pas non plus fourni de levier pour amener les deux parties à parvenir à un accord acceptable (Ker-Lindsay 2009 : 107). Pour les États-Unis, l’indépendance du Kosovo était devenue inévitable pour garantir la stabilité régionale (Paquin 2010 : 101-127). De l’autre côté, la Russie n’avait aucune volonté d’inciter la Serbie à jouer un rôle plus constructif, jugeant qu’il n’y avait « aucun motif juridique, politique ou moral pour forcer la Serbie à trouver une solution » (Bergmann 2018).

Alors que le Kosovo a dû faire des concessions en matière de partage du pouvoir et de protection des droits des minorités pour s’assurer du soutien des acteurs internationaux, du point de vue serbe le rejet des accords n’entraîne pas une impasse coûteuse. La stratégie de médiation était destinée à échouer en l’absence des ressources de l’influence susceptibles d’inciter les parties à modifier leurs positions, en particulier la délégation serbe – à plus forte raison lorsque l’avantage potentiel d’un accord ne paraissait pas suffisamment attrayant pour pallier les coûts perçus.

Les éléments décrits ci-dessus ne permettent pas de considérer qu’en 2006-2007, les conditions d’un moment mûr étaient réunies pour obtenir un accord tangible des deux parties. Les négociations ont été relancées en 2011 sous l’égide de l’Union européenne, afin d’exploiter son pouvoir conditionnel et ses politiques d’élargissement en tant que mécanisme susceptible de résoudre le conflit entre le Kosovo et la Serbie : de nombreux accords ont été signés, mais peinent à être pleinement appliqués. Et surtout, aucun accord n’a été obtenu à ce jour qui permettrait de résoudre la question du statut du Kosovo, dont l’indépendance est toujours contestée par la Serbie.

III – Le conflit de nom entre la Macédoine du Nord et la Grèce

L’un des conflits les plus atypiques en politique internationale a été résolu en 2018. Il a engendré de sérieux problèmes pendant plus de 25 ans dans les relations entre la Grèce et son voisin du nord, empêchant la République de Macédoine de rejoindre l’otan et d’entamer les négociations d’adhésion à l’ue.

Fondé sur le cadre théorique énoncé précédemment, cette section analyse l’obtention de l’accord de Prespa par rapport aux impasses précédentes en se penchant sur l’évolution du calcul coûts-bénéfices réalisés par les acteurs politiques dans les deux pays et le rôle joué par le médiateur onusien. L’objectif est de mettre en évidence les facteurs qui expliquent comment et pourquoi une analyse coûts-bénéfices a produit un résultat différent en 2018, par rapport aux années précédentes, alors que les contours de l’accord n’ont pas évolué radicalement.

A – Plus de vingt-cinq ans d’impasse dans les négociations (1991-2017)

Comme la plupart des autres conflits, cette querelle a de profondes racines historiques. Toutefois la dispute a formellement émergé dans les années 1990 avec la dislocation de la Yougoslavie. Après la récupération de symboles liés à l’ancienne région hellénique de la Macédoine et la déclaration d’indépendance sous le nom de République de Macédoine, la Grèce conteste ce nom, qu’elle estime usurpé et destiné à revendiquer la souveraineté sur la province grecque de Macédoine. Elle parvient avec succès à convaincre ses partenaires européens de se positionner en sa faveur. L’adhésion à l’onu se fait sous l’appellation provisoire d’Ancienne République yougoslave de Macédoine (arym). La reconnaissance sous ce nom par six États européens (Allemagne, Danemark, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas) puis par les États-Unis, pousse le gouvernement du socialiste Andréas Papandréou à changer de stratégie : un embargo commercial est décrété contre l’arym en février 1994, la privant d’accès au port grec de Thessalonique dans un contexte de transition vers l’économie de marché et de guerres yougoslaves (Shea 1997). L’arym est contrainte de négocier. L’image internationale de la Grèce est également endommagée par cet épisode ; elle est traduite au printemps 1994 par la Communauté européenne devant la Cour de justice des Communautés européennes (cjce). Après 18 mois d’embargo, un accord intérimaire est signé en 1995, résultat de cette double faiblesse : sans résoudre le conflit sur le nom, il amène l’arym à changer les symboles de l’État et la Grèce s’engage à ne pas bloquer son intégration dans les organisations internationales. Les parties posent également les bases des futures négociations sous l’égide de l’onu (Interim Accord 1995).

Mathew Nimetz est nommé en 1999 représentant spécial du Secrétaire général de l’onu[13]. Il effectue des navettes régulières entre les deux pays, mais les propositions qu’il formule sont rejetées. Progressivement, les relations se normalisent : les tensions diminuent, la Grèce devient le principal partenaire économique de l’arym, des formes de coopération prennent place, et même un accord de sécurité bilatérale est signé. De plus, la Grèce soutient le gouvernement macédonien durant le conflit l’opposant aux insurgés albanais (Zahariadis 2003 : 277). En ce sens, les efforts internationaux vont progressivement se focaliser sur la stabilité interne en arym et sur le renforcement de l’ordre dans les Balkans. Cet objectif explique le choix de l’administration Bush de reconnaître en 2004 le pays sous son nom constitutionnel (Paquin 2008). Craignant que le temps joue contre lui, le gouvernement de droite grec revoit sa stratégie à mesure que la Macédoine avance vers l’intégration euro-atlantique. Dans le blocage du processus elle voit une opportunité de pousser l’arym à se soumettre à ses conditions concernant la résolution du conflit. Cette dernière s’en remet initialement aux États-Unis pour infléchir la position grecque. L’arrivée au pouvoir de Nikola Gruevski (vmro-dpmne, droite nationaliste) en 2006 complique davantage une solution de compromis, d’autant plus que celui-ci se lance dans une vaste politique « d’antiquisation » de la nation. Il rebaptise l’aéroport de Skopje « Alexandre le Grand », édifie des statues devant le siège du gouvernement. Cette politique de construction d’un imaginaire national sert aussi à mettre la pression sur la Grèce.

Les efforts de médiation reprennent en 2007 et se poursuivent en 2008, en amont du Sommet de l’otan (avril 2008). Ils se soldent par un échec[14]. Les pourparlers reprennent les années suivantes, différentes propositions sont mises sur la table par le médiateur onusien, mais toutes sont rejetées par les parties.

La question du nom est difficile à résoudre, car elle touche trois aspects du problème. La Grèce souhaite initialement que le nom « Macédoine » soit complètement abandonné. Cette solution radicale était inacceptable pour l’autre partie. Cela explique le fait que dans toutes les propositions connues du médiateur figurait le nom de Macédoine (avec un autre qualificatif). Plusieurs noms ont été étudiés : République de nouvelle Macédoine, République de haute Macédoine, République de Macédoine (Skopje), République de Macédoine du Nord, etc. Le deuxième problème concerne l’adjectif, qui touche encore plus à l’identité nationale. Alors qu’initialement l’opinion publique était opposée à l’idée de changer de nom pour ouvrir la voie à l’intégration dans les institutions euro-atlantiques, les premières voies au compromis se font entendre à compter de 2011. L’arrivée au pouvoir du socialiste Georges Papandréou en septembre 2009 n’a pas fait évoluer la position grecque sur l’issue de la dispute. Les opinions publiques respectives semblent de plus en plus résignées à l’idée qu’une solution soit envisagée autour d’un nom composé incluant le terme Macédoine, mais les Macédoniens s’opposent à ce qu’ils soient appelés « nouveaux » ou « haut macédoniens ». Le troisième aspect est relatif aux circonstances dans lesquelles le nom sera utilisé. Le gouvernement macédonien pousse pour avoir deux noms : le nouveau nom serait utilisé dans les organisations internationales et auprès des États qui ne l’ont pas reconnu, tandis qu’il continuerait à utiliser son nom constitutionnel en interne et auprès des États qui l’ont déjà reconnu. En plus d’être rejetée par la Grèce – qui demandait une application erga omnes, c’est-à-dire à tous les usages –, cette option créait potentiellement plus de problèmes qu’elle n’apportait de solutions, d’après le témoignage du médiateur (Nimetz 2020).

Les négociations ont connu de nombreuses périodes où le contexte rendait improbables des avancées tangibles, à commencer par le conflit en Macédoine en 2001 et ses conséquences. Les nombreuses périodes électorales détournaient l’attention des élites politiques. La crise financière qui frappa la Grèce dans les années 2010 lui imposa d’administrer une sévère politique d’austérité à la population : ses moyens politiques étaient trop affaiblis pour que le gouvernement prenne le risque d’ouvrir d’autres formes de contestation en faisant des concessions à la table des négociations avec l’arym. En raison de l’implication émotionnelle dans le différend sur le nom de la Macédoine, l’opinion publique grecque s’est longtemps opposée à tout compromis (Armakolas et Siakas 2022). Mais les principaux dirigeants macédoniens étaient persuadés que le temps jouait en leur faveur et que le remplacement de certaines personnes au gouvernement grec allait entraîner une résolution du différend (bbc 2017 ; Nimetz 2020). Le gouvernement de Gruevski poursuivait sa politique nationaliste qui contribuait à détériorer les relations avec la Grèce : le projet de constructions « Skopje 2014 », présenté en 2010, participait de la politique « d’antiquisation » en affirmant le nationalisme macédonien et en ancrant des personnages historiques de la Grèce antique dans le paysage culturel national. Le gouvernement s’enfermait progressivement dans un discours nationaliste, privilégiant ainsi le maintien au pouvoir et la confrontation sur ces problématiques avec le principal parti d’opposition, l’Union sociale-démocrate de Macédoine (sdsm), au lieu de favoriser l’intégration à l’ue et à l’otan qui l’aurait conduit à faire des concessions à Athènes. Aucune des deux parties n’était prête au compromis. Dans ces conditions, les capacités d’influence du médiateur Nimetz étaient limitées ; malgré ses efforts continus, les navettes entre Skopje et Athènes, les nombreuses réunions trilatérales à New York, Genève ou en marge des forums internationaux, il n’a pas pu obtenir un accord sur le nom. Son influence est demeurée limitée, et il n’a pas pu bénéficier de la politique de conditionnalité de l’ue. Celle-ci n’a pas conditionné le soutien financier accordé à la Grèce à des concessions à l’égard de l’arym, État candidat. Toutefois, ces difficultés ne doivent pas être vues comme des échecs absolus ; elles devraient plutôt être comprises comme des éléments nécessaires du processus à partir duquel des solutions innovantes et tangibles ont pu être envisagées.

B – L’accord de Prespa (2018), une question de maturité

La principale évolution à l’origine de l’accord de Prespa survient en 2017 avec le changement de gouvernement à Skopje. À l’issue des élections du 11 décembre 2016, seulement 18 000 voix séparent les deux principaux partis, le vmro-dpmne de Gruevski (38,14 %) et le sdsm de Zoran Zaev (arrivé second avec 36,66 % des voix, mais qui gagne 14 députés par rapport au scrutin précédent). Ce dernier parvient à rallier 18 députés de la minorité albanaise (notamment grâce à l’engagement de Tirana). Historiquement, le sdsm est plus favorable au dialogue intercommunautaire : l’accord de gouvernement prévoit qu’en échange de ce soutien, l’albanais devienne la seconde langue officielle du pays. De plus, le sdsm est opposé à la politique « d’antiquisation » et défend une vision différente de la macédonité, « plus attachée à la filiation slave du peuple macédonien et à sa trajectoire médiévale » (Ragaru 2010 : 6). Enfin, le nouveau gouvernement met au coeur de sa stratégie nationale l’adhésion la plus rapide possible à l’otan et à l’ue. En même temps, le gouvernement grec de Tsipras reconnaît que le problème doit être résolu. La décision d’engager les négociations en vue d’un accord arrive à un moment où le conflit est « mûr » (ripe) (Zartman 2009). Cette situation se caractérise par le fait que les parties « sont non seulement prêtes à dialoguer mais également en mesure d’établir les fondements d’un compromis » (Tenenbaum 2013 : 272).

Les négociations sous l’égide de l’onu reprennent le 17 janvier 2018 au niveau des ambassadeurs à Washington. Nimetz leur soumet cinq propositions de noms, déjà étudiés les années précédentes. Le 24 janvier, les deux premiers ministres se rencontrent en marge du Forum économique mondial à Davos, une première depuis sept ans. Durant la première moitié de l’année 2018, des discussions intenses ont lieu entre les deux ministres des Affaires étrangères. En parallèle, le gouvernement macédonien annonce l’arrêt du programme « Skopje 2014 » et commence à supprimer des monuments controversés. Le 17 juin 2018, les deux gouvernements signent un accord sur les rives du lac Prespa : le pays est renommé République de Macédoine du Nord, la langue du pays reste le macédonien, mais il est précisé qu’il s’agit d’une langue slave, et les citoyens de Macédoine du Nord peuvent s’appeler informellement Macédoniens. De surcroît, l’accord reconnaît l’héritage historique distinct grec et slave du pays (The Prespa Agreement 2018).

Au regard du contenu de l’accord, il ressort que c’est la Macédoine du Nord qui a fait le plus de concessions par rapport à ses préférences initiales. Elle a estimé que les bénéfices de l’accord étaient supérieurs aux coûts engendrés par la poursuite du statu quo. Avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, le rapport coûts-bénéfices a changé. Le vmro-dpmne est dans l’opposition et affaibli. Par ailleurs, la minorité albanaise a toujours préféré l’intégration aux organisations de l’espace euro-atlantique à l’appellation du pays, même si elle est restée éloignée des négociations sur le sujet[15]. Le gouvernement opte pour l’organisation d’un référendum qui lui permet potentiellement de renforcer sa prise de décision : le 30 septembre, 91 % des votants se prononcent en faveur de l’accord, mais seuls 37 % des électeurs participent au vote (boycotté par l’opposition) ; or il faut un taux de participation de 50 % au moins[16]. Finalement, le 11 janvier 2019, les deux tiers des parlementaires votent en faveur des changements constitutionnels sur la dénomination du pays. Le gouvernement Zaev est accusé par l’opposition d’avoir marchandé le vote de certains députés, notamment en échange de l’arrêt de poursuites judiciaires. Malgré l’opposition des nationalistes des deux côtés, les premiers ministres sont demeurés déterminés à faire ratifier l’accord par leurs parlements (Maatsch et Kurpiel 2021). Ils ont bénéficié du soutien diplomatique des puissances occidentales (Nimetz 2020). Les opposants étaient trop faibles pour pouvoir contester de manière durable l’accord de Prespa. Pour le gouvernement Zaev, il n’y avait pas d’autres alternatives pour faire progresser l’adhésion à l’ue et à l’otan : au regard des circonstances, il estimait que cet accord était le meilleur possible.

Malgré les difficultés inhérentes à ces processus de résolution des conflits, le médiateur onusien a réussi à maintenir des contacts réguliers entre les parties jusqu’à l’obtention de l’accord. Sa stratégie de formulation a mis en évidence un cadre à partir duquel des solutions acceptables étaient envisageables. Sa stratégie consistait à « briser cette nette différence de perceptions sur l’objet du différend, à identifier les perceptions qui conduisaient à la domination de l’aversion aux pertes des deux côtés et à essayer de reformuler la question » (Nimetz 2020 : 211). L’intention était de rassurer les deux parties sur leurs préoccupations identitaires, et de recadrer la question du nom autour d’un enjeu géographique pour faire émerger une solution acceptable.

Le médiateur a surtout bénéficié de circonstances internes favorables aux deux pays, par rapport aux périodes précédentes. La capacité d’attraction qu’ont pu exercer l’ue et l’otan auprès du gouvernement macédonien a permis de le persuader de faire des concessions. La perspective d’adhésion devenait plus concrète : la Commission européenne avait recommandé dès 2013 l’ouverture des négociations d’adhésion, et elle avait réitéré cette recommandation en avril 2018, reconnaissant les efforts accomplis[17]. Suivant le modèle, il s’avère que le conflit était suffisamment mûr pour favoriser la signature de l’accord et l’application de celui-ci. Aucun des deux acteurs ne parvenait à résoudre la question de manière unilatérale : la signature de celui-ci offrait une perspective euro-atlantique réelle et réaliste. La situation politique interne favorisait la négociation d’un accord avec de réelles chances de succès. La dynamique favorable à l’accord a clairement été renforcée par l’implication des acteurs extérieurs. Ceci étant, le succès réel de l’accord ne pourra être mesuré qu’à plus long terme.

Conclusion

Dans les cas étudiés, les éléments clés du modèle de Zartman sont confirmés, à la fois pour expliquer l’échec, comme dans les trois cas, ou le succès dans le quatrième (en ce qui concerne l’obtention d’un accord et l’application de celui-ci). En définitif, ce texte conclut à l’utilité de la version revisitée du modèle de Zartman pour affirmer que le concept de maturité reste un moyen utile pour analyser le potentiel de paix et expliquer le résultat de la médiation internationale. L’analyse de deux cas dont la nature des conflits est différente renforce la capacité analytique du concept de maturité.

Par ailleurs, cette étude ne conclut pas à l’inutilité de la médiation en cas d’absence des conditions relatives à la maturité du conflit pour qu’il puisse être résolu, au contraire. Il ne faut pas négliger les effets subjectifs à long terme, y compris d’une médiation qui se solde sur un échec au regard des critères d’analyse (Faget 2008 : 320). Certes, la médiation de Rambouillet n’a pas pu empêcher l’intervention aérienne contre la Serbie, mais celle d’Ahtisaari a permis de démêler quelque peu le noeud gordien, de renforcer la démocratie, protéger les droits des minorités et constituer une base pour les futures négociations, tout comme la médiation dans le cas nord-macédonien étalée sur plus de 25 ans. Les limites objectives des médiations précédentes ne peuvent occulter les avancées subjectives, en particulier sur le changement d’attitude des acteurs.