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L’ampleur des difficultés rencontrées par l’armée russe en Ukraine en 2022 a surpris les experts internationaux. Beaucoup d’entre eux pensaient que l’Ukraine ne résisterait pas au « rouleau compresseur » militaire russe, dont les capacités avaient été notablement réorganisées et modernisées au cours de la décennie précédente. Le président Poutine semblait lui-même confiant dans la puissance de l’armée nationale, dont il avait fait un pilier de sa politique extérieure. Dans son allocution annonçant l’« opération militaire spéciale » le 24 février 2022, il se dira « sûr que les soldats et les officiers des forces armées de la Russie, dévoués à leur pays, réaliseront leur devoir professionnellement et courageusement » (Putin 2022).

Assez rapidement, le chef de l’État russe devra constater, en même temps que la gravité de son erreur d’évaluation quant aux réactions des dirigeants et de la population ukrainiens ainsi que des pays occidentaux, les faiblesses de son outil militaire et la défaillance du système de commandement, de l’équipement, du moral des troupes, etc. Comment expliquer les revers de l’armée russe en Ukraine, mais aussi ses crimes ? Que disent-ils de ses capacités effectives et des effets réels de sa réforme, entreprise après la guerre en Géorgie ? Comment ses déboires en Ukraine affectent-ils son positionnement dans la vie politique et la société russes, le conflit remettant en question l’image de puissance et de professionnalisme qui avait fait d’elle une des institutions les plus respectées dans le pays ?

I – Une armée en cours de transformation dépassée par une situation mal anticipée

A – La « nouvelle physionomie » de l’armée russe

La décision des autorités russes d’entreprendre une nouvelle invasion de l’Ukraine a constitué une surprise pour la majorité des observateurs internationaux tant elle leur semblait incongrue du point de vue des intérêts de la Russie elle-même. Cette surprise sera suivie d’une autre : le constat des problèmes initialement très importants rencontrés par une armée russe souvent présentée, les années précédentes, comme la « deuxième armée du monde ». Les militaires russes s’étaient montrés « efficaces » en Ukraine en 2014-2015 (Crimée, Donbass) puis, surtout, en Syrie – leur intervention, à plus grande distance du territoire de la Russie sur un temps long, ayant permis de remettre Bachar el-Assad en selle et d’imposer Moscou comme puissance diplomatique majeure au Moyen-Orient. La conduite, chaque année, d’exercices stratégiques de grande ampleur avait également alimenté cette image favorable.

Ces succès avaient été attribués à l’entreprise de modernisation des armées lancée en 2008, destinée à leur donner une « nouvelle physionomie » (novyj oblik). Les nombreux problèmes dans les forces russes (discipline, organisation, équipement, communications, etc.) exposés par l’intervention en Géorgie cette année-là avaient servi de motif au lancement de cette réforme, discutée de longue date mais régulièrement reportée pour cause de manque de moyens et de résistance de l’institution militaire. Ces écueils feront dire au président Poutine, par ailleurs convaincu que l’environnement mondial se détériorait et que la force militaire n’avait rien perdu de son importance dans les rapports de force internationaux, que le pays était en passe de « perdre définitivement [son] potentiel militaire, de perdre [ses] forces armées comme organisme opérationnel » (Putin 2012). De fait, le plan de restructuration, fortement soutenu politiquement et budgétairement par le chef de l’État, désireux d’appuyer son projet de puissance pour la Russie sur des capacités militaires crédibles, proposait, outre un rééquipement massif des forces, une réorganisation substantielle : abandon de la division au profit de la brigade comme unité de base au sein de l’armée de Terre, professionnalisation partielle, réduction considérable du corps des officiers, externalisation d’un certain nombre de fonctions, etc. (IISS 2020). À la veille du 24 février 2022, les experts s’accordaient à dire que l’armée russe était bien mieux équipée, ayant perçu quantités de nouveaux matériels, y compris de pointe (missiles de précision, hypersonique). Et la Russie pouvait appuyer sa diplomatie de défense en Afrique ou en Asie sur l’expérience opérationnelle fraîchement acquise en Syrie et dans le Donbass.

B – À la veille de la guerre, une réforme partielle et incomplète

Toutefois, l’observateur averti pouvait soupçonner un « aspect Potemkine » derrière cette image de performance acquise par l’armée russe en un temps réduit – les autorités russes abusant des démonstrations de force militaire pour enraciner cette image (Galeotti 2016). Compte tenu de l’état délabré des forces russes au lancement de la réforme, découlant de quinze ans de sous-investissement dans la défense et de la déstructuration et de l’usure qu’avaient engendrées les deux guerres en Tchétchénie, il était probable que l’effort, réel, de réforme ne pouvait s’appliquer de façon étale à l’ensemble des forces et que celles-ci se trouvaient au mieux en situation de convalescence. De même, si le soutien budgétaire était bien présent (en moyenne 4 % du PIB sur la décennie 2010), la taille relativement réduite de l’économie russe induisait des limites évidentes à la rénovation de l’armée dans l’enveloppe financière proposée, très probablement amputée d’une partie par la corruption systémique dans le système militaro-industriel russe. Par ailleurs, les contraintes technologiques russes étaient connues. Si l’industrie de défense se montrait enfin capable de fournir à l’armée des missiles de pointe, elle semblait peiner à les produire en grandes séries, de même qu’elle échouait à donner satisfaction dans la conception de technologies réellement nouvelles, c’est-à-dire non liées à l’héritage technologique soviétique. Les premiers mois de la guerre en Ukraine ont montré des manques importants : moyens de communications tactiques, drones armés (sur ce domaine, la Russie a par la suite comblé ses lacunes par l’acquisition de moyens iraniens et la montée en puissance de la production nationale), capacités spatiales, etc.

Qui plus est, l’armée a sans doute souffert dans ses structures de l’instabilité des projets la concernant : la réforme novyj oblik ne faisait pas l’unanimité, et le nouveau ministre de la Défense Sergej Šojgu, nommé en 2012, est revenu sur un certain nombre des éléments décidés par son prédécesseur Anatolij Serdûkov : réintroduction de divisions, annulation de l’externalisation de certaines fonctions, recréation de plusieurs centaines de postes d’officiers. Et si la situation dans le domaine de l’entraînement s’est notablement améliorée par rapport aux années 1990-2000, où il était réduit à la portion congrue, il n’en reste pas moins en-deçà de ce qui se pratique dans les armées occidentales (deux fois moins d’heures de vol pour les pilotes d’avion, par exemple), ce qui, dans un conflit qui dure, finit par s’exprimer.

C’est une partie de cette armée en voie de réhabilitation qui va envahir de nouveau l’Ukraine le 24 février 2022. Du fait de la sous-estimation manifeste par le Kremlin des capacités et de la détermination de l’Ukraine mais aussi du soutien robuste que vont lui apporter les pays occidentaux, l’armée russe va se trouver confrontée à un conflit de haute intensité et de longue durée, ce à quoi ne l’avaient pas préparée ses engagements récents.

C – La haute intensité, pas vraiment au programme de la « nouvelle » armée russe ?

La formule « nouvelle physionomie » désignant l’objectif de la réforme de 2008 n’avait pas été choisie au hasard puisqu’il s’agissait, entre autres, d’en finir avec l’armée de mobilisation de masse traditionnelle selon des axes que beaucoup avaient alors vus comme une démarche de convergence avec les transformations engagées dans les armées occidentales après la Guerre froide (réduction du format des forces, plus grande disponibilité opérationnelle, professionnalisation grandissante). La réforme répondait ainsi à une série de constats sur la démographie, la désaffection à l’égard du service militaire dans la société russe, la qualité défaillante (physique, intellectuelle, mentale, éthique) des appelés du contingent n’ayant pas la possibilité de s’y soustraire (Golts 2023), et les besoins en personnels plus qualifiés requis par la sophistication croissante espérée des équipements.

D’un point de vue stratégique, cette réforme correspondait à la priorisation de contingences susceptibles d’intervenir dans le voisinage immédiat du pays et à l’ambition de Moscou d’être en mesure d’y agir rapidement en cas de crise pour s’y imposer comme le « gendarme » régional et y prévenir des « intrusions » d’autres puissances. D’ailleurs, quelques semaines avant le début de la guerre en Ukraine, la Russie remportait un nouveau succès militaire en orchestrant une intervention, la première sous les auspices de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), au Kazakhstan, confronté à des troubles politiques et sociaux d’ampleur. Certes, la dégradation progressive des rapports stratégiques avec l’OTAN et les États-Unis modifie quelque peu le prisme (ce dont témoigne, entre autres, le retour de divisions dans le District militaire Ouest). Mais l’état-major semble néanmoins rester dans l’idée qu’un conflit majeur est peu probable, et que la dissuasion nucléaire (la modernisation de la triade nucléaire a fait l’objet d’un soin particulier) et le recours à des moyens indirects de tous ordres permettent d’en éloigner le risque ou d’obtenir des effets politiques sans recours à la force autre que dosé — ce que D. Minic décrit comme le « contournement de la lutte armée » (2023). Il semble ainsi que, concernant l’Ukraine, les dirigeants russes aient pensé pouvoir miser sur la subversion (relais d’influence locaux, infiltration des institutions, etc.), la force militaire n’étant là, en quelque sorte, que pour porter l’estocade en sidérant et en démoralisant le pouvoir et la population ukrainiens ainsi que les pays occidentaux.

En Ukraine, face à des combats durs, s’inscrivant dans un temps long, et plaçant indirectement l’armée russe face à l’OTAN (qui soutient l’Ukraine en renseignement, équipement, entraînement), l’état-major russe a manqué de ressources humaines, les réformes Serdûkov ayant instauré un système de recrutement mixte les restreignant : appelés du contingent, dont la durée de service militaire a été ramenée de deux à un an en 2008, soldats recrutés sur contrat (kontraktniki) et officiers de carrière. À la veille de l’invasion de l’Ukraine de 2022, le système n’était pas encore parfaitement rodé. Compte tenu de la durée réduite du service, les appelés du contingent ne sont aptes au combat que dans les tout derniers mois de leur service militaire et le pouvoir ne souhaite pas les envoyer en opérations. Les kontraktniki, malgré l’incitation financière[1], ne sont pas aussi nombreux que le souhaiterait le ministère de la Défense, et des questions se posent, de façon plus aiguë dans le contexte de la guerre, sur la qualité de leur formation et de leur relation avec les officiers de carrière. Depuis de nombreuses années, l’effectif officiel des forces armées russes n’était d’ailleurs pas pleinement réalisé, avec un déficit de 20-25 %. En Ukraine ou en Syrie, le ministère de la Défense s’était accommodé de la présence des sociétés militaires « privées », dont le groupe Wagner, qui sera très visible dans la guerre en Ukraine jusqu’au coup de force de son chef, Evgenij Prigožin, en juin 2023 — le recours à ces supplétifs permettant de pallier les limites des personnels de l’armée régulière et d’éviter des pertes dans ses rangs.

Cette faiblesse en ressources humaines, si elle a pu être gérée en Syrie et dans le Donbass, opérations requérant bien moins d’hommes et de matériels que l’affrontement sur le sol ukrainien à partir de 2022, s’est révélée pleinement dans le cadre d’une guerre qui se prolonge. Autre signe de ce que l’institution militaire ne pensait pas devoir engager les troupes dans des combats de haute intensité, la tâche s’est avérée ardue quand le président Poutine s’est résolu, en septembre 2022, à engager une mobilisation partielle (300 000 hommes). Ce fut l’occasion de constater la désorganisation de la réserve opérationnelle, le manque d’officiers et d’infrastructures destinés à l’équipement et à la formation des réservistes et l’insuffisance des financements dédiés (Barndollar 2020). Au bout de dix ans de réforme, on avait identifié que seuls environ 10 % des anciens appelés recevaient une formation de suivi dans les cinq ans après la fin de leur service (Galeotti 2017). Bon nombre des mobilisés de l’automne 2022 étaient ainsi peu formés, disposant d’une expérience militaire souvent ancienne, non « rafraîchie » périodiquement. En Ukraine, la difficulté de l’armée russe à mobiliser un nombre suffisant de personnels contribue au bas niveau du moral des troupes, les rotations étant peu fréquentes, et nuit à la coordination et à la coopération entre formations russes (Watling et Reynolds 2023). Cette limitation objective a aussi renforcé mécaniquement le poids des forces irrégulières, en particulier la milice Wagner, dont les apports, liés à une expérience opérationnelle du combat acquise en divers points du globe (Margolin 2023), apparaissent, dans le contexte de l’« opération militaire spéciale », plus décisifs. Cela contribuera aux tensions avec le ministère de la Défense dont il sera question par la suite.

Enfin, dans la première année au moins, le chaos d’une guerre dont la tournure s’avère fort différente de ce qui avait été envisagé a empêché l’armée russe de mettre à profit certains des éléments qui avaient porté ses succès précédents. Le rôle de la force aérospatiale modernisée, central dans le dispositif en Syrie au sein duquel nombre d’officiers supérieurs russes ont fait un tour opérationnel, n’a pu s’exprimer en Ukraine, dont l’espace aérien s’est avéré un milieu largement moins permissif que le ciel syrien. Les groupes tactiques[2], qui avaient fait leurs preuves dans les opérations dans le Donbass en 2014-2015 et en Syrie, n’ont pu être employés selon les modalités opérationnelles classiques. En sous-effectifs d’environ 25 % (600 en moyenne au lieu de 800), le déficit portant surtout sur l’infanterie (Lariviere 2023), ces groupes, surtout dans la grande confusion, pour la partie russe, du début du conflit, ont été utilisés en petites formations déployées à l’avant sans la cohésion voulue pour que la dimension interarmes fonctionne correctement.

D – L’effet délétère d’une mauvaise appréciation stratégique

Comme le dit le spécialiste américain des questions militaires russes Michael Kofman, « [l]e propre de la puissance militaire est qu’elle a besoin d’un contexte pour s’exprimer » (Chotiner 2022). Le contexte de l’intervention militaire russe en Syrie était façonné par une prise de risque manifestement soigneusement évaluée en fonction d’objectifs clairs. En Ukraine, la prise de décision s’est caractérisée par une très mauvaise appréciation de la situation stratégique dans ses différentes composantes et, partant, un calibrage déficient des moyens de l’opération dite spéciale : seulement 200 000 hommes, dispersés sur quatre axes commandés individuellement, dont un devant assurer une prise rapide de Kiev – le tout, combiné avec une campagne de frappes de missiles et aériennes, étant censé provoquer la chute du gouvernement ukrainien et la passivité d’une bonne partie de la population, voire un accueil favorable à l’arrivée des troupes russes (Miller et Belton 2022). Car, pour reprendre les propos du spécialiste russe Alexander Golts, « [s]eule la présomption d’une absence de résistance organisée peut expliquer la progression de colonnes sans couverture appropriée en termes de reconnaissance et de défense anti-aérienne », de même que la participation de la Rosgvardiâ, plutôt conçue pour le maintien de l’ordre, engagée presque sans armement lourd (Golts 2023).

Quand les forces armées ukrainiennes ont, contre toute attente, opposé à l’envahisseur russe résistance, agilité tactique et moyens techniques relativement performants, la motivation des troupes russes s’en est rapidement ressentie et l’organisation du dispositif, insuffisant, n’a pas suivi. Ainsi, les erreurs d’évaluation massives du renseignement ont révélé des faiblesses importantes de l’armée russe qui n’avaient pas eu à être dévoilées dans ses grands exercices et ses opérations en Syrie et en Ukraine en 2014-2015, et dont les autorités russes avaient certainement conscience — celles-ci projetant l’image d’une armée prête à toutes les hypothèses de conflit, y compris la haute intensité, mais cherchant à éviter la perspective d’un affrontement majeur.

II – À la source de l’inefficacité et de la violence, le poids d’une culture militaire ?

Si la guerre en Ukraine a permis de mesurer l’inachèvement ou l’insuccès de certains volets de la réforme des armées entreprise en 2008, elle a aussi été l’occasion de (re)découvrir des « travers » connus et des pesanteurs récurrentes de l’organisation militaire russe, qu’il s’agisse des limites de la reconnaissance (qui a tant coûté aux groupes tactiques dans les premiers temps du conflit) ; du déficit de compétence dans l’utilisation des chars et des blindés, réduisant l’efficacité opérationnelle de leur présence en masse sur le champ de bataille (et contribuant à expliquer les très lourdes pertes de ces moyens, se chiffrant en milliers) ; ou de la logistique (Lariviere 2023). Traditionnellement, en effet, et malgré le souci affiché des autorités militaires russes d’améliorer la situation à cet égard, le soutien logistique demeure un point faible chronique de l’armée russe et un angle mort de la réforme novyj oblik : « les unités spécifiquement affectées au soutien, notamment en approvisionnement de munitions, sont structurellement sous-dimensionnées dans l’armée russe », rappelle un spécialiste (Anquez 2023). En Ukraine, le conflit s’étendant initialement sur plusieurs axes, dont certains très éloignés de l’arrière, lesflux logistiques russes n’ont pas suivi. Carburant, rations alimentaires ont souvent manqué. De grandes faiblesses se sont également manifestées au niveau de l’intégration interarmées, suggérant que les efforts affichés sur cet enjeu n’ont pas, ou pas pleinement, porté leurs fruits. Certes, des commandements interarmées ont été formés sur la base des districts militaires, et l’établissement du Centre national de gestion de la défense devait contribuer à une progression. Cependant, l’ambition déclarée de développer le combat interarmées n’a semble-t-il pas été sous-tendue par beaucoup d’initiatives concrètes.

A – Les pesanteurs du système russe de commandement

Beaucoup d’analyses ont comparé la souplesse de l’organisation et du commandement des forces ukrainiennes, dont une partie a été formée dans le cadre des coopérations Ukraine-OTAN depuis 2014, et la rigidité du commandement « à la russe », qui ne semble guère avoir évolué dans le contexte de la réforme novyj oblik. C’est l’un des éléments qui font dire aux observateurs que l’une « des principales raisons de l’échec militaire russe [en Ukraine] est le désir de préserver la culture militaire archaïque à tout prix » (Golts 2023).

Lors du lancement de la réforme, des débats actifs avaient porté sur la question de savoir si la Russie devait se rapprocher des modèles de formation militaire occidentaux – avec en particulier un plus grand accent sur la créativité et les compétences analytiques, et une moindre insistance sur la mémorisation de savoirs factuels et de procédures. Quinze ans après, le débat n’est pas encore pleinement tranché, comme en témoignent certaines initiatives récentes relatives à l’enseignement militaire, peut-être sous la pression de constats faits en Ukraine (2014-2015) ou en Syrie (Gjerstad et Bo Poulsen 2021). Des représentants de la haute hiérarchie militaire affichent régulièrement un intérêt pour l’attribution d’une plus grande latitude d’action et de décision aux échelons inférieurs. Néanmoins, l’observation du comportement des forces russes en Ukraine suggère que l’influence des tenants de l’orthodoxie et, en particulier, du rejet de l’intégration de l’expérience occidentale dans le système militaire russe, est demeurée forte.

Certes, pour certains spécialistes, l’armée russe, en Syrie, avait montré des signes d’une évolution vers davantage de délégation de la décision (Adamsky 2020). Toutefois, dans le contexte de la guerre en Ukraine, ces observations ne se sont, semble-t-il, pas vérifiées : le dispositif de commandement russe a été fortement critiqué pour sarigidité, les hommes sur le terrain devant attendre les ordres émanant de la haute hiérarchie militaire, ce qui a ralenti la prise de décision et limité leur marge d’initiative et leur agilité tactique sur un terrain façonné par la fluidité de mouvement et l’adaptabilité des troupes ukrainiennes. Ainsi, le cours des événements semble conforme à la tradition militaire russe marquée par « une distance entre le sommet et le bas » de la société militaire, avec d’une part une « élite d’officiers formés par l’état-major général autorisés à penser par eux-mêmes et à créer de l’innovation militaire », et, d’autre part, le reste du corps des officiers et, a fortiori, les troupes, « dont la mission principale est d’obéir aux ordres et de respecter les doctrines » (Gjerstad et Bo Poulsen 2021). En Ukraine, cette caractéristique marquée du système russe a occasionné d’autant plus de dysfonctionnements que des acteurs échappant au système militaire — proxies dans le Donbass, milice Wagner, groupes tchétchènes, bataillons de volontaires, etc. — participent aux opérations.

Un autre manque chronique – la faiblesse du commandement de contact et l’absence d’un corps robuste de cadres intermédiaires — a été régulièrement pointé parmi les causes des problèmes des forces russes en Ukraine. En opérations, l’officier continue à gérer la majeure partie des aspects de la vie des unités dont il a la charge. La réforme de 2008 avait certes tenté la constitution d’un corps de sous-officiers professionnels, avec une académie dédiée à Ryazan. La décision du ministre Serdûkov d’opérer des coupes sombres dans le corps des officiers visait à libérer des postes pour ces sous-officiers. Mais la « production » annuelle de l’académie de Ryazan (2 000) n’a pas suffi à faire évoluer substantiellement les choses (Barndollar 2020), l’armée russe ne semblant pas avoir réellement embrayé sur cet enjeu, pourtant largement présenté comme un gage d’efficacité opérationnelle et de la formation d’un esprit de corps sous-tendant la motivation des troupes au combat — et comme un garde-fou contre les phénomènes d’indiscipline et les comportements irréguliers.

B – Une culture de la violence ?

Ces différents déficits sont souvent invoqués parmi les facteurs des crimes de guerre commis par les forces russes, qui, aujourd’hui bien documentés (UN Human Rights Council 2023), seraient aussi causés par la persistance d’une culture de la violence au sein de l’armée russe, culture qui se déchaînerait sur le champ de bataille face non seulement aux troupes ennemies mais aussi aux populations civiles.

Cette analyse renvoie à différents éléments caractéristiques de la vie de l’armée russe, dont certains semblaient pourtant être devenus moins prégnants au cours de la dernière décennie. Un premier élément porte sur l’indifférence relative du commandement militaire russe à la vie des soldats en temps de guerre. L’intervention en Syrie – qui, encore une fois, fut un engagement militaire soigneusement dosé – avait créé l’impression que ce trait était désormais moins marqué. En effet, peu de militaires avaient été engagés au sol, ce qui était pallié en partie par des coopérations entre le ministère de la Défense et des sociétés militaires privées, dont le groupe Wagner ; les troupes déployées en Syrie étaient, en outre, bien protégées. Certains expliquaient cette inflexion par le coût supérieur d’un soldat contractuel au regard de la « main d’oeuvre » abondante et peu onéreuse qu’offrait l’ancien système de conscription de masse. La guerre en Ukraine questionne la portée de cette évolution quant à la considération accordée par l’institution militaire à ses ressources humaines. Elle a en effet, et par exemple, remis au goût du jour la priorisation de l’approvisionnement en munitions ou carburant au détriment du soutien de l’homme (nourriture, médicaments, habillement), amenant les soldats russes à piller des civils ukrainiens (Anquez 2022). Les conditions de la mobilisation partielle annoncée à l’automne 2022 ont également été critiquées, le manque d’équipement élémentaire étant dénoncé par les familles des nouveaux mobilisés (les mobiki).

Un deuxième élément souvent mentionné est la brutalité endémique au sein des casernes, qui se reporterait sur les terrains d’opérations : « l’armée russe se débat avec des pratiques de violence » de longue date, rappelle Anna Colin Lebedev (Dorman 2022). On pense ici à la dedovchtchina, qui voyait les appelés les plus anciens (les ded, littéralement « les grands-pères ») maltraiter les nouvelles recrues (vols, agressions, mutilations, viols, etc.) sous l’oeil indifférent ou avec la complicité des officiers subalternes. Ce phénomène, que d’ailleurs l’institution militaire, dans les années 1990-2000, imputait volontiers à l’état dégradé de la société russe, motivait largement la désaffection massive à l’égard du service militaire qui s’exprimait encore en Russie à la fin des années 2000 et causait de nombreux suicides au sein des forces. Cependant, la réforme Serdûkov, et en particulier la réduction à un an de la durée du service militaire, aurait permis de limiter les cas de mauvais traitement — passant de 1 900 en 2010 à 300 en 2018 selon la Justice russe (Gresh 2021).

Il convient évidemment de prendre avec prudence ce bilan a priori positif, sur lequel les chiffres varient d’ailleurs[3]. D’un côté, sur la dedovchtchina, certaines figures des « mères de soldats » le valident, tout en déplorant que Sergej Šojgu, le successeur d’Anatolij Serdûkov, qui avait poussé, non sans résistance des généraux, à la création de la Police militaire pour améliorer la discipline et les conditions de vie dans les forces (McDermott 2012), prête moins d’attention à ces enjeux (Melnikova 2018). Cependant, d’autres ONG sont plus sceptiques, rappelant qu’en 2015, les chiffres sur les pertes au sein des forces en temps de paix sont devenus confidentiels. De fait, la volonté, très marquée sous Poutine, de projeter l’image d’un renouveau de l’armée russe, qui demeure un système très fermé, et de canaliser les informations susceptibles de la discréditer amène naturellement les autorités politiques et militaires russes à gommer les réalités contraires à cette image. De plus, si les cas dramatiques sont moins fréquents que par le passé, nombre d’abus de moindre gravité sont toujours commis ou tolérés par les officiers, dont une bonne partie a été « exposé[e] à la violence de guerre » (en Tchétchénie en particulier ; Dorman 2022) et qui les présentent comme un aguerrissement, voire des rites initiatiques (Meduza 2017). La médiatisation de certains cas a été l’occasion de constater que les responsables politiques et militaires russes n’y voient pas le « signe d’une culture militaire russe problématique » (Gjestadt et Bo Poulsen 2021). D’une manière générale, les soldats russes semblent soumis à une forte pression au sein des forces, et la justice militaire n’est pas réputée pour son efficience et son impartialité.

La persistance d’une brutalité quotidienne dans les rapports internes à l’armée a donc sans doute contribué aux violences et aux actes contraires au droit humanitaire international qu’elle a perpétrés en Ukraine. Les conditions de l’entrée en guerre, confrontant les soldats russes, de surcroît pas ou mal informés sur leur mission, à de lourdes carences logistiques et matérielles et à des combats durs, ont entraîné, outre des désertions, des vols et des pillages. Surtout, le récit officiel justifiant l’« opération militaire spéciale », censée viser à protéger les populations du Donbass d’un risque de « génocide » conduit par les « nazis » ukrainiens, manipulés par un « Occident collectif » cherchant la destruction de la Russie, a contribué à déshumaniser les Ukrainiens, militaires et civils (Marangé et Fainberg 2023) et a alimenté un climat d’impunité favorisant la multiplication des détentions arbitraires, exécutions sommaires, viols et violences sexuelles, actes de torture, etc.

Enfin, un facteur aggravant réside probablement dans la cohabitation, elle-même parfois hostile, entre les forces régulières russes et des milices (Wagner, formations tchétchènes, volontaires) sur lesquelles l’institution militaire n’exerce aucun contrôle et dont l’éthique est encore plus sujette à caution. Leurs actes de violence, pas plus que ceux des militaires russes, ne sont sanctionnés ou condamnés par les autorités politiques, ce qui contribue au sentiment d’impunité et entérine de facto « l’expansion de la violence, extrajudiciaire et illégale » (Associated Press 2023).

L’institution militaire russe a connu de nombreuses transformations au cours des trente dernières années, mais l’observation de la guerre en Ukraine montre que sa haute hiérarchie a conservé une certaine autonomie institutionnelle lui permettant d’opposer une résistance aux changements qu’elle rejette le plus. Ces dernières années, la réforme Serdiûkov a vu un certain nombre de ses acquis remis en question. Sur certains sujets, la progression est très lente : la formation des officiers reste internalisée, sans grandes interactions avec le monde civil comme cela se pratique dans les armées occidentales ; le service militaire perdure, bien qu’à des conditions resserrées ; certains projets ont été retardés, par exemple la création de la Police militaire, dont les prérogatives et l’indépendance sont sujettes à caution après que les généraux les ont limitées (McDermott 2012). Cette autonomie institutionnelle est adossée au faible accès du Parlement et de la société civile au système militaire. Cette situation, dans laquelle beaucoup de choses sont définies au niveau de la relation entre le chef de l’État et les hauts responsables militaires, n’a pas été sans effets sur les conditions d’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine et sur les modalités des opérations que l’armée russe y a conduites.

III – L’armée russe, victime du « système Poutine » ?

De nombreuses questions se posent quant à l’effet politique de la guerre et des problèmes qu’y a rencontrés l’armée russe sur la relation civilo-militaire et le positionnement de la société russe vis-à-vis d’une des institutions en lesquelles elle avait indiqué, au cours de la dernière décennie, avoir le plus confiance.

A – Poutine et les militaires : une relation ambivalente en temps de guerre comme de paix

Pour certains commentateurs, « le jour où l’armée perd la peur d’ignorer les ordres ou d’y désobéir, cesse de combattre, et porte son regard désabusé sur l’homme au Kremlin qui a causé ce gâchis » est proche (Kallberg 2022). La perspective d’une armée humiliée qui serait prête à la révolte évoquée dans certains articles de presse occidentale rappelle l’ambiance des premiers temps de l’« ère Poutine ». Quand celui-ci arrive au pouvoir, des inquiétudes s’expriment en effet sur le mécontentement au sein des forces dans un contexte où des officiers supérieurs entrent dans des partis politiques, s’expriment avec vigueur à la Douma, voire entretiennent des ambitions présidentielles (Gloaguen 2005). Quelques années plus tôt, nombre d’entre eux avaient manifesté leur opposition à l’intervention en Tchétchénie. Le président Poutine, ancien membre du KGB, en retirera une certaine vigilance à l’égard de l’institution militaire. Aucun de ses ministres de la Défense n’en sera issu – de Sergej Ivanov, comme lui ancien membre du KGB, en passant par Anatolij Serdûkov, à la carrière purement civile, jusqu’à Sergej Šojgu, qui entretient des liens personnels avec le chef de l’État et qui a été nommé général à titre honorifique. La nomination du deuxième, en particulier, visait à imposer sans affect aux généraux une réforme dont ils ne voulaient guère. Cependant, Vladimir Poutine est aussi l’homme de la reconstruction des forces armées, de leur réhabilitation auprès de la société russe et de leur importance dans un projet de puissance internationale que les militaires russes approuvent. Par conséquent, les griefs que suscitera, au sein de l’institution militaire, la radicalité de cette réforme (coupes sombres dans le corps des officiers, réforme du système d’enseignement militaire supérieur, amenuisement de la conscription), qui allait à l’encontre de la traditionnelle autonomie institutionnelle de l’armée, se cristalliseront sur la personne du ministre.

Néanmoins, il y a lieu de se demander si les revers de l’armée russe en Ukraine, et les fortes critiques formulées à ce sujet par différentes personnalités et « blogueurs militaires » nationalistes, pourraient, en réactivant le sentiment d’humiliation éprouvé dans la décennie 1990, modifier le modus vivendi établi entre le pouvoir politique et l’institution militaire. Le risque d’une mobilisation de celle-ci contre un pouvoir politique qui serait jugé illégitime pourrait apparaître d’autant plus tangible que des officiers supérieurs s’étaient exprimés contre la guerre avant qu’elle commence. Ce fut le cas du président de l’Assemblée panrusse des officiers, le général Ivašov, ancien responsable des coopérations internationales au ministère de la Défense, réputé pour ses positions dures vis-à-vis des pays occidentaux et hostiles à la réforme novyj oblik. Le 31 janvier 2022, il dénonçait par écrit le projet d’intervention en considérant que « l’emploi de la force militaire contre l’Ukraine premièrement mettra en question l’existence de la Russie elle-même comme État, deuxièmement fera des Russes et des Ukrainiens des ennemis mortels pour toujours » ; et en avertissant que si elle envahissait l’Ukraine, l’armée russe serait confrontée aux moyens et aux forces de nombreux pays de l’OTAN, obligés « de déclarer la guerre à la Russie » (Ivašov 2022). Des politologues citent des officiers qui, anonymement, critiquent vigoureusement le ministère de la Défense, voire le président lui-même (Komin 2023) – notamment pour son choix de maintenir en poste le ministre de la Défense et le chef de l’état-major général, visiblement assez largement décriés au sein de la communauté militaire.

Malgré les risques objectifs, ces derniers ne se sont pas opposés à l’« opération militaire spéciale », reflétant le fait que dans le système russe comme ailleurs, « le recours à la force […] reflète la volonté du pouvoir politique et non de l’armée » (Blanc et al. 2023). La « non-opposition » de la haute hiérarchie militaire reflète aussi le fait que ses principales figures ont été désignées pour leur fidélité au président plus que pour le brio de leur carrière militaire. Elle doit aussi, certainement, à la difficulté, pour les généraux russes, de déclarer au commandant en chef suprême, outre leur éventuel scepticisme sur son plan d’invasion, les faiblesses de l’armée, que les succès passés en Crimée ou en Syrie ont permis de masquer. De toute évidence, les échecs militaires en Ukraine cadrent mal avec « les rapports élogieux des chefs du ministère de la Défense sur le haut degré de préparation au combat des forces armées […], totalement irréalistes » (Golts 2023). S’il s’est dit qu’il ne lui déplaît pas que des critiques fortes s’expriment sur la médiocrité des performances de l’armée par des canaux indirects, notamment les blogueurs militaires[4], ou encore que la mise en avant de Wagner dans l’opération militaire spéciale lui a permis de suggérer son mécontentement et de « maintenir [l’armée] dans une certaine tension » (Colin Lebedev 2023), Vladimir Poutine n’en a pas moins déclaré à plusieurs reprises sa « reconnaissance à nos soldats et officiers, qui se trouvent maintenant sur le front ou dans les centres de formation des personnels » (par exemple en décembre 2022 lors du Collège du ministère de la Défense). De même, il a pris le soin de ne pas mettre en position de disgrâce ni de sanctionner les commandants successifs de l’opération militaire spéciale de telle sorte que ceux-ci ne semblent pas « punis » quand ils sont remerciés. Par exemple, le général Lapin, commandant du District militaire Centre, démis de ses fonctions après le succès de la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv à l’automne 2022, a été nommé chef d’état-major de l’armée de Terre quelque temps plus tard. Cette posture permet aussi de ne pas exposer un front désuni au sommet du pouvoir en temps de guerre.

Cependant, la stabilité relative apparente des rapports entre l’exécutif et le sommet de la hiérarchie militaire pourrait ne pas refléter pleinement la perception de la guerre et de ses décideurs aux échelons intermédiaires de l’armée. En juin 2023, la « rébellion » du groupe Wagner, à l’occasion de laquelle son chef Evgenij Prigožin réclamera une nouvelle fois, après des mois de bras de fer[5], la destitution de Šojgu et Gerasimov, a éclairé ces questions d’un jour nouveau. L’inaction de l’armée russe face à l’initiative de Wagner, qui entraînera pourtant la mort de plusieurs membres des forces aérospatiales, inaction qui, selon un politologue d’opposition russe, évoquant une « mutinerie militaire », a « choqué » Vladimir Poutine[6], a suscité des soupçons quant à la possibilité qu’une partie des officiers puisse partager le positionnement critique de Prigožin sur les modalités de la guerre (Mikhajlov 2023). Le « moment Prigožin » a en effet été l’occasion de constater que la vision d’officiers supérieurs ne semble pas très éloignée de la ligne du chef des Wagner. Il a par exemple beaucoup été question du général Ivan Popov, commandant de la 58e armée déployée dans la région de Zaporijjia, relevé de ses fonctions en juillet 2023 et affecté à un nouveau poste en Syrie, selon lui après avoir réclamé à l’état-major une rotation de ses troupes et fait état de manques sur certains types d’équipement. Le cas le plus emblématique est certainement celui du général Surovikin. Commandant des forces aérospatiales (VKS), il a commandé l’opération spéciale entre octobre 2022 et janvier 2023 et est crédité d’avoir réussi le retrait de Kherson, consolidé le commandement de l’opération militaire spéciale, établi les robustes lignes de défense sur le front, obstacle de taille à la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023, et accru la discipline dans les rangs des forces sur le terrain (Associated Press 2023). Membre honoraire de Wagner, à l’instar d’une trentaine de généraux et hauts fonctionnaires (Nastojaŝee vremja 2023), il a été démis de ses fonctions de commandant des VKS fin août 2023. La vidéo le montrant, au matin du coup de force des Wagner, appeler ces derniers à mettre fin à leur action avait suscité des interrogations sur la possibilité qu’il y ait été contraint par le pouvoir, d’autant qu’on avait par la suite perdu sa trace – de même que celle de différents officiers. Ces faits avaient amené des observateurs à supposer une « purge » dans les rangs des forces armées (Eckel 2023), une source évoquant l’interrogatoire de treize officiers supérieurs et la suspension ou le limogeage d’une quinzaine d’autres (Grove 2023). Des politologues russes relèvent pour leur part que l’épisode Prigožin n’a pas suscité de remaniements ou arrestations massifs au sein des forces (Stanovaya 2023). Cela peut signifier que les « complicités » y ont été peu nombreuses, ou, plus sûrement, que le pouvoir russe a préféré miser sur quelques signaux (dont la « neutralisation » violente de Prigožin) et faire des exemples en restant énigmatique sur les causes des départs, certains d’entre eux concernant des figures populaires dans l’armée (Komin 2023). Cette approche doit permettre au Kremlin de conserver une image de maîtrise à un moment où la stabilisation de la situation de l’armée sur le front apaise peut-être déjà partiellement la tension parmi les militaires – ceux-ci étant probablement divisés, comme l’élite politique, sur ce que devraient être les prochaines étapes de la guerre, et s’en étant pour la plupart tenus, à ce stade, à fustiger Šojgu et Gerasimov.

Il est d’ailleurs intéressant de noter la tendance, dans le débat russe, consistant à faire porter la responsabilité des échecs de l’armée russe en Ukraine sur les réformes engagées par Anatolij Serdûkov, dont avaient bénéficié, en termes d’avancement de carrière, certains des officiers soupçonnés aujourd’hui d’avoir été complices de Prigožin ou tentés par cette « option » (R. Politik 2023 ; Komin 2023).

B – L’armée face aux effets du « militarisme virtuel » de la Russie de Poutine

Sous Poutine, les militaires russes ont pu apprécier la mise en avant par le gouvernement des valeurs militaires, jusque dans les programmes scolaires, cela résidant au coeur de son effort pour renforcer le sentiment patriotique face à un « Occident collectif » présenté comme agressif et pour « muscler » la jeunesse russe face à la tentation de la « révolution de couleur ». Dans ce cadre, le pouvoir sait qu’il peut miser sur « l’énorme valeur latente de la tradition militaire russe/soviétique » (Gresh 2021), cet « atavisme historique » dont parle Aleksandr Golts (2023). Il est en effet « difficile d’exagérer l’importance que la guerre a dans la conscience collective russe », en particulier en lien avec la mémoire de la Grande Guerre patriotique, abondamment sollicitée dans le contexte de la guerre en Ukraine[7] et qui « a toujours été et demeure le fondement de l’unité de la nation », permettant au pouvoir soviétique puis russe de tirer profit et légitimité de « représentations mythologisées » des sacrifices consentis par le peuple soviétique (Kolesnikov 2016).

Avec les réussites militaires en Ukraine en 2014-2015 et en Syrie, cette valorisation des références et de la mémoire militaires du pays a certainement contribué à la récupération par l’armée du statut d’une des institutions les plus respectées de la population russe. Cela a pu aussi permettre une attitude plutôt positive de cette dernière à l’égard du service militaire : en avril 2023, 54 % des personnes interrogées jugeaient que « chaque vrai homme [sic] doit passer par le service dans l’armée » et 31 % que « servir dans l’armée est un devoir envers l’État même si cela ne correspond pas à vos intérêts » ; en mai 2019, les chiffres étaient, respectivement, 60 % et 24 % (Levada-Tsentr 2023)[8]. Dans le conflit en Ukraine, l’armée continue à bénéficier, à ce stade, du soutien de la population, qui se mobilise pour lui procurer diverses fournitures, ce dont Vladimir Poutine la remerciera lors du Collège du ministère de la Défense de décembre 2022. Même si beaucoup de Russes ont quitté le pays pour échapper à la mobilisation, beaucoup d’autres l’acceptent et quand ils la critiquent, c’est non pas tant pour la mobilisation en elle-même que pour les conditions d’impréparation dans lesquelles elle se déroule.

Cependant, sur cet aspect également, les effets de la politique menée par Vladimir Poutine sont contrastés. Le chef de l’État semble avoir conscience des limites de l’engagement de la population russe envers l’armée et de celles des effets de la propagande militariste. Il en a d’ailleurs tenu compte dans la stratégie de modernisation des forces. Conscient de ce qui était alors l’impopularité du service militaire, il en a réduit la durée à un an. Cela, conjugué au nombre important de possibilités pour les jeunes Russes de se soustraire au service militaire, a certainement atténué le lien armée-nation. Selon des politologues russes, la société russe ne suivrait plus le pouvoir si celui-ci les entraînait vers une guerre qui ne serait plus « virtuelle » (Kolesnikov 2016), c’est-à-dire qui nécessiterait la mobilisation générale de la population et de l’économie. Et si les Russes semblent satisfaits des succès militaires de leur pays au cours des dix dernières années, ils ne sont pas pour autant massivement attirés par la carrière militaire. Ainsi, une des hypothèses mobilisées pour expliquer que le ministère de la Défense ne soit pas parvenu à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé en termes de nombre de soldats sur contrat (qui était de 499 000 en 2020) est que « le spectre du service en Ukraine [2014-2015] ou en Syrie pourrait avoir freiné l’enthousiasme pour l’engagement [dans les forces], bien que les tours opérationnels sur les deux théâtres soient de courte durée et que les pertes soient faibles » (Barndollar 2020).

Tenant compte des traumatismes qu’ont suscités les guerres en Afghanistan et en Tchétchénie, le Kremlin s’est engagé, dans une forme de contrat politique avec la société russe, à ne pas envoyer les appelés du contingent dans des opérations de combat. C’est une des contraintes fortes auxquelles l’armée russe s’est trouvée confrontée quand il s’est agi de renforcer son effectif sur le terrain ukrainien une fois le constat fait que la guerre ne serait pas éclair. De facto, entre un quart et un tiers des effectifs de l’armée (environ 250 000 hommes) ne sont pas mobilisables, même si, face au déficit de personnels en Ukraine, on a vu le ministère de la Défense chercher à convaincre un maximum d’appelés de signer un contrat avec l’armée pour les besoins de la guerre (Cultures Monde 2023). Le président russe a tenu à marquer une vigilance particulière sur ce sujet, déclarant, le 5 mars 2022, que ne participaient aux opérations en Ukraine « que des militaires professionnels — officiers et kontraktniki. Il n’y a pas un seul appelé, et nous ne planifions pas de faire cela, nous n’en avons pas l’intention ». Quand le ministère de la Défense, le 9 mars, devra reconnaître la présence d’appelés dans certaines unités engagées en Ukraine, le président s’en émouvra publiquement et l’institution militaire assurera les avoir retirés du terrain rapidement (Meduza 2022).

Depuis la mobilisation partielle de septembre 2022, le Kremlin a donné l’impression de vouloir en éviter aussi longtemps que possible une nouvelle, ce malgré les appels insistants de nombre de personnalités[9] et la conviction de 56 % de Russes, au printemps 2023, qu’elle sera prochainement décidée (Levada 2023). Une des causes de la « tolérance » longtemps marquée par le Kremlin vis-à-vis des éclats de Prigožin est qu’il a sûrement apprécié de pouvoir s’appuyer sur ses troupes, renforcées de prisonniers de droit commun, pour muscler son dispositif humain sur le terrain sans devoir puiser de nouveau dans sa population et gagner du temps pour former plus efficacement les réservistes mobilisés à l’automne 2022. Le gouvernement russe a misé sur d’autres leviers de « mobilisation informelle » (Margolin 2023) pour renforcer son accès à des ressources humaines pour sa guerre sans mettre en question le « conformisme passif » (Kolesnikov 2023) de la population qui assure sa stabilité face aux divers effets de la guerre — utilisation de détenus, mais surtout active campagne de recrutement, relayée par les autorités régionales et municipales. Cette campagne propose des conditions très attractives, le volontaire s’engageant dans l’opération militaire spéciale pouvant bénéficier d’une solde du ministère de la Défense à partir de 207 000 roubles par mois (salaire moyen en Russie : 72 000 roubles), complétée par les régions selon des montants variables égalant souvent cette solde de base, ainsi que de primes diverses (Novye Izvestija 2023).

Le président Poutine, tandis que certains pensent que le pays devrait être entièrement mobilisé pour mener une guerre totale à l’Ukraine et à l’Occident, juge préférable de tenir le conflit aussi éloigné que possible de la vie quotidienne des Russes. Mais la mobilisation partielle de septembre 2022 a traduit la difficulté de maintenir cette ligne de façon absolue dans un contexte de guerre longue. La prise de conscience de ce dernier fait et de la nécessité de sensibiliser davantage la population à cette guerre qualifiée d’« existentielle » par les officiels russes s’est traduite par les voeux du chef de l’État à l’occasion du Nouvel An 2023, formulés sur une base militaire au milieu de soldats (R. Politik 2023). En parallèle, le gouvernement s’applique manifestement à améliorer les mécanismes en perspective d’une éventuelle nouvelle campagne de mobilisation.

Conclusion

Vladimir Poutine a mis l’armée dans une situation très difficile en décidant, le 24 février 2022, de lancer l’opération militaire spéciale en Ukraine. Elle y conduit une guerre « à l’ancienne », avec une place centrale pour l’artillerie, des campagnes de frappes de missiles plus ou moins précises, y compris sur des villes et des infrastructures civiles, une attention très relative aux conditions de subsistance du combattant, et le déversement sur le terrain de quantités de matériels (souvent anciens). Cela par nécessité (manque de moyens pour une guerre de haute intensité ne correspondant pas aux hypothèses de conflit privilégiées par l’état-major général), mais aussi parce que l’institution militaire a, malgré les « assauts » répétés du pouvoir civil sous Poutine, préservé une bonne part de son autonomie institutionnelle et maintenu certains schémas doctrinaux et opérationnels traditionnels.

Les pertes sont là — humaines, matérielles, morales —, particulièrement au sein de l’armée de Terre. Les unités d’élite — troupes aéroportées, infanterie de Marine, forces spéciales – ont été spécialement affectées dans le chaos des premiers temps de la guerre, et leur reconstitution sera difficile, coûteuse, tandis que la perte d’expérience et de savoir-faire ne sera pas remédiable rapidement — comme celle de plus de 2 à 3 000 officiers ne sera pas aisément compensée. Il n’est pas improbable qu’au sein du corps des officiers russes, on accorde peu de respect au « duo » Serdûkov-Gerasimov qui préside aux destinées des forces armées principalement en raison de leur proximité et de leur loyauté envers le chef de l’État — d’autant que l’opération militaire spéciale a été lancée dans une grande opacité, beaucoup de soldats envoyés en Ukraine ignorant la nature exacte de leur mission au moment d’y poser le pied. Il est difficile de mesurer si leur réputation d’incompétence rejaillit sur la confiance accordée au président russe.

Signe parmi d’autres de la corrosion apportée par cette aventure militaire mal pensée et mal calibrée : la fragmentation de la force armée entre l’armée régulière et d’autres acteurs — groupe Wagner en tête, abondamment financé par l’État russe, et autres milices —, et les conflits entre eux. Le pouvoir en a, semble-t-il, pris conscience, exigeant, en mai 2023, des différentes formations de « volontaires » participant à l’opération militaire spéciale qu’elles signent un contrat avec le ministère de la Défense avant le 1er juillet. La rébellion de Wagner a envoyé des signaux d’alerte quant à la loyauté de certains pans de l’armée. Si les recadrages intervenus par la suite vont probablement remettre de l’ordre dans les rangs, ils vont dans le même temps certainement alimenter la déjà forte tendance à une remontée d’information lacunaire ou elliptique du terrain vers la hiérarchie, au détriment de l’efficacité — ce qui a vraisemblablement été l’une des causes des erreurs d’appréciation du Kremlin préalablement au début de la guerre.

Celle-ci a ébranlé l’équilibre du régime Poutine, y compris, donc, au niveau de la relation pouvoir politique-armée. Son maintien dépendra de la capacité du Kremlin à obtenir ce qu’il pourra présenter comme une victoire. Force est de constater que depuis la retraite bien ordonnée de Kherson, le dispositif défensif russe, désormais concentré dans le sud-est de l’Ukraine, apparaît plus structuré, posant des difficultés majeures à la contre-offensive ukrainienne. Le renseignement ukrainien souligne que l’ennemi est nombreux et dispose d’équipements qui, pour être souvent obsolètes ou mal entretenus, n’en constituent pas moins une force létale considérable (Khartija 97 2023). Des experts occidentaux relèvent la capacité d’adaptation montrée par les forces russes, évoquant en particulier un « processus centralisé pour l’identification des manques […] et le développement de mesure d’amélioration » sur la base des enseignements du terrain, donnant lieu à la diffusion de recommandations vers les formations au combat, certes de façon inégale du fait de l’absence de rotation des unités et d’entraînement collectif (Watling et Reynolds 2023). Les mesures de défense anti-aérienne ont été améliorées, la production de drones de différentes catégories semble avoir progressé, les moyens de guerre électronique sont plus présents que dans la première année de la guerre. Tout cela permet aux autorités russes de faire valoir la qualité de leur armée et de son matériel militaire qui « tiennent » face au déploiement de « toute la machine militaire de l’Occident collectif » (dixit Poutine en septembre 2022) en soutien de l’Ukraine, contre la Russie — un argument dont le Kremlin escompte sans doute qu’il puisse satisfaire l’opinion publique, redorer l’image de la puissance militaire russe auprès du monde non occidental, et enraciner la neutralité de l’armée.

Le régime Poutine n’a pas l’intention de céder en Ukraine et s’est montré prêt à investir dans ses instruments militaires le temps qu’il faudra en dépit des difficultés objectives. Les plans de restructuration des forces annoncent un rehaussement de l’effectif global, les usines de l’industrie d’armement tournent en 3/8, l’armée renforce ses stocks de munitions auprès de la Corée du Nord. La législation a été adaptée en vue d’une mobilisation plus efficace si besoin (Colin Lebedev 2023). Si jusqu’ici, le Kremlin a voulu limiter les effets du conflit sur la population, il semble aujourd’hui être prêt, si les circonstances l’exigent, à miser davantage sur la mobilisation patriotique de cette dernière, qui a désormais intégré l’idée que l’Occident collectif entend infliger une défaite stratégique à la Russie, voire pousser à son démembrement — une vision d’ailleurs largement partagée par les généraux et les officiers russes (Minic 2023). Il est frappant de constater que pour beaucoup de Russes, y compris pour ceux qui pensent que « la guerre était une erreur », « la perdre est inacceptable », car « la seule chose pire qu’une guerre est une guerre perdue », surtout quand « l’existence même de [la] patrie est en jeu » ; la défaite n’est pas envisageable, car elle signifierait une « humiliation nationale » (Meduza 2023). Il n’est pas exclu que le Kremlin voie dans cette possible mobilisation beaucoup plus large au service de la guerre une façon de lisser ses relations avec les généraux, qui pour leur part chercheront sans doute à en profiter pour restaurer leur emprise sur les questions organisationnelles et institutionnelles propres à la vie de l’armée.