Abstracts
Résumé
Cet entretien restitue les grandes lignes du positionnement du Canada sur la guerre en Ukraine depuis février 2022. Le consensus apparu au début du conflit entre les partis politiques canadiens sur un narratif forgé autour d’une guerre d’agression de l’Ukraine par une Russie impérialiste a tendance à s’éroder un peu deux ans plus tard. Une fraction des électeurs conservateurs reproduit des schémas que l’on observe dans le camp républicain aux États-Unis, à savoir une certaine tentation isolationniste, et l’idée que le Canada « en fait trop » dans l’aide militaire à l’Ukraine. Cette idée est pourtant en contradiction totale avec la posture réelle du Canada. Non seulement celui-ci est assez suiviste des États-Unis et des alliés européens de l’Ukraine, mais il y a un décalage entre le discours canadien de solidarité avec Kyiv et le niveau effectif de livraison d’armes du Canada à l’Ukraine. Cette posture un peu « détachée » du Canada vis-à-vis de la guerre en Ukraine, sa dépendance stratégique à l’égard des États-Unis et son niveau de dépense militaire insuffisant au sein de l’OTAN sont autant de preuves d’une autonomie stratégique limitée.
Mots-clés :
- Canada,
- guerre en Ukraine,
- aide militaire,
- OTAN,
- dépendance stratégique
Abstract
This interview explores Canada’s response to the war in Ukraine since February 2022. The consensus that emerged among Canadian political parties framing the war as an aggression of Ukraine by an imperialistic Russia seems to weaken two years later. A fraction of Conservative voters reproduces patterns that can be observed among Republican voters in the US, namely an isolationist temptation and the idea that Canada is “doing too much” to militarily support of Ukraine. However, this idea is in full contradiction with Canada’s actual commitment. Not only is Canada rather a follower of the US and of European allies of Ukraine but there is gap between Canada’s official rhetoric and its effective military support to Kyiv. This “relaxed” relation of Canada to the war in Ukraine, its strategic dependence on the US, and its insufficient level of military spending within NATO are evidence of its limited strategic autonomy.
Keywords:
- Canada,
- war in Ukrain,
- military assistance,
- NATO,
- strategic dependance
Article body
Études internationales : Quel est le narratif dominant au Canada sur la guerre en Ukraine dans la classe politique, l’opinion publique, et les médias ?
Le narratif dominant au Canada est vraiment celui de la solidarité avec l’Ukraine. Le choc du 24 février 2022 a amené un consensus national pancanadien de tous les partis politiques. Au Canada, il n’y a pas de partis radicaux, d’extrême droite ou d’extrême gauche. Tous les partis, des néo-démocrates au Parti libéral du Canada, en passant par le Bloc québécois ou le Parti conservateur, sont centristes, tout comme le sont ceux du palier provincial, ainsi que les couches populaires. Donc, le déclenchement de l’invasion a provoqué un élan de solidarité envers les Ukrainiens, qui laissait peu de place aux interprétations divergentes sur les causes de cette guerre. Les débats qui ont eu lieu en Europe sur la responsabilité de l’Occident, en particulier dans le contexte de l’expansion de l’OTAN, ont trouvé peu d’écho au Canada. La classe intellectuelle canadienne est davantage consensuelle et conçoit cette agression comme le résultat combiné de l’impérialisme de la Russie, de son sentiment d’humiliation et de la colère des années 1990. L’invasion tous azimuts de 2022 n’est que la suite de l’agression amorcée en 2014.
Évidemment, comme dans toute société démocratique, la lassitude progressive de l’opinion publique et l’émergence de quelques voix divergentes issues de certains intellectuels qui souhaiteraient qu’on mette fin à la guerre, quitte à faire des concessions territoriales, ouvrent aujourd’hui un espace de débat. Celui-ci est plus présent qu’il ne l’était il y a deux ans, mais pas au point de renverser le narratif dominant, qui demeure, à juste titre, que des concessions territoriales, loin de mettre fin au conflit, ne seraient qu’une pause temporaire, comme le furent les accords de Minsk 1 et 2 en 2014 et 2015. Cette idée est d’ailleurs partagée par les élites politiques, du moins au sein des partis susceptibles d’accéder au pouvoir. Elle correspond à l’opinion de la grande majorité des électeurs.
Études internationales : Les États-Unis de Biden se sont positionnés très tôt à l’avant-garde dans le soutien international à l’Ukraine face à l’invasion russe. Diriez-vous que le Canada est quelque peu « suiviste » des États-Unis sur la mobilisation en faveur de l’Ukraine, ou plutôt que le Canada a un positionnement diplomatique et stratégique différent de celui des États-Unis et, si oui, en quoi ?
Je dirais tout d’abord que ce sont davantage les pays d’Europe de l’Est que les États-Unis qui ont été à l’avant-garde dans le soutien à l’Ukraine, et ce, dès les premiers jours de l’invasion et même avant, notamment dans l’acheminement d’équipement militaire de type soviétique. La Pologne et les pays baltes voient, dans cette guerre d’Ukraine, une véritable menace à leur intégrité territoriale. Même si les combats se déroulent dans un autre pays, ils craignent, à juste titre, d’être les prochaines cibles de Vladimir Poutine. Dans son ultimatum de décembre 2021, adressé à Washington et à Bruxelles, il a appelé au désarmement des pays d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’OTAN depuis 1990, soulevant explicitement la question des ambitions du régime russe. Je crois que les États-Unis n’ont pris le leadership de cette coalition, qu’on peut appeler le groupe de Ramstein, que lorsqu’ils ont vu que les Ukrainiens, avec le peu d’équipement militaire dont ils disposaient au début de l’invasion, sont parvenus à repousser l’assaut en direction de leur capitale. Cela a remis en cause le narratif dominant, articulé notamment par le chef d’état-major américain, voulant que l’Ukraine tomberait en quelques jours et a inculqué l’idée qu’il valait la peine d’armer les Ukrainiens afin de leur permettre de libérer les territoires conquis et annexés par la Russie dans les premières semaines et les premiers mois de l’invasion. Donc, la prise de conscience aux États-Unis a été plus tardive que dans les pays d’Europe de l’Est.
Tout au long de cette évolution de la position américaine, le Canada a adopté une posture diplomatique atlantiste. En langage québécois, on qualifierait le Canada de « suiveur », alignant son positionnement sur celui des États-Unis et du Royaume-Uni. Par exemple, le Canada n’a pratiquement pas livré d’armes avant l’invasion. En 2018, avec la première livraison, par l’administration Trump, de missiles antichars Javelin à l’Ukraine, quelques demandes en ce sens ont été formulées par des partis d’opposition, mais le gouvernement Trudeau s’est contenté de fournir quelques armes légères aux forces ukrainiennes. Après l’invasion du 24 février 2022, il a fallu plusieurs semaines pour que le Canada annonce la livraison d’équipement. Le Canada a toujours suivi ses alliés et partenaires, mais il n’a jamais été à l’avant-garde, contrairement à d’autres pays, comme le Danemark et les Pays-Bas relativement aux avions F-16, ou le Royaume-Uni en ce qui concerne les missiles Storm Shadow ou les chars d’assaut. Le positionnement diplomatique du Canada s’apparente à celui de l’Allemagne, qui cherche à éviter d’être sur le devant de la scène, peu importe le type d’équipement. Il s’agit d’attendre le feu vert américain, mais sans jamais le reconnaître, sans avouer qu’on craint une escalade du conflit et que nos quatre obusiers M777 ou nos huit chars Léopard ne feront pas une trop grande différence sur le champ de bataille.
L’on peut prendre pour acquis que le Canada non seulement suivra ses alliés sur le plan diplomatique, mais également sur le plan quantitatif. Selon le classement de l’Institut Kiel, le cumulatif des livraisons d’armes depuis deux ans place le Canada, en termes absolus, au huitième rang des fournisseurs d’aide militaire à l’Ukraine. Évidemment, certains pays sont moins transparents dans la livraison de leur aide. Je fais surtout référence à la France qui, officiellement, déclare avoir livré pour 3,8 milliards d’euros en aide militaire à l’Ukraine en 2022 et 2023, alors que les données colligées par l’Institut Kiel la situent sous le seuil du milliard d’euros. Il est entendu que de tels classements sont toujours fonction de la transparence des gouvernements qui, eux, cherchent à expliquer à leurs opinions publiques les niveaux d’aide qu’ils fournissent. Néanmoins, la huitième place du Canada fait pâle figure lorsqu’on la met en relation avec la taille de son économie. En examinant le pourcentage de l’aide militaire par rapport à la taille du PIB dans le classement au sein des pays membres de l’OTAN, le Canada se situe au 20e rang. Et quand on regarde l’ensemble de l’aide, qu’elle soit économique, humanitaire ou militaire, le Canada se classe au 31e rang sur les 39 États qui donnent de l’aide à l’Ukraine. Donc, en termes absolus, la contribution canadienne peut sembler importante, mais en tant que dixième puissance économique mondiale, le Canada, somme toute, fait peu. Il donne moins que la Norvège ou le Danemark, par exemple, qui sont beaucoup plus petits mais qui se démarquent en termes relatifs.
Bien sûr, la menace russe revêt un caractère existentiel pour les pays scandinaves. Néanmoins, le suivisme du Canada pose problème parce qu’il n’est pas assumé et qu’il n’est pas du tout en phase avec les déclarations du gouvernement. Le Canada affiche, dans le contexte de la guerre en Ukraine, des positions parmi les plus maximalistes. Officiellement, il souhaite que l’Ukraine retrouve ses frontières de 1991. Les déclarations du gouvernement Trudeau appellent à une défaite militaire russe en territoire ukrainien et, en conséquence, au maintien de l’assistance aussi longtemps qu’il le faudra, peu importe le coût. Cela ne cadre absolument pas avec le niveau d’aide offert. Il y a un énorme fossé entre la politique déclaratoire du Canada et sa politique réelle de défense ou d’appui militaire. D’ailleurs, plus de la moitié de l’aide militaire promise à l’Ukraine n’a toujours pas été livrée. Pourtant, on pourrait croire qu’il y a un sentiment d’urgence qui entraînerait une action rapide, ou penser que le Canada sera du côté de l’Ukraine à tout prix, mais les gestes ne sont pas au rendez-vous. Le fossé entre la parole et les actes est tel qu’il rend les déclarations du Canada peu crédibles. Le pays suit ses alliés américains et britanniques, mais n’affiche aucun leadership.
Le Canada n’exerce de leadership sur aucun élément de production militaire, même lorsque cette dernière pourrait être bénéfique au pays, comme c’est le cas pour les drones ou les obus de 155 mm. Le gouvernement Trudeau est toujours en réflexion quant à la possibilité d’augmenter la production significative d’obus. Cela est franchement surprenant lorsqu’on sait que les Européens, les Américains et les Sud-coréens, notamment, en ont reconnu l’importance, à la lumière des importants taux d’attrition sur le champ de bataille ukrainien, qui mettent à l’épreuve la force de nos industries militaires.
L’attentisme du gouvernement canadien ne cadre pas du tout avec sa posture maximaliste, ce qui mine sa crédibilité. À Ramstein ou ailleurs, dans les rencontres de l’OTAN ou du G7, le Canada suit, mais l’action n’est pas au rendez-vous. L’accord bilatéral qui a été signé récemment avec l’Ukraine, dans lequel le Canada fournit des garanties de sécurité sur dix ans, offre 320 millions de dollars d’aide militaire pour 2024, comparativement aux trois milliards d’euros qu’a promis la France pour cette même année ou aux quelque 600 millions d’euros offerts par la Belgique. Le Canada, pour cette année, offre donc deux fois moins d’aide militaire que la Belgique. Je crois que ces chiffres disent tout sur le positionnement canadien vis-à-vis la guerre.
Études internationales : Même si le Canada est un membre historique de l’OTAN, il cultive depuis des décennies une image de « faiseur de paix » plutôt que d’entrepreneur de guerre. Sa mobilisation en faveur de l’Ukraine dans sa guerre de résistance à la Russie a-t-elle suscité des tiraillements dans le pays ?
Le soutien du Canada à l’Ukraine n’a pas suscité de tiraillements jusqu’à tout récemment au pays, dans la mesure où il est faible par rapport à l’économie. Les quantités étant peu importantes, peu de gens sont amenés à s’y opposer.
Par contre, cette image de « faiseur de paix », qu’entretient le Canada, n’est pas du tout appuyée par une lecture objective de l’histoire. Le Canada est un pays beaucoup plus belliqueux qu’il ne le reconnaît lui-même. Il a participé à la vaste majorité des interventions militaires occidentales depuis le début des années 1990 ; il a abandonné son engagement auprès des Nations Unies et des casques bleus depuis le milieu de cette même décennie ; et il poursuit une politique d’alignement sur l’OTAN et les États-Unis. Le Canada a fourni des troupes, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Libye et contre l’État islamique et. Il forme des soldats ukrainiens depuis 2015. Un plus grand nombre d’interventions canadiennes ont eu lieu au sein de l’OTAN et dans des opérations dirigées par les États-Unis que dans le cadre d’opérations de paix (Massie et Munier 2024). Il est donc faux de croire que le Canada est un « faiseur de paix ».
Même dans les années 1980, au coeur de la guerre froide, les contingents de casques bleus offerts par le Canada étaient infiniment plus petits que les contingents militaires canadiens déployés en Europe occidentale, en Norvège et en Allemagne, notamment, pour faire face au Pacte de Varsovie. Il y a erreur sur l’histoire. Ainsi, quand la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, parle de diplomatie pragmatique et de la vocation du Canada à réunir les pays en conflit, on se demande quels exemples elle a en tête. La dernière crise diplomatique gérée par le Canada était celle de Suez en 1956, il y a 70 ans. Le rôle du Canada a d’ailleurs été de trouver un accord entre Washington, Paris et Londres, plutôt qu’entre l’Égypte et Israël. Le principal rôle diplomatique du Canada se situe au sein de l’Alliance atlantique, pour trouver une voie de compromis entre des alliés parfois tiraillés. C’est là que le Canada s’affirme comme médiateur, au sein de la famille occidentale plutôt qu’entre le Nord et le « Sud Global ».
L’image d’un Canada « faiseur de paix » repose sur une lecture erronée de l’histoire, ce qui peut amener certains Canadiens à mal comprendre l’engagement actuel de leur pays en Ukraine. Pourtant, il s’inscrit dans la logique de la posture de défense établie au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Études internationales : Dans les pays européens, une certaine polarisation a pu être observée dans la classe politique, entre les partisans d’un soutien sans ambiguïté à une Ukraine agressée, certains leaders politiques traditionnellement russophiles, quelques admirateurs de Poutine, et des contempteurs de l’OTAN et de l’hégémonie américaine dans le monde. Est-ce le cas au Canada ?
Malheureusement oui. Le courant, aussi faible soit-il, qui appuie un cessez-le-feu immédiat, n’est pas motivé par la russophilie, mais plutôt par l’isolationnisme. Là se situe le socle de l’opposition au soutien militaire à l’Ukraine face à l’impérialisme russe. Cela est paradoxal dans la mesure où ce sont de soi-disant « anti-impérialistes » qui soutiennent l’impérialisme russe en refusant d’aider le pays victime de cette agression. Le courant est surtout visible parmi l’électorat du Parti conservateur. Les derniers sondages montrent qu’en février 2024, la pluralité des Canadiens qui estiment que le Canada fournit trop d’aide à l’Ukraine représente 25 % de la population. Cette proportion est toutefois concentrée dans l’électorat conservateur, à hauteur de 43 %. En comparaison, seuls 10 % des électeurs libéraux et 12 % de ceux du Nouveau parti démocratique adoptent cette position (Angus Reid 2024).
Ce n’est donc pas la gauche, mais la droite qui est porteuse du courant s’opposant au soutien à l’Ukraine à travers la condamnation de l’impérialisme américain. La raison principale réside dans les campagnes de désinformation pro-Poutine et dans la tendance au repli sur soi, à l’isolationnisme, qui s’incarne chez les républicains conservateurs ayant prêté allégeance à Donald Trump. Beaucoup de Canadiens anglais s’informent aux États-Unis, sur Fox News et autres chaînes d’information américaines. Cette porosité de l’information au Canada fait en sorte qu’ils sont très exposés au courant pro-russe aux États-Unis.
Ce n’était pas le cas au début de l’invasion. En mai 2022, seulement 13 % des Canadiens estimaient que le Canada donnait trop à l’Ukraine, ce qui représentait 19 % des électeurs conservateurs, contrairement à 43 % aujourd’hui. Mais le narratif aux États-Unis a évolué énormément dans les derniers mois, comme le démontre la campagne de Donald Trump et le blocage des 61 milliards de dollars en aide à l’Ukraine. Cela a pour impact que le principal parti d’opposition au Canada, le Parti conservateur, qui est le seul à pouvoir battre Justin Trudeau aux prochaines élections, affiche des positions relativement modestes sur la question ukrainienne. Officiellement, le Parti conservateur soutient l’Ukraine, mais il n’exerce aucune pression sur le gouvernement libéral pour qu’il en fasse plus, parce que ses électeurs sont divisés. Il n’a pas intérêt à pousser pour que le Canada passe le cran au-dessus en matière de dépenses militaires.
Il existe donc, au Canada, une position diplomatique consensuelle en faveur de l’Ukraine, mais pas au point de critiquer le gouvernement en disant qu’il en fait moins, par exemple, que le Danemark et les Pays-Bas. Cela n’a toutefois aucun sens. Le Canada doit tenir son rang dans l’Alliance, être à la hauteur de ses déclarations. Si l’on veut que l’Ukraine gagne, il faut lui donner les moyens de gagner et il faut augmenter la production militaire canadienne. Il faut se préparer à un conflit éventuel avec la Russie. Aucun de ces éléments n’est présentement prévu dans la politique de défense du Canada. Au contraire, notre capacité opérationnelle est extrêmement limitée. Les dépenses militaires n’atteignent pas la cible des 2 % qui, d’ailleurs, représente désormais un plancher. Alors qu’au sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Vilnius [les 11-12 juillet 2023], chaque État membre de l’Alliance s’est engagé à dépenser au minimum 2 % de son PIB en défense, le Canada est l’un des rares membres à n’avoir aucun plan d’atteindre cette cible. Dans ce contexte, on aurait pu penser que le Parti conservateur, comme parti de gouvernement, aurait émis des critiques qui auraient fait des dépenses militaires un enjeu saillant dans l’opinion publique, sans pour autant en faire un enjeu électoral. Mais il ne l’a pas fait parce qu’une partie de son électorat, sans être pro-russe, est moins favorable au soutien envers l’Ukraine.
Études internationales : Pensez-vous que l’éloignement géographique du Canada par rapport à la guerre en Ukraine joue un rôle dans son rapport à celle-ci ?
Je crois que oui, dans la mesure où l’une des raisons qui permet au Canada d’avoir une politique de défense aussi faible, réside dans la garantie de sécurité involontaire des États-Unis depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Le Canada remet la défense de son territoire entre les mains de Washington parce que, du point de vue américain, la défense de l’espace maritime et aérien canadien fait partie de ce qu’ils appellent la Homeland Security, la sécurité nationale. Une agression contre le territoire aérien ou maritime du Canada serait beaucoup trop près des frontières américaines pour qu’elle soit acceptée par les États-Unis. Des instances et des institutions militaires conjointes ont donc été créées. Elles forment une sorte de défense commune, mais au sein de laquelle les États-Unis jouent un rôle prédominant en définissant les menaces, les besoins militaires et les exigences opérationnelles. Le Canada suit essentiellement la politique américaine et ne perçoit pas de menaces existentielles. Ses intérêts vitaux ne sont pas en jeu, car il a bon espoir que, de toute façon, peu importe ce qu’il se passe sur la planète, son voisin américain le défendra puisqu’il en va de sa propre sécurité nationale.
La difficulté, c’est que cette posture de la part du Canada ne prend pas en compte les leçons de l’histoire. Car bien qu’il ait bénéficié de la protection américaine, le Canada a été aspiré dans les conflits internationaux depuis sa création et tout au long du 20e siècle, parce que la sécurité du Canada passe par celle de ses alliés européens. Il est invraisemblable de penser que le Canada serait en retrait d’une riposte militaire en cas d’agression contre l’un des membres de l’Alliance. Cela fait en sorte, d’ailleurs, que le Canada s’est engagé à augmenter sa présence militaire en Lettonie en y doublant son contingent et en initiant les acquisitions militaires pour que la brigade qu’il y a déployé possède la capacité opérationnelle de mener un affrontement contre la Russie. Mais cela est toujours fait à moindre coût et sans réflexion visant à valider si cela fournit la meilleure valeur ajoutée à la politique de défense canadienne.
Ce réflexe de suivre sans réfléchir, d’avoir une politique de défense non stratégique, équivaut à ne pas se soucier de la défense. Suivre les plans de l’OTAN dans le contexte actuel doit être remis en cause parce qu’il est possible que le Canada ne bénéficie pas de la protection des États-Unis sous une nouvelle présidence de Donald Trump. En effet, ce dernier a déclaré récemment qu’il pourrait ne pas accorder la protection américaine aux pays ne dépensant pas 2 % de leur PIB en défense, ce qui inclut le Canada. Cela devrait être un signal d’alarme majeur à Ottawa. Trump pourrait déclarer que les États-Unis ne défendront pas le Canada ou le défendront sans son consentement, c’est-à-dire qu’ils pénétreraient dans l’espace aérien canadien, qu’ils mèneraient des actions sans collaboration ou feraient d’autres pressions sur le pays pour qu’il accroisse ses dépenses. D’ailleurs, cette augmentation des dépenses signifierait l’achat d’équipement militaire américain, ce qui ne serait pas nécessairement dans l’intérêt économique du Canada.
En faisant toujours preuve de suivisme et en l’absence de réflexion stratégique, le Canada se met constamment à la merci de l’évolution de la politique américaine. Dans le contexte actuel de polarisation aux États-Unis, de repli sur soi et de remise en cause des principes mêmes de la protection transatlantique telle qu’elle existe depuis les années 1940, je ne crois pas que le Canada puisse se permettre un tel laxisme, une telle lassitude, une telle complaisance stratégique. Ce serait nuire à nos intérêts, mais il n’y a pas de réelle prise de conscience à Ottawa, que ce soit au sein du gouvernement libéral actuel ou chez les partis d’opposition. Ceci pourrait entraîner des coûts politiques, économiques et militaires énormes pour le Canada.
Appendices
Note biographique
Justin Massie est professeur titulaire de science politique à l’Université du Québec à Montréal, codirecteur du Réseau d’analyse stratégique et codirecteur de la plateforme Le Rubicon. Ses recherches portent sur les interventions militaires, la transition mondiale de la puissance, la paradiplomatie et la politique étrangère et de défense du Canada (voir Simonyi et Côté 2024). Il s’est entretenu avec Franck Petiteville, membre de la direction d’Études internationales. Frédérick Côté, doctorant à l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval, a coordonné et transcrit l’entretien.
Références
- ANGUS REID, 2024, « Ukraine Invasion : Canadian attention, and Conservative support, plummets two years into conflict » Angus Reid Institute, 6 février. Enligne (https://angusreid.org/canada-ukraine-russia-poilievre-trudeau-two-years-military-assistance-support).
- SIMONYI André et Frédérick CÔTÉ (dir.), 2024, Le Canada à l’aune de la guerre en Ukraine : penser la sécurité et la défense dans un monde en émergence, Québec, Presses de l’Université Laval.
- Massie Justin et Marco Munier, 2024, « From counterterrorism to deterrence: The evolution of Canada’s and Italy’s defense postures » Politics and Governance, 12.