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Ça grimpait dur, mais ça lui faisait un bien fou de se dérouiller les jambes. Les villes qu’il aimait, il fallait qu’il les parcoure en tous sens. Les vraies villes, celles qui ont une histoire à raconter, ne se livrent qu’ainsi.

Izzo, Les marins perdus 1997, p. 98

Introduction

De nos jours, il est courant de convoquer des romans, des récits, des films ou des documentaires pour y puiser des données géographiques indispensables à la compréhension du monde, des lieux et de leur spatialité. Ainsi, la fiction – au sens général du terme – fait connaissance, mais aussi territoire et géographie (Desbois, Gervais-Lambony, & Musset, 2016). C’est dans cette foulée qu’a été entreprise, avec Muriel Rosemberg[1], une analyse géolittéraire du roman Total Khéops de Jean-Claude Izzo. Ce travail a permis de « mettre en cartes » ce roman policier publié en 1995[2], riche en descriptions de paysages et d’itinéraires dans la ville – Marseille en l’occurrence, qui, loin de ne constituer qu’un simple décor, se voit érigée au rang de personnage principal du roman. La carte est ici envisagée comme un appui de l’analyse et un moyen de visualiser des aspects de l’expérience spatiale de ce personnage (Rosemberg & Troin, 2017).

L’idée d’emboîter le pas de Fabio Montale – flic déclassé, certes, mais toujours en quête de vérité –, nous est alors apparue naturellement, la ville étant « l’objet de la quête du héros qui [la] redécouvre, [ce] qui s’apparente à un voyage » (Rosemberg & Troin, 2017). C’est ce voyage accompli dans un périmètre restreint – choisi par certains ou imposé à d’autres – qui a été proposé à plusieurs occasions à des publics divers : d’une part, dans le but de permettre à tous de s’immerger dans l’univers de l’écrivain[3] et de son héros fictionnel; d’autre part, afin de s’initier à la géographie au sens large. Le terme promenade (« voyage, expédition facile et de courte durée, sans risques », selon Larousse) convient parfaitement à cette expérience, de même parcours ou itinéraire. Nous avons néanmoins privilégié l’expression traversée orientée[4] afin de mieux évoquer cette mobilité induite qui donne à penser qu’elle s’adresse

à des personnes qui aiment marcher et à se souvenir que plusieurs écrivains les ont précédées, ont regardé ce qu’elles voient et ont tâché de l’écrire : ou d’écrire ce que les ciels, les rues, les gens, les paroles entendues leur donnaient à penser

Jacobi, 2013, p. 7

Nous évoquerons dans une première partie la genèse de cette traversée orientée pour ensuite en étudier précisément l’itinéraire et ses intérêts successifs – Roncayolo (2016) parle d’enchaînement[5] – puis conclure sur l’apport de ce parcours en termes d’apprentissage (on aura détaillé plus particulièrement les modalités de la promenade effectuée en compagnie de 39 étudiants de cycle supérieur), de connaissance de la ville, de l’auteur et des connexions entre Marseille et cet auteur.

1. La naissance de la promenade, traversée orientée du Panier

1.1 À l’origine, un travail cartographique ex situ (2012-2014)

À la lecture des romans de J.-C. Izzo, pour peu que l’on soit géographe – et de surcroit cartographe – l’idée de suivre les pérégrinations du héros sur une carte s’impose immédiatement, tant le nombre de toponymes mentionnés est élevé d’une part, et tant les parcours qu’il effectue font l’objet de descriptions précises d’autre part. Cette double constatation a donné lieu à une « mise en cartes », c’est-à-dire à la conception-réalisation de cartes analytiques qui posent l’unique question de la localisation et de schémas interprétatifs révélant d’autres éléments significatifs du texte (voir Figure 1). Si ce travail a été effectué en profondeur à partir de Total Khéops, nous avons également étudié de la même manière trois autres romans du même auteur, Chourmo, Soléa et Les marins perdus. Cette cartographie du récit n’a que peu à voir avec les cartes « bonne conscience » (Troin, 2016, p. 14) souvent placées en tête des ouvrages de fiction[6] et qui font croire au lecteur, féru ou non de géographie, qu’il pourra s’y appuyer pour se repérer aisément...

Figure 1

Carte analytique et schéma interprétatif des parcours effectués par Fabio Montale dans Total Khéops. Alors que la carte spatialise l’ensemble des parcours, sans aucune interprétation, le schéma interprétatif fait le parallèle entre les termes du roman (donnés en légende) et une interprétation possible, qui prend la forme d’une modélisation graphique.

Cartographie : Fl. Troin • CITERES, 2014, avec la collaboration de M. Rosemberg

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En révélant des significations qu’une analyse littéraire élémentaire ne met pas forcément en évidence, ces instruments permettent une lecture différente du roman; Moretti (2008) évoque d’ailleurs les « qualités émergées qui n’étaient pas visibles au niveau inférieur » (p. 69). Précisons ici que ce travail de cartographie littéraire s’inscrit bien dans une démarche géocritique en ce qu’elle vise, d’une part, à montrer la contribution de la littérature aux savoirs géographiques et, d’autre part, à faire émerger un certain nombre de problèmes méthodologiques : le passage d’un langage verbal, polysémique, à un langage graphique, monosémique, n’en est qu’un exemple (Rosemberg & Troin, 2017; Troin, 2016)[7]. Dans les romans étudiés – en particulier ceux s’inscrivant dans le genre policier –, la dimension sensible constituée des temporalités (l’ancien temps, le présent, l’avenir), des conditions météorologiques, des sens (ouïe et odorat principalement) est toujours très conséquente : ce procédé littéraire, qui « renforce les perceptions du lecteur en éveillant son caractère émotionnel » (Semmoud & Troin, 2019), reste néanmoins compliqué à reproduire sur des cartes et toujours un sujet de recherche :

À moins d’emprunter la voie des cartes artistiques, la représentation graphique […] des ambiances urbaines nous semble problématique. En effet, elle impose d’inventer une sémiologie graphique qui puisse rendre compte à la fois de la concrétude des lieux, sans laquelle il n’est pas d’expérience sensible, et du rythme propre de l’expérience où se mêlent aux perceptions présentes des réminiscences sensorielles ou culturelles, comme les très nombreuses références musicales et culinaires associées au cheminement du citadin de Total Khéops

Rosemberg & Troin, 2017

Pour en revenir à la cartographie littéraire néanmoins produite, parmi les révélations évoquées précédemment, en particulier pour Total Khéops, les espaces parcourus sont en réalité loin d’être nombreux; de fait, deux concentrent les lieux les plus fréquentés par Fabio Montale : le centre-ville (Estienne-d’Orves, Opéra, Cours Julien) et le quartier du Panier, centre historique de la ville qui surplombe le Vieux-Port (Figure 2). C’est ce deuxième espace qui donnera naissance à la promenade géolittéraire, et ce, pour plusieurs raisons.

Figure 2

Espace central de Marseille majoritairement parcouru par le héros de Total Khéops (à partir des toponymes cités).

Cartographie : Fl. Troin • CITERES, 2017

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1.2 Choisir le Panier

L’espace le plus fréquenté par le héros et narrateur de la fiction – et le plus décrit sur le plan quantitatif[8] – s’avère le plus circonscrit. Cette considération n’est évidemment pas sans rapport avec l’organisation d’une promenade, géolittéraire ou non, l’objectif étant de choisir un espace praticable par un groupe de personnes dans un temps relativement réduit[9].

Le quartier du Panier incarne également l’un des espaces emblématiques de Marseille, souvent associé au Vieux-Port, qu’il domine, et jamais très loin de la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, auquel il fait face. En témoigne l’un des deux circuits du Train touristique[10] qui donne la possibilité aux visiteurs de venir s’extasier devant le Bar des 13 Coins, la Vieille-Charité ou la place de Lenche – autant de lieux « cartes postales », véritables points de repère qui structurent également les écrits de J.-C. Izzo.

1.3 Cinq « sorties » qui s’enchaînent pour un recadrage in situ

La promenade géolittéraire a permis par ailleurs de fixer sur le terrain un travail géocartographique réalisé jusque-là à distance, exposé à plusieurs occasions[11], et sans aucune connaissance de la ville de Marseille autre que celle, abstraite, apprise dans les livres. Ce « terrain inversé » (l’analyse ayant précédé la confrontation au terrain) a généré des conditions d’organisation stimulantes (en particulier parce que les repérages dans le quartier ont dû se faire en accéléré), assez proches de ce que vit le héros de J.-C. Izzo dans Total Khéops (toujours en mouvement, à pied, dans un quartier « qui monte et qui descend »).

Une fois élaboré, ce parcours a été proposé à cinq reprises à des publics variés (voir note 9) : dans quatre cas sur cinq, il a volontairement été choisi par les participants (au sein de programmes proposant en parallèle d’autres activités); dans le dernier cas, il a été imposé. C’est néanmoins l’exposé de l’itinéraire et des modalités de cette proposition qui seront davantage évoqués à partir d’ici.

2. Un circuit élaboré en fonction de ses intérêts géographiques

L’objectif de la promenade n’était pas de se conformer aux trajets du héros de Total Khéops en marchant précisément dans ses pas, ce qui n’est de toute façon pas envisageable si l’on devait s’en tenir aux seuls écrits de J.-C. Izzo. En effet, une nouvelle fois, la traduction du roman en carte permet de démontrer le caractère imprécis des descriptions de l’auteur, ce qui va à l’encontre de l’impression laissée à la lecture du roman[12] : sur un périmètre très restreint, la carte montre de nombreuses « zones d’ombre » (les itinéraires non détaillés) et quelques inexactitudes (Figure 3).

Figure 3

Parcours détaillés du héros de Total Khéops dans le centre-ville de Marseille. À l’usage, on remarque qu’ils ne sont pas très précis...

Cartographie : Fl. Troin • CITERES, 2017

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Par ailleurs, la promenade ne visait pas davantage à concurrencer celles que propose le site officiel de J.-C. Izzo, administré par son fils[13], ni même à copier les Promenades dans la Barcelone de L’Ombre du vent[14], qui permettent de prolonger la lecture de l’ouvrage associant étroitement l’oeuvre et son contexte géographique (ou du moins une partie de celui-ci). D’ailleurs, ce sont également les centres d’intérêt à visée géographique, disséminés tout au long d’un parcours d’environ cinq kilomètres, qui constituent la raison d’être de notre promenade.

2.1 Du passage de Lorette à la place des Moulins : une succession de montées et de descentes

La conception générale du circuit se fonde sur une sélection d’extraits du roman[15] les plus en phase avec des lieux précis du quartier du Panier (présence de plusieurs toponymes dans l’extrait). Très nombreux, comme on l’a mentionné plus haut, seuls ont été conservés les lieux les plus susceptibles de s’accorder aux thématiques – tant géographiques qu’historiques ou littéraires – imaginées en lisant Total Khéops (voir Tableau 1). Une troisième condition devait également être remplie : il fallait que ces lieux soient rapprochés les uns des autres afin de constituer un circuit réalisable dans un temps imparti.

Tableau 1

Exemples d’extraits du roman nommant des lieux précis et de la thématique qu’ils abordent[16]

Exemples d’extraits du roman nommant des lieux précis et de la thématique qu’ils abordent16
Sources : Extraits des romans Total Khéops et Soléa

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Ainsi ont été élaborés les huit tronçons du trajet, précédés d’un préambule et rythmés par huit « stops-lecture ». Tous ces éléments sont représentés dans la Figure 4, qui indique également les points de départ et d’arrivée du circuit, des variantes apportées au parcours – par la force des choses[17] –, de même que des points de repère géographiques.

Figure 4

Circuit principal de la promenade géolittéraire sur les pas de J.-C. Izzo dans les rues du Panier et ses deux variantes (parcours réalisé de manière autonome et celui avec raccourcis).

Cartographie : Fl. Troin • CITERES, 2017

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Le passage de Lorette, choisi comme point de départ, constitue un symbole assez fort pour favoriser l’immersion dans une traversée urbaine, géolittéraire de surcroît. On est en effet ici dans un « sas » entre deux mondes : celui, très fréquenté, bruyant et passant (en raison de la présence d’une ligne de tram) de la rue de la République – unique quartier haussmannien de Marseille –; celui, animé, des vieilles rues du Panier, animation néanmoins feutrée, en rapport avec l’âge du quartier (la ville des Phocéens créée il y a 2 600 ans) et de certains de ses habitants... C’est dans ce lieu aux allures napolitaines (le passage), protégé des grands axes de circulation et surplombé d’un escalier très fréquenté, qu’il est particulièrement bienvenu de faire un préambule afin de démarrer le parcours dans les meilleures conditions. Ce parcours s’achève à quelques centaines de mètres, sur la place des Moulins, formant ainsi une boucle presque complète. Cette place est un lieu préservé du quartier, avec son école communale d’un autre temps (Figure 5).

Ce coin du Panier n’a guère bougé, les pratiques de la vieille ville semblent se perpétuer. Refaite sous la monarchie de Juillet, cette place conserve un air urbain qui la démarque de l’ambiance plus incertaine des rues alentour

Roncayolo, 2016, p. 149

Figure 5

Une école communale et un lieu aux allures d’antan. Place des Moulins, « terminus » de la traversée orientée

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2016

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Avant de repartir dans l’agitation de la grande ville, c’est donc le lieu idéal pour tirer les conclusions de cette promenade en général et pour s’interroger sur la question encore et toujours posée quant à la nature du Panier : est-ce un quartier gentrifié ou non?

On a l’impression que le Panier hésite toujours entre la dégradation et la reprise. Après la tentative de « gentrifier » ce quartier, la vieille ville retrouvera-t-elle un jour son caractère cosmopolite, une promiscuité « bien marseillaise » supportée et peut-être recherchée ?

Roncayolo, 2016, p. 149

Entre le passage de Lorette et la place des Moulins, le circuit emprunte rues et ruelles, certaines minuscules, ce côté labyrinthique du Panier ayant été choisi à n’en pas douter par l’auteur de la trilogie comme un terrain de jeu particulièrement adapté à un roman policier :

J’arrivai place du Mazeau. Il me semblait entendre les sirènes de police, pas loin, derrière nous. À droite, le Panier. Pas de rues, que des escaliers. Sur ma gauche, la rue de la Guirlande, sens interdit. Je pris la rue Caisserie puis la rue Saint-Laurent. « T’es con ou quoi, c’est le piège à rats par là... »

Izzo, 1995, p. 58

La topographie des lieux a également un grand rôle à jouer dans l’intrigue – on peut déjà le lire ci-dessus. Le Panier a en effet été bâti sur une colline et à cinq reprises (passage de Lorette, descente des Accoules, butte et parvis Saint-Laurent, rue Caisserie, place des Moulins), les participants à la promenade éprouvent les escaliers du Panier, marque de fabrique du quartier.

2.2 Un parcours de huit tronçons, séparés par des « stops-lecture »

Entre le point de départ et le point d’arrivée, huit « stops-lecture » permettent de s’immerger dans le roman, par la lecture de passages ne dépassant pas la demi-page. À ces huit occasions, le site de promontoire ainsi que les escaliers précédemment évoqués fournissent des lieux de rassemblement naturels inespérés (voir la Figure 6).

Figure 6

Stops 2 et 7 de la traversée. La topographie fournit des lieux de rassemblement naturels où il est aisé de lire des extraits du roman

Photos : M. Amalric • CITERES, 2016

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Quant aux huit tronçons, de longueurs différentes, chacun porte sa spécificité – toujours en rapport avec le texte de J.-C. Izzo. Ils peuvent être classés dans sept catégories, ordonnées ci-dessous dans l’ordre de déroulement du circuit (voir la Figure 7). Ces entrées ne sont pas exclusives, certains sujets abordés pouvant appartenir à plusieurs disciplines à la fois : géographie et aménagement, géographie et histoire, histoire et architecture, etc.

Figure 7

Le circuit de la promenade géolittéraire et ses intérêts disciplinaires et touristiques

Cartographie : Fl. Troin • CITERES, 2017

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2.2.1 La topographie

Déjà évoquée précédemment, la topographie est une donnée fondamentale du parcours, qui a éprouvé même les plus jeunes! C’est aussi un élément dont l’importance ne saute pas nécessairement aux yeux à la lecture du roman, mais que l’on vit intensément une fois « sur le terrain ». Toutefois, parce qu’elle ne constitue pas une discipline à part entière, cette thématique est représentée par des hachures dans la Figure 7.

2.2.2 L’aménagement

Le quartier du Panier est intéressant à double titre en matière de grandes opérations d’aménagement ou de plus modestes programmes de rénovation. Véritablement au coeur des opérations menées par Euroméditerranée[18], il est limité dans sa partie est par la rue de la République, qui a fait l’objet d’une requalification monumentale depuis 2004; c’est aussi le cas des quais du J4, qui le cernent à l’ouest et au sud-ouest. Sur ces quais se dresse aujourd’hui le fameux Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), aux côtés du plus ancien fort Saint-Jean, qui date du XIIe siècle. Dorénavant relié au Panier par une poutre piétonnisée (voir Roncayolo, 2016), l’espace des ports, « qui paraissait loin autrefois, s’est aujourd’hui rapproché » (p. 141), ce qui permet aux passagers des énormes bateaux de croisière qui écument la Méditerranée de venir « s’encanailler » dans le minuscule quartier du Panier.

À l’intérieur même du Panier, ce sont plusieurs espaces qui ont connu des opérations de rénovation (voir ci-dessous 2.2.4 La géographie) : d’une part, entre la place des Pistoles et celle de Lenche (Figure 7) et, d’autre part, derrière l’hôtel de ville. Cette place Villeneuve-Bargemon, réaménagée en escaliers, ombragée grâce à des platanes centenaires qui ont été conservés, a été métamorphosée en un lieu de rencontres; l’un de ses bacs à fleurs est d’ailleurs ornementé d’une citation de J.-C. Izzo (voir Figure 11b).

2.2.3 L’histoire

À Marseille, le Panier est connu comme un véritable quartier-monument qui, de surcroît, porte la mémoire historique et sociale de la ville : en le décrivant ainsi, J.-C. Izzo, en plus de se faire écrivain-géographe, endosse à plusieurs reprises le costume d’historien.

À sa manière, nous évoquons dans la première partie du parcours l’arrivée de Protis il y a 2 600 ans, pour passer rapidement sur les époques romaine et médiévale (dont J.-C. Izzo ne parle pas), pour nous intéresser par la suite aux XVe et XVIIe siècles, qui ont vu s’implanter dans le quartier et y faire fortune des familles de commerçants maritimes[19], avant qu’elles ne le délaissent au profit des nouveaux espaces ouverts sur la Canebière ou la rue de la République. Suivirent des vagues d’immigration en provenance de Corse, d’Italie (principalement de la région napolitaine, comme pour le père de J.-C. Izzo) – toujours autour des métiers de la mer (pêcheurs, bateleurs, plaisanciers) – et, plus récemment, du Maghreb et des Comores. Se sont joints à eux « les pestiférés du siècle dernier, les indigents du début du siècle » (Izzo, 1995, pp. 119-120).

En conséquence, le quartier peut être qualifié de lieu de la « mémoire sociale » de la ville; dans l’extrait transcrit ci-dessous (voir Figure 8), le héros Fabio Montale convoque l’origine italienne de son père et du fameux Étienne Cassaro, dont la pizzeria borde toujours la rue du Panier.

Mes parents n’étaient jamais revenus au quartier depuis leur expulsion. Les rideaux de fer étaient tirés. Les rues désertes. Les restaurants vides, ou presque. Sauf chez Étienne, rue de Lorette. Mais cela faisait vingt-trois ans qu’il était là, Étienne Cassaro. Et il servait la meilleure pizza de Marseille. « Addition et fermeture selon humeur », avais-je lu dans Géo. L’humeur d’Étienne nous avait souvent nourris gratis, Manu, Ugo et moi.

Figure 8

Extrait de Total Khéops (1995, p. 165) et photographie correspondante

Photo : Fl. Troin • CITERES, 2015

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Dernière phase traumatisante pour l’histoire du quartier : en janvier 1943, après une série d’attentats commis par la Résistance, l’occupant allemand, bien aidé dans cette tâche par une police française aliénée et par une pègre collaborationniste zélée, décide du bombardement des 140 hectares situés aux marges du Panier, sensés regrouper résistants et malfrats, juifs et voleurs (voir le deuxième extrait dans le Tableau 1). Entre l’église Saint-Laurent qui reste debout et la place Daviel, ce sont plus de 1 500 immeubles qui sont détruits. Précédemment, en l’espace de quatre jours, 782 juifs avaient été arrêtés et déportés, 25 000 personnes évacuées et la plupart des habitations pillées avant un dynamitage en règle :

La reconstruction est presque immédiatement entreprise au lendemain de la guerre : elle suit l’ancienne trame des voies, en la simplifiant et en élargissant les dimensions des rues. Le parcellaire, au contraire, est totalement remanié. Des immeubles à loggia du bord du quai, aux barres construites au sommet de la butte Saint-Laurent, un nouveau paysage urbain se constitue, aux formes plus ou moins heureuses, mais qui reste mal intégré, mal absorbé dans la ville. Ce n’est plus la ville ancienne, avec son peuplement et ses notations particulières

Roncayolo, 1996, pp. 265-266

Aujourd’hui, le quartier du Panier est un espace mixte, riche de toutes ces influences, que la géographie nous permet de mieux appréhender.

2.2.4 La géographie

La vieille ville, qui combine l’ancienneté des formes, l’entassement, le vieillissement du capital immobilier et son obsolescence, enfin les signes extérieurs des quartiers répulsifs, pauvres et malsains (dès les années 1830, on évoque leur nécessaire régénération), est attaquée en vagues successives, depuis le milieu du XIXe siècle, par des initiatives collectives qui tendent à l’assainissement, à la rénovation ou au curetage policier. […] Entre la reprise sociale, le mixage réussi ou la simple coexistence d’impulsions contradictoires, l’expérience reste comme en suspens

Roncayolo, 1996, pp. 264-265 et 267

La grande question concernant le quartier du Panier est celle de la gentrification. En effet, nul ne peut ignorer en pénétrant dans cet espace qu’il a, d’une part, changé de visage et, d’autre part, qu’il est aujourd’hui fréquenté par une population qui n’est plus uniquement composée de résidents. Question rénovation et réhabilitation, le narrateur de Total Khéops les décrivait déjà en 1995 :

De la rue des Pistoles, peut-être l’une des plus étroites, il n’en restait plus que la moitié, le côté pair. L’autre avait été rasée, ainsi que les maisons de la rue Rodillat. […] Sa maison, il ne l’avait pas reconnue. Rénovée, elle aussi

Izzo, 1995, pp. 15-16 et 21; voir Figure 9a

C’est en effet un quartier partiellement transformé qu’il nous est donné d’arpenter, comptant quelques-uns des éléments qui permettent de le classer dans le groupe des quartiers marqué par un processus de gentrification : très peu de commerces de proximité, nombre de restaurants atypiques et exotiques (Figure 9b), boutiques de style concept stores, d’artisanat ou de bien-être (voir le fish spa, Figure 9c), le tout destiné à une clientèle qui, effectivement, n’a que très peu à voir avec le quartier. Se produit alors un phénomène bien connu, étudié par les géographes et décrit par les journalistes : la désertion de la population d’origine, remplacée par des « “Parisiens” ou des “bobos” dont on parle en dessinant des guillemets avec ses doigts en l’air, comme pour s’en exclure » (Rescan, 2015).

Figure 9a

La place des Pistoles, parfaitement rénovée pour accueillir les touristes en terrasse.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2016

Figure 9b

Un restaurant japonais.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2016

Figure 9c

Un fish spa, dont la fréquentation obéit également au déversement des flux de touristes.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2016

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Le sociologue Michel Peraldi et la géographe Élisabeth Dorier-Apprill sont des spécialistes de la question : le premier mentionne, pour le Panier, une gentrification « ratée » (Peraldi, Duport, & Samson, 2015); la seconde évoque la volonté de la ville de Marseille de faire venir, ici ou ailleurs en centre-ville, « des cadres qui paient des impôts » (Dorier-Apprill, dans Rescan 2015), qui seraient plus enclins à voter pour les notables.

Le quartier, otage de la spéculation immobilière, a fait naître des mouvements de protestation, dont l’un, médiatisé, visait le petit train touristique circulant dans les rues du Panier, faisant dire à ses habitants qu’ils avaient l’impression d’être dans un zoo. À sa façon, le héros-narrateur de Total Khéops se montre honnête et reconnaissant dans sa description de la Vieille-Charité rénovée[20] : « Je passai devant [ce] chef-d’oeuvre inachevé de Pierre Puget. […] Il en avait vu de la misère. Il était maintenant flambant neuf. Sublime dans ses lignes, que la pierre rose mettait en valeur » (Izzo, 1995, p. 119); il se fait cependant beaucoup plus critique lorsqu’il évoque, à propos des expositions qui prennent place dans cette même Vieille-Charité, le caractère « capitale du Sud » que Marseille voudrait se donner :

Marseille était gagnée par la connerie parisienne. Elle se rêvait capitale. Capitale du Sud. Oubliant que ce qui la rendait capitale, c’est qu’elle était un port. Le carrefour de tous les brassages humains. Depuis des siècles. Depuis que Protis avait posé le pied sur la grève. Et épousé la belle Gyptis, princesse ligure

Izzo, 1995, p. 120

Si, en 1995, date à laquelle J.-C. Izzo écrit le premier volet de sa trilogie, l’opposition Marseille-Paris est déjà de mise, que dire, en 2018, des conflits de supporters qui opposent l’OM au PSG[21]…?

2.2.5 L’architecture

Pour approcher la thématique de l’architecture, nous débordons du cadre du Panier – même s’il est toujours difficile de savoir où commence et où se termine précisément un quartier… Nous situons effectivement nos commentaires aux marges du Panier : d’abord au-delà de la place de Lenche, puis en contrebas de la rue Caisserie (voir la limite « virtuelle » du Panier sur la Figure 7).

L’intérêt de pénétrer dans cette partie de la ville qui jouxte effectivement le Panier – outre le fait qu’elle ait été bâtie sur le promontoire déjà évoqué – réside dans le fait qu’elle offre deux moments de la construction de la ville nous permettant ainsi de comprendre le Marseille d’aujourd’hui. Au sommet de la butte Saint-Laurent, on est au « meilleur point d’observation des balancements successifs qui expliquent Marseille : ville haute / ville basse; ville classique / rive neuve; Vieux-Port / nouveaux ports » (Roncayolo, 2016, pp. 137-138). Ces nouveaux ports font partie des projets réalisés par Euroméditerranée (voir ci-dessus 2.1.2 L’aménagement), alors que la « ville basse » est le versant de la vieille ville qui donne sur le Vieux-Port, rasé en janvier 1943 par une série de bombardements déjà évoqués (Tardy, 2013).

Quelques années après la fin de la guerre, c’est au dénommé Fernand Pouillon qu’avait été confiée la reconstruction des ensembles La Tourette (1948-1953) et Vieux-Port (1950-1953). Le choix de Pouillon n’était pas neutre : cet architecte militant[22], obsédé par le confort des habitants – même et surtout dans le logement dit social – donna des « libertés de modernité tout en composant avec ce qui subsistait » (Roncayolo, 2016), s’appuyant sur le site (grandes ouvertures sur la mer) et privilégiant des matériaux nobles et durables (pierre, acier, verre, céramique, bois), inventant l’isolation phonique et ne se privant pas de décorations qui constituent de véritables oeuvres d’art, le tout à des prix vraiment bas, grâce à l’instauration – une première à l’époque – d’un bureau de coordination qui étudiait les coûts de réalisation dans leurs moindres détails pour faire baisser le montant global de la construction[23].

À Marseille, en limite du Panier donc, les immeubles Pouillon sont toujours en place et y obtenir un appartement est encore une gageure. En effet, malgré des façades austères (Figure 10a), les deux ensembles ont su s’adapter au site, offrant de magnifiques vues sur le Vieux-Port et sur Notre-Dame-de-la-Garde (Figure 10c); ils ont en outre comme point commun d’accueillir la lumière, intense sur ces rives de la Méditerranée. De plus, ils sont agrémentés d’oeuvres d’art, véritables « bijoux » que l’on découvre subrepticement au gré de la promenade (Figure 10b).

Figure 10a

Façades austères de l’ensemble La Tourette.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

Figure 10b

Une oeuvre d’art de l’ensemble La Tourette.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

Figure 10c

Superbes perspectives (ensemble Vieux-Port).

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

F. Pouillon a su au mieux utiliser un site compliqué pour reconstruire deux ensembles d’habitations et de commerces qui sont aujourd’hui encore une marque de fabrique de ce quartier de Marseille

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2.2.6 La littérature/la narration

Après un deuxième noir, je ne me sentais guère mieux. J’avais une sacrée gueule de bois. Mais je me forçai à bouger. Je traversai la Canebière, remontai le cours Belzunce, puis la rue Colbert. Avenue de la République, je pris la Montée des Folies-Bergères, pour couper à travers le Panier. Rue de Lorette, rue du Panier, rue des Pistoles

Izzo, 1995, p. 112

À la lecture de cet extrait de Total Khéops, effectuée lors du stop 1, on découvre le style de J.-C. Izzo : phrases courtes, écriture journalistique et approximations toponymiques (on écrit Belsunce et non Belzunce, la République est une rue et non une avenue, les Folies Bergères sont un passage et non une montée). Ces dernières proviennent d’une connaissance intime de la ville par l’auteur de la trilogie, d’une « familiarité avec les lieux qui caractérise une [véritable] pratique citadine » (Rosemberg, 2007, p. 267); et c’est cette connaissance du terrain qui a permis l’analyse cartographique évoquée en introduction et qui, rappelons-le, sert de support à cette promenade géolittéraire.

Cette même compréhension de la ville permet à J.-C. Izzo d’utiliser à deux reprises les ressorts de la fuite après braquage, montrant ainsi comment l’espace peut être utilisé de façon tactique, stratégique. Le choix des rues est en effet toujours pertinent, qu’il s’agisse de ruelles au sens strict, qu’il est facile de contrôler, ou des rues qui cernent le Panier (celles du Tronçon 7) et qui représentent des sorties vers le Vieux-Port et vers le reste de la ville.

Évoquons enfin l’anecdote de la place Izzo[24] et, dans le même temps, l’empreinte qu’a laissée l’auteur de la trilogie dans sa ville et dans son quartier[25]. Sur le plan de Marseille et de son agglomération, publié par Blay-Foldex, figure en effet une place Jean-Claude Izzo, mais celle-ci n’est mentionnée ni sur le plan de l’Office du tourisme ni par Google Maps. Vérification faite in situ : pas de plaque « Izzo », mais une « Traverse de la Fontaine-de-Caylus ». Par contre, au coin de cette même place, un immeuble à la façade rose, fier, dans lequel aurait habité J.-C. Izzo… selon les dires d’un agent municipal rencontré sur place. Voilà une bizarrerie dont certaines villes ont le secret, et qui dans le cas présent témoigne de l’omniprésence dans le quartier du plus marseillais des auteurs de polars.

2.2.7 Les incontournables touristiques

On se retrouve toujours aux marges du Panier, mais néanmoins en plein coeur du quartier historique. Ainsi en témoignent, chronologiquement : l’hôtel de Cabre, qui date de 1535; la maison Diamantée, réunion de deux maisons existantes par Nicolas de Robbio entre 1593 et 1620; l’hôtel de ville, démoli en 1653 et reconstruit par Gaspard Puget en 1673; l’Hôtel-Dieu, aménagé à partir de 1753 sur le site d’anciens hôpitaux du XIIe siècle.

À la lecture de ces dates, qui nous replongent dans l’édification de la ville au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, on se rend compte de la valeur des bâtiments qui ont miraculeusement survécu aux bombardements de 1943. Mais chacun a sa spécificité, rapidement évoquée ici : l’hôtel de Cabre a pivoté de 90 degrés au moment de la reconstruction Pouillon en 1954 afin d’être aligné avec les nouveaux bâtiments; la maison Diamantée possède en façade un bossage en pointes de diamant exceptionnel et un escalier monumental; l’Hôtel-Dieu a fonctionné comme hôpital jusqu’en 1993 et a été transformé en hôtel de luxe depuis 2012; enfin, l’hôtel de ville présentait la particularité d’être dépourvu d’escalier entre le rez-de-chaussée (occupé par la Loge des commerçants) et le premier étage (bureaux de l’administration communale), d’où la présence d’un magnifique pont de bois relié à une maison voisine et celle d’un escalier dérobé, construit dans l’épaisseur des murs.

Si l’hôtel de Cabre, la maison Diamantée et l’Hôtel-Dieu ne sont pas évoqués par J.-C. Izzo dans sa trilogie romanesque, l’hôtel de ville (Figure 11a) est mentionné à quatre reprises dans Total Khéops. Mais, au-delà de la dichotomie y être / ne pas y être, la perspective d’arpenter les rues du Panier en passant à 50 mètres à peine de ces quatre joyaux sans jamais les approcher ne semblait pas envisageable. C’est donc à ce moment du circuit que les étudiants de 3e année de la licence en géographie de l’Université de Tours ont été livrés à leur propre sort avec la mission de trouver ces bâtiments par eux-mêmes, la citation d’Izzo déjà évoquée (Figure 11b) et une publicité pour La Cagole, bière blonde qui fait les beaux jours de Marseille, de les photographier et de rallier ensuite le plus rapidement possible le point d’arrivée du parcours, soit la place des Moulins. Nous reviendrons plus loin sur cette activité ludique proposée aux plus jeunes de tous les participants.

Pour les autres « promeneurs », s’extasier devant ces bâtiments en prenant le temps de bien les observer, voire d’y pénétrer, constitue un grand souvenir de la traversée orientée, et ce, répétons-le, bien qu’ils ne fassent pas partie de l’univers de J.-C. Izzo. À l’inverse, le clocher des Accoules, une église du XIe siècle (Figure 11c) ou la montée Saint-Esprit, dans le même secteur, permettent de revenir « chez Izzo », dans le « noyau du noyau », et de boucler la « presque-boucle » à place des Moulins.

Figure 11a

L’hôtel de ville.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

Figure 11b

La citation d’Izzo : « J’avais envie d’aller me perdre à Marseille. Dans ses odeurs. Dans les yeux de ses femmes. Ma ville. »

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

Figure 11c

Le clocher des Accoules.

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2015

Même aux marges du Panier, on n’est jamais très loin de l’univers de la trilogie

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3. Buts, apports et bénéfices de la promenade orientée

Enfin, une marche, quand elle n’est pas exceptionnelle, comme dans le cas de l’insurrection, possède-t-elle quelque valeur? Il est bon, parfois, de reposer son esprit et de libérer ses énergies. Mais vaut-il la peine d’en parler! Et pour quelles autres raisons pourrait-on se promener?

Sansot, 2004, p. 208

3.1 Apprendre en se promenant, avec un but précis

Il nous faut à nouveau distinguer les circonstances dans lesquelles les promenades ont eu lieu. Dans le premier cas, la promenade fut imposée dans le cadre d’une sortie de terrain des étudiants de l’Université de Tours. À ce titre, pendant deux ou trois jours, les étudiants furent invités à acquérir « l’expérience de terrain, indispensable à la construction du “géographe complet” [et] l’un des outils d’enseignement les plus iconiques de la discipline géographique » (Vergnaud & Le Gall, 2017, § 1); marcher, arpenter, noter, compter, observer, dessiner, photographier, questionner[26], telles ont été quelques-unes des activités proposées. Le but recherché était double : rendre l’approche géographique vivante et concrète, et amener les étudiants à être acteurs de ce qu’ils apprennent. La traversée orientée du Panier se conforme parfaitement à ces visées, de même que l’invention d’une composante ludique permettant à chacun des étudiants-« promeneurs » de se sentir investi d’une mission qui lui fait vivre le moment de façon active, plutôt que de suivre sans but un groupe de camarades dans des ruelles escarpées. Présenté lors du stop 1, le « jeu » consistait à :

  1. Constituer des équipes de quatre étudiants;

  2. Attribuer un rôle à chacun au sein de chaque équipe : cartographe, photographe, statisticien, chercheur (voir la Figure 12);

  3. Suivre le plus activement possible la promenade en remplissant au mieux la tâche impartie;

  4. Faire équipe, être encore plus solidaires, à partir du stop 7, pour que la partie en autonomie du parcours se fasse le plus rapidement possible;

  5. Arriver en équipe et avant tous les autres au point final de la promenade – qui s’est ainsi transformée en une course!

Au vu des retours des étudiants, effectués avec des fiches à remplir lors du trajet Marseille-Tours, la proposition a plu; les remarques soulignaient l’originalité de la démarche, la motivation suscitée par le jeu, l’intérêt pour les espaces traversés, la possibilité de ressentir le Panier à la manière du héros[27], l’envie de lire J.-C. Izzo. Le temps, sec et frais ce jour-là, a également contribué, à sa manière, à la réussite de la promenade.

Figure 12

Les différents rôles à tenir par les quatre membres de l’équipe. Le cartographe (a) doit reproduire sur un plan vierge du Panier l’itinéraire suivi, alors que le photographe (b) doit prendre cinq clichés dans la partie du circuit réalisée de manière autonome. Les endroits où se trouvent les différents lieux n’étant pas indiqués, le photographe doit donc, éventuellement, poser des questions aux habitants et aux passants. Le statisticien (c) doit comptabiliser le nombre de toponymes énoncés à chaque lecture d’extraits du roman, soit durant cinq stops. Enfin, le chercheur (d) doit répondre à six questions, dont les réponses sont données dans un polycopié de 15 pages qui a été distribué auparavant

Photos : Fl. Troin • CITERES, 2017

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Au-delà de cette expression de satisfaction, l’annonce faite à la rentrée suivante de l’inscription d’une des étudiantes du « groupe Marseille » au master 1[28] de géographie, fut une nouvelle surprise. Si après une classe préparatoire littéraire elle semblait un peu égarée en géographie, en septembre 2016 elle a néanmoins fait le choix d’y rester et d’inscrire un sujet de géographie littéraire, une première à l’Université de Tours, en proposant une recherche sur La Curée d’Émile Zola, l’exemple du travail effectué et exposé à Marseille sur J.-C. Izzo lui ayant ouvert les yeux sur une telle possibilité.

3.2 Se promener et apprendre

Deuxième cas de figure : on choisit de participer à la promenade (dans le cadre d’une rencontre doctorale, d’un colloque ou d’un moment partagé avec des amis). L’adhésion au projet est alors acquise d’avance et on retrouve dans la traversée orientée du Panier le principe de nombreux parcours organisés çà et là sur les traces des écrivains et qui savent

s’écart[er] de la version touristique classique stricto sensu proposant plutôt des itinéraires « consuméristes », pour doter les promenades et les lieux de l’épaisseur du sensible contenue dans le récit et donner l’illusion au promeneur qu’il déambule dans des espaces chargés de significations et non dans des non-lieux

Semmoud & Troin, 2012, p. 270

C’est bien évidemment une autre manière de cheminer dans un environnement, d’en percevoir toutes les composantes et, ainsi, de parvenir à « une compréhension du texte enrichie […], une lecture augmentée » (Bouvet, 2014). C’est aussi une façon de rendre plus accessible la littérature (nul besoin d’être un spécialiste de tel ou tel écrivain pour apprécier une promenade) et de rapprocher deux activités qui, habituellement, n’ont pas grand-chose en commun : « Il n’y a pas d’un côté la littérature, et de l’autre la vie » (Macé, 2011, pp. 9-10). Enfin, cela permet de comprendre le développement récent du tourisme culturel : c’est ainsi que les films tournés à Paris (Office du tourisme et des congrès de Paris, 2015), mais aussi la littérature inspirée de Saint-Malo (voir Legardinier, 1990) ou un Moyen Âge fantastique reconstitué à Perpignan (Europe 1, 2017) font de ces villes des sites de premier plan et ce pas seulement en raison de leurs seuls attraits monumentaux.

3.3 Rencontrer et faire se rencontrer

Mais les lieux n’existent pas que pour eux-mêmes. Ils sont l’occasion de rencontres, de croisement ou même d’affrontement, donc de rapports avec l’extérieur, d’itinéraires

Roncayolo, 2016, p. 12

La promenade géolittéraire dans le Panier a fait se croiser des individus de différents âges, de divers milieux, porteurs d’intérêts divers et qui n’étaient pas nécessairement amenés à se rencontrer.

3.3.1 La rencontre entre les étudiants et des habitants « concernés » du quartier

La première rencontre est celle qui a fait se mêler étudiants tourangeaux et habitants du quartier. Au contact des étudiants, et surtout en découvrant l’activité qui leur était proposée, une dame âgée, puis une jeune femme d’origine maghrébine, ont eu la révélation de l’intérêt que pouvait représenter – pour des « étrangers » – leur quartier : au-delà des ressources de restauration ou de l’offre touristique, c’est l’aspect littéraire (et culturel) qui s’est soudain offert à elles et, dans le même temps, l’existence de ce Jean-Claude Izzo qui a tant écrit et décrit « leur » Panier.

La jeune femme, Imane, a d’ailleurs poursuivi son chemin en notre compagnie. C’est aussi ce que permet la promenade, qui ne met aucune barrière entre les gens et qui ne sollicite aucun moyen matériel particulier, comme l’énonce Jacobi, dans Le piéton chronique :

La marche à pied est une maladie chronique et inoffensive. Elle est commune à une grande part de l’humanité. On peut la rendre singulière en la pratiquant dans un espace déterminé, en lui consacrant régulièrement des comptes rendus […]. C’est ce que j’ai fait pendant dix ans à Marseille. C’est ce que je fais encore

2011, p. 6

3.3.2 La rencontre entre les « promeneurs » et J.-C. Izzo

Les étudiants ont découvert un auteur qu’ils ne connaissaient pas dans leur très grande majorité et la promenade leur a donné l’envie de le lire; les « promeneurs » un peu plus âgés l’avaient lu dans les années 1990 et la promenade leur a donné l’envie de le relire. Au-delà de leur rapport préalable à l’oeuvre du romancier, c’est un personnage attachant qui est apparu aux yeux de tous[29]. Même son militantisme a fini par entrer dans les moeurs, faisant dire à Jean-Claude Gaudin, politiquement aux antipodes de J.-C. Izzo, au lendemain de sa mort, qu’il « avait su porter un regard neuf sur la cité phocéenne, faisant de la ville le premier personnage de ses romans »[30]. Une telle réflexion de la part de celui qui est maire de Marseille jusqu’aux élections municipales de 2020 fait se toucher fiction et réalité. Chez J.-C. Izzo, cette relation fut tellement forte qu’elle laisse à ses pairs, les auteurs de romans noirs situant leurs récits à Marseille, l’image d’un passeur, de celui qui a ouvert la porte (Coulomb, 2014).

3.4 Connexions entre géographie et littérature

Nombre de géographes accordent aujourd’hui à la littérature une place centrale ou complémentaire dans leurs recherches[31]; parallèlement, des littéraires, dans l’analyse qu’ils font des oeuvres, centrent leur questionnement sur les représentations de l’espace, l’expérience de la spatialité ou la relation au monde. Cette connexion semble confirmer que la littérature est une source pour la géographie; la promenade urbaine sur les traces d’un écrivain amoureux de sa ville, quant à elle, confirme que ces deux disciplines peuvent être étroitement corrélées.

Conclusion

La promenade géolittéraire décrite ici a permis à une soixantaine de personnes de découvrir un quartier d’une façon singulière : en éprouvant eux-mêmes le circuit labyrinthique proposé, avec ses ruelles et ses placettes, ses montées et ses descentes, mais aussi ses odeurs et ses lumières. De fait, la promenade constitue certainement, pour citer Montandon, « la manière […] la plus immédiate d’être au monde, de le parcourir, de l’examiner, de l’observer » (2000, p. 7). Et c’est bien le monde de J.-C. Izzo qui fut mis en partage au cours de cette expérience, ou à tout le moins une partie de son monde, une partie de Marseille. Le Panier, charmant quartier de la cité phocéenne – avec ses attraits (les panoramas, les vieilles bâtisses, les dédales et les escaliers) et ses inconvénients (en particulier ceux liés à l’attraction touristique, le simulacre de café du feuilleton Plus belle la vie[32], les restaurants exotiques, les boutiques « décalées ») – a généré non seulement des interactions sociales et des rencontres improbables, mais il a surtout constitué un espace-temps propice à l’apprentissage. L’objectif annoncé aux étudiants avant et pendant la sortie de terrain était de faire de cette promenade puisant à l’oeuvre de J.-C. Izzo un moment d’observation et de réflexion sur l’espace traversé et ses connexions avec le reste de la ville, sur son histoire et surtout sa géographie… en laissant un peu de côté l’intrigue de Total Khéops, Chourmo et Soléa (Izzo, 1995, 1996, 1998); il s’agissait plutôt de saisir l’empilement des « strates témoignant des usages successifs des lieux » (propos d’Hendrik Sturm rapportés par Olmedo, 2012) et, au final, de rajouter notre propre couche.