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Introduction : Pourquoi s’intéresser à la promenade végétale?

Pour le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le végétal et l’environnement (GRIVE) (formé de biologistes, de géographes, de littéraires et de sémiologues), l’enjeu est de rapprocher des expériences et des expertises très éloignées les unes des autres, de décloisonner les savoirs, de jeter les bases d’un dialogue à la croisée des disciplines, de partager les regards et de tirer parti des expériences propres à chacun afin de mieux comprendre les transformations des modes de connaissance et d’appréciation du végétal. Croiser les différents prismes par lesquels le végétal est observé vise à conjuguer les connaissances scientifiques du végétal, les élans qu’il suscite dans l’imaginaire et les pratiques d’aménagement du territoire. C’est ainsi que la promenade végétale s’est imposée à nous comme objet et moyen de saisir la place, le sens et la portée du végétal au sein de nos sociétés contemporaines.

1. Qu’entendez-vous par promenade végétale?

Plus proches des Rêveries du Promeneur solitaire de Rousseau que des déambulations parisiennes de Baudelaire, les promenades végétales appellent à la lenteur et transforment la simple marche en balade orientée vers la découverte, l’observation et l’appréciation du milieu environnant. C’est un type de promenade dans laquelle le végétal occupe une place prépondérante, soit parce que le lieu lui-même est aménagé pour favoriser l’appréciation esthétique des plantes (jardins, parcs, coulées vertes) ou adapté pour la marche (sentiers forestiers, sentiers de grande randonnée), soit parce que l’attention du promeneur se porte avant tout sur l’aspect végétal (activités d’herborisation, de cueillette, dans le cadre de stages visant l’apprentissage ou la simple découverte, etc.). Les promenades végétales prennent de multiples formes et redéfinissent la flânerie. Se promener, c’est apprendre à prendre le temps, à regarder autour de soi, à mieux connaître les espèces végétales, à réfléchir à la place de l’être humain au sein de l’environnement.

2. Quelle est la particularité de la promenade végétale?

Jusqu’ici le syntagme promenade végétale ou balade végétale a surtout servi à désigner les promenades urbaines. Dans ce cas, l’aspect végétal de la promenade ne constitue que l’un des aspects du traitement de la promenade d’un point de vue urbanistique. Néanmoins, les noms donnés à différents espaces, coulée verte, trame verte, corridor vert, promenade plantée…, soulignent une volonté de placer le végétal au centre de l’attention. Comme le montre un bref examen de la revue de presse, c’est davantage la promenade urbaine qui est mobilisée que la promenade végétale. Au Québec, nous pouvons bien évidemment penser à la promenade Samuel-de Champlain à Québec ou bien encore à la Promenade Fleuve-Montagne de Montréal. Si dans le cas de la première l’espace végétal a encore la part belle, dans le cas de la promenade montréalaise, l’accent est plutôt mis sur l’inclusion de cet espace de promenade verte au centre de la ville et sur sa manière d’interagir avec elle (Beaulieu, Turgeon, & Guilbault, 2017; Colpron, 2017; Lê-Huu, 2018).

Si la définition que nous proposons de la promenade végétale intègre le point de vue de l’aménagement, elle couvre néanmoins un empan beaucoup plus large : premièrement, elle ne concerne pas uniquement le milieu urbain, mais tous les milieux marqués par la présence végétale (jardins, parcs nature, forêts, champs, chemins, etc.); deuxièmement, le syntagme promenade végétale ne désigne pas forcément un lieu (coulée verte, corridor vert, etc.), il renvoie d’abord et avant tout à une interaction entre le promeneur et son milieu, à une attitude marquée par l’attention envers la composante végétale de l’environnement. En ce sens, la promenade végétale peut avoir lieu dans n’importe quel endroit pourvu que les plantes ou les arbres y soient présents.

3. Quelle est la portée de la promenade végétale?

Avec le développement important des promenades végétales au cours des dernières décennies, on note un intérêt croissant pour le végétal, pour la marche, pour la randonnée en nature, pour l’intégration des végétaux dans l’aménagement urbain. Les promenades engagent une réflexion sur notre rapport au végétal et remettent en question certaines pratiques. La portée des promenades végétales se joue à la fois sur les plans récréatif, esthétique, géopoétique, scientifique, pédagogique, écologique.

3.1 Comment cela intervient-il sur le plan récréatif?

À l’époque de la Renaissance, la promenade était conçue comme rituel qui prenait place dans les jardins et les parcs, comme activité sociale fortement axée sur le paraître (Montandon, 2000; Turcot, 2007), alors que maintenant la promenade végétale se définit en fonction de nouveaux parcours (coulée verte, promenades plantées) et de nouvelles visées récréatives. Elle devient un élément incontournable dans les domaines touristique et artistique, dans les façons d’aménager la ville, le tout afin de favoriser notamment l’activité physique.

En milieu urbain, l’eau et le végétal sont utilisés pour limiter les îlots de chaleur, pour imiter le milieu naturel et créer un environnement favorable à la détente, pour rendre les espaces et les déplacements plus agréables, sans négliger la capacité attractive de la nature (Miaux & Roulez, 2014).

En milieu forestier, la promenade végétale prend souvent une forme méditative. S’inscrivant dans des traditions différentes, que l’on pense à Thoreau et aux transcendantalistes ou au « recours aux forêts » d’Ernst Jünger et des anarchistes, elle vise davantage la reconnexion avec la nature, un ressourcement spirituel. Ceci est également le cas au Japon avec la tradition du « bain en forêt », qui a donné l’impulsion au développement de la sylvothérapie en Occident (Brisbare, 2018; Miyazaki, 2018).

3.2 Comment cela intervient-il sur le plan esthétique?

La promenade en tant que telle peut être conçue comme une pratique artistique (Davila, 2007), elle stimule la découverte des lieux tout en suscitant des créations in situ (intégrées dans les jardins ou installées le long des itinéraires), des parcours sonores, des récits, etc. (Miaux & Roulez 2014).

Les promenades dans les jardins s’inscrivent quant à elles dans une longue tradition esthétique (Szanto, 2009). Objet d’étude interdisciplinaire, le jardin intéresse aussi bien les architectes du paysage (Clément, 2001; Le Dantec, 1996, 2011) que les biologistes (Hallé, 2014), les historiens (Baridon, 1998), notamment ceux qui étudient l’histoire des sensibilités (Corbin 2013; Dupuigrenet Deroussilles de Bletterie, 2007), les philosophes, les artistes, les écrivains et chercheurs en littérature qui ont suivi la piste ouverte par Rousseau (Bloch-Dano, 2015; Harrison, 2007; Le Dantec, 2004/2010).

Le développement sans précédent de jardins urbains contribue à la redécouverte par les citoyens des plantes potagères et médicinales tout en suscitant des réflexions sur les modalités d’appréciation du végétal, avec les notions de friche ou de jardin en mouvement (Clément 2001), qui remettent en question l’aménagement traditionnel des parcs urbains (Blanc, 2009; Miaux, 2016). 

L’équipe GRIVE cherche, dans le volet esthétique de la promenade : 1) à mesurer l’impact de la pratique du jardinage et de l’aménagement des espaces verts en s’interrogeant sur les préférences marquées envers certains types de plantes au détriment d’autres (fleurs exotiques plutôt qu’endémiques; espèces horticoles plutôt qu’arboricoles), un facteur déterminant dans l’appréciation esthétique des jardins; 2) à observer l’évolution de la figure du jardin dans les textes littéraires; 3) à analyser les particularités de la promenade végétale dans les parcs et les jardins, un environnement naturel et bâti, par opposition à celle ayant lieu en forêt, milieu dans lequel l’aménagement se réduit souvent au strict minimum et ne répond pas aux mêmes critères (Harrison, 1992; Kohn, 2013; Wohlleben, 2017).

3.3 Comment cela intervient-il sur le plan géopoétique?

Les expériences de flânerie, que ce soit en nature ou en milieu urbain, sont au coeur de la pratique géopoétique, qui cherche à intégrer la littérature, les sciences et les arts. Elles ont formé l’un des axes de développement de la recherche-création de La Traversée, l’Atelier de géopoétique fondé en 2004 et dirigé actuellement par Rachel Bouvet. D’une part, la littérature est intégrée à la promenade en étant lue ou jumelée à une performance artistique, d’autre part, la promenade suscite la création de poèmes, d’essais, de fragments et d’oeuvres artistiques diverses (photos, empreintes végétales, croquis, vidéos…). La promenade végétale invite à porter attention aux plantes, ce qui passe à la fois par l’identification des espèces et leur emplacement, mais aussi par l’observation des détails infimes qui les composent. C’est le rapport sensible que les géopoéticiens entretiennent avec la composante végétale des lieux qui se trouve au coeur de l’expérience, dans laquelle l’apport scientifique joue également un rôle crucial. L’activité d’herborisation vise à stimuler la création, laquelle, en retour, met en évidence certains aspects des végétaux encore méconnus. La sensibilité au végétal se trouve ainsi déployée sur plusieurs registres.

Sur le plan de la lecture, un phénomène similaire peut être observé. L’approche géopoétique du texte littéraire vise à développer une sensibilité à la dimension géographique des textes littéraires, à rapprocher l’expérience de lecture des expériences sensibles menées à l’extérieur (Bouvet, 2015). Les recherches menées par Rachel Bouvet et Stéphanie Posthumus (CRSH 2017-2022) cherchent à mettre au point une méthode d’analyse des textes qui conjugue la géopoétique et l’écocritique afin de mieux saisir les différents aspects de l’imaginaire botanique dans la littérature. Ces préoccupations sont assez récentes dans le domaine des études littéraires, où l’on a commencé à s’intéresser au végétal surtout à partir des années 2000, le plus souvent de manière interdisciplinaire (Cléro & Niderst, 2000; Laist, 2013; Termite, 2014; Trivisani-Moreau, Taïbi, & Oghina-Pavie 2015). L’étude du végétal constitue un domaine en pleine expansion, aussi bien sur le plan de l’écriture que de la réflexion (Coccia, 2016; Hallé, 2014; Irigaray & Marder, 2016; Marder, 2013; Pelt, 1980), au point où l’on commence à parler de « plant studies ».

3.4 Comment cela intervient-il sur le plan scientifique?

La pratique de l’herborisation constitue un cas singulier de promenade végétale dans la mesure où elle a d’abord été mise au point dans un cadre scientifique. Orientée vers l’identification des plantes dans un secteur précis, à laquelle s’ajoute la cueillette en vue de la conservation des spécimens, elle présente des caractéristiques particulières et s’inscrit dans une longue tradition scientifique ayant eu pour corollaire la constitution des herbiers et la création des jardins botaniques. Or on constate que le rôle de la taxonomie végétale a tendance à diminuer en biologie. Même si les jardins botaniques continuent de jouer un rôle central en rassemblant les herbiers nécessaires aux chercheurs (Tangerini, 2002), on observe malgré tout une diminution du rôle des connaissances en taxonomie végétale (Bennett & Balick, 2014; Raven 2004). L’une des conséquences des transformations en ce qui concerne la formation des biologistes a été la disparition progressive de l’herbier comme pilier de la connaissance végétale.

Inversement, les dernières décennies ont vu se développer un intérêt marqué pour l’herbier dans le domaine littéraire. Doit-on en conclure que, à l’instar de tout ce qui tend à disparaître de la réalité, l’herbier s’assure de conserver une place dans l’imaginaire? Que l’on pense à la fascination pour certaines figures de scientifiques, comme Humboldt et Darwin, devenus personnages de roman depuis les années 1980 (Cantos, 2001; Detambel, 2015; Gascar 1985), aux expérimentations formelles consistant à créer des « herbiers poétiques » (Draeger, 2012; Senges, 2002), à intégrer des carnets de botanistes dans la fiction (Le Clézio, 1995) ou à créer des encyclopédies poétiques sur le végétal (Hallé, 2016; Le Dantec, 2010), ou encore à l’essor du récit de voyage et du récit de flânerie, dans lesquels la découverte de la plante constitue le motif privilégié de l’écriture (Decoin, 2012; Pelt, 2013; Reumaux, 1997), dans tous les cas des herbiers littéraires prennent forme à partir des mots.

3.5 Comment cela intervient-il sur le plan pédagogique?

La dimension pédagogique de la promenade végétale est indéniable : c’est en marchant en forêt ou dans les champs que l’on apprend à herboriser, c’est en allant sur le terrain que l’on arrive à distinguer peu à peu les espèces entre elles, etc. Les travaux d’Yves Mauffette sur le développement de nouvelles stratégies pédagogiques en biologie interrogent ainsi le rapport au savoir (Prince & Felder, 2007). Étant donné que les pratiques actuelles ont considérablement transformé les pratiques de l’herborisation, il importe de s’interroger sur l’impact du numérique. En effet, le développement d’applications servant à l’identification des plantes a eu un effet déterminant sur les modes de connaissance du végétal puisque le numérique augmente et médiatise de plus en plus notre rapport à la nature (Louv, 2008; Swanstrom, 2016; Thomas 2013). Il a permis la création de blogues dédiés au végétal, de même que l’émergence de scientifiques amateurs (Gura, 2013), qui utilisent les réseaux sociaux pour échanger leurs observations. Le blogue et les réseaux sociaux offrent de nouveaux espaces de partage des connaissances, ils sont un moyen de rassembler des néophytes et des passionnés; ils servent de relais pour l’observation sur le terrain ou pour l’organisation de randonnées-cueillettes, destinées à éduquer le public ou à faire découvrir les propriétés médicinales et nutritives des plantes (naturopathie, phytothérapie). On note par exemple des blogues de partage d’expériences liées au végétal comme The Black Leaf, ou encore des herbiers numériques (Herbier d’ici et d’ailleurs, Monerbier). Des clubs de promenades et de randonnées se mettent en place (Rando Québec, Groupe Nature Faverges) ainsi que des sites dédiés aux excursions pour cueillir des champignons (Myco Mauricie)[1] ou des activités de cueillette présentées en ligne (Massif du sud[2]; Quoi faire à Québec[3]). Des applications se développent également afin de rendre les randonnées et les excursions plus interactives, intuitives et ludiques. Elles contribuent aussi à instaurer un nouveau rapport au végétal et à son observation (Polaroid)[4].

3.6 Comment cela intervient-il sur le plan écologique?

La promenade végétale répond à un souci croissant dans la population en ce qui concerne la santé et la protection de l’environnement. Elle se développe en réaction aux risques liés à la pollution, à la destruction des forêts, à la désertification, aux pratiques nocives en matière d’agriculture et d’aménagement du territoire, etc. Les scientifiques et les écologistes ont sensibilisé les sociétés aux dangers menaçant la planète. L’équipe GRIVE, formée de biologistes, de géographes, de sémiologues et de littéraires, analysera le discours de vulgarisation sur la botanique, sur les menaces écologiques et les changements climatiques et sa diffusion dans le discours littéraire, rejoignant par là même les travaux en humanités environnementales sur l’anthropocène (Clark, 2015; Johns-Putra, 2016). Elle s’interroge sur la portée de la promenade végétale en termes de sensibilisation à l’importance du végétal dans la préservation de l’environnement et dans la prise de conscience écologique.

Conclusion

En se questionnant sur les gestes posés lors des promenades, qu’elles soient quotidiennes, scientifiques, artistiques, littéraires, qu’elles se déroulent en milieu urbain ou en milieu naturel, il devient possible de montrer comment la marche contribue à la saisie de la composante végétale du paysage et à son appréciation esthétique. De ce fait, la promenade végétale n’est pas uniquement un objet d’étude, mais devient aussi un moyen permettant de mieux connaître le végétal, de l’apprécier, de l’éprouver de manière sensible, de réenchanter notre manière d’être au monde.