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Dans la rencontre de l’autre, n’est respectueux que le non-savoir radical. Ce qu’il vit, il est le tout premier à le vivre.

Singer, 2007, p. 130

Introduction

Dans les manuels de recherche qualitative, on trouve souvent le constat de la difficulté de définir ce qu’est la recherche qualitative (Bogdan & Biklen, 2006; Denzin & Lincoln, 2005; Deslauriers, 1991; Flick, 2009; Hatch, 2002; King & Horrocks, 2010; Lapan et al., 2012; Lichtman, 2010; Mayan, 2009; Neuman, 2012; Paillé, 1996; Parker, 2011; Patton, 2002; Saldaῆa, 2011; Savoie-Zajc, 2011; Silverman, 2013; Yin, 2011).

De plus, les publications sur le sujet fournissent des dizaines de définitions différentes et souvent contradictoires ou incompatibles entre elles. Cette diversité empreinte d’ambiguïtés se manifeste aussi dans les pratiques méthodologiques qui sont présentées sous l’appellation de la recherche qualitative.

Comment alors définir la recherche qualitative?

Dans ce texte, d’une part, nous mettons au jour une clarification conceptuelle que nous avons élaborée à partir de nos recherches avec des personnes marginalisées, clarification sur ce qu’est la recherche qualitative et sur sa pertinence dans l’étude du vécu humain. D’autre part, nous proposons des éléments méthodologiques pour la collecte de données qualitatives dans différents types de projets, toujours à partir de nos expériences de recherche.

1. Clarification conceptuelle : l’originalité de la recherche qualitative à la lumière de ses origines

Les premiers chercheurs qui ont donné explicitement l’adjectif qualitative à leurs approches de recherche étaient principalement des sociologues américains de la première moitié du XXe siècle (Chapoulie, 2001). Dans un contexte historique d’hégémonie de la recherche quantitative et hypothético-déductive, la recherche qualitative s’est présentée comme une certaine revendication d’une façon différente de faire de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales. Les changements qu’elle propose alors proviennent de plusieurs racines.

1.1 Racines dans l’anthropologie

Premièrement, les sociologues nommément qualitatifs ont emprunté les approches des anthropologues parce qu’ils voulaient eux aussi étudier des groupes ou des phénomènes humains qui se trouvaient « en dehors » du fonctionnement normal de la société américaine ou des sociétés occidentales. L’important dans cette manière de faire de la recherche c’est que le chercheur ne part pas de théories existantes pour expliquer les observations qu’il fait. Au contraire, il met de côté ses théories, ses connaissances, et il s’ouvre à ce qui est différent ou étonnant dans ce que vivent les personnes qu’il étudie. Cette approche est caractérisée, d’une part, par une ouverture optimale (le plus possible) à ce qui peut être découvert et, d’autre part, par une réserve optimale (le plus possible) par rapport aux préjugés. On ne veut pas imposer les théories occidentales aux cultures différentes. On veut s’ouvrir aux manières de voir et de penser des sociétés différentes, des groupes différents, des personnes différentes.

On en arrive ainsi à ce que nous considérons comme une première caractéristique fondamentale de la recherche qualitative. Celle-ci se propose d’étudier les phénomènes humains dans une ouverture optimale à la découverte de ce qui n’est pas encore connu, une ouverture à la différence, à l’altérité. Cette ouverture se traduit notamment dans une réserve par rapport aux théories explicatives existantes, par rapport aux préconceptions, par rapport aux manières de vivre et de penser qui font partie du sens commun, par rapport aux idées reçues. Notons que cette ouverture de la recherche qualitative à la « différence » est d’une grande pertinence pour l’étude du vécu des personnes qui vivent, dans nos sociétés, une forme ou l’autre de marginalisation (Nind, 2008; Tuffrey-Wijne & Butler, 2010).

1.2 Racines dans l’ethnographie

Les méthodes ethnographiques ont aussi influencé la recherche nommément qualitative dans la première moitié du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui (Geertz, 1973; Goffman, 1989; Griaule, 1957; Grills, 1998; Hammersley & Atkinson, 1983, 2007; Morse & Richards, 2007; O’Reilly, 2005; Wolcott, 2005). L’ethnographie étudie, elle aussi, les « autres » cultures, tout en prenant soin de ne pas imposer ses propres façons de penser et en s’ouvrant le plus possible à la spécificité de l’autre avec le plus d’objectivité possible, comme un témoin qui se préoccupe de rapporter fidèlement ce qu’il a observé, tout en sachant qu’il n’est pas celui qui vit le phénomène. Ce souci du témoignage fidèle se traduit, dans les traditions ethnographiques et ethnologiques, par le concept de « description ». Les premiers théoriciens de l’ethnographie, comme Geertz (1973), appellent à des descriptions en profondeur, c’est-à-dire à des descriptions du vécu humain en tant qu’il a toujours une dimension d’intériorité, une dimension culturelle, la culture étant tout à la fois une certaine manière de vivre et une certaine manière de penser la vie (Hamelin, 2015).

La recherche qualitative a hérité de ces deux préoccupations de l’ethnographie, celle d’être fidèle à l’altérité dans le phénomène étudié et celle d’assumer que le chercheur est un humain qui tente de comprendre en profondeur le vécu humain, y compris dans sa dimension d’intériorité. Dans nos recherches, nous avons tenté de ne pas imposer nos propres conceptions à la compréhension du vécu des personnes qui vivaient les phénomènes à l’étude.

En recherche qualitative, on sait aussi que c’est le chercheur qui fait l’analyse du vécu humain; ce ne sont pas des instruments d’analyse qui seraient en dehors de lui-même, de son esprit, de son intelligence. Ici encore, on intuitionne spontanément la pertinence de la recherche qualitative, avec cette posture d’ouverture et de mise de côté des préjugés, dans la recherche sur le vécu des personnes qui vivent de la marginalisation fondée sur des préjugés négatifs.

1.3 Racines dans la phénoménologie

Historiquement, on sait que les sociologues américains aux origines de la recherche qualitative ont été influencés par la phénoménologie allemande, notamment par Shutz et Husserl (Husserl, 1976, 1980, 1994, 2001; Schutz, 1932\1967, 1970, 1987, 1998). L’influence principale de ces chercheurs sur la recherche qualitative provient de la distinction qu’ils ont faite, à la suite de Dilthey (1942), entre les sciences de la nature et les sciences de la culture (ou sciences de l’esprit, chez Husserl). Pour éclairer cette distinction, ils ont affirmé qu’en sciences de la nature, on fait oeuvre d’explication, tandis qu’en sciences de la culture, on fait oeuvre de compréhension. À noter que le sociologue Max Weber a repris cette distinction (Weber, 1949, 1968). L’explication cherche la causalité tandis que la compréhension cherche les conditions d’apparition du sens. On retrouve ici la finalité de la recherche qualitative qui consiste à étudier de manière scientifique l’univers du sens.

La phénoménologie allemande insiste sur le fait que l’accès à cet univers du sens passe par la conscience que les personnes ont de ce qu’elles vivent. Pour Heidegger, qui était un disciple de Husserl, un phénomène humain n’est humain que lorsqu’au moins une conscience en fait l’expérience (Heidegger, 1923/2013). Pour Weber, les phénomènes humains ne sont humains que lorsqu’ils sont interprétés par au moins un humain. Dans cette perspective, la recherche qualitative cherche à comprendre les phénomènes humains tels qu’ils sont vécus par les humains, c’est-à-dire tel que la conscience leur donne sens.

La recherche qualitative s’intéresse au vécu dans ces deux dimensions et non uniquement à la dimension d’intériorité. Il est impossible de n’étudier que le sens donné au vécu puisque le propre du vécu humain est ce lien inextricable entre les circonstances extérieures et le sens qu’elles ont dans l’esprit humain.

1.4 L’objet de la recherche qualitative

La recherche qualitative étudie donc le vécu humain à partir de la conscience que les vivants en ont. Pour faire cette étude, elle doit recueillir des données sur cette conscience et elle doit les analyser méthodiquement pour en proposer une compréhension pertinente. Ainsi, la recherche qualitative répond aux exigences essentielles de toute démarche scientifique, c’est-à-dire, d’une part, l’exigence de recueillir des données qui proviennent du phénomène étudié (et qui ne sont pas inventées) et, d’autre part, l’exigence d’en faire une analyse sérieuse pour débusquer les idées reçues. La première exigence se traduit dans la collecte de données, qui sont essentiellement des données de discours, et la seconde exigence se traduit dans des principes d’analyse. Nous allons maintenant présenter ces deux processus en continuant notre éclairage sur le plan épistémologique.

1.5 L’accès au vécu par la conscience et l’accès à la conscience par le discours

Nous avons vu que la recherche qualitative étudie les phénomènes humains au moyen d’un accès à la conscience qu’en ont les gens qui les vivent. L’accès à cette conscience passe par le discours ou le langage. La conscience est en elle-même un discours intérieur, un langage que l’on tient envers soi-même.

Le langage humain est fait de symboles. Il peut prendre plusieurs formes, mais la plus répandue est le langage avec des mots (le langage intérieur comme le langage extérieur). C’est dans ce discours que se construit l’expérience humaine. Donc, en recherche qualitative, on recueille principalement du discours. Même la collecte des données par observation participante constitue la construction d’un discours par l’observateur.

Pour le dire simplement, en recherche qualitative, on recueille du discours sur le vécu principalement en posant des questions aux personnes qui vivent les phénomènes qu’on étudie. Le plus important est de maintenir le discours sur ce contenu symbolique. Il faut éviter d’entrer dans un discours théorique ou abstrait qui cherche à expliquer le vécu ou à le justifier en donnant les intentions du vécu plutôt que le vécu lui-même. En termes positifs, le discours à recueillir est un récit du vécu, tel qu’il a été vécu. Ce récit est fait d’événements et de significations, les deux étant inextricablement liés, c’est-à-dire que l’on ne peut pas étudier seulement l’un des deux.

Dans cette perspective, les mots sont une « marque » de ce qui se vit. Il ne s’agit pas de dire que le langage traduit une expérience, mais plutôt de dire que c’est par le langage que l’expérience se construit comme expérience (Ricoeur, 1975). La neuropsychologie considère le langage comme une trace physiologique de la conscience (Changeux, 2002; Cyrulnick, 1997; Damasio, 1999) :

cela tient en grande partie au fait que l’expérience se présente d’abord, pour le sujet, à la manière d’une saisie, d’une appropriation consciente et par là langagière, par un sujet de son rapport à une réalité dont on ne soupçonnerait même pas l’existence sans elle. D’une certaine manière, on peut dire que l’expérience relève du sens et non d’un vécu brut inanalysé, inarticulé

Nadeau-Lacour, 2000, p. 67

Nous pouvons donc comprendre ou saisir le vécu (et donc le sens qu’une personne donne à ce qu’elle vit) par ses mots et ses idées, qui sont alors traités comme des données. Ainsi, la subjectivité incontournable devient « objet » de recherche et n’est donc pas incompatible avec l’exigence de l’objectivité.

1.6 L’analyse doit être fidèle aux données et méthodique

Nous allons demeurer ici sur le plan épistémologique dans notre présentation de ce que nous comprenons comme étant la deuxième exigence fondamentale de la recherche qualitative. Il existe plusieurs excellents guides des méthodes d’analyse qualitative et nous ne prétendons pas pouvoir proposer une meilleure manière de faire cette analyse (Bailey, 2007; Barbour, 2008; Berg, 2007; Bernard & Ryan, 2010; Corbin & Strauss, 2014; Demazière & Dubar, 2007; Ezzy, 2002; Flick, 2009; Gibbs, 2007; Grbich, 2007; Guillemette, 2006; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Hatch, 2002; Lejeune, 2014; Loiselle et al., 2007; Mason, 2002; Morse, 1994; Morse & Richards, 2007; Neuman, 2012; Paillé & Mucchielli, 2008; Parker, 2011; Rice & Ezzy, 1999; Saldaῆa, 2013; Strauss, 1987; Strauss & Corbin 2003).

Dans la recherche qualitative avec des personnes marginalisées, nous pourrions dire que les enjeux épistémologiques revêtent une importance éthique particulière du fait que le vécu des personnes est souvent caractérisé par l’hétéronomie, c’est-à-dire constitué de situations où on décide à leur place non seulement de leurs actions quotidiennes, mais aussi de leurs interprétations de leur vécu (Guillemette et al., 2009; Porter et al., 2001).

C’est dans ce contexte qu’il nous semble primordial de rappeler que l’analyse des données recueillies auprès de ces personnes doit être réalisée avec la plus grande ouverture possible à ce qui peut émerger de ces données, en mettant le plus possible de côté nos propres interprétations du vécu de ces personnes. C’est ce que nous appelons l’exigence de fidélité aux données.

Si on veut la présenter en termes de méthode, on peut dire que cette ouverture s’actualise par une écoute des enregistrements des entretiens ou par une lecture des verbatims de ces entretiens. Le chercheur peut commencer par une écoute plutôt superficielle ou une lecture plutôt rapide, l’important étant de s’ouvrir à une interprétation globale de l’entretien. Ensuite, une ou deux écoutes (ou lectures) peuvent être faites de manière plus attentive.

Tout au long de ces lectures, le chercheur analyse les données en liant des concepts à des extraits des entretiens. Ainsi, il s’approprie le sens qu’il trouve dans les données et il comprend progressivement le vécu qui est partagé dans ces données.

La question essentielle demeure toujours : qu’est-ce qui est raconté comme vécu dans ces données?

Le chercheur crée des relations entre les données, entre les codes. Il élabore des catégories dans lesquelles il organise plusieurs codes et rédige des énoncés et des notes sur son analyse. Ainsi, il construit progressivement sa compréhension du phénomène, toujours à partir des données qu’il a recueillies sur ce phénomène. Il converse avec les données, c’est-à-dire qu’il pose des questions aux données et se met à l’écoute des réponses qui émergent. Il scrute avec raffinement les différentes dimensions de ce phénomène, ainsi que les différents éléments contextuels. Il cherche à comprendre avec profondeur et nuance.

Progressivement, son analyse devient plus dense et plus riche. Il en rend compte dans des constructions théoriques et des modélisations symboliques. Son analyse est enrichie par des lectures d’autres rapports de recherche sur des phénomènes semblables ou sur des aspects particuliers du phénomène à l’étude.

1.7 Quelques illustrations tirées de nos recherches avec des personnes marginalisées

Une des recherches que nous avons réalisées portait sur la participation sociale des personnes présentant une déficience intellectuelle, particulièrement sur la participation de ces personnes à la planification et à l’évaluation des services sociaux dont ils sont les usagers (Guillemette, Luckerhoff, & Boisvert (2009). Aux yeux des commanditaires de la recherche, la « participation » des personnes présentant une déficience intellectuelle pouvait bien être un objet de recherche, mais ces personnes ne pouvaient pas « participer » à la recherche en tant que telle. Ils nous ont conseillé d’animer des entretiens avec les parents et les proches de ces personnes. Pourtant, l’objectif de la recherche était de connaître la manière dont les personnes présentant une déficience intellectuelle vivent l’appropriation et la participation à l’élaboration et à l’évaluation de leur plan de services individualisé.

De notre point de vue de chercheurs en recherche qualitative, nous considérions que, dans le but d’avoir accès au vécu des personnes présentant une déficience intellectuelle, nous ferions erreur en animant des entretiens avec les parents et les proches de ces personnes. Nous avons décidé d’animer des entretiens sur le phénomène de la participation sociale directement avec les personnes qui vivent ce phénomène, c’est-à-dire avec les personnes présentant une déficience intellectuelle.

Pour nous, l’objectif de comprendre aussi le vécu des proches sur « leur » vécu de participation et d’évaluation des services offerts à la personne de leur entourage vivant avec une déficience intellectuelle serait bien servi par des entretiens avec ces proches, pourvu que ces entretiens portent sur « leur » vécu de proches « en tant que proches ».

Dans une autre recherche, menée par l’un des auteurs de cet article (Fall, 2020), le même enjeu de recueillir des données auprès d’élèves en situation de handicap et de leurs parents s’est présenté. Il a fallu être bien attentif à recueillir les données sur le vécu spécifique de chaque personne (le parent en tant que parent et l’élève en tant qu’élève) et non sur le point de vue d’un parent par rapport au vécu d’un de ses proches. Le glissement vers l’opinion sur le vécu d’un autre ou de plusieurs autres appartenant à un ensemble est une tentation bien réelle. Lorsqu’on y succombe, la différence sur le plan épistémologique et sur le plan de la scientificité est fondamentale.

Un autre de nos projets de recherche portait sur la participation de personnes handicapées[1] à des ateliers de théâtre (Plouffe, 2011; Plouffe & Guillemette, 2012). Dans ce projet, nous avons recueilli de multiples informations sur l’accès aux arts des personnes handicapées, sur l’utilité de l’art pour ces personnes, sur les visages que prennent les personnes handicapées dans l’art et la littérature à travers l’histoire et les différentes cultures, sur les récits des praticiens du théâtre impliqués aux côtés de personnes handicapées. À un certain moment, nous avons constaté avec stupéfaction que, dans toutes les données recueillies à travers une quinzaine d’années de recherche, nous n’avions aucune parole qui venait des personnes handicapées elles-mêmes. Nous avions comme intention sincère de donner une place à ces personnes dans l’espace public, mais nous avions tout simplement omis de leur donner la parole. Alors, nous sommes allés à la rencontre des personnes handicapées qui vivaient l’expérience théâtrale et nous leur avons demandé de nous parler de cette expérience. La compréhension qu’elles avaient de cette expérience a été d’une grande richesse. Certaines de ces personnes avaient de grandes difficultés de communication, mais elles ont réussi à partager avec nous leur vécu avec nuance et profondeur.

Dans un autre programme de recherche, nous nous sommes intéressés au vécu des non-publics, c’est-à-dire un public non pratiquant, empêché, écarté ou exclu d’une offre qui devrait s’adresser à tous. Cette notion de non-public « émane de nombreux débats et réflexions sur la démocratisation de la culture et se définit principalement par contraste ou en opposition avec celle de public » (Luckerhoff & Lapointe, 2021, p. 1). Cela signifie que les personnes des non-publics sont définies comme n’étant pas

[celles] qui, par goût ou par habitude, lisent de la grande littérature, vont au théâtre, fréquentent les salles de cinéma d’art et d’essai, écoutent de l’opéra, visitent plusieurs musées ou monuments par an et ainsi de suite

Jacobi & Luckerhoff, 2009, p. 99

Cette perspective dévalorisante s’inscrit dans une dynamique d’exclusion et la recherche montre que l’exclusion culturelle mène à l’exclusion sociale. Ainsi, cette perspective peut contribuer à « identifier les individus qu’on ne compte pas parmi les publics de la culture cultivée; ce faisant, c’est bien à une hiérarchie des pratiques culturelles, des institutions et des habitus qu’elle renvoie » (Luckerhoff et al., 2019, p. 228). Nous avons donc voulu étudier le vécu des non-publics, non pas à partir des référents culturels valorisés, mais à partir de rencontres et de centaines d’entretiens pour mieux comprendre leur vécu spécifique. Sur le plan épistémologique, il s’agit d’un postulat fondamental : la personne est toujours la mieux placée pour parler de ce qu’elle vit.

2. La collecte de données par les entretiens individuels et de groupe

Dans cette partie, il est question des instruments de collecte de données qui permettent de recueillir le discours des personnes, principalement des entretiens individuels ou de groupe[2] animés directement avec les personnes concernées.

Les principes de communication sont en général communs à l’entretien individuel et à l’entretien de groupe. Dans les pages qui suivent, lorsqu’il y a des spécificités propres à l’un ou à l’autre, nous le signalons. Par ailleurs, plusieurs principes d’animation d’un entretien de groupe en recherche qualitative sont recueillis à même les principes d’animation de tout groupe d’échanges entre des participants (Boisvert et al., 2005; Mann & Stewart, 2000).

Qu’il soit individuel ou de groupe, l’entretien de recherche qualitative, à la différence du questionnaire, est vécu dans une interaction sociale qui a toujours une dimension de présence corporelle, même lorsque les échanges sont médiatisés, par exemple par l’Internet, et que les personnes ne sont pas présentes au même endroit. L’entretien suppose que des personnes s’adressent les unes aux autres dans une construction interactive d’un discours (Haas & Masson, 2006). Cette interaction est à la fois improvisée et structurée selon une finalité précise, celle de mieux comprendre un phénomène humain à partir de la conscience qu’en ont les personnes qui le vivent, et donc à partir de ce qu’elles peuvent en dire (Blanchet & Gotman, 2007; Parker, 2011). En raison de ces fondements épistémologiques, l’entretien de recherche qualitative est toujours caractérisé par une approche exploratoire et par une ouverture à la découverte (Demers, 2003).

La grande majorité des participants aux recherches sont capables de « dire », c’est-à-dire de mettre en discours la conscience qu’ils ont de ce qu’ils vivent (Gardou, 2011; Ware, 2004). Évidemment, dans certains cas, le discours passe par d’autres moyens que la parole comme telle, mais il constitue tout de même une interaction symbolique ayant toute sa valeur intrinsèque de discours sur le vécu.

Cette seconde partie de l’article est divisée en deux sous-parties. Dans un premier temps, nous explicitons les principes théoriques de la méthode de l’entretien en recherche qualitative. Deuxièmement, nous présentons les étapes générales de son déroulement.

2.1 Faire place au discours des participants

L’entretien de recherche qualitative est essentiellement non directif parce qu’il consiste à laisser l’initiative du discours aux personnes auprès de qui le chercheur veut collecter les données de la recherche. Ce principe de non-directivité correspond à l’approche rogerienne en psychothérapie (Rogers, 1945, 1951). L’animation de l’entretien laisse donc la place au discours de la personne ou des personnes interviewées. Ainsi, la préparation des questions et des sujets à aborder durant l’entretien est-elle considérée comme moins importante que la préparation des stratégies qui favoriseront la prise de parole des participants lors de l’entretien. Dans le cas de l’entretien avec des personnes marginalisées, cette préparation consistera notamment à adopter le langage spécifique à ces personnes. Cet effort d’adaptation est semblable à l’acculturation nécessaire au chercheur dans les recherches interculturelles (Hamelin, 2015). Rappelons que l’adaptation dont il est question ici est exigée non pas uniquement à cause des caractéristiques du langage des personnes, mais aussi à cause des « limitations » auxquelles font face les chercheurs qui ne sont pas familiers avec ce langage. De la part de ces derniers, le défi consiste, en quelque sorte, à communiquer dans une « tierce langue » qui est construite à partir des « deux » langues des deux parties. Les défis de la communication se présentent à toutes les personnes impliquées. L’essentiel ici est que le chercheur doit, en principe, faire autant d’efforts que les participants pour « apprendre » la langue qui va servir à la communication entre eux, et ce, pour les dimensions verbales comme pour les dimensions non verbales de cette communication.

Si l’intervieweur privilégie une communication non formelle, en conversant plutôt qu’en questionnant systématiquement, l’expression des personnes sera facilitée, même si, en raison de la finalité scientifique, cette « conversation » est très différente de la conversation commune. Plus précisément, il s’agit de susciter un discours narratif et descriptif afin de permettre un discours concret sur le vécu.

De plus, il est utile de répéter ce qui est dit par le participant ou de reformuler son discours tout en lui demandant de valider (ou d’invalider) l’exactitude de la « reformulation ». Ce moyen a souvent comme conséquence que la personne reformule elle-même son discours, fournissant ainsi une version différente et plus nuancée.

Le fait de respecter le rythme, le débit et le caractère laborieux du discours constitue aussi un moyen facilitant la construction du discours par le participant.

Dans l’entretien de recherche qualitative, sur le plan du contenu, l’intervieweur laisse aux participants l’essentiel du contrôle de la quantité du discours et se nourrit des informations apportées par ces derniers pour relancer ou approfondir un élément ou l’autre du discours. Dans le processus de questionnement, on s’en tient à des questions ouvertes et à des relances sur ce qui a été dit. Il s’agit de laisser les personnes partager leurs expériences en racontant les faits vécus. L’interviewé raconte « son » histoire (Seidman, 2013).

2.2 La considération positive d’autrui

L’interviewé est considéré comme quelqu’un qui sait et qui donne son savoir à quelqu’un qui ne sait pas : « la personne interrogée possède des informations que le chercheur ignore » (Mayer et al., 2000, p. 116). L’interviewé fait cadeau d’un élément de son monde intérieur à l’intervieweur qui le recueille pour les besoins de sa recherche. Concrètement, le chercheur-intervieweur parle peu et ne donne pas son avis. Dans ses interventions, il souligne la richesse de l’apport des personnes interviewées.

Dans les publications sur l’entretien, qu’il soit thérapeutique ou lié à la recherche, on associe généralement le concept de non-directivité à Carl Rogers, mais son concept le plus important est celui de « prizing » (Rogers, 1945, 1951). Ce n’est pas l’absence de directivité qui est essentielle, mais plutôt tout ce qui favorise l’expression libre. Il ne s’agit pas uniquement d’éviter des comportements de directivité. L’intervieweur doit adopter des attitudes positives d’ouverture et de considération positive des interviewés. Que ce soit pour l’entretien individuel ou pour l’entretien de groupe, le chercheur doit faciliter l’expression verbale des participants ou « l’accès à la parole » (Boisvert et al., 2005, p. 34). Cela est encore plus important lorsqu’on réalise des entretiens avec des personnes qui ont été victimes de dévalorisation sociale et de stigmatisation.

De plus, l’interaction avec ces personnes est facilitée par des attitudes d’accueil chaleureux, d’amabilité dans les propos (Kalubi et al., 2001), de considération positive de la personne, de présomption de compétence et de centration sur le potentiel plutôt que sur les limites (Friedman, 1998). Ces attitudes doivent être manifestées par des marques verbales et non verbales d’attention et d’intérêt (Rice & Ezzy, 1999).

En lien avec la tendance à l’acquiescement et aux comportements motivés fortement par la désirabilité sociale, il est utile d’éviter les questions fermées ou à choix multiples ainsi que les suggestions de réponses ou d’opinions (Dockrell, 2004; Flynn, 1986; Sigelman et al., 1982). Dans le même ordre d’idées, il faut éviter le plus possible les manifestations d’autorité comme les approbations et les jugements (Sigelman, 1983). C’est un défi pour le chercheur qui réalise l’entretien d’aborder une thématique sans mettre les mots dans la bouche du participant (Brewster, 2004). Dans la même perspective de faciliter l’expression du discours par la personne elle-même qui vit le phénomène à l’étude, lorsque cette personne est marginalisée, il peut s’avérer nécessaire de privilégier les communications en l’absence de proches (Card, 1983; Lennox et al., 2005), à moins que le rôle « d’interprète » soit absolument nécessaire. En somme, il s’agit de tout faire pour valoriser l’originalité individuelle de la personne avec laquelle on communique (Wyngaarden, 1981). Une relation saine avec une personne marginalisée donnera priorité à la limpidité de la communication concernant le message (informations) et le messager (attitudes). Ainsi, dans un tel contexte de communication, on doit porter une grande attention à la relation avant de mettre des efforts à planifier un contenu à aborder.

Nous avons constaté, dans les paroles des personnes marginalisées, qu’elles ont assez souvent l’impression que « les autres » parlent pour elles – niant ainsi d’une certaine façon leur présence dans la communication. Les stratégies communicationnelles identifiées ici permettent la reconnaissance de l’autre dans une perspective de complémentarité dans la différence et non de rivalité.

2.3 La profondeur

Dans l’entretien de recherche qualitative, le concept de profondeur désigne une caractéristique qui se situe à l’opposé de la superficialité (Poupart, 1997), mais il désigne aussi une certaine « longueur de temps » dans l’échange sur un élément que l’on désire approfondir pour une compréhension plus riche et plus complète. Il faut préciser ici, au passage, que « longueur de temps » ne doit pas entrer en contradiction avec la capacité d’attention de la personne participante. La longueur de temps peut être construite comme une addition de séquences temporelles brèves.

Il est important d’éviter la rationalisation et la fuite intellectuelle des argumentations sur les principes ou les justifications. L’expérience montre qu’il est possible de constamment aborder les événements par un discours sur des éléments plutôt narratifs : les personnes, les lieux, les gestes observés et les paroles entendues, ce qui est une manière très efficace de maintenir le discours sur le vécu du phénomène à l’étude. En d’autres mots, il est important de recentrer les propos sur les perceptions sensorielles en évitant tout ce qui peut provoquer de la confusion ou de la perplexité dans le monde des idées (Flynn, 1986) et en évitant les « pourquoi? ». Il est préférable d’utiliser des phrases courtes et simples, de faire des pauses fréquentes et de diviser le flot de circulation d’information en séquences brèves (Thompson, 1998).

Pour faciliter la compréhension des participants, le chercheur utilise des synonymes et des reformulations, n’hésite pas à revenir sur le même sujet et à répéter (Sigelman et al., 1982), tout en étant attentif aux manifestations de la compréhension (Carrier & Fortin, 1994). Également, c’est facilitant d’éviter les mesures, les appels à se situer dans le temps ou les appels à la mémoire (Carrier & Fortin, 1994; Dockrell, 2004; Flynn, 1986). Si l’on doit faire appel à la mémoire du passé, que ce passé soit le plus récent possible. De plus, il est important de décoder les indices non verbaux (Rosen et al., 1974), ce qui peut nécessiter d’acquérir au préalable une certaine connaissance de l’univers culturel et intérieur de la personne (Warren, 2002).

En favorisant la communication comme telle, on favorise la relation de confiance. C’est un enjeu particulièrement important lorsque l’entretien est réalisé avec des personnes marginalisées, notamment parce que celles-ci vivent avec plus d’acuité le stress provoqué par la nouveauté et l’inconnu de la situation de communication (Atkinson, 1988). De plus, elles ont généralement une faible estime de leurs compétences communicationnelles (Dinnebeil & Rule, 1994; Guerdan, 1998; Wyngaarden, 1981), de même qu’une impression d’infériorité culturelle (Barnwell & Day, 1996; Beckman & Stepanek, 1996). Il est donc nécessaire de prévoir une période d’apprivoisement mutuel pour susciter la confiance dans la relation (Fiedler & Swanger, 2000; Stepanek et al., 1996). Dans la même finalité, le chercheur privilégie les interactions naturelles (Bryen & Joyce, 1985) et évite le jargon spécialisé (Beckman et al., 1996; Kroth & Edge, 1997). Il est aussi important de minimiser la distance culturelle et sociale, notamment par l’adaptation du niveau de langage et de signes culturels comme l’habillement (Barnwell & Day, 1996; Beckman & Stepanek, 1996).

Au fond, il s’agit d’entrer le plus possible dans le langage des interviewés et dans sa signification. Une certaine attitude d’empathie favorisera cette entrée progressive dans l’univers sémantique spécifique aux participants (Kroth & Edge, 1997). Dans la même finalité, l’intervieweur peut prendre le temps d’établir certaines conventions symboliques en début d’entretien ou au cours de celui-ci, notamment pour vérifier s’il a bien compris ce que dit le participant.

Conclusion

Tout simplement parce qu’elles sont humaines, les personnes qui vivent un phénomène donnent un sens à ce qu’elles vivent et ce sens est présent dans la conscience qu’elles ont de ce qu’elles vivent. Pour faire de la recherche qualitative sur ce vécu, il s’agit d’avoir accès à cette conscience et de conserver une certaine réserve pour ne pas imposer des préjugés à la compréhension de ce vécu.

Tout projet sur le vécu n’échappe pas à l’exigence de l’accès au vécu par la conscience et de l’accès à la conscience par le discours. On y retrouve donc aussi le postulat que les personnes peuvent participer avec compétence à toute entreprise qui cherche à comprendre ce qu’elles vivent. Plus qu’une ouverture méthodologique, ce préjugé favorable est fondamental dans l’approche elle-même. Cette façon de penser et de procéder va non seulement favoriser la participation des personnes aux recherches qui les concernent, mais elle a des conséquences sur la richesse des données (Gilbert, 2004). Plus qu’une construction, il s’agit d’une découverte du sens que ces vivants donnent à leur vie. L’enjeu repose donc en grande partie sur la reconnaissance du pouvoir de la personne elle-même sur sa vie… et sur sa façon de penser sa vie.

En réalisant nos recherches, nous avons compris que le principe épistémologique au fondement de toute recherche qualitative est que les personnes les mieux placées pour parler du phénomène que nous voulons étudier sont les personnes qui vivent le phénomène en question. Nous avons compris qu’il faut partir de ce principe épistémologique pour aller vers la méthodologie et non l’inverse. Nous n’avons pas à prendre les méthodes comme porte d’entrée dans la démarche de recherche, mais nous avons à mettre les méthodes au service de cette démarche qui a comme principe fondamental, en tant que démarche de recherche, la participation des acteurs sociaux à tout ce qui les concerne, y compris la recherche sur ce qu’ils vivent. En d’autres mots, à cause du principe épistémologique au fondement de nos choix méthodologiques, nos méthodes nous ont permis de donner la parole aux acteurs sociaux, de suspendre le recours aux « paroles » scientifiques sur les sujets à l’étude, au moins temporairement, et de dialoguer, c’est-à-dire de faire l’effort de comprendre le discours de ces acteurs sociaux, afin de comprendre leur vécu.