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« La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes »

Morin, 2000, p. 94

Introduction

Depuis plusieurs années, le concept de l’innovation ouverte (désormais IO) fait florès compte tenu de l’accélération du développement technologique (Ettlinger, 2017). L’on entend par IO « l’utilisation d’entrées et de sorties intentionnelles de connaissances, accélérant l’innovation interne et élargissant aussi les marchés pour l’utilisation externe de l’innovation » (Gassmann et al., 2010, p. 213). Pour l’essentiel, la définition basique de l’IO lui reconnaît deux dimensions complémentaires. Il y a un processus entrant qui consiste en l’introduction, dans l’organisation, de technologies (connaissances) détenues par d’autres et qui sont supérieures aux siennes (pensons à l’achat de licences, à des participations minoritaires, à des contrats R&D, etc.). Il y a aussi un processus extrant qui consiste en transfert, par l’organisation, de certaines de ses technologies (ou connaissances) pas ou peu utilisées, offertes au bénéfice d’autres organisations (pensons à l’octroi de licences, à la vente de projets d’innovation, etc.) (Chesbrough, 2015).

Fréquemment évoquée avec ces deux mouvements paradoxaux des flux entrants et sortants (Chesbrough, 2003b; Chesbrough & Bogers, 2014), l’IO sous-tend deux raisons aux collaborations interorganisationnelles. Tout d’abord, une raison financière avec le partage des coûts d’innovation croissants parce qu’il est devenu de plus en plus onéreux de faire de l’innovation avec une approche d’innovation fermée, c’est-à-dire restreinte à l’intérieur de l’organisation (Miller et al., 2018). Ensuite, une raison d’apprentissage grâce à l’accès et au partage des connaissances entre organisations (Bougrain & Haudeville, 2002). Face à ces raisons, l’enjeu actuel n’est plus de convaincre de la valeur de l’IO, largement démontrée (Ahmadi et al., 2019). Il est plutôt de chercher à mieux soutenir l’IO (Dupont et al., 2019). Or, pour le faire, il est requis de mieux la comprendre. Cependant, hormis la reconnaissance de l’utilité pratique des métaphores pour la pensée créative (voir par exemple Boom, 2010), personne ne s’intéresse au symbolisme du savoir de l’IO, d’où l’originalité de cet article. Celui-ci s’inscrit dans la mouvance des travaux de Lakoff et Johnson (2008), de Morgan (1986/2006) et de Weick (1989) selon lesquels la métaphore est inhérente au système de pensée de l’humain, tout comme à son langage et à ses actions. Contrairement à certains, tels Alpaslan et al. (2006) qui déplorent ce qui leur semble être une faiblesse, nous partageons plutôt la perspective de Lakoff et Johnson (2008), Morgan (1986/2006) et celle de Weick (1989) voulant que tout acte d’intellection passe invariablement par une quelconque référence à des métaphores.

Se questionner sur la représentation symbolique actuelle de l’IO, tel est l’objet de cet article découpé en cinq parties : l’approche symbolique adoptée, la méthodologie, les constats, la discussion et la conclusion, laquelle fait notamment état de quelques suggestions en vue de recherches futures.

1. Approche symbolique

Au-delà de toute discipline, nul n’échappe aux métaphores (Altamirano, 2021; Frisina, 2022; Morgan, 2011; Păstae, 2019). Se référer à des métaphores serait une caractéristique ontologique à laquelle aucun humain ne peut se soustraire si tant est qu’il ressente une volonté de trouver un sens au monde avec lequel il interagit (Morgan, 2011). Ce processus cognitif et primitif (Morgan, 2011) implique une comparaison entre un concept abstrait ou complexe – appelé le « domaine cible » – et un autre concept imagé et physique (la métaphore) – appelé le « domaine source » (Cornelissen & Kafouros, 2008; Schoeneborn et al., 2022). Par exemple, lorsque Collewaert et al. (2021) étudient la gouvernance des anges financiers en contexte institutionnel, le domaine source est l’ange et le domaine cible est l’entrepreneur investisseur qui partage son réseau professionnel, son capital et son expertise.

Depuis des années, la valeur heuristique de la métaphore pour étudier les phénomènes organisationnels est reconnue (Oswick & Grant, 2016). Comme l’affirme Morgan, toute théorie revêt une nature symbolique : « […] toutes les théories sont des métaphores. […] en développant la théorie du management, nous ne faisons que développer les implications d’une métaphore privilégiée »[1] [traduction libre] (2011, p. 461). De surcroît, plus d’une métaphore est requise parce que chacune d’elle ne dépeint qu’une facette parcellaire de l’organisation, complexe et multidimensionnelle (Morgan, 1986/2006, 2016). En ce sens, la métaphore est une sorte d’idéal type et celui-ci ne définit pas à lui seul la réalité à laquelle on l’associe. Autrement dit, il comporte des caractéristiques « pures » qui coexistent avec celles d’autres idéaux types et, ensemble, ils décrivent la complexité du fait social. À l’instar des idéaux types, plusieurs métaphores sont requises pour déchiffrer un concept complexe comme celui de l’IO. Chaque métaphore rend compte de la réalité, mais en même temps, elle la tronque (ou la déforme) parce que sa capacité de couvrir l’entièreté de cette réalité s’achoppe à la capacité des autres métaphores à considérer. Dès lors, entre les métaphores utilisées pour un même concept, il existe ce que Morgan appelle un « paradoxe de la métaphore » pour désigner la tension entre des représentations concurrentes (Morgan, 2011). On retiendra par ailleurs que tout paradoxe, qu’il soit rattaché ou non à des métaphores, possède trois caractéristiques : 1) une contradiction ou une dissonance entre deux pôles; 2) l’interdépendance des pôles, c’est-à-dire leur complémentarité et/ou la synergie; 3) la persistance de cette tension dynamique dans le temps (Schad, 2017; Smith & Lewis, 2011).

1.1 Répertoire classique de Morgan (1986/2006)

En théories des organisations (en sciences de gestion), Images of organization de Morgan (1986/2006) est un cadre conceptuel classique proposant un répertoire de huit métaphores concurrentes et complémentaires. De manière générale, la valeur ajoutée de toutes les métaphores de Morgan réside dans leur « capacité à inspirer un raisonnement analogique créatif qui nous permet de percevoir les phénomènes organisationnels (la cible) à la lumière de domaines conceptuels voisins (la source) »[2] [traduction libre] (Schoeneborn et al., 2016, p. 916). Avec la métaphore de la machine, l’organisation est vue comme un système fermé qui a besoin d’efficacité et d’efficience. Avec l’organisme, l’organisation est plutôt considérée comme un système ouvert qui doit s’adapter aux exigences de l’environnement extérieur. La métaphore du cerveau attribue des capacités cognitives et d’apprentissage à l’organisation alors que la métaphore de la culture accorde à l’organisation un ensemble de valeurs, de rituels, de croyances partagées, bref un ensemble d’éléments fédérateurs d’une identité organisationnelle. Avec le système politique, l’organisation se présente comme un gouvernement doté de règles qui maintiennent l’ordre malgré l’existence d’intérêts conflictuels. La métaphore de la prison psychique, quant à elle, fait voir l’organisation comme un lieu de souffrance ou d’aliénation au sein duquel des mécanismes de défense inconscients sont à l’oeuvre et celle de l’instrument de domination met au jour les rapports inégaux de pouvoir et d’exploitation. Enfin, avec la métaphore du flux, Morgan (1986/2006) s’inspire des travaux de l’économiste Schumpeter, surnommé le parrain de l’innovation, pour avancer l’idée que l’innovation soit un processus de transformation ou de « destruction créatrice » (Jackson, 2020). Ainsi, les nouvelles innovations supplantent les anciennes et, par conséquent, les détruisent. De cette métaphore du flux, Schoeneborn et al. (2016) soulignent un contraste par rapport aux autres métaphores qui pointent l’organisation en tant qu’entité, tandis que celle du flux s’oriente vers une relation entité-processus qui implique qu’il faille plutôt réfléchir l’organisation dans sa nature paradoxale : « l’image du flux nous invite à comprendre l’organisation comme étant paradoxalement constituée de, et constituée par, des processus de flux et de transformation »[3] [traduction libre] (p. 917). Par-delà les différentes représentations répertoriées par Morgan, l’IO devrait intéresser un lectorat diversifié.

1.2 Pertinence pour une diversité de disciplines

Huizingh (2011) ou encore von Krogh et Spaeth (2007) sont du nombre à avoir souligné l’intérêt porté à l’IO par diverses disciplines telles que la sociologie, l’anthropologie, l’économie, etc. Plus concrètement, pensons, par exemple, aux chercheurs en ergonomie cognitive et à leurs études sur les activités de conception collaborative. L’étude des processus cognitifs que sous-tendent les pratiques individuelles tout comme l’étude des processus d’allocation des activités de résolution de problèmes, au coeur de l’ergonomie cognitive, sont pertinentes pour mieux comprendre l’IO. Pensons aussi aux chercheurs en sociologie des dynamiques d’innovation locale ou territoriale, du développement territorial ou du marketing territorial, en lien avec l’innovation. Notons par exemple les travaux de la géographe Aubry (2020). Traitant de « l’archétype métropolitain », Aubry (2020) soutient que, dans les études sur l’IO et le développement territorial, la perspective dominante est celle de la concentration géographique nécessaire aux interactions fructueuses entre les parties prenantes (organisations, universités, concurrents, collaborateurs, etc.). Il serait même plus exact de parler de la perspective de la proximité urbaine, désignant la masse critique de la concentration géographique omniprésente dans les milieux urbains bénéfiques à l’innovation collaborative (par exemple, Silicon Valley). Aubry (2020) encourage à étudier différemment l’IO, en pensant au-delà de la notion de territoire d’innovation. La piste suggérée est de considérer les stratégies d’innovation alternatives, les initiatives citoyennes originales dans des territoires inhabituels, et qui mettent à profit d’autres types de proximités jusqu’à ce jour non prises en compte par « l’archétype métropolitain ». Parmi ces autres proximités, il y a celle de la « proximité cognitive, institutionnelle ou proximité géographique temporaire » (Aubry, 2020, p. 4). Enfin, pensons enfin aux chercheurs en communication organisationnelle qui étudient les dynamiques d’innovation sous-jacentes à une communication territoriale. Il y a ici l’exemple de LeCorf (2016) qui explore une sorte de participation citoyenne qui s’exprime par les technologies numériques (celle des développeurs web), les industries créatives ou encore les politiques publiques d’innovation.

2. Méthodologie

Notre réflexion critique ne repose pas sur une revue de littérature systématique parce qu’elle « ne cherche pas à évaluer la “robustesse” des preuves scientifiques » (Touati & Denis, 2013, p. 3). Elle repose plutôt sur une analyse documentaire traditionnelle ou narrative, telle que définie par Cronin et al. (2008) :

Ce type d’analyse critique résume un ensemble de documents et tire des conclusions sur le sujet en question […] Son objectif principal est de fournir au lecteur un contexte complet pour comprendre les connaissances actuelles et souligner l’importance des nouvelles recherches. Elle peut inspirer des idées de recherche en identifiant les lacunes ou les incohérences dans un ensemble de connaissances […][4] [traduction libre]

p. 38

Une analyse bibliométrique (Pustovrh & Jaklič, 2018) a permis de répertorier une dizaine de publications récentes parmi les plus citées dans la littérature en management de l’innovation.

Tableau 1

Dix références parmi les plus citées par l’ensemble des documents de base de la recherche sur l’IO. (Source : Pustovrh & Jaklič, 2018, p. 319)

Dix références parmi les plus citées par l’ensemble des documents de base de la recherche sur l’IO. (Source : Pustovrh & Jaklič, 2018, p. 319)

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Ces références ont toutes été publiées après l’introduction officielle du concept de l’IO dans la littérature en management. Avant cette introduction formelle par Chesbrough, d’autres chercheurs avaient déjà implicitement évoqué l’IO, mais sans l’expliciter, notamment Grant (1996), March (1991) et Teece (1986). Notre réflexion ne couvre pas ces articles antérieurs. Par ailleurs, bien que les dix publications retenues ici soient fréquemment citées dans les travaux en IO, il s’avère que les études faites dans de grandes entreprises restent dominantes, au détriment de celles issues des petites et moyennes entreprises (Sabando-Vera et al., 2022). Une dernière précision importante concerne l’ouvrage de Chesbrough, Open business models: How to thrive in the new innovation landscape (2006). Puisque cette référence n’est pas un article mais un livre, une revue de celui-ci a plutôt été retenue. L’analyse exploratoire s’est fait en quatre phases : 1) l’identification d’une récente analyse bibliométrique sur l’IO (Pustovrh & Jaklič, 2018); 2) le repérage des métaphores de Morgan; 3) l’exercice d’un regard transversal à toutes les observations propres à chaque article afin de repérer les métaphores les plus récurrentes ou communes; 4) la comparaison des métaphores observées afin de mettre en lumière les éventuels paradoxes, en lien avec le concept du « paradoxe de la métaphore » énoncé par Morgan (2011).

3. Constats dans la représentation symbolique de l’IO

L’un des premiers constats faits est que malgré sa prévalence en théories des organisations (Oswick & Grant, 2016), la métaphore de la machine est absente des références retenues ci-dessus. Ceci n’est cependant pas une réelle surprise, puisqu’avec la métaphore de la machine, l’organisation se voit représentée comme un système fermé qui pointe l’ancien paradigme de l’innovation fermée, antérieur au changement paradigmatique ayant mené à celui de l’IO. Pour autant, la planification (programmation) n’est pas totalement absente et donc la machine pourrait malgré tout être une métaphore sur laquelle réfléchir. Par ailleurs, en raison de la définition basique de l’IO avec les flux de connaissances, l’on aurait pensé que la représentation symbolique dominante de l’IO soit ab initio celle du flux. Or, cette métaphore se retrouve plutôt en second plan, la principale étant celle de l’organisme.

3.1 La métaphore de l’organisme (entité)

La métaphore de l’organisme reconnaît à l’organisation son statut de système ouvert, la nécessité de son adaptation dans son écosystème pour sa survie, son cycle de vie, son existence parmi « différentes espèces d’organisations » (Morgan, 1986/2006, p. 32) et ses « rapports entre les espèces et leur écologie » (Morgan, 1986/2006, p. 32). L’organisation est évoquée de deux manières : d’un côté en tant qu’organisme indépendant et intentionnel dans son adaptation à son milieu (théorie de la contingence), notamment en se créant délibérément des alliances ou des partenariats; de l’autre, en tant qu’organisme dépendant de son écosystème pour survivre et profiter du fait que la sélection par son milieu lui est avantageuse (darwinisme social).

3.1.1 Théorie de la contingence (s’adapter)

L’adaptation telle que réfléchie par les chercheurs en théorie des organisations est intentionnelle : l’organisation (en tant que système ouvert) évalue les menaces et les opportunités de son milieu, déploie des efforts pour s’y adapter et ainsi survivre (Hannan & Freeman, 1977). Originellement centrée sur l’organisation, l’innovation est devenue avec le temps plus inclusive et perméable, prenant place au sein des échanges entre organisations diverses dont les frontières sont devenues intentionnellement poreuses (Dupont et al., 2019). L’IO invite à focaliser sur un collectif d’organisations (aussi appelé « réseau » [de Groote & Backmann, 2020] au sein duquel l’organisation adopte une approche coopérative avec ses partenaires interorganisationnels (Bogers et al., 2017; Veilleux & Queenton, 2015). Mais même durant la période de l’innovation fermée, rares ont été les organisations gérées en complète fermeture, car « les entreprises font a minima appel à de la prestation ou impliquent les utilisateurs dans des panels » (Steiner, 2014, p. 39).

S’adapter à son milieu implique également de collaborer : l’IO suppose une démarche organisationnelle ouverture, tournée vers l’extérieur où s’établissent des alliances interorganisationnelles (Chesbrough, 2003a). Sans collaboration, le réseau d’IO n’existe pas. Les alliances ou les partenariats interorganisationnels qui structurent le réseau reposent sur une collaboration grâce à laquelle l’information et les ressources se partagent, en soutien à l’innovation (de Groote & Backmann, 2020). Pourtant, cette collaboration qui rend possible la création de valeurs et de bénéfices communs s’oppose en même temps à la compétition interorganisationnelle bien présente, puisqu’il s’agit malgré tout d’organisations rivales qui considèrent aussi l’adoption de comportements stratégiques opportunistes pour d’éventuels bénéfices privés (de Groote & Backmann, 2020). S’adapter à son milieu, c’est donc réussir l’équilibre délicat entre la compétition et la coopération. La « coopétition » est cette idée qu’il faille se protéger tout en partageant une partie de ses connaissances dans son habitat. Suggérée originellement par Branderburger et Nalebuff (1996), et reprise depuis par beaucoup d’auteurs en stratégie et en gestion de l’innovation (voir Mierzejewska, 2022), la coopétition renvoie au paradoxe entre la compétition et la collaboration. En IO, une idée forte persiste : se battre contre ses concurrents pour survivre ne permet généralement pas de les annihiler. Donc, il s’avère nécessaire de s’en faire des partenaires stratégiques par la recherche d’intérêts communs ou convergents (Castro Gonçalves et al., 2020). Bref, il faut trouver l’équilibre entre s’ouvrir et se fermer à son habitat ou son milieu dans lequel les réseaux d’innovation (Remneland Wikhamn, 2020) ou écosystèmes d’innovation naissent et, pour y arriver, se doter de mécanismes régulateurs (Munoz & Lu, 2011). Atteindre un juste équilibre serait en lien avec la diversité des espèces dans l’écosystème. Autrement dit, lorsque l’écosystème (réseau) est hétérogène, les organisations sont variées et l’absence de cohésion se constate (Nieto & Santamaría, 2007). Cela dit, si l’absence de cohésion a son lot de défis relationnels, l’avantage d’une plus grande diversité d’espèces demeure appréciable parce que cela représente une plus grande variété, et donc une richesse et une profondeur de connaissances (Jarvenpaa & Wernick, 2011).

S’adapter, c’est aussi faire le choix d’être ambidextre. Duncan (1976) a été le premier à se référer à la métaphore anthropomorphique de l’ambidextrie. Celle-ci désigne la double capacité de l’organisation à exploiter et à explorer, c’est-à-dire à utiliser ses ressources et ses compétences existantes pour réaliser les objectifs à court terme (l’exploitation), mais aussi pour saisir des opportunités d’innovation et, ce faisant, permettre le développement de nouvelles compétences organisationnelles (l’exploration) (Zimmermann et al., 2018). Grâce à March (1991), nous savons que l’organisation doit faire de l’exploration pour rester à l’affût des technologies et des modes du secteur sinon l’organisation risque de perdre sa place ou son importance dans le marché. Toutefois, l’exploration n’est possible que si l’organisation exploite bien ses ressources actuelles. Ainsi, avec ses capacités à court terme, elle peut assurer des projets à long terme et donner la chance à l’exploration. Mais garder un équilibre dans le paradoxe entre l’exploitation et l’exploration n’est pas une mince tâche : par exemple, si l’organisation donne trop d’importance aux innovations radicales et à la génération d’idées, cela peut stimuler exagérément la collaboration et créer un environnement de paranoïa entravant l’équilibre exploitation-exploration (Munoz & Lu, 2011). En outre, les organisations sont financées par des investisseurs privés, lesquels veulent généralement rentabiliser leur argent rapidement, faisant en sorte que les projets à court terme (axés sur l’industrie) sont valorisés. À l’inverse, certaines subventions découlent des gouvernements qui préfèrent une maximisation à long terme de leur investissement, ce qui fait en sorte que les projets d’exploration sont favorisés (Jarvenpaa & Wernick, 2011). Notons également que les organisations ambidextres sont neuf fois plus en mesure de développer des produits et des processus que celles ayant une structure plus classique, c’est-à-dire orientée vers les innovations incrémentales (paradigme de l’exploitation) (O’Reilly & Tushman, 2008). Dans la même veine, Kim et Mauborgne (2008) ont révélé que 14 % des innovations radicales génèrent 61 % des profits. En ce sens, la participation à des réseaux d’IO devient incontournable dans une optique de développement d’innovations radicales et d’accroissement de la performance organisationnelle.

3.1.2 Théorie de l’écologie des populations (survivre dans son écosystème)

Indépendamment des recherches sur l’IO qui n’existaient pas encore à la fin des années 70, et dans leur effort visant à mieux comprendre le monde des organisations, Hannan et Freeman (1977) ont été les premiers à s’inspirer de la métaphore de l’organisme et de la survie des espèces vivantes avec leur théorie de l’écologie des populations. Il faudra toutefois attendre 1993 pour que Moore, inspiré par Hannan et Freeman (1977), pointe à son tour cette métaphore pour expliquer l’innovation. Moore (1993) argumente que la survie de toute organisation dans son écosystème passe par sa participation à un réseau collaboratif qui rend possible la synergie entre diverses parties prenantes. Quoique ne parlant pas explicitement d’IO (l’expression devra attendre Chesbrough), Moore (1993) parle bel et bien d’écosystème dans son article classique Predators and prey: A new ecology of competition. Pour Moore (1993), la survie de l’organisation dépend de son innovation, mais l’organisation n’a pas la capacité d’innover par elle-même et dépend d’un écosystème pour survivre. Le terme écosystème fait l’amalgame des mots écologie et système et évoque une communauté d’êtres vivants dans leur environnement (Wiktionnaire, n.d.). En substance, Moore (1993) met de l’avant trois constats. Tout d’abord, l’écosystème (le réseau collaboratif d’innovation) a son cycle de vie : la naissance, l’expansion, le leadership, et la mort ou l’autorenouvellement. Ensuite, sans innover, l’organisation ne peut pas survivre. Enfin, l’organisation n’arrive pas à innover par ses propres moyens, surtout dans le rythme soutenu imposé par ce même écosystème (d’où le changement de paradigme délaissant l’innovation fermée). La pérennité passe par une interdépendance entre les organisations innovantes, incluant par ailleurs aussi les centres universitaires (Johnston, 2020).

Entre l’organisme volontaire et celui qui est placé devant les aléas de son écosystème, il y a certes opposition. Pourtant, si volontarisme et déterminisme organisationnel s’opposent, ils ne se contredisent pas pour autant parce que l’innovation ouverte serait affaire de stratégie consciente (théorie de la contingence) face à une ou des industries au sein desquelles il serait illusoire de penser tout contrôler (interdépendance entre les organisations innovantes). Bref, l’adaptation et la sélection sont deux processus complémentaires (Hannan & Freeman, 1977). Il est intéressant de voir que dans le « faire » de l’organisme, il y a celui de gérer ces processus qui renvoie à la métaphore du flux, laquelle est davantage en concordance avec la définition basique de Chesbrough.

3.2 Métaphore du flux et de la transformation (processus)

Expliquant la métaphore du flux (et de la transformation), Morgan (1999) explique le caractère mouvant de toute organisation qui rassemble à la fois la permanence et le changement : « […] vers l’an 500 avant notre ère, le philosophe grec Héraclite faisait remarquer que l’on ne peut mettre deux fois le pied dans le même fleuve, car l’eau ne s’arrête pas de couler » (p. 243). Au sujet de l’IO, cette métaphore du flux, concurrente à celle de l’organisme, semble offrir davantage de concordance avec la définition même que Chesbrough lui donne : « L’innovation ouverte est l’utilisation des flux entrants et sortants intentionnels de connaissances pour accélérer l’innovation interne et élargir le marché de l’utilisation externe de l’innovation »[5] [traduction libre] (2006, p. 1). La métaphore du flux a la force de souligner les trois processus de l’IO reliés aux frontières organisationnelles, impliquant des mécanismes pécuniaires et non pécuniaires, cohérents avec le modèle d’affaires de l’organisation (Chesbrough & Bogers, 2014). Le processus outside-in désigne le processus par lequel la firme s’adapte à son environnement en établissant des relations avec des partenaires externes pour accroître les connaissances et les innovations en interne avec celles disponibles en externe. Le processus inside-out désigne le processus par lequel l’organisation ouvre ses frontières à des partenaires externes de son milieu, soit pour développer des innovations en cocréation, soit parce qu’elles ne savent plus quoi faire avec les propres connaissances (par exemple, ouvrir son portefeuille de brevets à un partenaire pour qu’il fasse de nouvelles découvertes). Le coupled process (le niveau le plus élevé d’IO) désigne le processus hybride qui réunit l’exploration des connaissances de partenaires externes et l’ouverture des frontières de l’organisation.

Le processus outside-in nécessite que l’organisation ait la capacité d’absorber les connaissances provenant de l’extérieur; c’est ce à quoi correspond le concept de « capacité d’absorption », nous ramenant à la métaphore de l’organisme. Mais retenons surtout à propos de cette capacité d’absorption qu’il y a une grande méconnaissance des pratiques managériales intégratives propres aux petites et moyennes entreprises (Brunswicker & Vanhaverbeke, 2015). S’il est manifeste que la métaphore du flux est présente dans la représentation symbolique de l’IO, nous ne savons pas exactement les processus sous-jacents à l’approvisionnement externe de connaissances, ceux servant à intégrer ces connaissances, à les déployer et/ou les appliquer dans les activités organisationnelles (Singh et al., 2021).

4. Discussion

L’analyse symbolique de l’IO révèle essentiellement deux métaphores de Morgan, celle de l’organisme et celle du flux. À leur sujet, trois éléments sont à retenir : l’anthropomorphisme implicite à l’organisme, les paradoxes qui transcendent la symbolique et quelques métaphores additionnelles à considérer.

Un premier élément de discussion est celui de l’anthropomorphisme. Développer son ambidextrie, faire confiance aux autres organisations, etc., sont des exemples qui suggèrent la métaphore de l’être humain pensant, au-delà de celle de l’organisme. Nous retrouvons donc implicitement la métaphore de l’anthropomorphisme qui attribue à une autre entité (l’organisation) des capacités cognitives et des comportements humains intentionnels (Andersen, 2008). Exploiter et explorer constituent des activités humaines qui impliquent une intentionnalité, une agentivité et une capacité de jugement de la part de l’organisation, placée en tant qu’acteur décideur. L’anthropomorphisme énonce aussi implicitement un lien avec l’isomorphisme, à la « similitude avec l’humain » (Lecocq, 2002, p. 9). Bref, l’organisation doit imiter les autres quant à l’adoption de l’OI pour qu’elle puisse survivre dans son écosystème. C’est par ailleurs l’idée derrière le néo-institutionnalisme en théories des organisations qui veut que la légitimité et conséquemment la pérennité de l’organisation vis-à-vis de son environnement externe passent par un comportement isomorphe, en conformité aux pressions institutionnelles de celui-ci (Chauvey & Naro, 2013). Par ailleurs, la confiance entre les organisations constitue un autre aspect qui se rattache également à l’anthropomorphisme. Comme cela a été abordé avec la métaphore de l’organisme, la diversité des espèces dans l’écosystème offre des avantages pragmatiques à considérer relativement à la variété et à la richesse des connaissances partagées (Munoz & Lu, 2011). Néanmoins, une vigilance est requise parce que cette diversité signifie de facto une hétérogénéité et donc un obstacle à la confiance qu’il est impératif de bâtir pour que la collaboration se mette en place (Bogers, 2011; Veilleux & Queenton, 2015). Lorsque les comportements vertueux sont présents, ils rendent possible la confiance et conséquemment une symbiose bénéfique; mais a contrario, lorsque les comportements vertueux sont absents, l’on voit apparaître un certain « parasitisme » (Laperche et al., 2019).

Le deuxième élément de discussion concerne les paradoxes. Un premier oppose les deux grandes activités en IO que sont l’exploitation et l’exploration, précédemment évoquées. Le deuxième est intrinsèque à la métaphore de l’organisme. Dès lors que l’organisation – organisme ou humain – oscille entre sa volonté et son interdépendance avec son écosystème, l’on est porté à réfléchir sur des paradoxes omniprésents à l’IO : d’une part l’organisation comme un organisme indépendant, volontaire dans son adaptation à son milieu (théorie de la contingence), notamment en se créant des alliances ou des partenariats; d’autre part l’organisation comme un organisme dépendant de son écosystème pour survivre et tirer profit du fait que la sélection par son milieu lui soit avantageuse (écologie des populations). Entre volontarisme et déterminisme organisationnel, il y a ce paradoxe au coeur de l’IO. L’adaptation et la sélection s’avèrent être deux processus opposés mais complémentaires (Hannan & Freeman, 1977). Il est intéressant de noter que ce paradoxe fait écho à celui présenté il y a longtemps par la théorie évolutionniste du changement économique de Nelson et Winter (1973, 1974), à savoir qu’il existe un double processus de sélection naturelle, l’un se faisant par l’environnement qui sélectionne les organisations ayant les meilleures routines et les meilleures solutions organisationnelles, l’autre se faisant par l’organisation qui doit toujours rester active dans sa recherche (via des essais-erreurs) de bonnes pratiques en soutien à sa performance.

Un troisième paradoxe met en relation l’entité et les processus, soit celui entre l’organisme (l’organisation innovante ou l’entité) par lequel les chercheurs passent pour comprendre l’IO et l’IO en tant qu’une somme complexe de processus concurrents et complémentaires (inbound, outbound, coupled). Cette tension entre entité et processus offre un lien intéressant avec les travaux de Bakken et Hernes (2006) qui portent sur le paradoxe entre l’organisation vue en tant que nom et l’organisation vue en tant que verbe (d’action).

Enfin, un quatrième paradoxe qui se révèle se rapporte à ce qu’aborde Morgan (1999) en développant sur l’autopoïèse de Matura et Varela. Ces auteurs remettent en question la prémisse centrale selon laquelle l’organisation serait un système ouvert dans son milieu.

Selon eux, l’idée que les systèmes vivants soient ouverts à l’environnement est le résultat d’une tentative, par un observateur externe, de donner un sens à de tels systèmes […] Maturana et Varela fondent leur argument sur l’idée que les systèmes vivants ont trois caractéristiques principales : autonomie, circularité et autoréférence. Cela leur permet de s’autocréer et de s’autorenouveler

Morgan, 1999, pp. 244-245

Un dernier élément de discussion porte sur les métaphores additionnelles pour mieux comprendre l’IO. Se limiter à trop peu de métaphores mène à l’erreur d’omission, c’est-à-dire à négliger de considérer des caractéristiques du domaine cible qu’on cherche pourtant à comprendre le mieux possible (Walsh & Ungson, 1991). Trois métaphores déjà relevées par Morgan (1986/2006) pourraient être envisagées ici. Il y a d’abord celle de la culture, c’est-à-dire celle qui fédère des valeurs de confiance et de collaboration dans un territoire d’innovation. À ce sujet, la sociologie du développement territorial et la communication organisationnelle constituent des veines de recherche pertinentes. La littérature de l’IO affirme par ailleurs qu’un écosystème gagnant est cohésif et que sa cohésion passe par une confiance réciproque entre les agents d’innovation (Jarvenpaa & Wernick, 2011; Veilleux & Queenton, 2015). Vient ensuite la métaphore du cerveau, notamment parce qu’elle aiderait à comprendre les pratiques cognitives individuelles en résolution de problèmes relatifs à l’IO. L’ergonomie cognitive serait ici une voie de recherche pertinente. Enfin, la métaphore de la machine, probablement mise de côté à cause de sa convergence avec le paradigme de l’innovation fermée, devrait être prise en compte puisque la planification (programmation) n’est pas totalement absente de l’IO.

Conclusion

Quelle que soit la discipline à laquelle on se dévoue, nul n’échappe à la référence aux métaphores (Morgan, 2011; Păstae, 2019). S’il est vrai que tout acte d’intellection sous-tend le recours à une ou plusieurs métaphores, nous avons voulu explorer celles de l’IO. Notre réflexion critique offre deux contributions. Elle clarifie les représentations de l’IO et, ce faisant, contribue au travail de Morgan dans le champ du management de l’innovation, et donc aux théories des organisations. Ensuite, elle met aussi en lumière la pertinence de l’IO comme objet d’étude pour plusieurs lectorats dont les champs de recherche complémentaires peuvent aider à mieux comprendre l’IO. In fine, la réflexion pointe plusieurs éléments structurants de la représentation symbolique actuelle de l’IO. Tout d’abord, celle-ci passe essentiellement par deux métaphores, soit l’organisme (et par extension l’anthropomorphisme) et le flux. Par-delà ces deux métaphores opposées (entité versus processus), il serait porteur d’ouvrir à la transdisciplinarité avec des métaphores additionnelles – celles de la culture, du cerveau et de la machine – pour mieux comprendre concrètement l’IO et conséquemment mieux la soutenir. Approfondir davantage la compréhension de l’IO peut également se faire par une exploration additionnelle des deux métaphores déjà repérées. Ainsi, l’organisme et le flux peuvent être étudiés plus en profondeur en comparant, par exemple, les travaux qui relèvent de différentes industries ou bien encore de différents enjeux transnationaux (pensons à celui de l’élaboration de vaccins ou à celui de la sécurité numérique des entreprises, etc.).

Rappelons par ailleurs qu’il reste encore beaucoup à découvrir concernant la petite et moyenne entreprise qui ne s’engage pas de la même manière que la grande entreprise dans l’IO (Brunswicker & Vanhaverbeke, 2015). Quelles que soient les études subséquentes sur la représentation symbolique de l’IO, il ne faudra pas perdre de vue non plus qu’elle revêt une nature paradoxale, à l’instar du paradoxe entre l’exploitation et l’exploration au coeur même de l’ambidextrie organisationnelle. Nous questionner sur la symbolique de la représentation de l’IO nous fait prendre toute la mesure de l’importance de gérer les paradoxes organisationnels, en soutien à l’IO. Et c’est sans doute là la contribution la plus évidente à la pratique organisationnelle de notre réflexion. La mise en lumière des paradoxes inspire à mieux soutenir l’IO en ouvrant sur la transdisciplinarité. Parce que la transdisciplinarité permet la prise en compte de métaphores concurrentes, elle permet aussi conséquemment d’envisager la gestion de l’IO sous l’angle des paradoxes qui transcendent l’IO. Selon la littérature spécifique aux paradoxes, il s’avère qu’il faut non pas traiter les paradoxes comme des dilemmes à résoudre, mais plutôt aller au-delà de ceux-ci (Smith et al., 2017), la solution résidant à l’interface des pôles concurrents (Tracey et al., 2017).