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Au début des années 2010, alors que la crise économique est au cœur des préoccupations des Européens, la crise écologique sous-jacente demeure – sans trop d’échos ou sans réactions – à la mesure de l’ampleur de la sixième extinction de masse de la biodiversité. Alors que les politiques environnementales reculent actuellement au point même de vendre des zones de protection de la nature (zone Natura 2000 en Grèce[1], zones sensibles protégées menacées de déclassement en France[2]), les citoyens - désormais majoritairement citadins -, se détournent de la nature et perdent leur expérience du monde naturel, sans même en prendre conscience (Pyle, 2013 ; Clavel, 2017)[3]. Dans ce contexte alarmant, de nombreux acteurs se mobilisent : des écologues, des associations, des ONG, des universitaires, des artistes, etc. Pour eux, il devient urgent d'informer, d’éclairer, d’alerter : ils se font les porte-paroles de cette nature en péril, ils relayent les connaissances sur les menaces actuelles, ils incitent à retrouver le bonheur d’être en nature, source d’inspiration mythique chez les artistes. C’est justement auprès de cette communauté d’artistes que nous étudions dans ce texte les différentes figures de « médiateur » entre la nature ou la biodiversité[4] et les humains (Clavel, 2012). Cet article relate un exemple de médiation dansée initiée par des enseignantes chorégraphes au cœur de la Galice en Espagne, mues par un désir de s’impliquer et d’impliquer, par un désir de semer et de ramifier un élan écologique.

Raquel Gonzalez, professeure de danse contemporaine au Conservatoire professionnel de Lugo a proposé à ses collègues enseignantes un cycle de travail autour de « l’écologie ». Connaissant les travaux de recherche de Joanne Clavel sur les liens entre danse et écologie, Raquel lui propose d’accompagner le processus de création menant au spectacle de fin d’année 2013[5]. Cette étude, inscrite dans le champ des recherches en danse[6], questionne un processus de création artistique auprès de jeunes danseurs en formation professionnelle en mobilisant la pratique et le concept de médiation. À partir de cette initiative artistique et pédagogique peut-on cerner des modes de médiation ou des esthétiques particulières et sous quelles formes (par exemple, des représentations, des explorations sensorielles ou encore des productions gestuelles) ? Observe-t-on des effets sur les acteurs – élèves et professeures – qui mèneraient à des transformations pro-environnementales ?

Quelques balises théoriques

La médiation peut être conçue comme une modélisation qui nécessite non seulement de prendre en compte les acteurs, mais également les effets de leurs interactions. Il ne s’agit pas de consentir à une réduction mathématique, mais de commencer le raisonnement par le plus petit dénominateur commun pour ensuite entrer dans la complexité de la médiation dansée. La médiation serait ce dispositif qui valorise tant le processus que son résultat : « […] l’origine de l’action se déplace de l’actant destinateur ou des interactants vers un actant tiers : il y a communication par l’opération » (Davallon, 2004, p. 43).

En partant du modèle classique tripartite – émetteur-œuvre-récepteur – on peut ordonner les différentes formes de médiation selon leur situation dans la chaîne du dispositif. La médiation culturelle s’attache principalement aux effets de l’œuvre sur le récepteur, qu’elle soit conceptualisée comme un moyen de « donner du sens » ou de « recréer un ou des publics » (Gellereau, 2006). Bien que la pratique artistique pourrait laisser penser que la médiation s’attache exclusivement à la relation entre l’émetteur et l’œuvre, cette dernière s’intéresse également à sa réception, comme les travaux d’Antoine Hennion sur la figure de l’amateur ont pu le montrer dans le monde de la musique à travers, notamment, l’attitude active d’écoute (Hennion, 2007).

La médiation artistique à laquelle s’intéresse plus directement cet article, s’attache à la pratique dansée, invitant à penser l’incarnation de l’expérience. Les protagonistes de la médiation artistique par la danse contemporaine proposent une forme de transmission originale, puisqu’elle repose sur une dimension sensible et esthétique où le kinesthésique semble en partie remplacer le langage verbal. Cette pratique de l’art implique une boucle de rétroaction chaotique ou non programmée entre la danse et l’individu, processus d’individuation qui constituerait un moment de passage vers un changement (Servais, 2013), vers une transformation par la corporéité. Il y a « d’emblée une relation […] qui comporte une modification de l’agent et son affection » (Bottiglieri, 2018). La corporéité, telle que pensée par Michel Bernard (2007), devient, par-delà le biologique, une « ouverture, un carrefour d’influences et de relations ; elle est le reflet de notre culture, de notre imaginaire, de nos pratiques et d’une organisation sociale et politique » (Perrin, 2008, p. 102). Ici, le processus de médiation par la pratique opère dans différents contextes : celui de geste créateur lorsque le danseur invente le geste comme en improvisation, ou de geste interprétant lorsque le danseur reprend le geste transmis par une enseignante.

Les liens qui unissent art et écologie sont multiples et se développent de façon croissante. On peut constater une tendance[7], à savoir que de nombreux éco-artistes transmettent leurs univers en mettant l’accent sur le vivre-ensemble, sur le lien social de la transmission et non sur l’information elle-même[8]. En passant par une action collective, ils utilisent des dispositifs expérientiels (Fel et Clavel, 2014). Ces œuvres s’attachent plus au processus artistique qu’au résultat ; elles s’inscrivent dans l’espace public – plus ou moins urbain ou à plus ou moins forte naturalité – et invitent la participation d’un « public », devenant parfois de véritables « sculptures sociales » pour reprendre les œuvres et les concepts de Joseph Beuys[9]. Ainsi, cette approche de l’art prétend relier l’expérience singulière à l’inscription des individus dans une communauté. L’expérience esthétique proposée, souvent collective, a le potentiel d’articuler une éthique individuelle à un système de valeurs construit par les artistes, voire co-construit avec les participants. L’approche de « terrain »[10] d’une certaine production artistique contemporaine semble également indiquer l’échec politique à créer du vivre-ensemble, que ce soit au niveau local ou international, que ce soit sur les enjeux de l’urbanité, de l’inégalité ou de l’écologie – qu’il est d’ailleurs regrettable de cloisonner. Dans cet article, nous nous éloignons de la production artistique professionnelle pour étudier le monde de la danse contemporaine dans la formation des jeunes interprètes. La revendication d’un mouvement écologique parmi les danseurs est timide, voire inexistante. Pourtant, à y regarder de plus près, tant en ce qui concerne les modes de vie que les expériences en nature, il semblerait qu’il existe bel et bien des liens historiques, esthétiques et politiques[11].

Éléments de contexte

Crée en 2003, le Conservatoire professionnel de Danse de Lugo est le seul centre de danse subventionné par le Ministère de l’Éducation du Gouvernement Autonome de la Galice (Xunta de Galicia). Il accueille chaque année plus de 200 élèves. Les enseignements de Danse professionnelle sont suivis durant 6 années à partir de 12 ans. Le département de danse contemporaine compte 4 professeures et environ 50 élèves. À l’enseignement de différentes techniques dansées s’ajoutent les projets de créations chorégraphiques, partie essentielle de la formation des futurs artistes-interprètes. Contrairement à d’autres disciplines artistiques, les professeurs en danse ont un double rôle pédagogique et créatif : ils sont tous des enseignants-chorégraphes. Raquel tente l’aventure de proposer à ses collègues enseignantes un cycle de travail autour de l’écologie pour l’année 2013, lequel serait suivi d’une recherche collaborative avec Joanne Clavel. Les trois collègues acceptent et les chorégraphes s’engagent à mener des ateliers de créations chorégraphiques sur le thème de l’écologie avec leurs groupes d’élèves et à collaborer à la recherche qui accompagne l’ensemble du dispositif de médiation (rencontre avec un écologue, entretiens qualitatifs, journal de bord personnel, questionnaires pour les élèves). C’est ainsi que, huit mois plus tard, naît Mahimata[12]. La pratique chorégraphique que nous proposons d’analyser donne l’occasion de penser simultanément les expériences esthétiques et artistiques, de concevoir la danse et d’examiner ses effets en axant le travail sur des enjeux écologiques cruciaux pour le XIXe siècle, convoquant sciences biophysiques et sociales, tout comme les domaines de l’éthique et du politique.

Le processus de création artistique implique une chaîne de médiation, allant de la création à la diffusion, avec de nombreux relais aux statuts hétéroclites : des institutions (Conservatoire, ville, région), des enseignantes-chorégraphes, des élèves du Conservatoire, des écologues, des parents d’élèves, etc. Si notre étude se focalise sur l’amont de cette chaîne, à savoir l’interaction enseignantes-élèves menant à la production d’une œuvre collective, il y a en aval la présentation du spectacle de danse[13] et la réception de ce spectacle par un public formé pour l’occasion majoritairement de parents d’élèves. L’objet de notre recherche n’est pas ici d’étudier la réception de l’œuvre par un public lors de sa diffusion en théâtre, mais d’étudier la création comme un processus de co-construction de sens entre les enseignantes et les élèves autour de problématiques écologiques. Les analyses du monde de l’art ont traditionnellement séparé les approches esthétiques des approches sociologiques, alors que cette dernière catégorie rassemble de fait la majorité des analyses de médiations. Il nous semble également intéressant d’analyser l’œuvre produite, tant elle structure le processus de médiation dansée et tant elle cristallise la trace du geste artistique. Après une enquête de terrain auprès des enseignantes et des élèves, nous avons tenté de vérifier si l’expérience d’un sentir écologique se donne à voir dans l’œuvre à partir de la vidéo du spectacle et des discours des enseignantes. Le geste dansé, interrogé comme « incarnation » par les danseurs des enjeux écologiques, sera examiné dans ce texte selon ses modulations représentatives et présentatives.

Le spectacle

Mahimata est un collage de pièces très différentes sur le mode même du patchwork des spectacles de danse de fin d’année. Chacune des quatre chorégraphes a mis son « propre style » (scientifique, social ou philosophique) au service de thèmes écologiques. Le résultat a donc été très hétérogène et la diversité, chère à l’écologie, émerge tant par la polysémie de l’écologie que par les histoires de créations de chaque groupe d’élèves. Ainsi Réchauffement climatique pourrait être une pièce « jeune public », avec des danseurs « costumés en pingouins » donnant un ton humoristique tout en ayant le souci pédagogique de transmettre un message scientifique sur les changements climatiques. En contrepoint, d’autres pièces présentent une sobriété dans les décors et un ton dramatique, voir alarmiste, comme Gouttes mortes ou Monde de plastique (Photo 1, Photo 2).

Figure

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La présentation de chaque pièce demanderait un espace d’explicitation bien trop important pour celui qui nous est ici imparti, d’autant que l’œuvre de danse en elle-même n’est pas l’objet propre de notre étude. Cependant, décrire une médiation dansée en occultant l’œuvre et ce que la danse donne à voir serait également dommageable. Ainsi, nous avons choisi de présenter un des tableaux, Semente[14], chorégraphié par l’initiatrice de l’ensemble du projet, Raquel Gonzalez (Photo 3), lequel a fait l’objet de multiples discussions avec Joanne Clavel.

Photo 3 

Tableau Semente

Tableau Semente

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Les musiques de Semente marquent un découpage en trois parties qui introduisent les différents thèmes de la pièce autour du vivant, à savoir la fragilité de la vie, le débordement de joie qu’est sa célébration printanière et l’interpellation face aux menaces qui pèsent sur ce vivant. La première partie commence avec une musique électronique très dynamique de connotation Arabe par son rythme, son orchestration et sa mélodie. Chaque danseuse[15] rentre sur scène avec une caisse qu’elle transporte d'un côté à l’autre à toute vitesse (Photo 3). Les caisses en plastique sont d’une trentaine de centimètres, toutes noires hormis l’une des faces en imprimé coloré. Elles contiennent une lumière que l’on devine lorsque la face colorée est face au public. Pour élaborer cette première partie, la chorégraphe dit « avoir fait des ateliers en cherchant des façons d’exprimer une certaine agressivité envers les caisses ; nous les maltraitions en quelque sorte ». Ce segment de la pièce dansée symbolise la société actuelle : froide, agressive, individualiste, rapide, chaotique, qui ne s’arrête pas de courir sans aucune réflexion. Les danseuses sortent depuis les coulisses dans des lignes droites comme dans une course contre la montre ou comme dans les transports publics d’une grande ville avec son trafic gigantesque de corps (Photo 3). Les danseuses tournent autour de leur caisse, elles roulent par terre, elles donnent des coups de poings et de pieds aux caisses dans un rythme soutenu. À deux moments, la frénésie s’arrête. Le premier temps de « pause » est pour caresser la caisse avec la main droite ; ce moment très court est immédiatement interrompu par l'autre main qui la sépare de la caisse, comme s'il n'y avait pas de temps pour prendre soin des choses. Ce geste sera repris à la fin de la chorégraphie. Le second temps de « pause » se déclenche au son d’une percussion qui ressemble au tir d’une arme à feu, « comme si seulement la peur de mourir pouvait nous arrêter dans cette folle accélération »[16]. Cette partie se termine au moment où les danseuses passent les caisses au-dessus de leurs têtes, et construisent ensemble une tour, une tour trop haute, trop instable pour tenir en équilibre.

Une des danseuses enlève la robe noire que toutes arborent pour se retrouver vêtue de blanc. À genoux, repliée complétement sur elle-même avec la tête par terre et les bras le long du corps, elle prend la forme d’une graine en dormance. Tandis que les autres danseuses enlèvent à leur tour leur robe noire et forment une ligne, agenouillées dos au public et à la danseuse, cette dernière commence à se réveiller, à germer dans une lenteur et une douceur qui contraste avec l’agitation précédente. Elle explore le monde tel un tout petit enfant qui découvre son environnement, accompagné d’attente de relations, d’interactions avec les autres. Elle croît doucement, petite pousse fragile dans un environnement hostile. Son solo prend fin lorsque redressée, elle monte à l’échelle que ses collègues avaient préalablement construite et tombe de la dernière marche. Une des danseuses la recueille dans ses bras et la porte en avant-scène. Un déplacement de caisses, du fond vers l’avant-scène, s’initie avec de grands mouvements de bras circulaires, comme si elles désiraient s’envoler vers de nouveaux horizons. Portée par l’énergie de la musique, une danse de groupe commence. Ensemble, elles forment un grand cercle au milieu de la scène, elles sautent avec énergie, libérant dos et bras des tensions musculaires. Les mouvements sont très légers dans le haut du corps, tandis que les jambes sont très puissantes et soutiennent l’envolée lyrique des bras, des mains, de la tête et des cheveux. Puis, paroxysme de l’énergie libérée sur scène qui oscille entre libération et tension, les danseuses courent violemment à toute vitesse vers l'avant-scène en poussant les caisses, afin de les aligner sur la dernière note finale. Elles caressent alors la caisse doucement, affectueusement, sans que rien ne les perturbe cette fois…

En ligne droite face au public, elles rentrent dans la caisse et placent leurs mains sur leur ventre. La lumière cachée est finalement libérée et illumine leurs visages. La voix d’une femme mixée à des sons de nature émerge et répète en boucle et en français : « Le meilleur jour est aujourd’hui, ce jour, le meilleur bébé, la meilleure vie, sur la plus belle planète[17] ». La lumière centrale s’éteint, la respiration des danseuses s’entend quand le poème arrive à sa fin, les rideaux se ferment.

L’enquête

La transmission dans la médiation dansée repose sur une dimension sensible et tout particulièrement kinesthésique impliquant des savoir-faire comme des savoir-sentir. Le potentiel de transformation de la médiation serait convoqué par des aptitudes cognitives englobant langage, mémoire, mais il concerne également le ressenti, le mouvement, l’empathie, etc. Ainsi, nous avons interrogé tant les élèves que les professeures au début et à la fin du dispositif de médiation artistique à l’aide d’entretiens semi-directifs pour les professeures et de questionnaires pour les élèves. Les questions avaient préalablement été testées dans des études précédentes (Clavel, 2012) et elles ont pour objectif d’interroger les acteurs du processus de médiation sur les points suivants :

  1. La danse comme moyen de transmission. De quels savoirs s’agit-il (savoirs expérientiels, conceptuels, de l’ordre des valeurs, et autres) ? ;

  2. La transmission comme moyen de transformation ;

  3. Le passage d’une articulation individuelle à la formation d’un collectif.

Les deux derniers points sont particulièrement développés dans cet article avec la médiation comme cadre d’analyse.

Pour les élèves, nous avons établi deux types de questionnaires en fonction de l’âge des danseurs : un pour les élèves en début de cursus, de la première à la troisième année (12 à 15 ans) et un autre questionnaire pour les élèves de la quatrième à la sixième année (14 à 17 ans[18]). Au total, 39 élèves ont été interrogés avant et après la création. Les questionnaires ont été distribués et remplis lors des cours de danse avant le début du processus de création et après le spectacle juste avant la fin de l’année. Pour les professeures de danse, les entretiens semi-directifs ont été effectués en amont et en aval de la création. Nous disposons également dans notre corpus de la vidéo de l’œuvre filmée lors de la représentation du 6 juin 2013 à l’auditorium Gustavo Freire, ainsi que de la communication utilisée pour annoncer et présenter ce spectacle (affiche et programme). Nous allons présenter les résultats des questionnaires et des entretiens, et examiner le processus de création ainsi que les effets potentiels de cette expérience sur ses acteurs. Puis, nous analyserons les différents modèles de médiation imbriquée dans le processus global de création artistique dansé.

Processus de création

Pour introduire son désir de travailler sur les enjeux écologiques à l’ensemble des professeures de danse contemporaine, Raquel Gonzalez propose une discussion autour de la diffusion d’un documentaire[19]. De plus, Joanne Clavel insiste sur une rencontre entre scientifiques et chorégraphes en amont du processus de création ; elle justifie auprès de Raquel Gonzalez une telle importance accordée à l’écologie scientifique dans un processus de médiation artistique. Premièrement, les sciences ont une pertinence dans la démarche artistique : leurs questionnements et leurs résultats sont un terreau fertile pour l’inspiration créative. Aborder des concepts et des champs d’interprétation scientifiques concernant la nature à des échelles étrangères à notre perception (du gène à l’écosystème) peut nourrir un imaginaire autour de l’écologie de façon féconde. Deuxièmement, l’approche scientifique permet de se prémunir face à l’institution publique de toute attaque concernant une dérive « idéologique ». Enfin, en introduisant la recherche du réel et des faits comme sources d’une démarche créative, une préoccupation d’ordre politique peut émerger de l’ensemble de ses acteurs et non d’un enrôlement des élèves par des professeurs en faveur de telle ou telle idée adoptée a priori.

À partir des questionnaires et des entretiens, les résultats montrent que les élèves comme les enseignantes-chorégraphes pensent unanimement que l’art chorégraphique est un puissant moyen de communication des idées et des valeurs ; celles-ci s’éprouvent à travers les sentiments et les émotions des interprètes. Certains élèves et enseignantes soulignent une « universalité du langage corporel »[20]. Les participantes à cette médiation n’ont donc aucun doute sur le medium de la danse pour communiquer des savoirs à un public, qu’il s’agisse de concepts ou d’affects. La plupart considèrent qu’en plus de la gestuelle propre à la chorégraphie, la scénographie, la musique, les lumières et les vidéos ont un rôle primordial dans cette transmission au public. L’utilisation des artifices de la scène, s’approchant finalement du modèle aristotélicien de la mimesis, aide le spectateur à comprendre le propos de la pièce. Le processus de création implique les élèves dans le choix du contenu de la chorégraphie à travers des ateliers de recherche, d’improvisation et, pour certains, des séances de danse en plein air.

Signalons qu’au vu de la thématique du spectacle de fin d’année, on peut s’étonner qu’une seule des chorégraphes ait fait l’objet d’un travail en extérieur en pleine nature. L’endroit choisi était une promenade fluviale aménagée près du Conservatoire. La séance dans la nature était directement liée à la recherche de matière corporelle puisée à partir du monde naturel. Elle a tout particulièrement marqué les élèves, car elle sort du quotidien de la salle de classe du Conservatoire, mais également parce qu’elle permet de changer en profondeur le rapport à l’espace. La transformation des repères visuels, l’élargissement des horizons tant en hauteur sans la limite du plafond, qu’à l’horizontal sans les murs du studio, démultiplie ainsi les capacités du regard, tant focal que périphérique. La recherche in situ permet également d’interagir avec les multiples matières, textures du site et surtout, d’échanger avec les êtres vivants présents sur le lieu et qui surgissent spontanément à la perception des danseurs : le vol d’une abeille, le chant d’un oiseau, la course d’une fourmi, etc. Les élèves se sont profondément inspirés de cette séance et la relatent avec enthousiasme dans l’enquête. L’immersion dans la nature aurait influencé le rythme des phrases chorégraphiques, trouvant une fluidité et une musicalité aux enchainements, aboutissant à une densification et une profondeur de l’interprétation. Ici, le dispositif expérientiel de travail en nature permet d’ouvrir de nouveaux possibles aux danseurs, d’élargir leur palette de nuances gestuelles, d’incarner pleinement le sens qu’ils souhaitent donner à leurs gestes[21]. Par ce travail gestuel qualitatif, les danseurs auraient trouvé du signifiant, que ce soit en associant des intentions à des mouvements, mais surtout en vivant une expérience sensible indélébile, un ressenti « extra » ordinaire[22]. L’enseignante-chorégraphe va jusqu’à parler de « respect », comme si un sens éthique avait également accompagné l’expérience de nature. Les liens entre expérience et formation des valeurs ont été éclairés par les pragmatistes américains, notamment par John Dewey pour qui la formation des valeurs est une conséquence immédiate de l’expérience. Ce que nous chérissons, ce à quoi nous tenons, émerge du processus de la vie et de son expérience (Dewey, 2005, 2011).

Si a priori l’expérience directe de nature n’a été que peu invitée dans le processus de création, interprètes et chorégraphes déclarent pourtant être profondément inspirés par la nature dans leur art. Ils parlent « d’intégration » ou « d’intériorisation » d’éléments de la nature au moment de danser, soit pour reproduire le mouvement d’un élément de nature, ce qui se rapprocherait d’une idée de « bio-mimétisme », soit pour trouver une qualité de mouvement par la recherche « d’un sentir » bien particulier, se rapprochant d’une présentation de son interprétation sensible plus que de sa représentation. Comme le dit l’une des chorégraphe-enseignante :

En général, la nature est un outil basique du danseur par le biais de la visualisation ; danser avec la fluidité des vagues de la mer, avec la cadence des feuilles des arbres, lorsque le vent les bouge. […] Par exemple, pour passer de la tranquillité à l'anxiété, vous vous imaginez d’abord sur une plage, écoutant paisiblement le son des vagues, puis soudainement une rafale de vent vous déplace violemment [...] On joue constamment avec l'imagination… Imaginez que vous touchez un hérisson, vous réagissez émotionnellement et musculairement comment ?

De leur côté, les danseurs évoquent également la recherche de sensations et d’émotions vécues au contact de la nature, d’états perceptifs convoquant des expériences de nature passées, imaginées, voire fantasmées : « J’imaginais le vent, la lumière du soleil chaude et réconfortante »[23].

Ce que les élèves identifient comme « particulier » dans le processus de création, porte sur le travail de recherche qui leur a été confié. Si les ressources artistiques tels que la musique, la poésie ou l’art plastique (dans l’élaboration de décors, de costumes ou d’accessoires) leur semblent un matériel évident, ils soulignent que, cette année, ils ont été invités à faire des recherches personnelles. Il s’agissait pour les chorégraphes d’inviter les élèves à comprendre et à approfondir la thématique écologique choisie, jusqu’à en maîtriser le sujet, mais également à nouer ces connaissances avec leur quotidien via un travail perceptif d’observation : « […] observer son rapport aux ordures : comment cela se passe chez moi, dans ma maison ? Qu’est-ce que j’achète ? Qu’est-ce que je consomme ? Qu’est-ce que la consommation de masse ? »[24]. Cette attention à son mode de vie offrait l’occasion de prendre du recul face à ses propres actions et permettait de questionner l’impact de ses propres gestes quotidiens sur le vivant. Puisqu’une partie de l’humanité par ses pratiques perturbe les cycles biogéochimiques et mettent en péril le vivant[25], comment y contribuent nos habitudes de vie ? Quelles pratiques individuelles et collectives nécessitent d’être questionnées rapidement face aux crises écologiques ?

Les effets de la création sur les acteurs de la médiation

Nous examinerons maintenant les « effets » potentiels de cette expérience dansée sur les danseurs et chorégraphes-enseignantes toujours à partir des entretiens et des questionnaires. Toutes les chorégraphes ont noté une implication et une motivation très fortes des élèves au cours de la création de Mahimata. Elles ont observé également que l’engagement des danseurs était palpable sur scène par leur « qualité d’interprétation » qu’on pourrait définir en termes de présence et d’émotion (Photo 2, Photo 4).

Photo 4 

Création Mahimata

Création Mahimata

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Comme toujours, les spectacles de fin d’année au Conservatoire fédèrent un groupe de danseurs, un collectif ; les élèves travaillent ensemble une chorégraphie à thème qui s’achève par une consécration : la montée sur scène. La mise en spectacle face à un public conquis d’avance (les parents) et le cocktail stimulant des neuromédiateurs et des hormones[26] sont généralement les garants d’une expérience « extraordinaire », émotionnellement forte, qui amène chez la plupart des danseurs jouissance et dépassement. Cependant, si les « pouvoirs transformateurs » de la danse – modifiant la corporéité des individus – peuvent être décelés lors de chaque spectacle de fin d’année, en quoi cette année, les participants ont-ils eu l’impression de faire une création vraiment « particulière » ? En quoi les enseignantes-chorégraphes ont-elles décelé une « présence », une qualité d’interprétation qui dépasserait celle des années précédentes ?

Notre analyse a permis de repérer différents modèles de médiation qui, loin de s’opposer entre eux, agissent en complémentarité ; c’est précisément la complexité du processus d’imbrication de ces modes de médiation qui selon nous, a rendu l’événement si singulier. Nous les présentons ici sommairement.

Comme nous l’avons précédemment mentionné, les élèves ont eu l’impression de travailler différemment cette année tant en dehors du studio, avec les demandes « originales » de recherches personnelles et d’observations du quotidien, qu’au sein du studio, par le questionnement perpétuel de la signification du geste qui était donné à voir. Le premier modèle de médiation repéré est axé sur l’importance d’impliquer les élèves dans la conceptualisation du spectacle. Les savoirs d’ordre scientifique acquis grâce à leurs recherches personnelles sur des phénomènes écologiques, biologiques ou sociaux, et les savoirs expérientiels développés par l’observation de leur environnement proche dans leur quotidien, ont amené les danseurs à poser leurs propres regards, à clarifier leur compréhension des réalités et ainsi à questionner à leur tour la création du spectacle. Comme en témoignent les commentaires des élèves, ceux-ci avaient les mots pour débattre, ils avaient les savoirs pour articuler eux-mêmes les concepts scientifiques ou philosophiques. Ainsi, ils devenaient « responsables », comme ils disent, non pas uniquement à propos de critères chorégraphiques formels, des techniques du corps, des dépassements de soi dans l’expression, mais également, du sens de la pièce. Comme Ginot et Launay le soulignent, « la greffe contemporaine » repose sur l’abolition d’une dichotomie entre action et pensée, technique et sensibilité des artistes. La formation des artistes passe avant tout par la circulation des savoirs d’autant que « la spécificité des danses contemporaines ne se définit pas par une technique mais par son projet esthétique » (Ginot et Launay, 2002). Nous avons ici un modèle de médiation dont le fonctionnement repose sur la place qui a été offerte à chacun dans le processus ; chaque personne a l’espace de s’individuer au sein d’un groupe en s’emparant à sa manière du sujet pour lui donner sa signification.

Notre analyse distingue un second modèle expliquant le « passage » lors de cette médiation dansée. Celui-ci se caractérise précisément par le souci de la signification du message, ici écologique. Le désir de transmettre au public le péril qui menace la nature était si fortement partagé par les élèves, qu’ils se sont emparés de la question du sens de la chorégraphie et de leurs gestes. Au cours du processus de création, la place du spectateur est prise par les chorégraphes dont le regard extérieur d’« expert » devient ainsi un regard « décisionnel ». Signalons que ce pouvoir de décision est généralement réservé au chorégraphe, que le dispositif soit participatif, improvisé, composé, ou lors de la reprise d’une œuvre. Cependant, selon l’éthique pédagogique de chaque chorégraphe, ce pouvoir décisionnel est plus ou moins grand, de sorte que chaque prise de décision sur la chorégraphie avait ici un poids particulier et les interprètes étaient impliqués dans ce choix. Ils étaient impliqués dans la réalisation chorégraphique de la pièce et dans sa mise en scène.

À cette dynamique de groupe qui conçoit la représentation scénique collective s’ajoute le travail individuel de chaque danseur, afin de mettre en corps le sens. Or ici, l’enjeu de la transmission des phénomènes et des problématiques écologiques[27] au public est posé dès le début du dispositif de création et il va ouvrir de nouveaux territoires au travail des danseurs. « Toucher » le public sur le devenir de la nature demande une précision extrême des mouvements interrogeant sans cesse le signifiant du signifié et surtout, l’adresse du geste qui est offert en partage. Où trouver le ressenti « juste » du geste qui permettrait d’incarner le sujet de la pièce et non pas seulement de satisfaire aux critères visuels et formels du spectateur, ou encore au confort du danseur ? Quelle serait la qualité du geste qui porterait en lui pleinement le sens du message ?

Finalement, en liant ces différents savoirs académiques et perceptifs, c’est tout simplement un véritable « projet esthétique » de danse contemporaine que la question des enjeux écologiques a apporté au sein du Conservatoire. Cette double exigence d’acquisition de savoirs – de connaissances et de justesse d’interprétation – est au service de la création artistique et relève sans doute des diverses facettes de la thématique abordée : l’écologie se décline en sciences, philosophies, politiques, etc. L’enquête révèle que presque tous les élèves disent « avoir appris » beaucoup de choses sur l’écologie et la disparition du monde vivant, et que cet apprentissage de connaissances factuelles du domaine de l’écologie s’est accompagné d’une préoccupation de l’ordre de l’éthique de l’environnement : les élèves parlent de « respect »[28] de « prise de conscience »[29], de « nos devoirs »[30] envers la nature. Ainsi, les élèves-danseurs étaient tout particulièrement attentifs à leurs « interprétations » ; ils étaient conscients de l’effet que leurs gestes pouvaient avoir sur scène comme de la portée de leur geste dans leur quotidien[31]. Leurs danses ont dépassé l’espace-temps du studio de travail et du théâtre de la ville, pour porter la voix des êtres non-humains de la planète, pour inviter à la prise de conscience des impacts destructeurs de nos sociétés consuméristes. Tous ressentaient qu’ils participaient à quelque chose de vraiment important, se sentaient concernés par le cri de la terre qu’ils souhaitaient incarner sur scène (Photo 1), aussi bien par le travail de représentation collective de la problématique que par le travail de présentation de leur propre corps, de leur propre geste (Photo 4). La portée politique du spectacle dépasse donc la teneur intrinsèque du sujet de la pièce ; elle s’immisce également au cœur des corps. Ici, la dimension écologique de la création réside dans l’œuvre à voir, dans les conditions de son émergence, mais également, et c’est l’une des originalités, dans une réflexion sur l’impact de ses gestes quotidiens.

Le spectacle de danse a permis cette année-là une articulation entre le « je » individuel et le « nous » du groupe de danseurs et ce, grâce à l’acquisition de nouveaux savoirs, non pas uniquement sur la danse elle-même, mais sur des thématiques écologiques comme le changement climatique, l’altération du cycle de l’eau, la pollution par le plastique, etc. Associée à l’acquisition de ces savoirs, les danseurs ont développé une réflexivité face à l’œuvre en devenir, grâce à la projection constante d’un public fictif lors de la création tant des gestes que de la mise en scène. En suivant les travaux de Christine Servais, la médiation dansée a pleinement opéré cette année-là, car elle a offert à chacun la possibilité de transformer ses normes ; elle a permis la re-figuration de l’identité singulière dans le cadre d’une identité collective à construire, le « nous » collectif émergeant du processus et non d’un présupposé (Servais, 2013). L’expérience de médiation associée au spectacle porte également les marques de l’« empowerment », qu’on pourrait définir comme le processus permettant aux individus de prendre conscience de leur capacité d’agir pour modifier leurs conditions et ainsi, moins subir les pressions sociales qui les entourent.

Concernant la question écologique et le passage de la prise de conscience à l’action, toutes les chorégraphes disent avoir changé leurs pratiques quotidiennes pour s’engager pleinement dans une société plus écologique. L’étude des journaux de bord personnels renseignerait certes de façon plus précise sur la transformation, mais déjà les entretiens donnent l’ampleur du changement. En effet, les enseignantes ont toutes changé, d’une façon ou d’une autre, leurs modes de consommation en s’inscrivant dans une AMAP[32], en commençant un jardin potager privilégiant l’agriculture bio et locale pour l’alimentation, en choisissant le label bio pour les produits cosmétiques et d’entretien, mais aussi en changeant de banque pour se tourner vers une institution coopérative, en mettant en place un système de covoiturage pour se rendre sur leurs lieux de travail, en diminuant drastiquement leurs déchets. Ainsi, ces actions individuelles sont diverses et elles soulignent clairement une conscience collective de l’écologie – voire d’une écologie politique – articulant le local et le global, les effets de chaque geste du quotidien sur la planète et le monde[33].

Du côté des élèves, si la prise de conscience écologique est relatée par tous (Cf. p.X), l’engagement pourtant si fort sur scène n’entre dans la réalité du quotidien que pour un peu moins de la moitié d’entre eux. Un tiers des élèves affirment avoir changé concrètement leur comportement : ils privilégient le vélo pour se déplacer, ils font attention et incitent leur famille à recycler, à limiter leur consommation d’eau et d’électricité. De plus, les élèves soulignent l’importance de s’informer sur ces questions et de diffuser autour d’eux tant leurs savoirs sensibles que scientifiques sur l’écologie. À cet effet, certains soulignent leur engagement par un activisme sur les réseaux sociaux.

La capacité d’action des danseurs a toutefois des limites : certains élèves expriment que bien qu’ayant connaissance des menaces qui pèsent sur la planète, cela « n’a rien changé ». Cette limite d’action se retrouve également dans le partage du pouvoir entre chorégraphe et danseurs, comme l’illustre cet « incident » concernant un sujet environnemental d’actualité. Quelques jours avant le spectacle de fin d’année, toute la Galice est préoccupée par un projet de réouverture de la mine d’or à ciel ouvert de Corcoesto. Une campagne Internet de Change.org se diffuse rapidement (345 000 vues en moins d’une semaine) via un film où apparaissent des acteurs dont la notoriété est reconnue[34]. La campagne s’articule aussi bien sur les retombées polluantes à quelques mètres de réserves naturelles que sur l’injustice sociale d’un tel projet. Les « plus grandes » danseuses du Conservatoire veulent diffuser le film pendant le spectacle et trois des professeures de danse soutiennent leur action. La direction ne veut pas en entendre parler, le spectacle de danse n’ayant pas à relayer une telle vidéo de réseaux sociaux ; cette décision est peut-être motivée aussi parce que le spectacle accueille des élus de la région. La vidéo n’a pas fait l’objet d’un travail artistique par les élèves du Conservatoire et c’est en ce point précis que l’une des chorégraphes est réticente à l’inclure dans le spectacle. Raquel Gonzalez, porteuse du projet, demande alors son avis à l’écologue rencontré en amont de la création. Celui-ci ne peut se prononcer « en tant que scientifique » sur le dossier : le délai imparti ne lui permet pas de bien examiner la question et, devant l’ampleur de l’emballement médiatique, il juge qu’il est important de s’appuyer sur la science et de séparer l’avis scientifique de son engagement personnel de citoyen. En tant que chorégraphe initiatrice du projet, Raquel incite ses collègues à accepter le refus de la vidéo contestataire, non pas tant sur le fond du message que sur sa forme : la vidéo ne fait pas partie de leur projet commun esthétique ; il s’agirait d’un collage circonstanciel mettant en péril le reste du travail des élèves.

Il nous semblait intéressant de revenir sur cet « incident » pour rappeler que tout processus de médiation est imbriqué dans des dispositifs qui le dépassent (par exemple, les liens institutionnels et financiers, ou les liens de confiance avec les parents d’élèves) et que le positionnement de la porteuse du projet prend ici la mesure des événements au nom d’une qualité esthétique et scientifique, même si la situation implique des élans émotionnels portés par le collectif des danseuses et des chorégraphes, comme par la foule des réseaux sociaux. C’est le « pouvoir esthétique » de l’œuvre qui était en jeu ici. Les chorégraphes aspirent à ce qu’une fois le spectacle terminé, les spectateurs ouvrent leur regard face aux problèmes écologiques locaux et globaux, qu’ils digèrent à leur manière la puissance esthétique de la danse. La transformation des élèves suivant le dispositif de médiation pouvait être attendue et même souhaitée, en revanche la forme qu’elle prendrait ne pouvait être prédite ou prescrite. L’« opération » a toujours de multiples impacts pouvant mener à d’imperceptibles changements comme à des envies d’agir dans le monde.

Discussion

Nous souhaitons maintenant examiner ce que cette médiation dansée donne à penser à la médiation artistique pour peut-être mieux la définir ou plus modestement, pour souligner son intérêt dans le traitement pédagogique des enjeux écologiques contemporains.

La médiation artistique est conçue dans le monde culturel soit comme une formation savante du public (l’auditeur, le spectateur, le visiteur) à l’appréciation des œuvres, soit comme le développement d’un potentiel créatif qui réside en chacun, ce qui souligne une nouvelle fois le décalage entre savoir déclaratif et savoir procédural, entre penser et sentir, entre « Histoire » de l’art et pratique de l’art. Partant de la question artistique, puisque mobilisant l’art chorégraphique, nous voudrions justifier l’ancrage d’une telle forme d’art dans la médiation artistique, puisque dans la relation entre le dispositif artistique et le destinataire, la danse ici fait médiation. Si l’œuvre de Kant (1985) propose la spécialisation et l’indépendance des sphères du beau, de l’entendement et du politique, toute l’histoire de l’art chorégraphique[35] s’oppose à ce modèle cloisonnant. Pour Lyotard (1983) comme pour Parret (1999)[36], l’expérience esthétique « donne à penser » ; la sphère esthétique ne peut donc se réduire à une perception coupée du processus cognitif ; les différents savoirs, y compris savoir-faire et savoir-sentir, se tissent aux raisonnements lors de l’expérience. Penser et sentir sont des supports communs, intrinsèquement reliés, à la fois de la création artistique et de la médiation artistique.

Les tensions qui ont émergé lors de la préparation du spectacle tout comme le manque d’engagement personnel vers des modes de vie plus écologiques chez certaines élèves, sont les signes d’un espace de liberté d’expression, de diversité d’opinions et de formes d’engagement qui ne pouvait-être en amont prévu ou contrôlé. Pour reprendre les termes de Christine Servais, « si l’on conçoit la médiation de cette manière " aventureuse ", " incertaine " ou " chanceuse ", […] nous ne pouvons en même temps l’expurger de la possibilité du conflit, de la nécessité de laisser venir un autre sens, d’autres normes et d’autres objets. » (Servais, 2013). À partir des commentaires philosophiques d’Arendt (1972) sur le jugement esthétique et de Rancière (1995) sur la mésentente, Servais nous invite à évaluer la médiation artistique par la réponse à une proposition de monde ou par l’avènement d’un nouvel ordre du sensible initié par les participants.

Pour résumer notre analyse, nous observons différents modèles de médiation dans le processus de création, également lisibles dans l’analyse du spectacle. Certains correspondent à des modèles de représentation : le modèle de la représentation mimésique de la nature et sa volonté de transmettre un message « clair », le modèle de représentation politique et cette volonté de devenir les porte-paroles des animaux, des écosystèmes voire de la planète toute entière. D’autres modèles sont plutôt des modèles de présentation de soi comme incarnation du propos, soit par la recherche du geste juste, ce qu’évoquent les chorégraphes par « la présence scénique » toute particulière des interprètes, soit par la conscientisation des gestes quotidiens et leurs effets qui marquent une appropriation et une incarnation des thématiques écologiques par le geste. Enfin, nous retrouvons un modèle d’interaction entre chorégraphe et élève : qu’importe le propos, qu’importe le statut, c’est ici l’expérience sensible qui est offerte en partage, c’est la co-construction expérientielle qui opère comme médiation artistique. Les premiers modèles ont convoqué une articulation entre l’individuel et le collectif par l’interpellation d’un public, par l’adresse à un public imaginé pendant le processus, ou réel pendant le spectacle, tandis que le dernier modèle concerne la qualité du temps présent de l’expérience commune partagée entre danseurs et enseignantes et la reconnaissance de chaque personne au sein du collectif. Le questionnement des gestes quotidiens sort l’écologie du studio de danse ou « ramène l’écologie à la maison »[37] ; il souligne que l’écologie se loge dans toutes les dimensions de la vie et que l’expérience esthétique de la transformation de la corporéité offre la possibilité de confronter ses valeurs à la cohérence de nos gestes et de nos actions dans différents contextes.

En terminant, voici quelques pistes concernant l’implication de l’art dans les médiations concernant les enjeux écologiques y compris l’éducation relative à l’environnement. En effet, nous pensons que l’art peut être un support tout à fait pertinent pour favoriser la prise en compte des enjeux écologiques et stimuler la conscience de la nécessité d’inventer de nouveaux modes de vie peu impactant sur l’environnement. Si le mouvement d’art écologique s’inscrit dans cette vision de prospection écologique de nouveaux mondes (Fel et Clavel, 2014 ; Kagan, 2014), nous voudrions ici souligner un aspect moins débattu dans la littérature à savoir l’importance de la pratique de l’art comme dispositif expérientiel d’attention à l’environnement. Comme nous l’avons vu avec Dewey, les valeurs se co-construisent au moment même de l’expérience vécue ; or les conditions d’émergence des valeurs semblent réunies dans la pratique de l’art comme dans celle de la nature (Dewey, 2005, 2011). L’expérience incorporée dans laquelle s’inscrit l’interaction[38] d’un individu avec son milieu est la base du processus d’individuation chez tous les êtres vivants. Or, le champ artistique travaille depuis des décennies à révéler l’importance de l’expérience esthétique dans le processus de création, dans la rencontre de l’art et de la vie (Zask, 2014 ; Halprin 2009). Comme en témoigne l’expérience que nous rapportons dans cet article, les chorégraphes et danseurs, y compris amateurs, semblent avoir acquis par la pratique de leur art une plus fine connaissance sensible de l’espace, du temps présent, du vivant[39]. Cette forme d’approche du sensible par le développement de nos sens et par la réincorporation de la sensation du vivant à travers l’attention portée à son propre corps redéfinissent notre corporéité humaine en relation avec son milieu et favorise la transformation de son existence quotidienne et de son mode de vie[40].