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Fig. 1

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Cet ouvrage est d’abord un essai sur le rapport à la nature. Jacqueline Bouchard, anthropologue et artiste, nous propose un parcours réflexif et sensible à travers une vingtaine de jardins et d’œuvres d’art nature situés au Québec. Le récit de ses visites et de ses rencontres s’articule autour d’une analyse anthropologique des représentations de la nature dans les créations de jardiniers, de paysagistes et d’artistes de l’art nature. Le jardin privé, le jardin paysagé et l’œuvre éphémère sont ici envisagés comme des théâtres où les mises en scène traduisent un ensemble de valeurs, de savoirs et d’intentions qui renseignent sur l’identité de leurs auteurs et de la société au sein de laquelle ils s’inscrivent. S’agit-il d’art dans les trois cas ?

L’auteure aborde la question par l’étude des démarches créatrices utilisant la nature comme matériau. Elle cherche plus spécifiquement les points de convergence et de divergence entre ces trois théâtres de la nature. Si les gestes se ressemblent – planter, semer, ratisser, etc. –, les intentions diffèrent. Le jardinier se met en scène lui-même alors que le paysagiste se met en scène à travers quelqu’un d’autre. Le premier dans son propre jardin, le second dans celui du client : « Le scénario concerne toujours une quête identitaire, la création d’un univers conforme à une vision, à une idée que l’on a de soi ou du monde et que l’on tient à défendre, à protéger, à partager ou à vivre » (p. 179). L’artiste, quant à lui, met en scène la nature pour « [la] montrer, la célébrer, lui faire dire quelque chose ou dire quelque chose à son sujet, produire un effet de surprise, communiquer un message philosophique ou politique, expérimenter des matériaux dans un contexte naturel… » (p. 180).

L’itinéraire préparé par Jacqueline Bouchard se présente comme un carnet de voyage dans lequel elle aurait consigné ses observations, réflexions, croquis et comptes rendus d’entrevues. L’enchaînement des différents points d’intérêt suit approximativement l’évolution des jardins sur le plan historique jusqu’à l’apparition des créations in situ en nature. L’essai se conclut par une mise en perspective de paysages existants « en quête d’auteurs » (p. 14). En Australie, par exemple, les Aborigènes ne jardinent pas la nature au moyen d’outils mais au moyen du rêve, grâce auquel ils identifient des « jardins mythiques » associés à des épisodes de leur cosmogonie (p. 174).

Le lecteur trouvera au terme de l’ouvrage les adresses des jardins visités, mais surtout une imposante bibliographie richement commentée qui nous rappelle que, sous le couvert d’une invitation poétique, le propos de cet essai est le fruit d’une recherche rigoureuse et d’une démarche artistique approfondie.

Le livre est d’ailleurs une œuvre d’art en soi et sa lecture est une véritable expérience esthétique. Les illustrations réalisées par l’auteure remplacent les photographies qui habillent habituellement ce genre d’ouvrage. Le lecteur peut alors laisser libre cours à son imagination et construire ses propres représentations des scènes et témoignages relatés. La grande qualité d’écriture et la richesse du vocabulaire rendent avec beaucoup de finesse les impressions sensorielles éprouvées par l’auteure. Le style des descriptions, toujours nourries et évocatrices, s’adapte subtilement aux tonalités spécifiques des lieux investis.

On peut dégager de cet essai une réflexion plus générale sur notre relation phylogénique à la nature. Notre survie et notre évolution sont, en effet, intrinsèquement liées à la nature et chaque jardin semble récapituler en quelque sorte cette histoire millénaire à laquelle l’art nature ajoute un chapitre supplémentaire. L’un et l’autre font partie des représentations de la nature que les êtres humains se sont données depuis la préhistoire à travers une diversité de formes qui reflètent leur conception de la nature. L’un et l’autre concernent aussi des actions concrètes qui varient selon les époques et les cultures, selon les valeurs de chaque société, selon les groupes ou les individus. Nous transformons la nature par nos interventions. Nous la craignons ou la célébrons, la contrôlons et l’exploitons, la détruisons ou la protégeons. Les démarches artistiques qui alimentent l’art nature sont particulièrement sensibles à cette problématique, à l’impact de nos activités sur l’environnement.

Cet essai est aussi un ouvrage pédagogique qui s’attaque à la difficile question de la nature de l’art. Dans une langue accessible et avec des exemples concrets, Jacqueline Bouchard expose une théorie clarifiant la frontière entre art et non-art. Les personnes engagées dans les domaines de l’horticulture, de l’éducation artistique et de l’éducation relative à l’environnement y trouveront des sources d’inspirations multiples et des repères théoriques fondamentaux.