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L’art contemporain répond à un impératif pour les artistes d’investir le réel. L’adjectif « contemporain » revêt ici deux sens. Il signifie bien sûr « ce qui est de notre temps » mais, accolé au mot « art », il cherche à dénigrer ou transgresser ce qui est banal, dépassé ou ce qui défigure un lieu, et dégage alors, par son acuité, une valeur d’ordre polémique ou a minima réflexive.

En 1976, Swidzinski propose de traiter l'art comme les autres domaines non lucratifs de l'activité humaine. Pour lui, l'art constitue l’une des formes de l'activité culturelle de l’humain, et non un domaine autonome avec des règles qui lui seraient propres. Les artistes doivent se considérer simplement comme une partie de la réalité avec laquelle ils veulent établir un contact. L’art contemporain va se définir comme « l’art en train de se faire » (Ardenne, 2009), comme fondement d’une nouvelle esthétique.

Cette conception implique deux changements importants. D’une part, il engage les artistes vers des créations multiformes, vers des ruptures avec la tradition de la production et de la réception qui incitent à s’intéresser à des lieux, des techniques, des outils et des démarches divers. La notion de contexte (étymologiquement : tisser avec) est alors essentielle et exige de l’art qu’il soit vécu, incarné, et partagé. D’autre part, le territoire est fréquemment sollicité ainsi que les humains qui l’habitent. La notion de territoire rêvé, mise au jour en 1990, a pour base les représentations sociales d’un territoire. On peut penser que l’aspect symbolique du territoire présent dans la notion de territorialité (Le Berre, 1992) et la spécificité symbolique de l’art contemporain peuvent s’enrichir l’un l’autre.

Des liens entre l’art contemporain et les territoires sont tissés graduellement et concourent à l’existence de formes d’art contemporain. L’art contemporain contextualisé peut être ainsi mis en lien avec l’éducation relative à l’environnement, car celle-ci prend également appui sur des réalités socio-écologiques, en l’occurrence celles qui caractérisent le territoire. Des courants de cet art, illustrés par des exemples de productions artistiques, vont nous permettre d’examiner comment se tissent graduellement ces liens potentiels avec les territoires, et, in fine, comment ils s’articulent avec l’éducation relative à l’environnement.

L’art du « réel » et l’art de l’« expérience » (Ardenne, Beausse et Goumarre, 1999), développés à la fin du XX° siècle, sont précurseurs de la prise en compte des contextes. Des artistes se qualifient alors d’expérimenteurs au sens où ils prennent appui sur l’expérience réelle pour créer et non sur leur imagination brute ex nihilo hors du champ du réel. Ces artistes, souvent des performers, vont chercher à s’éloigner du code artistique « classique », en produisant des situations plus que des œuvres physiques, et en investissant l’espace public. Par exemple, Gordon Matta Clark adopte une approche anarchique de l’architecture, par une méthode de "déconstruction" ou de "déstructuration" au lieu de créer une structure architecturale et développe une approche révolutionnaire qui cherche à révéler, grâce à l’art, les problèmes sociaux.

Dans l’art contextualisé de nature micropolitique, l’artiste agit dans l’ici et maintenant en situation, à petite échelle, et impulse des esthétiques occasionnelles (Ardenne, 2009). Citons l’œuvre emblématique de tendance interventionniste Chicago Compost Shelter (1988) de Dan Peterman. Cet art engagé dénonce les problèmes de consommation de la société post-industrielle (surabondance pour les uns et dénuement pour d’autres, pollution de l'environnement) et engage une réflexion de type complexe articulant le global et le local.

L’art contextuel se caractérise donc par la matérialisation d’une intervention artistique dans un contexte particulier (Swidzinski, 1976). C’est en ce sens que cet art interagit et s’intègre à l’ensemble des circonstances prédites et involontaires. Il s’adresse avant tout à la population et à l’opinion publique (Ardenne, 2002) et peut être mobilisé dans une finalité éducative.

Signalons à ce propos, une autre forme d’art contemporain, l’art déceptif qui questionne l’essence de l’art et prend parti d’interdire tout stéréotype de la relation artistique. Ses artistes ne proposent plus des œuvres ou des objets, mais changent de paradigme, car leur objectif est d’engager les individus « non-artistes » dans des propositions de situations à vivre, inhérentes à des contextes, les invitant à éprouver, à expérimenter en commun. C’est cet aspect participatif et social – qui relève plutôt de l’éducation informelle – qui caractérise cette forme artistique.

L’éducation à l’environnement, celle des militants de la première heure dépassant les stéréotypes et ancrée dans le réel et le présent, trouve alors une résonnance d’une part, dans le paradigme de l’art déceptif et d’autre part, dans celui de l’art contextualisé.

L’art contemporain peut donc devenir un médium dans le champ de l’ERE. Ici, la posture et l’action de l’artiste engagent potentiellement les acteurs quotidiens du territoire dans une réflexion sur leur environnement proche, urbain ou rural. Mais au-delà de ce positionnement général, il nous importe d’investiguer plus précisément la fonction éducative de cette forme d’art en matière d’environnement, en clarifiant les liens entre art, éducation et territoire. Nous poursuivrons cette exploration avec deux études de cas d’art contemporain participatif, afin de vérifier si l’intention éducative donne réellement lieu à l’amélioration du rapport au territoire chez les participants.

Le lien des artistes avec les territoires urbains et le rapport de l’art aux lieux

Les types d’environnements génèrent des rapports différenciés de l’art aux lieux et en conséquence, des rapports éducatifs différents. C’est pourquoi nous poussons un peu plus loin l’analyse. L’artiste urbain, précurseur de l’art contextualisé, expérimente un rapport sensible à l’espace mais hors des lieux culturels habituels : ateliers ou des musées. Il permet en ce sens une valorisation d’espaces multiples car l'artiste d’art contemporain se veut ouvert sur l’extérieur, dans une transcendance qu'il s'agirait de rejoindre à travers son œuvre. Il évolue et vit dans le même monde que tout un chacun (Kerlan & Langar, 2015) mais en tissant des liens artistiques profonds avec un territoire. Ainsi, il crée un rapport de proximité sensible avec celui-ci. Ardenne (2009) affirmera alors que le rapport de l’artiste contemporain au territoire est multiforme. Il est comparable au territoire en ce que ce « fragment d’espace » peut être, en amont de l’intervention artistique, humanisé ou non, proche ou lointain, familier ou au contraire étranger, banalisé ou singulier.

De cette manière, dans les lieux urbains, l’artiste et l’œuvre d’art participent à l’évolution du territoire dans le processus de territorialisation. Si quasi tous les territoires sont impactés par la présence de l’humain, dans ses interventions ou abandons, dans sa recherche de productivité et/ou de bien-être, les liens entre artistes et territoires peuvent proposer une réflexion sur ces derniers. C’est en termes de sauvegarde des contextes, et par extension, de sauvegarde environnementale qu’ils se sont exprimés.

Dans la mesure où « l'art est devenu contemporain en nous parlant de notre vie de tous les jours » (Millet, 1994, p. 8), cette approche active le rapport sensible au monde, et cette entrée paraît judicieuse en matière d’éducation. En effet, les artistes contemporains, très souvent, composent à partir d'éléments connus, même quotidiens, faisant partie d'une culture commune.

Mais aussi, si le projet de l’artiste vise à questionner les défis et les enjeux qui accompagnent les évolutions des territoires et de la société, alors l’art contemporain devient un acteur réflexif du territoire. En effet, l’une des fonctions de l’art est bien de penser l’époque contemporaine dans sa complexité (Zalay, 2010) au sens latin élémentaire du mot complexus ; ce qui est tissé ensemble.

C’est bien parce que l’art contextuel s’empare de questions locales et globales pour solliciter le public à développer un regard critique qu’il a toute sa place dans une éducation au territoire (Girault et Barthes, 2014) : il sert à relier les éléments d’un territoire mettant en évidence la complexité de ses réalités. Par des moyens d’expressions artistiques, l’expérience vécue du public envers l’œuvre et l’influence que l’environnement joue dans la perception de celle-ci trouve une synergie.

L’artiste Daniel Buren (2005), toujours à propos de l’espace urbain, va même plus loin. Il explique ceci :

Le travail in situ (qui prend place au cœur du site) est le seul qui puisse permettre de contourner, et de s’adapter à la fois et intelligemment aux contraintes inhérentes à chaque lieu (…), il peut dialoguer directement avec le passé, la mémoire, l'histoire du lieu (…), il ouvre le champ d’une possible transformation du lieu justement » (cité par Ardenne, 2011, p. 7).

La présence d’une œuvre d’art permet la découverte ou la redécouverte du territoire urbain par le public. Buren (ibid.) dira alors qu’on assiste à un phénomène d’altération (au sens d’Ardoino,1993) entre le territoire et l’œuvre.

Au final, l’art contextualisé en milieu urbain s’attache à montrer que la présence d’une œuvre d’art agit sur le territoire en évitant qu’il se fige, qu’il se sclérose. Mais plus encore, une interaction dynamique va se produire car si l’œuvre d’art change le lieu où elle est installée, le lieu aussi impacte l’œuvre d’art.

Des territoires urbains aux paysages ruraux, une émergence des nouvelles formes d’art

Dans un art contextualisé, se profile une évolution importante de l’un des thèmes artistiques majeurs, soit le paysage (élément fondamental du territoire), puisque l’art contemporain a pour caractéristique de pouvoir exister hors de ses lieux habituels de représentation. Il en ressort qu’au-delà de l’urbanité, des territoires ruraux voire naturels sont de plus en plus investis par les artistes.

Dans l’histoire de l’art contemporain, la nature a tout d’abord été utilisée dans son aspect le plus élémentaire : des matériaux bruts exposés tels quels. L’Arte Povera, mouvement fédéré en 1969, en Italie, par le critique d’art Germano Celant, en est emblématique. Puis dans les années 70, la nature est le cadre d’œuvres à des fins décoratives et parfois en même temps, à des fins écologiques comme celles de Nicolas Uriburu qui colore en vert l’eau de fleuves ou d’espaces marins tels que la Seine ou la lagune de Venise. Il envoie un message sur la nécessité de protéger cette ressource de plus en plus rare. Son but est d’éveiller les consciences collectives sur la pollution de l'eau et les risques encourus. Dans cette mouvance, on retrouvera des œuvres résultant d’actions physiques dans le milieu. Par exemple, dans Annual Rings (1968), Dennis Oppenheim trace dans la neige une succession de cercles concentriques enlacés, de part et d’autre d’une frontière séparant deux fuseaux horaires. Métaphore du temps à progrès continu, son œuvre évoque un temps spatial et le dessin régulier rappelle les cercles indiquant l’âge des arbres. Se dessine alors un second processus qui permet une requalification des liens entre l’art et son environnement. L’art n’est plus seulement contemplation. La notion de territoire est démultipliée notamment dans les courants du Land art ou du Sky art.

Ces quelques exemples montrent que les territoires de la production artistique contemporaine sont désormais multidimensionnels et l’environnement tout entier devient objet de création. La mobilisation environnementale est alors aussi sensible que réflexive car transmettre des messages et des valeurs environnementales à travers l’art devient possible. C’est aussi ce qui peut relier l’art au champ d’investigation de l’éducation relative à l’environnement sur lequel nous allons nous pencher maintenant.

Le tryptique art contemporain - territoires - éducation

L’éducation relative à l’environnement trouve dans l’art contemporain contextuel un média favorisant la création de lien entre les humains et leur territoire. Nous verrons également que l’art contemporain contextuel repose sur deux concepts, soit l’expérience esthétique et la démocratisation par le sensible, sur lesquels l’éducation au territoire peut prendre appui.

L’éducation relative à l’environnement et ses liens à l’art contemporain

Le besoin d’éducation lié aux territoires pour les populations locales va croissant et s’associe à la montée en puissance des « éducations à » (Barthes, Lange et Tutiaux, 2017) depuis l’ERE jusqu’à l’éducation au développement durable et/ou au patrimoine. Girault et Barthes (2016), reviennent sur les aspects théoriques des liens entre l’ERE et les territoires, nous permettant de repositionner la problématique précise des fonctions éducatives environnementales de l’art contemporain dans les territoires. Ainsi, sont mobilisés successivement dans les rapports de l’éducation aux territoires et à l’art contextualisé, divers courants, approches ou stratégies de l’ERE.

Pour agir sur les rapports de l’être humain avec l’environnement, la visée éducative du courant de l’écoformation (Pineau et al, 1992 ; Cottereau, 1999) cible un être global dans ses facultés logiques et cognitives mais aussi dans sa capacité d’intuition et d’imagination. La rencontre avec le domaine de l’art apparaît alors particulièrement pertinente, la sensibilité étant repérée comme une valeur éducative à investiguer.

Quant au courant de l’éco-ontogenèse de Berryman (2003), la focale est mise sur la prise en compte du rapport à la nature et à l’environnement dans le développement humain à tout âge. Y sont sollicitées les relations à la nature (plaisir d’y être et de la connaître), la prise en compte de ses problèmes et de ceux associés à son utilisation à des fins socio-économiques. L’art contemporain, parce qu’il peut trouver un écho chez des individus de tous âges et parce qu’il donne lieu à interprétation et s’adresse à l’imaginaire, pourrait faciliter l’intégration du rapport à la nature et à l’environnement dans le développement de chaque être humain.

La stratégie de l’autobiographie environnementale peut contribuer ici à la qualité du développement humain, en clarifiant la manière dont l’individu se développe en relation avec ses environnements et en mettant au jour les facteurs qui génèrent ou freinent les comportements pro-environnementaux (Bachelart, 2009). La production et l’analyse des histoires de vie permet de clarifier ou de repérer une éthique et une esthétique de l’habiter humain que l’artiste en résidence sur un territoire, tel un anthropologue employant une méthode de l’ethnos, peut accueillir. Il se nourrit alors de ces connaissances et de ces représentations du territoire d’habitation pour conceptualiser son œuvre.

D’autres modes d’intervention en éducation relative à l’environnement rejoignent la double perspective relationnelle de l’humain avec son milieu et avec ses pairs. Le modèle d’intervention de Pruneau et Chouinard (1997) s’appuie sur le constat de la diminution de la qualité de la relation de l’humain avec le milieu biophysique et avec la communauté humaine. Malmberg (1992) analyse ce changement en termes de perte d'identité, de non-conscience de l'espace et du temps, d'oubli du rythme de la vie et du sens du territoire tandis que Pyle (1992) avance que la plupart des gens ne sont plus exposés régulièrement aux couleurs, formes, sons et magie de paysages riches et vivants. Or il s’agit d’outils et de thématiques propres à certains artistes (Uriburu, Oppenheim).

Également, l’amélioration de la relation personne - groupe social – environnement peut avantageusement prendre appui sur des perspectives biorégionales et une démarche expérientielle : apprécier, critiquer, connaître l’environnement, partager les impressions à son sujet, projeter une vision de celui-ci dans le futur puis s'impliquer dans une action d'amélioration. Or il s’avère que cette démarche est également utilisée par des artistes lors de débats collectifs avec les habitants pour susciter des regards nouveaux et des actions sur leur territoire proche. Celui-ci devient alors lieu de pouvoir (Villemagne, 2008) grâce à des pratiques artistiques favorables à un empowerment des habitants qui entrent alors dans un processus d’évolution critique de leur rapport à l’environnement. Ici, c’est l’adulte-citoyen, voire écocitoyen (au sens de Sauvé, 2000) et l’adulte apprenant qui sont interpelés. L’art contemporain orienté vers une réflexion partagée entre l’artiste et le public sur la contribution de chacun à un projet de société, peut certes contribuer à une telle dynamique.

L’éducation à l’environnement trouve donc non seulement dans l’art contemporain contextuel des thématiques appropriées mais aussi des démarches qui lui sont proches et qui correspondent à ses visées.

L’expérience esthétique et la démocratisation par le sensible : un atout de l’art contemporain pour redécouvrir le territoire

Deux concepts éducatifs de l’art contemporain rejoignent particulièrement les caractéristiques d’une éducation relative à l’environnement axée sur le rapport au territoire : l’expérience esthétique (et non le plaisir esthétique) et la démocratisation par le sensible.

Les travaux de John Dewey offrent un éclairage majeur sur l’expérience en éducation. Dans le courant pragmatiste, l’expérience est indissociablement intellectuelle et affective ou émotionnelle comme l’indique son étymologie : faire l’essai de, éprouver quelque chose. Dewey (2010) caractérise l’expérience comme l'interaction de l'organisme avec son environnement, lequel inclut les dimensions sociales (culturelles ou institutionnelles par exemple) aussi bien que les éléments concrets du cadre de la vie locale. Cette approche expérientielle convient à l’éducation relative à l’environnement qui se veut ancrée dans le milieu de vie et fait appel entre autres à l’attention auditive, visuelle, kinesthésique. Elle est aussi caractéristique de la pratique artistique.

Le philosophe Hans Georg Gadamer (1992) précise que l’essence de l’expérience du temps propre à l’art consiste à apprendre à s’attarder, ce qui signifie pour Hannah Arendt, apprendre à « fixer » son attention. L’expérience esthétique dans son acception étymologique (esthetis : sensation) peut solliciter chez les éduqués un rapport au temps environnemental et un regard nouveau sur l’environnement. Ce concept d’expérience est au cœur des visées de nombreux artistes se réclamant de l’art contemporain. Une démocratisation par le sensible se traduit par une rencontre avec la population, une sollicitation esthétique qui permet une entrée dans un processus éducatif à la fois artistique et citoyen.

La distance réduite entre l’artiste et le co-acteur ou le spectateur (l’habitant) répond à une fonction nouvelle de l’art : l’art comme être-ensemble grâce aux nouveaux statuts conférés aux habitants. La plus-value offerte dans l’interaction entre artistes contemporains et individus dans le cadre d’une éducation environnementale au territoire se situe dans sa fonction heuristique, qui aide à comprendre, à appréhender le monde tel qu’il existe.

Mais ce travail artistique peut déclencher chez les populations un autre mouvement : le glissement du concret du terrain à un symbolisme voire à une identité qui se dégage d’un territoire, d’un environnement. Ce type de démarche contemporaine participe alors à la prise de conscience de questions environnementales dans un processus de territorialisation autrement que par une approche purement rationnelle des problématiques environnementales. Le domaine de la sensibilité, du « vécu », du « senti », de l’imagination, est réhabilité à travers des valeurs que l’on peut qualifier d’esthétiques, au sens de la sensation. Ce type d’éducation au sensible par le sensible modifie considérablement la hiérarchie épistémologique habituellement convenue dans le monde occidental. Le sensible est ici considéré comme une forme de l’intelligible et permet de promouvoir une éducation holistique visant un épanouissement, une élévation harmonieuse et accomplie dépassant la dichotomie cartésienne du corps et de l’esprit.

Cette invention du quotidien (De Certeau, 1990) par une intervention d’artiste rejoint d’importants objectifs de l’ERE : l’épanouissement des personnes, le bien-être, et le développement de nos démocraties. Les habitants ne sont plus uniquement cantonnés à une posture de spectateurs. Ils peuvent exprimer une visée prospective qui, pour Berger et al. (2007), est une attitude pour regarder vers le futur, ici le futur du territoire. Ils sont, par exemple, sollicités avant l’élaboration de l’œuvre par l’artiste mais c’est l’artiste, in fine, qui crée en s’inspirant de leurs témoignages. Ou bien, l’artiste développe un concept et offre aux habitants d’en réaliser une mise en œuvre concrète. Une relation participative peut alors s’installer entre l’œuvre et les habitants de deux façons : par une réflexion prospective suivie d’une réception de l’œuvre de l’artiste, ou par une production créative suivie d’une réflexion sur le sens de cette action. Les perspectives sensible et réflexive sont alors engagées.

Ainsi, des œuvres participatives comme les workshops engagent une production dynamique de groupe qui interroge des formes et des organisations sociales. Explorer d’autres formes de groupes et d’autres géométries de travail vise à faire émerger d’autres modalités de construction d’un « commun », une manière autre de faire « société » : active et toujours en mouvement. Ces pratiques participent alors de la démarche fondamentale de l’intelligence territoriale (Girardot, 2004) qui consiste à vouloir redonner prise sur eux-mêmes à des habitants et des acteurs locaux dépossédés de la maîtrise de leur « destin », aussi bien collectivement qu’individuellement.

Les processus d’individuation et de socialisation sont alors à l’œuvre grâce au pouvoir éducatif de l’art qui s’adresse à chacun au plus près de lui-même et à la fois permet à chacun de s’ouvrir à l’autre, aux autres, au plus près de lui-même (Kerlan et Langar, 2015). Et ce « plus près de lui-même » peut aussi être entendu comme le territoire qu’il habite, dans son attachement viscéral à ce lieu (Low et Altman, 1992).

Le territoire peut apparaître alors non plus comme un simple support mais comme un acteur central de l’œuvre car certains artistes s’inscrivent dans des projets dont le but est de rassembler, d’exprimer l’être ensemble, enfin, d'agir concrètement sur le réel par le médium artistique. Le territoire est alors au centre de l’œuvre.

Au bilan, il est possible d’identifier les principaux éléments de convergence entre l’art contemporain et l’ERE en lien avec les territoires : une visée éducative pour tous, le passage par le sensible, la restauration d’un lien social, un rapport au territoire renforcé par la redécouverte du milieu et une mise en valeur artistique des spécificités environnementales ou patrimoniale locales afin de favoriser l’auto-construction d’identités collectives associées à la capacité décision participative (Froger et Oberti, 2002) ; celles-ci dépassent l’identité patrimoniale pour se tourner vers l’avenir en tant que forces de proposition et d’action. 

Mais au-delà d’une telle exploration théorique, nous allons maintenant questionner le réel afin de tenter de saisir ce qui s’y passe. Deux expériences d’art contextuel aux spécificités bien différentes, bien que toutes deux en milieu rural, sont mobilisées pour mieux comprendre le triptyque art - territoire - éducation.

Etude de deux cas : des projets d’art contemporain dans les Alpes franco-italiennes

Nous examinerons donc ici deux projets qui ont pour ambition de développer tout à la fois une éducation à l’art contemporain et une éducation relative au territoire chez les populations locales dans une perspective participative. Les deux cas sont choisis en raison de deux types de participations différentes des habitants. Pour le premier cas, l’installation pérenne d’une œuvre d’art s’est réalisée à la demande d’un collectif d’habitants d’un village montagnard isolé. Dans le second cas, ce sont des artistes qui ont sollicité la participation de résidents locaux dans un workshop en lien direct avec les éléments de la nature environnante. Ces deux projets ont eu pour dénominateur commun la rencontre entre des habitants du lieu, des artistes et le territoire.

Nous allons investiguer ces projets pour repérer en quoi et sous quelles conditions un projet d’art contemporain nourrissant des ambitions éducatives dans un contexte rural peut participer - et avec quelles visées - à une éducation relative au territoire auprès des habitants. Il s’agira de comprendre les liens qui se tissent dans la réalité de projets entre art contemporain, territoire et éducation. Nous émettons l’hypothèse que les courants et approches de l’ERE précédemment identifiés (co-formation, éco-ontogenèse, approche expérientielle et autobiographique, empowerment), peuvent, à des degrés différents, trouver des points d’appui et de convergence avec l’ambition éducative affichée par l’art contemporain de faire vivre une expérience esthétique et de démocratisation par le sensible à des populations locales.

Contexte

En 2011, dans les Alpes franco-italiennes, une route pour l’art contemporain (VIAPAC : Via per l’arte contemporanea : route pour l’art contemporain) s’est matérialisée sur le territoire par l’installation pérenne d’œuvres d’art en lien avec les richesses de l’environnement local en pleine nature ou dans des lieux patrimoniaux le long d’un itinéraire routier. Cette route participe de la mise en patrimoine dans le cadre de la labellisation des territoires, ici réserves géologiques, puis géoparcs. L’objectif visé est une appropriation dans la durée, de l’art contemporain par les populations locales. Pour ce faire, des projets participatifs (Anne-James Chaton, Ecritures du quotidien, 2012) et des actions éducatives (Alessandro Quaranta, The changing of the guard, 2011-2012) sont initiés à partir et autour des œuvres, sous la forme de créations collectives.

Par ailleurs, nous examinerons la dynamique d’ateliers artistiques (workshops) qui consistent à associer habitants et artiste dans la création éphémère d’une œuvre avec des matériaux issus de l’environnement proche. Par exemple, « Etapes en scotch, 2010-2011 » proposé par l’artiste Olivier Grossetête qui organise une sorte de jeu collectif. Les objectifs visés sont une réappropriation du monde et une irruption de l’imaginaire dans le paysage selon les sites et les contextes. L’artiste orchestre l’utilisation par de nombreux participants de cartons assemblés avec du scotch pour réaliser des architectures légères et éphémères dont l’existence précaire marque la dimension dérisoire de l’architecture monumentale faite normalement pour « durer ». Nous étudierons ici l’atelier 1arbre d’Andréa Caretto et Raffaella Spagna. L’objectif des artistes est de questionner le paysage à la fois comme patrimoine scientifique (géologique) et comme lieu de transformation de la nature par l’exploitation historique de l’humain (bois, charbon et autres utilisations) et d’initier les participants à la notion de morphogenèse (phénomène de mutation d’un organisme) commune à l’art et aux sciences.

Premier cas : réhabilitation d’un territoire abandonné par les humains grâce à la création d’une œuvre d’art contemporain

Ce projet est issu d’une initiative citoyenne : des groupes d’habitants avec leurs élus ont élaboré un programme de type « nouveaux commanditaires » financés par la VIAPAC. La Figure 1 identifie les premières étapes du projet.

Figure 1 

Figure 1Protocole initial du projet

Figure 1Protocole initial du projet

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L’objectif est de rendre pérenne la mémoire de la présence humaine dans ce hameau à 1 200 m d’altitude, aujourd’hui abandonné alors que des humains y ont vécu durant 800 ans et que l’abandon de ce lieu de vie reste un souvenir douloureux pour les habitants du village. Comment ce lieu pourrait à nouveau témoigner de 800 ans de vie humaine faite d’histoires, d’émotions dans ce site montagnard reculé ? C’est le défi qui a été proposé à l’artiste Richard Nonas pour lequel l’art est une tentative pour habiter un lieu.

Une démarche anthropologique de type ethnos a été utilisée dans un premier temps par l’artiste : par sa présence sur le territoire, il a cherché à s’intégrer dans la « tribu » constituée des villageois pour s’imprégner et comprendre la relation historique et symbolique de ces humains avec leur territoire. Pour ce faire, il a sollicité les habitants pour partager leur connaissance du passé de cet environnement.

L’artiste a résidé dans le village environ six mois, à la rencontre des habitants, à l’écoute de leurs histoires de vie, à la découverte de la flore et de la faune, des contes et légendes propres au lieu. Ce temps d’appropriation de l’environnement par l’artiste et de rencontre entre l’artiste et la population, a permis de générer une découverte mutuelle, une compréhension des uns et des autres et du territoire autour du village. Sa présence a poussé les habitants à débattre sur l’évolution des alentours d’un village de montagne et à négocier avec l’artiste le sens accordé à l’œuvre pérenne sur le territoire local. L’œuvre n’est pas un produit extérieur installé de manière inopportune et incongrue, une sorte de verrue dans le paysage. Elle prend sens et donne sens au territoire, elle cherche à s’inscrire dans son histoire passée, présente et à venir. Il apparaît que le processus éducatif se situe plus dans le cheminement qui a précédé que dans la réception de l’œuvre.

L’intervention artistique s’est concrétisée dans deux lieux : une chapelle abandonnée et un champ. D’une part, le processus de dégradation de la chapelle du hameau a été stoppé et les ruines de celle-ci ont été transformées en abri de nuit pour randonneurs. D’autre part, le champ a accueilli une œuvre nommée Edge-stones constituée de pierres alignées placées dans le lieu pour en marquer les limites et les liens : une ligne relie le moulin à l’école, une autre l’église au village, une troisième le village aux autres hameaux habités d’où les enfants venaient à l’école.

Ce cas rappelle la démarche proposée par Pruneau et Chouinard (1997), où les participants sont invités à explorer leur environnement (pour l'apprécier, le critiquer et le connaître), à partager leurs impressions à son sujet, à projeter une vision de celui-ci dans le futur puis à s'impliquer dans une action d'amélioration.

Enfin, le territoire est ici pensé comme lieu de pouvoir dans le cadre d’un empowerment (Villemagne,  2005) puisque ce sont les habitants qui ont sollicité la venue d’un artiste pour « sauver » une partie de leur territoire et de sa mémoire humaine vouée à l’abandon, pour lui redonner une seconde vie.

Second cas : une œuvre participative

Il s’agit d’un workshop arbre animé par deux artistes Andréa Caretto et Raffaella Spagna. Cette œuvre arbre a permis à des élèves des Beaux-Arts de la ville de Digne-les-bains, des élèves de la section bois du lycée professionnel et à quelques habitants de réaliser une œuvre participative.

A l’origine, un peuplier noir est tombé de façon naturelle sur les berges de la rivière. L’arbre a été entièrement débité en morceaux sur place.

Les fragments ont été distribués aux participants de l’atelier qui ont ensuite eu la possibilité de les transformer librement. Seules trois règles ont été imposées aux participants : 1. l’œuvre ne devait avoir aucune valeur utilitaire si ce n’est sa valeur esthétique ; 2. l’œuvre devait être réalisée uniquement avec le morceau de bois à disposition (ni colle, ni clou, ni feutre, ni peinture, etc.) ; 3. les déchets de bois issus du travail artistique devaient être conservés ou réutilisés dans l’œuvre produite. Toutes les sculptures en bois ont été exposées au musée Gassendi puis déplacées dans le lit de la rivière, à l’endroit où l’arbre était tombé, afin que se poursuive le processus de dégradation.  (VIAPAC, 2011, p. 4).

La description de cet atelier permet de saisir d’entrée de jeu comment différents courants et approches de l’ERE en lien avec l’éducation aux territoires sont convoqués. En effet, la pédagogie du sensible, de l’émotionnel et de l’imaginaire correspondent aux spécificités du courant de l’écoformation de Pineau et de Cottereau. La médiation artistique contemporaine favorise ce type de démarche : le workshop dans un environnement local en lien avec des éléments naturels a permis à un ensemble de participants accompagnés par l’artiste, de toucher, sentir, créer et imaginer en vue de réaliser une production commune.

Dans ces deux projets, nous nous sommes intéressés aux ressentis, à la réception des œuvres d’art contextuel par les acteurs non-artistes (habitants et participants du workshop) suite à leurs vécus d’expériences esthétiques et de démocratisation par le sensible. Nous avons examiné l’impact de ces projets en termes d’éducation relative au territoire. Pour ce faire, un questionnaire a été administré aux participants de chacun des cas et une analyse de la documentation sur ces deux projets a été réalisée.

Méthodologie de recherche

Nous présentons ici la démarche méthodologique que nous avons conçue pour étudier les deux cas (Tableau 1).

Tableau 1 

Démarche méthodologique des deux études de cas

Démarche méthodologique des deux études de cas

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La phase 1 appelée « Documentation » est constituée d’un ensemble de données qui retracent l’historique de ce projet réalisé il y a cinq ans. Bien que sources secondaires (Tremblay, 1968), ces documents analysés (interviews des acteurs artistes, des habitants et des élus, productions muséales, explicitation des démarches) permettent de réaliser un examen critique nécessaire pour comprendre globalement l’ambition éducative et d’identifier les résultats de ce type de projet d’art contemporain. L’analyse d’articles à propos de ces projets dans des revues spécialisées en art contemporain et en développement des territoires permet de mieux comprendre le contexte et les lignes de force (finalités) conflictuelles ou complémentaires. Mais l’analyse nous permet aussi de saisir comment un tel projet peut participer à une éducation des habitants à leur territoire dans le cadre d’une ERE. La place accordée à la parole et aux témoignages des habitants dans ces documents devient un indicateur d’appropriation du projet par ses acteurs.

La phase 2 concerne l’administration du questionnaire 1. Cet outil comprend des questions à destination des habitants concernés par l’implantation sur leur territoire d’une œuvre d’art de la VIAPAC (Tableau 2). Ces questions prennent appui sur la sociologie de la réception des œuvres (Passeron, 1991) élargie aux caractéristiques de l’espace public. Les questions 1, 2, 3 et 4 intègrent la dimension de médiation concernant les formes de socialisation du rapport aux œuvres (Habermas, 1978, 1992). Des références philosophiques aident à examiner le statut de l’expérience esthétique dans l’éducation artistique (Kerlan, 2004) (questions 5 et 6) et la place de l’art en éducation (Dewey, 1934) (question 7). La question 8 nous permet de vérifier si une réflexion systémique existe au sein des relations nature – humain – culture ; une telle approche systémique constitue en effet une orientation forte de l’ERE.

Tableau 2

Questionnaire à destination des habitants pour le cas n°1

Questionnaire à destination des habitants pour le cas n°1

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Cinquante questionnaires ont été administrés en constituant un échantillon représentatif par quotas des 182 habitants du village. Les critères distinctifs des quotas sont les suivants : les habitants à l’année, les habitants de résidences secondaires, les individus issus de familles « du pays », les néo-ruraux. Nous cherchions à savoir si les habitants se sont réellement engagés dans un processus d’empowerment et si le rapport au territoire et à l’environnement local a été impacté.

La phase 3 se centre sur les entretiens pour le workshop (11 répondants – Tableau 3). Nous avons recueilli auprès des participants les raisons qui les ont conduits à réaliser ce workshop et ce qu’ils en ont retiré (Tableau 4). Nous avons traité ces informations en regard de leur âge, « profession » et lieu d’habitation. D’autre part, nous avons recueilli l’avis des participants sur les fonctions d’œuvres d’art en pleine nature, afin de vérifier si ces acteurs déclarent porter un autre regard sur des éléments de leur territoire grâce à ce workshop.

Tableau 3 

Caractéristiques des répondants (âge et orientation professionnelle ou scolaire)

Caractéristiques des répondants (âge et orientation professionnelle ou scolaire)

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Tableau 4

Grille d’entretiens - Étude cas n°2

Grille d’entretiens - Étude cas n°2

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Résultats et discussion

Nous procédons à la présentation des résultats des deux cas. Ceux-ci seront soumis ensuite à discussion.

Résultats du cas n°1 

L’analyse des données livre un retour contrasté sur le dispositif de la VIAPAC en ce qui concerne la réception réelle de ce projet par les habitants.

Une participation incertaine des habitants au projet

L’étude de la documentation de 2011 montre que l’initiative du projet revient exclusivement aux élus et que les paroles des habitants sont absentes de ces documents bien que l’objectif visé s’inscrive nettement dans une éducation informelle des populations : il est alors souhaité que « l’œuvre implantée soit portée et comprise par tous ; qu’elle respecte l’équilibre avec la nature et permette aux habitants et aux randonneurs de trouver le lien avec notre environnement ».

Les 31 réponses (sur 50) au questionnaire confirment que la majorité des habitants répondants n’a pas été conviée aux réunions du projet, 8 personnes ignorant même m’existence de celui-ci. Ces résultats interrogent l’atteinte de l’objectif central du projet, à savoir la prise d’initiative des habitants pour la sollicitation d’un artiste en vue de la création d’une œuvre visant à symboliser la présence des humains sur un territoire isolé de moyenne montagne.

Quelle évolution du rapport au territoire chez les habitants ?

La réception de l’œuvre sur le territoire reçoit autant de désapprobation que d’intérêt et le rapport au territoire des habitants a très peu évolué. Seulement huit répondants ont considéré que l’œuvre avait un impact sur le paysage. Les avis sur l’utilité de celle-ci sont corrélés sans surprise aux catégories d’habitants (amateur d’art contemporain, amateur de culture et non amateur). Les liens entre art contemporain et territoire rural ne sont pas perçus chez les habitants non amateurs d’art.

Cependant, le projet d’art a engagé le tiers des personnes dans une réflexion sur l’évolution de l’environnement local (passé, présent, futur). Si l’engagement affiché dans la documentation de 2011 n’est pas vérifié auprès des habitants concernant l’initiative du projet, en revanche, la présence de l’œuvre réalisée a permis une certaine réflexion patrimoniale. Selon les répondants, le projet a permis une redécouverte de l’environnement par une mise en valeur originale (« créer un contraste entre des endroits perdus et la présence d’un objet d’art » ; « ça embellit le paysage » ; cela aide à se rappeler le vécu des gens des pays) et une réflexion écologique : « ces œuvres servent à se poser des questions sur ce qu’on fait à la nature » « on se demande pourquoi c’est là ». Les répondants déclarent à cet effet vouloir soit respecter, soit protéger, soit s’adapter à leur environnement. Mais c’est l’impact sur le développement touristique et économique qui domine : « ça fait un but pour des touristes qui ne seraient jamais allés dans ces endroits » ; « cela invite les touristes à découvrir des endroits perdus avec une thématique artistique » ; « cela permet de créer une autre forme de tourisme » et du coup, « ça aide les artistes et ça aide notre pays à vivre ».

Résultats du cas n°2 

La démarche expérientielle du workshop a ouvert des horizons à ses participants pour une nouvelle relation à l’environnement naturel, mais on constate qu’elle ne s’adresse qu’à un public déjà sensibilisé.

Une démarche expérientielle sociale ou culturelle plébiscitée par un public spécifique

La démarche expérientielle proposée par les artistes a été plébiscitée par certains participants grâce à la dimension coopérative (« l’envie de participer à un travail collectif avec des artistes … il y en avait qui avait de supers idées »), à la reconnaissance sociale proposée (« ce qui m’a fait plaisir c’est que notre œuvre soit entrée dans le musée, c’est un peu comme si on avait fait quelque chose d’important »), à l’acculturation artistique (« ça me fait évoluer encore sur l’art et les artistes parce que les techniques passent après »). Cependant, ces retours doivent modérer car ces quelques participants étaient a priori sensibilisés à l’art ou à l’environnement (tableau 5) ce qui a certainement influencé leurs réponses concernant leur motivation à participer, leur ressenti et la réflexion sur la place d’œuvres d’art en pleine nature.

Une évolution du rapport au territoire grâce à l’œuvre ? 

Les réponses recueillies concernent plusieurs fonctions attribuées à l’art contemporain tant du point de vue de l’ERE que du développement économique dans une perspective de durabilité. Les rapports environnement - art contemporain sont sujets à des considérations sociales, éthiques et économiques.

Les verbatim montrent une évolution de la relation des acteurs avec leur environnement dans deux directions : le respect de la nature (« les déchets devaient aussi faire partie des œuvres, il ne fallait pas les jeter et les considérer comme importants : ça fait réfléchir ») et la relation nature-art (« maintenant je ne regarderai plus les arbres de la même façon »).

Discussion

Notre objectif était de repérer en quoi et sous quelles conditions un projet d’art contemporain nourrissant des ambitions éducatives dans un contexte rural pouvait participer à une éducation des habitants concernant leur territoire dans un cadre informel.

Les résultats apparaissent mitigés cinq ans après cette expérience esthétique en terme d’éducation à l’environnement et au territoire. En effet, la question d’une véritable participation active des habitants pour le cas n°1 reste posée tandis que les participants au workshop (cas n° 2) plébiscitent cette pratique sensible et coopérative, même si les propos d’un tiers des répondants ne montrent que des amorces de réflexion non problématisée sur le regard qu’ils portent sur leur territoire.

Le résultat semble bien mince par rapport à l’investissement financier et humain consacré. Cela amène à formuler deux questions : Une seule expérience esthétique suffit-elle à nourrir le processus éducatif d’une réflexion concernant une réalité environnementale complexe ? Quelle préoccupation domine : le projet éducatif ou le développement touristique durable ?

Un décalage entre les temporalités éducatives et celles des projets artistiques

La réussite d’un processus d’éducation au territoire repose sur une double condition : la multiplicité d’expériences esthétiques se déployant sur un long terme. Le seul projet VIAPAC ne permet pas de développer une reliance écologique chez les habitants. Celle-ci a besoin de répétitions, de confirmations, de nouveaux couplages (Cottereau, 2000), d’où la nécessité de penser cette éducation en termes de parcours de territoire parsemé d’évènements artistiques et culturels. Même s’il existe une motivation réelle des artistes et des élus pour éduquer les habitants au territoire, le processus d’empowerment timidement amorcé ne peut perdurer car aucun suivi éducatif auprès des habitants n’est assuré depuis 5 ans.

Une pseudo éducation au service du développement économique du territoire

Dans ces deux études, une différence assez importante apparaît entre la littérature produite sur ces projets et les discours des populations concernées en ce qui concerne leur empowerment. Une pseudo éducation des adultes servirait-elle d’alibi pour faciliter un développement économique de territoires isolés ?

Ces actions s’inscrivent dans la mouvance de développement du territoire de manière durable plutôt que dans le cadre de l’ERE. En effet, l’aspect touristique et économique prédomine dans les discours des acteurs et supplante des objectifs éducatifs peu explicites.

On retrouve ici la même problématique identifiée dans les orientations internationales de l’UNESCO et dans des projets scolaires partenariaux d’éducation formelle et non formelle au patrimoine, où les dynamiques de projet de développement des territoires impactent très largement l’atteinte des objectifs éducatifs de ces projets (Barthes, Blanc-Maximin, Alpe, Floro, 2014 ; Blanc-Maximin, Floro, 2017).

Conclusion 

A la question initiale que nous avions posée sur les fonctions éducatives de l’art contemporain concernant le rapport au territoire rural, de nombreuses réponses théoriques ont été apportées, même si l’art contemporain est par ailleurs soumis à des dilemmes entre ses fonctions économiques de marchandisation, et ses fonctions créatrice et heuristique.

Théoriquement, un projet d’art contemporain constitue un appui pour renforcer le lien social entre les habitants afin qu’ils s’approprient ou redécouvrent leur territoire de vie. Mieux encore, une coopération entre artistes et populations dans des projets locaux relatifs au territoire peut faire émerger des questions territoriales et existentielles complexes. Néanmoins, la rencontre de deux univers (l’art contextuel et le territoire rural) représente une opportunité pour dépasser une conception traditionnelle du territoire qui limiterait son rôle à celui d’un espace de support à l’activité économique.