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Le Brésil, comme l'Afrique du sud, ont activement participé à l'évolution internationale de la notion d'éducation à l'environnement et à sa transformation libérale. C’est au Brésil, avec le Sommet de Rio en 1992, qu’émerge l’éducation au développement durable et c’est en Afrique du Sud, avec le Sommet de Johannesburg en 2002, qu’apparaît l’éducation pour un avenir viable. Suite à la publication du rapport Brundtland en 1987 et à l'attention internationale portée à la notion de développement durable, les questions liant « environnement et développement » issues du Sommet de la Terre de Rio en 1992 ont amené à la conceptualisation de l'éducation au développement durable (UNESCO, 1992). Dans ce cadre, la formation en matière d’éducation à l’environnement a été réorientée[1] vers l'utilisation durable des ressources en s’appuyant sur la croyance que c’est par l’économie que se résoudront tous les problèmes sociaux et environnementaux. Si lors du Sommet mondial sur le développement durable tenu à Johannesburg (Afrique du sud) en 2002, le rôle de l'éducation est à nouveau souligné comme réponse aux problèmes de pauvreté et d'inégalités dans le monde, le tournant libéral entamé à Rio y est poursuivi. Le séminaire « Éduquer pour un avenir durable », organisé par l'UNESCO et le Département sud-africain de l'éducation à l’occasion du sommet, inaugure une éthique essentiellement anthropocentriste : « […] Il faut imaginer une relation nouvelle et viable dans la durée entre l'humanité et son habitat ; une relation qui place l'humanité au centre de la scène sans oublier pour autant ce qui se passe sur les "côtés" […] » (UNESCO 2002, p. 17, § 37). « Le but recherché par tous est la condition de « sécurité humaine » (ib.id., p. 16, § 32). La distanciation entre sujet et objet, entre homme et nature se retrouve de façon très explicite dans la proposition de l'éducation pour un avenir viable. Ainsi, la confiance en la technologie y est centrale pour maintenir « l'équilibre dynamique » du développement durable (ib.id., p. 16-17). Dans ce cadre, l’éducation à l’environnement est un instrument, parmi une multitude d’autres formes d’éducation thématiques, au service du développement durable (Sauvé 2000, 2007).

Le poids économique régional de ces pays n’est pas étranger à ces orientations, il donne toute légitimité à leurs dirigeants pour faire entendre leur voix dans les instances internationales. Ils ont pu s’y imposer et promouvoir leur conception du développement : une « éthique » de la conservation qui répond aux problèmes environnementaux tout en produisant des bénéfices pour les populations du point de vue économique (redistribution) et politique (inclusion sociale et/ou citoyenne). Nos travaux et observations de terrains[2], à Rio et au Cap, ont montré que les programmes d’éducation à l’environnement répondent à cette perspective. Au Brésil, l'éducation à l'environnement est mise au service du contexte actuel de valorisation économique des unités de conservation. Si l'accent reste mis sur l'utilisation publique de ces aires, cet aspect est clairement orienté vers les affaires (Maciel, 2015). Bien que les principes de justice environnementale continuent d'être évoqués, ce qui prévaut dans la logique actuelle est la possibilité de transformer les zones de protection ainsi que leur patrimoine culturel, matériel et immatériel en marchandise, impactant de façon directe la praxis d'éducation à l'environnement et la gestion publique. En Afrique du sud, réduite à une simple éducation au milieu naturel, associée à l'acquisition de postures pro-environnementales, l'éducation à l'environnement a peu intégré le développement de compétences éthiques et critiques. Si l'objectif de l'action environnementale est valorisé, l'action entreprise est rarement associée à une démarche réflexive et reste instrumentale. On trouve ici un discours qui associe l'éducation à l'environnement à un transfert de bonnes pratiques et qui considère l'éducation comme un moyen pour mettre le potentiel humain au service de la croissance économique.

La conception de l’éducation à l'environnement a été façonné par le nouveau régime politique démocratique (Afrique du sud 1994, Brésil 1988), fruit de compromis négociés sur des durées relativement longues (1). Avec la volonté d’apaiser les conflits, le processus de démocratisation a consisté à mettre en place un ensemble d’institutions chargé de (ré)inventer une culture du « vivre ensemble », lesquelles tirent leur légitimité de leur contribution à la formation d’un corps civique qui fait naître et consolide cette possibilité (Mbembe 2004). Toutefois, bien qu’inscrits dans une perspective de démocratisation, les choix pédagogiques effectués, construits à partir d’injonctions internationales pro-environnementales, ne peuvent s’accompagner de retours en termes de réconciliation et d'émancipation. D’autant plus qu’ils s'articulent à la planification stratégique qui domine, depuis ces dernières années, la gestion des grandes métropoles et notamment celle de Rio de Janeiro et du Cap. Les villes et tout ce qui y existe, y compris les zones protégées, sont désormais tenues d'être compétitives, comme le souligne Arantes et coll. (2000, p. 13) : « les villes ne deviendront protagonistes (...) que si dûment dotées d'un plan stratégique susceptible de générer des réponses compétitives au processus de mondialisation ». La logique du city marketing et des politiques business-oriented n'influence pas seulement les politiques urbaines. Elle est également déployée dans les politiques de conservation, et notamment dans le cadre de la mise en tourisme des zones protégées (Maciel et Gonçalves, 2016) et y imprime une dimension utilitariste/gestionnaire des relations homme-nature qui domine les relations Homme-Homme (Belaidi, 2019). Ainsi, si l’installation de l’éducation à l’environnement dans les parcs nationaux urbains, que nous avons observé, participent à l’objectif de démocratisation, elle est adaptée aux problématiques et aux conceptions de l’environnement de ces pays (2). Ainsi, elle s’inscrit, d’une part, dans la continuité du modèle transmis par l’apartheid en Afrique du sud et, d’autre part, dans un discours anti-environnemental et acritique, désormais explicite avec l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil en octobre 2018.

Une éducation à l’environnement inscrite dans les processus de démocratisation

Au Brésil, les politiques d’éducation à l’environnement sont directement liées au contexte d’accession au régime démocratique dans les années 1980, consolidé avec la promulgation de la nouvelle constitution de 1988 (Loureiro, Saisse et Cunha, 2013). La première élection présidentielle directe, après la dictature, a eu lieu en 1989 et a imposé un agenda économique extrêmement libéral pour la décennie suivante, ce qui a transformé la dynamique d’éducation à l’environnement critique engagée. En Afrique du sud, si l'éducation à l'environnement émerge aussi avec le régime démocratique au courant des années 1990, sa mise en œuvre a été aménagée pour répondre aux besoins de réconciliation de la société sud-africaine (Darbon, 1996 ; F.-X. Fauvelle-Aymar 2013). Elle vise alors d’emblée un développement durable.

Au Brésil, le poids du tournant libéral dans l'inscription de l'éducation à l’environnement

Depuis 2007 et la création par le gouvernement fédéral de l'Institut Chico Mendes de la Conservation de la Biodiversité (ICM-Bio), le Brésil met en place une Stratégie nationale pour la communication et pour l'éducation à l’environnement (ENCEA)[3] (traduction libre) afin de fournir une viabilité économique accrue à la gestion des unités de conservation. Comme l'affirme le cahier nº5 de l'éducation à l'environnement, « la structuration d'un système efficace d'unités de conservation exige une viabilité financière » (traduction libre) (ICMBio, 2015b, p. 18). L'ICM-Bio introduit, par-là, le principe de l'usage public et commercial comme nouvelle forme de gestion des unités de conservation. Celles-ci doivent être durables et capables de lever des fonds.

Outre que l’augmentation du nombre d'unités de conservation dans le Système National des Unités de Conservation, au cours des dernières années, n'a pas été accompagnée d'une augmentation significative de la recette pour la conservation de ces unités, les pratiques gestionnaires des aires protégées introduites lors de la fondation de l’ICM-Bio semblent de plus en plus tournée vers le tourisme et surtout vers les intérêts des grands groupes économiques dans ce secteur. Cette orientation a remis en cause le cadre théorique de l'éducation à l’environnement institué lors du tournant démocratique. Comme le montre l’exemple du parc national de Tijuca, le départ en retraite des fonctionnaires et le remplacement des employés embauchés par le noyau d'éducation à l'environnement (NEA) ainsi que le changement de direction du parc – encline à la gestion environnementale axée sur le marché, ont entrainé une perte progressive du caractère dialogique et critique de l'éducation à l'environnement qui avait été construite au sein du parc (Quintas, 2006).

L'éducation à l'environnement s'est consolidée au Brésil à partir des années 1980. Certains programmes et projets existaient, cependant, déjà depuis 1970. Construits à partir du paradigme éducatif développé par Paulo Freire qui valorisent les diverses expériences de lutte sociale et d'organisation des classes populaires (Freire 1970/1974 ; Pereira 2018 ; Peters et Besley 2015), ces programmes et projets s’inscrivent dans une dénonciation des formes d'oppression afin d’engager la transformation des pratiques sociales. En mettant l'accent sur les pratiques éducatives, critiques et dialogiques, l’objectif était de structurer des processus participatifs pour favoriser le dépassement des relations de pouvoir existantes et d’assurer l'exercice de la citoyenneté, en particulier des personnes en situation de grande vulnérabilité socio-environnementale (Costa et Loureiro 2017).

En 1981, la Politique Nationale de l’Environnement (PNMA) inscrit dans la loi l'obligation d'inclure l'éducation à l'environnement à tous les niveaux de l'enseignement, ainsi que dans l'éducation populaire. L’objectif était ici de préparer les populations à participer activement à la défense de l'environnement. Cette orientation exprime la dynamique que l’État brésilien souhaitait donner à la pratique pédagogique de l’éducation à l’environnement (PRONEA, 2005, p. 22). D’ailleurs, l'article 225 de la Constitution fédérale de 1988 stipule qu'il incombe aux pouvoirs publics de « promouvoir l'éducation à l'environnement à tous les niveaux de l'enseignement, et la conscientisation publique à l'égard de l'environnement » (traduction libre). En 1991, le Pouvoir exécutif met en place deux instances pour traiter de la thématique de l'éducation à l'environnement. Il s’agit, d'une part, du Groupe de travail sur l'éducation à l'environnement du Ministère de l'éducation et de la culture brésilien (MEC), qui, en 1993, s'est transformé en Coordination générale de l'éducation à l'environnement (COEA/MEC)[4] et, d'autre part, de la Division de l'éducation à l'environnement de l'Institut brésilien de l'environnement et des ressources naturelles renouvelables (IBAMA). En 1992, l'IBAMA a constitué des noyaux d'éducation à l'environnement (NEA) dans toutes ses délégations dans les États brésiliens, afin de mettre en œuvre des actions éducatives au sein des processus de gestion environnementale des unités de conservation et de concession de permis environnementaux. La création des NEA, au sein des délégations de l'IBAMA dans les États brésiliens, a ajouté un niveau supplémentaire aux propositions d'éducation à l'environnement. Disposant de ressources, à partir de 1995, l'éducation à l'environnement de l'IBAMA devint systémique, avec des réunions annuelles de planification réunissant les NEA et la Coordination générale de l'éducation à l'environnement (CGEAM) en vue de définir des directives d'action et de créer des outils pour la formulation, l'analyse et le suivi des projets des NEA. Enfin, en 1997, des cours d'introduction à l'éducation au sein du Processus de gestion de l'environnement furent mis en place, et formèrent des centaines de gestionnaires de l'IBAMA et d'autres organismes gouvernementaux liés directement ou indirectement aux questions environnementales (Loureiro, Saisse et Cunha, 2013).

En 1997, le Programme national d'éducation à l'environnement (PRONEA) était lancé (MMA, 1997) avec pour objectif de consolider l’éducation à l'environnement en tant que politique publique, et c'est dans ce contexte qu'ont été définis les principes, les directives, les lignes d'action et la structure organisationnelle de l’éducation à l'environnement. Le PRONEA est de nature permanente et doit être reconnu par toutes les sphères du gouvernement. La perspective qui l'oriente est la durabilité de l'environnement pour la construction d'un pays pour tous : « Ses actions se destinent à assurer, dans le domaine d'action de l'éducation, l'interaction et l'intégration équilibrées des multiples dimensions de la durabilité environnementale – écologique, sociale, éthique, culturelle, économique, spatiale et politique – au développement du pays, en faisant appel à l'implication et la participation sociale pour la protection, la récupération et l'amélioration des conditions environnementales et la qualité de vie » (traduction libre) (PRONEA, 2003, p. 23).

Selon la politique nationale d'éducation à l'environnement brésilienne, le processus d'éducation à l'environnement devient efficace quand il permet à l'individu de se percevoir comme un sujet social susceptible de comprendre la complexité des rapports société-nature, mais également de s'engager à agir en faveur de la prévention des risques et des dommages environnementaux causés par des interventions dans l'environnement naturel et construit. L'éducation à l'environnement est conçue comme un outil fondamental pour la mise en œuvre de projets, notamment dans le cadre des unités de conservation urbaines. Selon la loi nº 9.795/99 (article 13, IV), qui a institué la politique nationale d'éducation à l'environnement, les pouvoirs publics doivent stimuler la prise de conscience de la société sur l'importance de la création et de la gestion des unités de conservation. De même, le programme national d'éducation à l'environnement propose un mouvement constant de transversalité et d'interdisciplinarité visant à intérioriser la participation dans le processus décisionnel. L’éducation à l'environnement s'efforce d'améliorer le dialogue afin de comprendre les conflits dans la société non pas comme une question pathologique mais plutôt comme quelque chose d'inhérent à la pratique sociale : « L'éducation à l'environnement doit être guidée par une approche systémique, capable d'intégrer les aspects multiples des questions environnementales contemporaines. Cette approche doit reconnaître l'ensemble des interrelations et les multiples déterminations dynamiques entre les domaines naturels, culturels, historiques, sociaux, économiques et politiques. Au-delà de l'approche systémique, l'éducation à l'environnement exige une perspective de complexité qui surgit d'un monde rempli d'interactions de différents niveaux de la réalité (objectif, physique, abstraite, culturel, affectif...) » (traduction libre) (PRONEA 2005, p. 34). Ainsi, les directives pédagogiques de l'IBAMA pour l'élaboration et la mise en œuvre de programmes d'éducation à l'environnement (IBAMA, 2005) affirmaient que l'éducation liée à la thématique socio-environnementale est une éducation qui emploie les aspects pédagogiques dans la gestion de l'environnement. Il s´agit d´établir une gestion publique qui assure à toute la société les bénéfices de l’environnement.

Cela tranche avec l’orientation commerciale donnée aux unités de conservation, laquelle a autorisé les gestionnaires du parc national de Tijuca à concéder une partie de la gestion du parc à des entreprises orientées vers le tourisme international, en rupture avec les logiques précédentes et au détriment des populations vivant dans les favelas en bordure du parc.

En Afrique du Sud, le poids de la transition démocratique dans l'inscription de l'éducation à l’environnement

En Afrique du Sud, les considérations environnementales sont intégrées dans la justice et le développement social, politique et économique pour répondre aux besoins et aux droits de toutes les communautés, des différents secteurs et des individus. Aussi, dans la logique sud-africaine, le développement durable est retenu comme une proposition qui postule la durabilité du développement lui-même (Rodríguez-Labajos 2019). Il doit répondre aux besoins fondamentaux (nourriture, vêtements, logement et emploi) des communautés ségrégées sous l’apartheid (Department of Education, 1995, p. 86). C’est dans ce cadre que l’État agit sur les espaces naturels, et en particulier sur les parcs nationaux.

Il est bien connu qu’en Afrique du Sud, sous les gouvernements coloniaux et d'apartheid, des milliers de Sud-Africains noirs ont été expulsés de force de leurs terres pour faire place à des parcs, et des milliards de rands (monnaie sud-africaine) ont été consacrés à la préservation de la faune et à la protection de la flore sauvage alors que les populations africaines vivaient sans nourriture ni abris adéquats ni eau propre (Beinart et coll., 1995 ; Terreblanche, 2005 ; Porteilla, 2010, Fauvelle-Aymar, 2013). Les politiques whites-only dans les parcs nationaux signifiaient que les Sud-Africains noirs ne pouvaient pas profiter du patrimoine naturel du pays et les lois draconiennes contre le braconnage tenaient éloignés les ruraux des ressources nécessaires. La double conquête du territoire par les hollandais et les anglais, finalisée par la création de l’Union sud-africaine, a plongé et maintenu les populations africaines dans une situation de domination. Dans ce cadre, les espaces naturels protégés ont d’emblée été utilisés par l’État colonial pour agir sur l’espace et sur la société au profit d’un projet politique qui a vu son apogée avec le régime d’apartheid.

L’instrumentalisation politique de la nature étant un des outils privilégiés de l’État sud-africain depuis sa constitution (Giraut et coll. 2005), durant l’apartheid, les Sud-Africains noirs (et les militants anti-apartheid en général) ont d'abord prêté peu d'attention aux débats environnementaux. Considéré soit comme une question pour les blancs soit comme un outil explicite de l'oppression, l'environnement n'était vu que comme de peu d'intérêt pour la lutte anti-apartheid. Ce n’est qu’avec l'assouplissement de la législation de l'apartheid à la fin des années 1980 et la libéralisation de la vie politique sud-africaine au début 1990, qu’un débat sur la signification, les causes et les effets de la dégradation de l'environnement a pu être ouvert (Beinart et Coates, 1995). Il a amené à repenser les questions d'environnement pour y inclure le travail et les espaces de vie des Sud-Africains noirs (Mc Donald, 2002). Dès lors, rapidement, les initiatives environnementales ont été apparentées à un des objectifs démocratiques post-apartheid et, en quelques années, un large éventail de syndicats, organisations non gouvernementales, associations et universitaires ont contesté les pratiques et les politiques environnementales du passé.

Aussi, lors de son élection en 1994, le Congrès national africain (African National Congres, ANC), notant que pauvreté et dégradation de l'environnement ont été étroitement liées en Afrique du Sud, a inscrit dans son mandat de reconstruction et de développement post-apartheid la lutte contre les inégalités et les injustices environnementales au motif que les relations sociales, économiques et politiques faisaient également partie de l'équation de l'environnement (ANC, 1994, p. 38). Dans cette perspective, le gouvernement démocratique utilise les espaces naturels comme assise au développement en tant que Nation. L'un des moyens explicitement ciblés en est l'éducation à l'environnement (Department of Education, 1995 ; Irwin et coll., 2010).

Le Livre blanc de 1995 reprend le principe de développement durable pour décrire l'éducation à l'environnement comme un "élément essentiel" pour former des « citoyens ayant des connaissances environnementales et engagés pour l'environnement » (traduction libre)[5]. Puis, avec le projet national d'éducation à l'environnement pour l'enseignement général et la formation (National Environmental Education Project for General Education and Training, NEEP – GET) proposé par le Ministre de l'Éducation en 2000, une éducation au développement durable est intégrée dans tous les domaines du programme d'éducation formelle. Le lien entre les différents enseignements prodigués en vue de promouvoir le développement durable est établi dans le cadre de la « Déclaration Nationale sur les programmes scolaires » (National curriculum statement) dont les principes reconnaissent la relation entre droits de l'homme, inclusion, environnement sain et justice sociale (Department of education, 2002). L’État cherche à étendre les connaissances de l’environnement des élèves et des enseignants, à développer une éthique de la conservation qui produira des bénéfices mutuels pour les populations et l’environnement. On promeut l’apprentissage du fonctionnement des écosystèmes, l'éducation et l'empowerment de la population afin d’accroître sa prise de conscience et sa préoccupation pour les questions environnementales. Le but est d’aider la population à acquérir les connaissances, les compétences, les valeurs et l'engagement nécessaires pour atteindre un développement durable[6].

L'éducation à l’environnement inscrite dans les parcs nationaux urbains : un instrument de gestion sociale

À Rio et au Cap, l'éducation à l'environnement[7] se voit assigner pour rôle spécifique d'aider à résoudre des conflits sociaux et des conflits d'usage avec les populations les plus pauvres ou à promouvoir la citoyenneté. Toutefois, sa mise en œuvre s’effectue, sur des parcs nationaux (parc national de Tijuca à Rio ou de Table Mountain National Park au Cap), dans un objectif de marketing urbain.

Rio, un outil du processus de concession du Secteur Corcovado/Paineiras

Le travail d'éducation à l'environnement, mené de 2000 à 2013, a été très actif dans plusieurs favelas qui entourent le parc, notamment dans les favelas de Guararapes, Cerro Corá, Vila Cândido et Prazeres. Il a débouché sur le développement d’activités de prestation de services aux touristes dans ce secteur. Sur cette base, plusieurs résidents de ces favelas mènent une activité de commerce ambulant, sont préposés de parking, conducteur de taxis, ou alors chauffeur de minibus. L´exploitation économique des espaces du secteur Paineiras du Corcovado représente une mine d’or du fait de la présence de la statue du Christ Rédempteur – le point touristique le plus visité du pays. Un différend entre le gouvernement fédéral et le gouvernement municipal dans la gestion partagée du parc national de Tijuca s’est installé concernant le contrôle de ce secteur. Ces institutions ayant pour même objectif de commercialiser cet espace au moyen de l'externalisation et des concessions pour satisfaire la demande touristique, leur conflit a été un moyen d’exclure les habitants des favelas. Leurs activités ont été graduellement limitées afin de les concéder à des entreprises de tourisme. Ce conflit entre les institutions s’est intensifié en 2008, suite à la mise en œuvre du nouveau système de transport permettant l'accès au Corcovado.

La forte mobilisation politique des habitants, à laquelle le travail d’éducation à l’environnement réalisé a abouti, a nourri des formes de résistance sociale à ce processus impliquant les résidents de ces favelas, lesquels continuent de travailler dans les services touristiques en tant que membres de coopératives de vans et de taxis, préposés au parking, vendeurs ambulants et guides. De même, ils ont obtenu des ressources du montant de la concession, afin de réaliser des projets d'éducation à l'environnement et, ainsi, d'atténuer les répercussions locales causées par la concession touristique de ce secteur. Les modalités de gestion des ressources de la concession destinée à l'éducation à l'environnement ont été l'objet de conflits entre les gestionnaires et les habitants de ces favelas, lesquels demandaient un accès plus étendu aux possibilités d'utilisation de ces ressources. Après de nombreux conflits, la situation, au moins pour l'instant, semble s’être résolue dans le sens d'une utilisation plus autonome de ces fonds par les résidents, avec le soutien des universités[8].

En plus de la question spécifique de la concession du secteur Paineiras-Corcovado, la gestion actuelle du parc national de Tijuca investit aussi les sentiers. Ainsi, le tourisme, tout en apportant des ressources, permet un contrôle et une gestion accrus des zones du parc. L'effort visant à améliorer l'accès des touristes n'est pas nécessairement contraire aux intérêts des populations les plus pauvres qui bénéficient du parc. Certains sentiers démarrent des favelas et sont exploités commercialement par les habitants eux-mêmes. Toutefois, la priorité donnée aux touristes semble prendre la place sur les intérêts des autres utilisateurs. Nous pouvons citer, par exemple, les modestes efforts déployés en ce qui concerne les groupes les plus pauvres, les afro-brésiliens et les habitants des favelas qui utilisent le parc national de Tijuca à des fins religieuses, dans le cadre des cultes afro-brésiliens et pentecôtistes. Les sites naturels sacrés sont l'expression privilégiée de la conjugaison entre la nature et la culture et démontrent l'importance d'intégrer et de valoriser les attributs historiques et culturels dans les stratégies de conservation de la nature (Fernandes-Pinto et Irving, 2015). L'effort dialogique de l'éducation à l'environnement critique en la matière, comme le prouve l´expérience du projet Elos da Diversidade[9], peut, en plus d'assurer le droit d'accès au parc pour ces groupes, stimuler des pratiques intéressantes concernant la protection de la nature impliquant plus activement la population[10].

Or, au lieu d’interagir avec ces pratiques, la stratégie actuelle de gestion du Parc National de Tijuca est, en lien avec la politique menée par les Ministères du Tourisme et de l'Environnement, d'encourager les concessions dans les parcs nationaux et de tirer parti de la demande touristique dans ces domaines. Cette liaison résonne avec les présupposés de planification stratégique urbaine, tournés vers la marchandisation de la ville, au détriment d'une gestion qui tiendrait compte des usages locaux des résidents. Il est aussi nécessaire de réfléchir tant sur l'impact que la concession de la zone aura sur les activités d'appui déjà exercées par les populations environnantes que sur les nouvelles opportunités de travail pour les habitants des favelas auprès des touristes. D’autant plus que des stratégies de résistance sociale seront adoptées dans la lutte pour l'accès au Parc et pour garantir les droits à la prestation de services d'appui au tourisme dans ces secteurs, dont les formes sont difficiles à anticiper.

S’il est encore trop tôt pour avancer des conclusions sur le sujet, ce que nous pouvons affirmer pour le moment, c'est que le processus de marchandisation se manifeste aussi bien dans les zones urbaines que dans les politiques environnementales. Les parcs urbains finissent par devenir un espace de jonction de ces politiques à partir des ressources offertes par l'industrie du tourisme, alors que le droit à la ville présuppose également la garantie que les espaces de nature puissent être conservés et utilisés collectivement aussi bien pour les travailleurs que pour les touristes et les résidents (Maciel et Gonçalves, 2016). Le contexte politique actuel, après l'élection de Jair Bolsonaro, semble indiquer un élan renforcé vers la privatisation de la gestion des parcs nationaux. Outre la destruction des structures de protection de l´environnement au sein du Ministère de l´Environnement, le gouvernement Bolsonaro a déjà indiqué son intérêt pour le renforcement de la concession des unités de conservation dans le cadre de sa politique libéral de privatisation des capitaux étatiques.[11]

Au Cap, un outil du rayonnement mondial de la ville

L'éducation à l'environnement est devenue une des priorités du département "People and Conservation", un des trois départements directeurs de l’organisation de gestion des parcs nationaux sud-africains (South African National Parks (SANParks). L'initiative d'éducation à l’environnement développée sur Table Mountain National Park est un projet pilote (qui tend aujourd'hui à être généralisé aux autres parcs nationaux gérés par SANParks). Elle s'inscrit dans l'objectif d’écologie sociale poursuivi par SANParks depuis le milieu des années 1990, lorsqu'avec l’abolition de l’apartheid, l’autorité de gestion s’est vu conférer pour mission de promouvoir une nouvelle idée de la conservation dans les parcs nationaux d’Afrique du Sud.

C'est notamment ici que prend place la vision élaborée pour Table Mountain National Park : « a park for all forever » (un parc pour tout pour toujours) qui présente le parc comme un lieu accessible à tous les groupes de populations du Cap, quelle que soient leurs conditions sociales. Il est vu comme le lieu où les habitants des townships et des banlieues pourront par le lien créer ou recréer avec la nature se rencontrer et créer une identité commune (Belaidi 2012). De plus, via les bénéfices générés par le parc, on vise une redistribution des richesses dont, cette fois, tous devraient bénéficier.

SANParks a développé trois grands programmes d'éducation à l'environnement sur Table Mountain National Park (Belaidi, 2016). Tous ces programmes ont pour point commun qu'il donne accès au parc, zone classée blanche dès 1957[12], à laquelle l'accès reste limité à cause des transports, du coût des entrées et des habitudes que la répartition spatiale imposée par les politiques d’apartheid ont imprimé sur les comportements. Ici le bus du Parc transporte les « apprenants » de leur zone d’habitation jusqu’au parc, auquel ils accèdent gratuitement.

Ces programmes ont aussi tous pour objet de valoriser le caractère national du parc où la Nation renvoie à la population (capetownienne) et donc aussi aux habitants des townships, désormais. Les stigmates de l’apartheid sont encore fortement présents. Le sentiment d’appartenance à la société est à construire. La valorisation de la flore de la Péninsule en est un des outils, tant elle constitue un fort marqueur identitaire. Le fynbos[13], rappelant l’origine « africaine » de la population du Cap (Belaidi, 2012), souligne la relation étroite et la signification de cette végétation pour les populations précoloniales – notamment par une illustration au travers de l'utilisation de la nature par les San et la manière dont ces usages se sont ensuite répandus auprès des autres groupes de populations. Ces systèmes de connaissance étant incorporés dans le tissu culturel et l'histoire des peuples (p. e. Odora-Hoppers, 2001), ils sont à la base de l'identité (notamment) sociale des populations, aussi SANParks fait le pari que leur diffusion, via les cours d'éducation à l'environnement, serait un moyen de donner les bases d'une nation à la société capetowienne fragmentée (Maila et coll., 2003). Cela répondrait, d'ailleurs, à la mission inscrite dans le Préambule de la Constitution de l'Afrique du Sud de 1996 : « la nécessité de créer un nouvel ordre dans lequel tous les Sud-Africains auront droit à une citoyenneté sud-africaine commune » [traduction libre].

Ces programmes n’ont pas pour objet de renforcer la connaissance environnementale des apprenants, ils cherchent à avoir un impact sur leurs attitudes (Ferreira 2012). Les objectifs principaux sont d'informer et de sensibiliser les plus jeunes à l’environnement et aux questions qui lui sont liées afin qu'ils participent à la conservation des aires protégées et constituent un relais dans les townships. Il est, en effet, crucial pour les gestionnaires du parc que les populations les plus pauvres soient conscientes des valeurs liées à la conservation de ces zones, ou au moins sensibles, afin qu’elles modifient leur comportement notamment face au braconnage ou à l’utilisation de la flore (Khan 2002). Bien que le critère écologique soit la base de désignation des aires protégées (naturelles), leur développement est inextricablement lié aux conditions socio-économiques des communautés locales vivant autour d'elles (Niemela, 1999). En Afrique, c'est en Afrique australe que l'on rencontre les plus hautes inégalités de revenu urbain. Dans ce panorama, l'Afrique du Sud se détache encore : bien que l'adoption de stratégies et de politiques de redistribution ait cette dernière décennie légèrement réduit les inégalités (UN-Habitat, 2008, p. 67), le modèle économique et politique de concentration des ressources demeure. Table Mountain National Park est bordé de populations vivant dans des situations socio-économiques diverses. Sur les flancs occidentaux et orientaux du parc résident des ménages riches (Bishops Court, Camps Bay, Sea Point, Constantia, Tokai, Newlands) tandis que plus à l'est du parc la pauvreté prévaut. Aussi, la pauvreté de ces populations constitue une menace sérieuse à la conservation d’un parc inscrit au patrimoine mondial[14]. Toutefois, face à des personnes qui ont été exclues de droit et/ou le sont encore de fait des zones en cause, il est délicat d’adopter une posture d’interdiction. Les espaces naturels servent donc l’expérimentation de nouvelles formes politiques, participatives, que l’on souhaite efficace pour développer un sentiment puis un comportement d’appartenance nationale propice à l’intendance d’un site érigé en patrimoine commun (De Greiff 2009).

D’ailleurs, dans ce cadre, l'un des programmes va assez loin avec l'objectif explicite de former des « ambassadeurs » de SANParks[15]. Le programme Junior Rangers réunit des enfants et des jeunes de différents coins du Cap, depuis Mitchell's Plain en passant par Lluandudo, Ocean view, Masiphumelele et Red Hill. Le premier groupe de Junior Rangers de Table Mountain National Park a été choisi au début de l'année 2009. Un jury composé de personnel, de rangers honoraires[16] et de volontaires du parc a choisi 40 enfants sur les 200 qui avaient postulés. Ce programme, qui peut être poursuivi jusqu'en terminale, réunit les jeunes recrues une fois par mois dans le parc, principalement au cap de Bonne Espérance et lors de deux week-end de Camps dans l'année un sur Table Mountain National Park et un dans un autre parc national. L'objectif est de former ces jeunes à la conservation de la nature afin qu'ils deviennent rangers volontaires et "contribuent" à la vision et à la mission de SANParks. Cette particularité répond à une autre fonction : il vise à identifier des jeunes suffisamment intéressés par les questions environnementales pour s'engager à soutenir la conservation. De là, les autorités du parc tendent à favoriser, voire à soutenir, leur accès à l'enseignement supérieur, encore très inégalitaire entre blancs et noirs, ainsi qu’à un emploi dans un des parcs gérés par l'Etat[17].

Derrière l’effort d’éducation à l’environnement, c’est d’une éducation citoyenne par l’environnement (Dobson et Bell 2006 ; Hayward 2012) dont il s’agit, laquelle est ici une modalité de « l’empowerment »[18]. Ce concept a pour objectif majeur la prise de conscience de soi en tant que citoyen et acteur à part entière de la ville. Il vise à créer des références communes afin de dépasser les distances identitaires (entre groupes de populations), communautaires ou spatiales, et de donner les moyens de l’intégration économique, sociale, citoyenne. En effet, le comportement d’intendance visée avec l’éducation à l’environnement proposée pose la nature comme pourvoyeuse des moyens d’intégrer l’Afrique du Sud au reste du monde et de profiter de la mondialisation, en vue d’alimenter le processus de réconciliation (Daitz et Myrdral 2009, Ferreira 2013).

La nature intervient ici dans une vision intégrant dialectiquement le patrimoine et la nation, le global et le local via la notion d’environnement qui, certes replace ces espaces dans des logiques post-apartheid – symbolique de réparation et de réconciliation, mais les intègre aussi dans le cadre d’une politique économique globale et néo-libérale[19]. Ainsi les programmes d’éducation mis en place sur le parc permettent de l’afficher comme un lieu accessible, qui peut être utilisé par tous, en rupture avec l’espace frappé de ségrégation qu’il était autrefois. Le parc devient un espace de participation des populations, d'affirmation de soi au sein de la société. Il est aussi un espace de répartition des richesses. Il apparaît, de ce fait, comme un vecteur de justice environnementale – à la sud-africaine : une nature présentée comme un atout central pour le développement du pays, qui doit générer les revenus nécessaires à la redistribution, en soutien au processus de réconciliation.

En mettant en œuvre, une éducation à l’environnement, teintée d’aspirations à un développement durable pour tous, sur Table Mountain National Park, SANParks cherche à promouvoir un lien synonyme de nation unifiée qui permet d’insuffler un statut nouveau à la ville. Une ville mondiale qui n’est plus une ville ségrégée, une ville développée où la pauvreté n’est plus prégnante (Belaidi et coll., 2011). Table Mountain National Park bénéficie à la ville du Cap dans la mesure où l’accent mis sur les valeurs de la nature tend à modifier l’image de la ville. Cape Town apparait désormais comme une ville "verte", moderne et écologiquement responsable en rupture avec la ville d’apartheid connue, au niveau international et national, pour ses profondes inégalités sociales et raciales.

Or le « mérite » de cette transformation revient à l’autorité qui offre cet espace de nature : SANParks, l’autorité nationale de gestion des parcs – et donc le Congrès national africain (ANC) qui dirige le pays depuis l’accession à la démocratie, seule[20] gestionnaire d’un espace totalement intégré dans les frontières de la ville. Outre le jeu de pouvoir qui opposent l’ANC et l’Alliance Démocratique (DA) dans la course à la mairie du Cap[21], la patrimonialisation, en tant que processus « d’appropriation collective » (Linck 2012), de Table Mountain National Park s’enracine dans la Renaissance Africaine. Erigée par les dirigeants de l’ANC comme l’un des fondements de leurs relations avec l’Afrique et le reste du monde, la Renaissance Africaine a pour objet de faire sortir l’Afrique du sud post-apartheid du statut de paria de la société internationale produit par la condamnation du régime raciste. Construit à partir de références panafricaines, traditionnellement anticapitaliste, le discours est ici associé au néolibéralisme afin de gagner les faveurs du milieu des affaires qui y trouve une ressource pour affirmer son adhésion au projet de la nouvelle nation sud-africaine (Dika 2008). Le discours et les actions portées par la Renaissance Africaine se situe dans la continuité de celui sur la Réconciliation nationale et met l’accent sur l’idée de transformation et d’adaptation de l’Afrique du Sud au contexte actuel de mondialisation (Crouzel 2000) – ce à quoi participe l’éducation à l’environnement pratiquée sur Table Mountain National Park.