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Introduction

À l’automne 2006, un événement organisé par le Chantier de l’économie sociale a permis de faire le point sur le chemin parcouru par l’économie sociale et solidaire au cours des dix dernières années au Québec. Plus de 600 participants ont pris part à l’événement pour discuter de grands enjeux tels que le travail, la mondialisation, le développement local et régional ainsi que la finance socialement responsable. Cet événement souligne l’essor de l’économie sociale et de l’action communautaire comme secteur à part entière de l’activité socioéconomique du Québec, un secteur qui n’est toutefois pas épargné par les défis colossaux auxquels il doit faire face à différents égards. Le présent article propose une lecture des changements en cours, plus spécifiquement sur le plan des conditions de travail et d’emploi, de la cohabitation intergénérationnelle et des perspectives de développement pour attirer et retenir la relève.

À la lumière de différentes études portant sur la question de la relève en économie sociale et en action communautaire ainsi que des données existantes sur l’emploi et la main-d’oeuvre de ce secteur, nous tenterons d’examiner en quoi ce dernier est confronté au défi de recruter la relève. La tâche est ardue, mais ce secteur est apte à faire face à la situation dans la mesure où les entreprises, organismes et regroupements qui le composent sont conscients du défi de renouvellement qu’ils ont à relever et où ils effectuent un certain virage à cet égard. Ils doivent se donner les moyens d’attirer, d’accueillir et de former les jeunes au sein des organisations existantes, mais aussi de soutenir les projets d’entrepreneuriat collectif portés par ces derniers, même s’ils semblent parfois marginaux. En outre, il faut également repenser la cohabitation intergénérationnelle et renouveler les pratiques de gestion au sein des organisations.

Afin de tracer un portrait exploratoire pouvant alimenter les réflexions sur le sujet, nous avons pris en compte à la fois les études universitaires et gouvernementales produites sur la question, de même que les enquêtes effectuées par les organisations communautaires et leurs regroupements. Nous sommes conscients que ce secteur est à la fois un milieu de travail (activités salariées) et un lieu d’engagement citoyen (activités bénévoles), mais nous limiterons notre analyse à la première dimension. Ainsi, nous verrons en quoi le secteur peut être attrayant pour les jeunes adultes, mais à quel point il constitue un milieu précaire pour ses salariés. Nous évoquerons également des considérations liées aux difficultés de cohabitation inter-générationnelle dans ces milieux de travail.

Économie sociale et action communautaire : un secteur attrayant pour les jeunes ?

Bien qu’on ait parfois tendance à penser que les jeunes Québécois de 18 à 35 ans sont désengagés socialement et politiquement, la réalité montre que ces jeunes sont actifs, mais que leur engagement diffère de celui des générations précédentes, marquant ainsi une transformation dans les rapports au militantisme qu’a connu la génération des baby-boomers. Ce n’est pas tant une tendance à « lutter contre » qui sert d’assise à leur engagement, bien que ces pratiques militantes soient toujours présentes, mais davantage l’exercice d’une citoyenneté bien sentie autour d’enjeux pragmatiques intimement liés à la qualité de vie, à la consommation responsable, à la mondialisation des solidarités ainsi qu’au retour en force du développement local, lequel exercice motive désormais les jeunes Québécois à prendre part au devenir collectif (Fahmy et Robitaille, 2005 ; Gauthier et Girard, 2008 ; Waridel, 2005).

L’économie sociale et l’action communautaire apparaissent dans la conjoncture actuelle comme un levier de développement alternatif qui repose essentiellement sur le respect de valeurs humaines et qui centre son attention sur la réponse aux besoins des communautés locales en fonctionnant à l’intérieur d’un cadre participatif et démocratique. La crise du modèle néolibéral laisse place à la valorisation de telles initiatives citoyennes. Plusieurs jeunes, conscients des risques environnementaux pour la planète d’une consommation effrénée et soucieux de la qualité de vie des autres peuples, épousent les valeurs portées par le secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire. Consommation responsable, pratiques écologiques et équitables sont des changements qui en mobilisent plusieurs, et ces derniers cherchent à mettre en oeuvre des projets qui reflètent leurs aspirations et leurs modes de vie et à s’y investir. En l’occurrence, ils bénéficient d’une marge de manoeuvre de plus en plus large, comme en témoignent le développement de programmes qui leur sont destinés et l’essor de la place qui leur est accordée dans les projets de revitalisation locaux et régionaux.

En outre, le paysage des organisations jeunesse et des lieux d’implication a radicalement évolué à la suite du Sommet du Québec et de la jeunesse de l’an 2000. Depuis, le gouvernement du Québec a adopté une politique jeunesse actualisée à partir d’une vision de décentralisation régionale qui a permis la consolidation de forums jeunesse régionaux, une instance consultative qui se voulait, au départ, une structure temporaire. L’arrivée du Fonds jeunesse Québec et des appuis financiers pouvant soutenir des projets portés par des jeunes a eu pour effet de consolider de nouvelles initiatives :

En 2002, l’arrivée des fonds régionaux d’investissement jeunesse (FRIJ) a permis aux jeunes de s’approprier un précieux outil de développement social pour les régions du Québec. En 2006, c’est plus de 30 millions de dollars qui sont gérés par les forums jeunesse pour des actions jeunesse structurantes dans toutes les régions du Québec. Le développement d’initiatives d’économie sociale a bénéficié de ce levier exclusivement géré par et pour des jeunes.

Chantier de l’économie sociale et ARUC-ÉS, 2006, p. 4

Ces nouveaux projets ont largement profité à des organisations de l’économie sociale et de l’action communautaire (organismes à but non lucratif [OBNL] et coopératives). En plus d’agir par l’intermédiaire du Fonds jeunesse Québec, le gouvernement du Québec a soutenu financièrement des mesures spécifiques visant l’insertion socioprofessionnelle des jeunes et l’entrepreneuriat collectif. On n’a qu’à penser à une mesure comme Mon premier emploi en économie sociale, offrant des possibilités d’emploi pour les diplômés, ainsi qu’au Défi de l’entrepreneuriat jeunesse, qui a permis l’embauche d’agents de promotion chargés de sensibiliser les jeunes à l’entrepreneuriat autour de projets, de type coopératif pour la plupart, liés au milieu scolaire.

Ainsi, les jeunes ont pu avoir accès à des ressources pour réaliser des projets qu’ils jugent importants pour leur localité. Mais ils se sont surtout intégrés en tant que main-d’oeuvre au sein des entreprises et des organismes communautaires du secteur. La thèse de Deschenaux (2003) démontre à cet égard que les organisations communautaires représentent des lieux importants pour l’intégration en emploi des nouveaux diplômés du postsecondaire. Parmi eux figurent bon nombre de jeunes âgés de moins de 35 ans, puisque l’auteur a observé que ces derniers représentaient 43,6 % des personnes salariées employées au sein des organismes interrogés. Quel rapport entretiennent ces jeunes salariés à leur emploi ?

À cet effet, le comité jeunesse du Chantier de l’économie sociale a effectué un sondage en 2006 auprès de 530 jeunes étudiants et travailleurs de moins de 35 ans oeuvrant dans le secteur. Les résultats de ce sondage sont intéressants, considérant le peu de données spécifiques disponibles à cet égard. Les jeunes interrogés affirment d’emblée que l’économie sociale constitue pour eux l’incarnation de valeurs qu’ils portent et qu’ils jugent importantes. En effet, 77 % d’entre eux ont affirmé qu’ils désiraient poursuivre une carrière dans le secteur et que ce choix est intimement lié aux valeurs portées par ces organisations collectives : solidarité, démocratie, développement durable, prise en charge individuelle et collective, etc.

Cependant, on remarque que près du quart des répondants (23 %) ne souhaitent pas nécessairement travailler dans le secteur plus tard. Les raisons invoquées par ces personnes ont trait principalement aux conditions de travail, comme la faiblesse des salaires et l’absence de sécurité d’emploi. Autrement dit, certains ne souhaitent pas aller au-delà de leur engagement bénévole pour occuper un emploi salarié qui ne leur offrirait pas une certaine sécurité. Toutefois, une forte proportion s’investit dans le secteur malgré ces conditions de travail difficiles. La majorité des personnes diplômées rencontrées par Deschenaux (2003) ont choisi de travailler au sein d’une organisation communautaire. Ce choix peut résulter de différentes trajectoires selon l’auteur : certains étudient en fonction d’être embauchés par l’organisation, d’autres y ont fait un stage dans le cadre de leur formation, quelques-uns s’y retrouvent après de multiples expériences dans divers milieux de travail ou choisissent d’y travailler à la suite d’un engagement bénévole (Deschenaux, 2003). Cela rejoint les observations de Gauthier et Girard (2008) qui constatent que la valeur expressive du travail est plus importante que sa fonction instrumentale chez les jeunes Québécois de 25 à 35 ans. Autrement dit, de nombreux jeunes se disent enclins à chercher un emploi qui est d’abord intéressant plutôt qu’un emploi simplement bien rémunéré et stable.

Il est important de prendre acte de ces perceptions et de ces observations, qui nous éclairent en partie sur les facteurs pouvant influer sur le renouvellement de la main-d’oeuvre. Si l’économie sociale et l’action communautaire constituent un secteur attractif sur le plan des perspectives de développement, des valeurs qu’elles incarnent et de l’autonomie professionnelle qu’elles procurent, on doit cependant repenser les conditions structurelles liées à l’exercice de l’emploi.

L’urgence d’agir à l’égard des conditions de travail

D’ici à 2011, près de 700 000 emplois seront à pourvoir au Québec (MESS, 2008). Cette pression importante sur le devenir de l’activité économique du Québec est appréhendée depuis longtemps en raison du vieillissement marqué de la population active et du faible taux de natalité des trois dernières décennies. Aucun secteur d’activité économique n’est épargné, celui de l’économie sociale et de l’action communautaire pas plus que les autres. Ce dernier représente environ 14 000 entreprises et organismes qui génèrent près de 120 000 emplois dans tout le Québec (CSMO-ÉSAC, 2006b). Ces emplois se répartissent au sein de plusieurs sous-secteurs ayant trait à des services de proximité (centres de la petite enfance, aide domestique, santé et services sociaux, femmes, personnes sans emploi, défense de droits, etc.), à la culture, aux loisirs et au récréotourisme, à l’environnement, au développement local, aux médias communautaires, etc. De plus, ces organisations sont reconnues pour leur travail auprès de populations souvent plus vulnérables ou défavorisées.

Pourtant, très peu d’informations quantitatives et qualitatives détaillées sont disponibles sur la main-d’oeuvre du secteur. Quelques études et enquêtes, qui relèvent essentiellement des organisations du secteur et du gouvernement, ont toutefois permis de lever le voile sur certains aspects des conditions d’emploi de cette dernière. Nous nous appuierons notamment ici sur celle menée par Bourdon et son équipe en 2000. Ces derniers ont fait passer un questionnaire à des représentants de 807 organismes communautaires québécois afin de connaître les conditions de travail au sein de ces derniers (Bourdon et al., 2001). Une enquête similaire a également été menée en 2005 par le Centre de formation populaire (CFP) et l’organisme Relais-femmes sur la question des avantages sociaux dans les organismes communautaires. Cette enquête a permis de rejoindre 1 354 organismes. Le Comité sectoriel de main-d’oeuvre de l’économie sociale et de l’action communautaire (CSMO-ÉSAC), pour sa part, a coordonné les travaux d’un groupe de travail en 2006 afin de cerner l’état des conditions de travail et d’emploi dans ce secteur. Malgré le peu de données systématiques recueillies à ce jour, ces quelques études exploratoires nous informent substantiellement sur la situation.

Ainsi, les résultats de l’enquête de Bourdon et al. (2001) nous apprennent que les organismes communautaires ont été créés, en moyenne, en 1984 et que le secteur de la santé et des services sociaux regroupe 54 % des organismes qui ont répondu à leur enquête. L’échantillon du CFP et de Relais-femmes (2005) reflète également ces proportions, puisque leurs répondants ont en moyenne 20 ans d’existence et que 58 % d’entre eux relèvent de la santé et des services sociaux. Bien que la majorité des organismes du secteur existent depuis assez longtemps, ils sont assujettis à des conditions financières désarmantes qui ne leur permettent pas d’assurer des conditions de travail et des avantages sociaux comparables à ceux des secteurs privé et public (CFP et Relais-femmes, 2005). Cette précarité affecte massivement les travailleuses, puisque les organismes ont déclaré que 80 % de leur effectif était composé de femmes (Bourdon et al. 2001 ; CFP et Relais-femmes, 2005). Près des deux tiers des emplois (64 %) sont de nature permanente, mais il existe une différence notable entre les groupes d’âge selon le CFP et Relais-femmes (2005), les jeunes de moins de 25 ans étant plus nombreux à occuper les emplois temporaires.

Le salaire moyen des employés des organismes communautaires est révélateur de la faiblesse des conditions salariales : plus de 80 % gagnent moins de 20 $ l’heure, alors que le quart gagnent moins de 10 $. Ces emplois semblent également être passagers, car seulement 10 % des salariés de ces milieux de travail ont plus de 10 ans d’ancienneté, alors que 28 % y travaillent depuis moins d’un an (CFP et Relais-femmes, 2005). Quatre années plus tôt, l’équipe de Bourdon et al. (2001) constatait que 62 % des travailleurs des organismes gagnaient moins de 25 000 $ annuellement et que plus de la moitié d’entre eux (53 %) avaient moins de trois ans d’ancienneté au sein de l’organisation. Le roulement de personnel constitue un effet pervers de la faiblesse des conditions de travail. Ce mouvement de personnel peut cependant profiter aux secteurs qui offrent de meilleures conditions d’emploi puisque, à compétences et postes comparables, le secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire rémunère ses salariés dans une proportion de 25 % à 50 % inférieure à ce que paie le secteur public, et ce, sans compter les disparités en matière d’avantages sociaux (Paquet et Deslauriers, 2007).

De plus, les régimes de retraite et les assurances collectives ne semblent pas être le lot des organismes communautaires en raison, notamment, de leur petite taille et de leur financement précaire. Les résultats de l’étude du CFP et de Relais-femmes témoignent ainsi de l’ampleur du phénomène :

Dans notre enquête, les chiffres sont probants : moins de 1 % des groupes offrent un régime complémentaire de retraite (fonds de pension) ; 9 % prévoient la possibilité pour le personnel de participer à un REER (avec ou sans cotisation patronale selon les cas). Un peu plus du tiers (36 %) seulement des organismes déclarent offrir un régime d’assurance collective à leurs employé-es.

CFP et Relais-femmes, 2005, p. 13

L’émergence de tels dispositifs apparaît salutaire, comme en témoigne la mise sur pied du tout premier régime québécois de retraite destiné spécifiquement aux organismes communautaires. Ce régime interentreprises à financement salarial est en vigueur depuis octobre 2008 et 1 200 adhérents y cotisent déjà de façon volontaire. En plus de représenter une solution collective aux problèmes de financement de la retraite, ce nouveau régime propre au secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire dispose d’une politique de placement socialement responsable (Lizée, 2009).

Des salariés plus jeunes, fortement scolarisés mais rarement syndiqués

On peut expliquer en partie la piètre qualité des conditions de travail du secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire par le fait que, parmi les organismes qui le composent, très peu sont syndiqués. Selon l’Institut de la statistique du Québec, le taux de couverture syndicale pour l’ensemble des secteurs au Québec s’établissait à 39,4 % en 2008 (ISQ, 2009). Cependant, aucune donnée n’est disponible sur la couverture syndicale dans les entreprises d’économie sociale et du milieu communautaire, bien que l’enquête du CFP et de Relais-femmes estime à 3 % le nombre d’organismes communautaires syndiqués. Certains sous-secteurs possèdent toutefois des conventions collectives. C’est le cas des centres de la petite enfance (CPE), du mouvement coopératif Desjardins et de certains organismes de développement local et régional. Quelques percées syndicales ont également été effectuées au sein d’organisations oeuvrant en aide domestique, en insertion socioprofessionnelle ou dans le champ de la santé et des services sociaux. Bourdon et al. (2001) soulignent que le secteur des services de garde se distingue de tous les autres par une présence syndicale de 29,5 %, proportion que les chercheurs ont pu estimer à partir de leur échantillon. Mais, en règle générale, ce sont des milieux de travail non syndiqués qui prédominent dans le secteur de l’économie sociale. De plus, Paquet et Deslauriers (2007) remarquent qu’il n’existe généralement pas de lieux formels pour discuter des conditions de travail au sein de ces milieux. Ces discussions relèvent du droit de gérance incarné par la direction et le conseil d’administration. La plupart du temps, les employés n’ont que peu d’influence sur les décisions qui y sont prises (Paquet et Deslauriers, 2007).

De plus, les gestionnaires de ces organisations seraient pour la plupart peu aptes à la gestion des ressources humaines (CSMO-ÉSAC, 2006b). Or, la composition de la main-d’oeuvre dans ce secteur et les défis inhérents au développement et à la pérennité des organisations collectives sont des facteurs qui accentuent la pression en faveur de nouveaux modes de gestion. Le renouvellement des effectifs, la tendance à une forte scolarisation, conjuguée à des impératifs de formation de la main-d’oeuvre, requièrent une révision des pratiques de gestion traditionnelles.

On constate en effet que la main-d’oeuvre du milieu communautaire et des entreprises d’économie sociale tend à être plus jeune et plus scolarisée que la population en emploi au Québec (Comeau, 2007). On estime qu’en 2000 près de 40 % des employés du secteur étaient âgés de moins de 35 ans et que 43 % possédaient une formation universitaire (CSMO-ÉSAC, 2006b). Une forte proportion de salariés a donc une scolarisation de niveau supérieur.

De plus, les employés scolarisés qui travaillent au sein des organisations de l’économie sociale et de l’action communautaire sont appelés à côtoyer un nombre grandissant de personnes en quête de qualification professionnelle puisque ces organismes, grâce à une subvention salariale d’Emploi-Québec, ont accueilli 56 471 personnes en formation entre 1998 et 2005 (CSMO-ÉSAC, 2006b). Ces milieux de travail sont donc propices à la fois à l’intégration des diplômés et à celle des personnes en parcours d’insertion et de formation en emploi. L’aspect formateur de ces pratiques d’intégration sous-tend cependant une autre réalité, celle du roulement de personnel, puisque ces emplois sont souvent perçus comme transitoires (CSMO-ÉSAC, 2006a ; Deschenaux, 2003).

Assurer la relève : le défi de la cohabitation intergénérationnelle

Malgré l’importance des difficultés inhérentes à l’amélioration des conditions de travail, on ne peut négliger la question de l’environnement interne des milieux de travail lorsqu’il est question de renouvellement de la main-d’oeuvre au sein des organisations collectives. En ce sens, quelques études ont tenté de cerner les facteurs qui influent sur la question de la relève dans les milieux de l’économie sociale et de l’action communautaire. Ces études mettent en relief les défis que posent l’accueil, l’intégration et la rétention des jeunes au sein de ces milieux de travail. Bien que le concept de relève soit plus large et prenne également en compte l’apport des immigrants, la question de la place des jeunes revient de façon récurrente dans les analyses. Essentiellement, ce concept suscite des préoccupations liées au renouvellement des équipes de travail et de bénévoles, au recrutement de nouveaux membres ainsi qu’à la transmission des savoirs (CSMO-ÉSAC, 2006a ; Centre Saint-Pierre, 2006).

Ainsi, il est intéressant de s’attarder à la perception qu’ont les jeunes des organisations collectives. Qu’ils y soient impliqués à titre de bénévoles ou de salariés, plusieurs jeunes affirment d’emblée que leur engagement au sein de ces organisations rejoint leurs valeurs mais qu’ils y vivent parfois des difficultés inhérentes à la cohabitation intergénérationnelle. Souvent évoquée à demi-mot dans les enquêtes, cette réalité est pourtant bien présente dans le contexte actuel de rajeunissement des effectifs au sein des organisations et entreprises collectives :

Après une longue période de « gel de l’embauche », les organisations recrutent à nouveau, ce qui a pour effet de rajeunir l’âge moyen de la main-d’oeuvre. La relation âge/main-d’oeuvre prend dès lors une importance particulière. […] les jeunes entrent dans les organisations, mais les « vieux » sont plus nombreux à demeurer en poste. Il semble difficile pour les jeunes de se tailler une place dans ces conditions.

CSMO-ÉSAC, 2006a, p. 34

La question de la cohabitation intergénérationnelle force les organisations à se doter de nouveaux moyens pour réguler les aspects relationnels et faire en sorte que les savoirs et les expertises puissent se transmettre entre générations de travailleurs. Le plan d’action du Forum jeunesse de l’île de Montréal souligne également les difficultés de la cohabitation entre générations et la nécessité d’y remédier :

Le grand nombre de 45 ans et plus transforme le rapport de force et il est donc plus difficile pour les jeunes de se tailler une place au sein des organisations ou encore d’intégrer des changements dans les méthodes de travail. Ce qui est sûr, c’est qu’avec la concurrence accrue sur le marché du travail, il faut mettre en place des mesures afin de susciter et d’attirer l’intérêt des jeunes travailleurs vers les organisations en économie sociale.

Forum jeunesse de l’île de Montréal, 2009, p. 2

Mais on peine à trouver des mécanismes de gestion aptes à prendre en considération ces aspects, qui s’inscrivent au coeur des rapports identitaires et culturels propres à chaque génération et vont bien au-delà de préoccupations spécifiquement liées à la main-d’oeuvre. On aurait cependant avantage à explorer des voies relativement négligées, comme le mentorat ou le compagnonnage, le développement de stratégies d’accueil, l’intégration des jeunes aux prises de décision, etc. (Centre Saint-Pierre, 2006).

Une étude exploratoire de type qualitatif réalisée en 2005 par l’ARUC en économie sociale met en relief quelques faits relatifs à la présence des jeunes dans certains sous-secteurs de l’économie sociale, notamment sur le plan des rapports entre les générations d’employés et de bénévoles. Ainsi, un secteur comme celui des services de garde serait grandement touché par un choc des cultures générationnelles. Les plus anciennes employées travaillant au sein des centres de la petite enfance (CPE) ont vu affluer durant la dernière décennie un grand nombre de nouvelles salariées, plus jeunes et plus portées à considérer leur emploi comme un mandat professionnel. Cette cohabitation intergénérationnelle génère des frictions, car l’intervention des plus anciennes au sein de ces milieux de travail est corrélée à une action militante, alors que, pour les plus jeunes, le travail au sein des CPE relève davantage d’une occupation professionnelle (Bertrand-Dansereau et Langevin-Tétrault, 2007). Ces observations ont également été soulevées dans une étude portant sur la transformation des modes de gestion au sein des CPE (Gravel et al., 2007).

L’étude du Centre Saint-Pierre (2006) met en relief les propos de jeunes qui remettent en question la part de militance et de bénévolat qui sous-tend la culture de travail du secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire :

Certains croient que la militance se vit à l’extérieur du travail […]. Militantisme et temps de travail non payé ne devraient pas être confondus ; on devrait plutôt distinguer le travail de la militance. D’autres voient mal cette séparation entre le travail et la militance ; selon eux, ce sont deux aspects à réconcilier.

Centre Saint-Pierre, p. 31

Sans s’opposer d’emblée à l’action militante dans le cadre de leur emploi, les jeunes sont toutefois plus réticents quant à l’incidence de cette culture militante sur leurs conditions de travail (Les Toiles des jeunes travailleurs, 2005). Les heures supplémentaires bénévoles, la surcharge de travail et l’épuisement professionnel suscitent des craintes et se conjuguent difficilement avec leur aspiration à une saine qualité de vie, à la conciliation travail-famille ainsi qu’avec l’idée générale qu’ils se font de leur engagement citoyen. Ces éléments de débat illustrent les écueils rencontrés dans le passage du flambeau entre générations. Ils mettent en lumière la nature historique des transformations liées à l’exercice du travail dans le secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire.

Entre continuités et ruptures : de nouvelles avenues à privilégier

Nous avons évoqué précédemment les difficultés de recrutement et de rétention de la main-d’oeuvre que connaît ce secteur et qui sont attribuables en grande partie à la faible qualité des conditions de travail. Cependant, nous avons vu que chez les jeunes, c’est d’abord la nature du travail qui agit souvent comme facteur d’attrait, plus que son caractère permanent ou bien rémunéré. De plus, certaines études soulignent l’importance des avantages intrinsèques liés au travail pour les jeunes : conciliation travail – vie personnelle et familiale, autonomie professionnelle, flexibilité du temps de travail, etc. (Centre Saint-Pierre, 2006 ; Chantier de l’économie sociale et ARUC-ÉS, 2006 ; CSMO-ÉSAC, 2006a ; Gauthier et Girard, 2008 ; Gendron et Hamel, 2004). Les organisations de l’économie sociale et de l’action communautaire peuvent souvent offrir de telles conditions pour compenser la précarité salariale. L’arrivée d’un nouveau régime de retraite propre à ce secteur constitue également une avancée dans le processus de reconnaissance de ces emplois.

En 2009, on constate que plusieurs efforts convergent vers des actions de sensibilisation et de promotion de l’économie sociale auprès des jeunes. Ces actions visent à ce que ces derniers s’intéressent au modèle de l’entrepreneuriat collectif et contribuent au développement des régions (MAMR, 2008 ; Forum jeunesse, 2009 ; Secrétariat à la jeunesse, 2009). Mais, plus encore, on espère inciter les jeunes diplômés à intégrer le secteur pour combler la pénurie de main-d’oeuvre au sein de celui-ci, comme en témoigne la vaste campagne du CSMO-ÉSAC intitulée « Fais le saut ! » et qui souhaite faire connaître les quelque 200 métiers et professions que l’on trouve dans le secteur.

Il faudra cependant bien plus que des actions de promotion pour attirer la jeune main-d’oeuvre et la retenir de façon durable. En plus d’améliorer les conditions de travail, il faudra que les organisations du secteur intègrent les nouvelles valeurs portées par les jeunes adultes. En effet, on a assisté ces dernières années à une remise en question profonde de la mission des organisations du secteur par la jeune génération. Conscients de la montée en flèche des valeurs écologistes et altermondialistes (Gauthier et Girard, 2008), les plus jeunes espèrent intégrer un troisième fondement à la mission des entreprises d’économie sociale et des organismes communautaires. Ils souhaitent ainsi enrichir la mission sociale et économique des organisations en y intégrant un axe environnemental. Les organisations les plus innovantes et visionnaires seront celles qui seront en mesure d’inclure les pratiques socialement responsables à leur raison d’être. Elles seront alors mieux positionnées pour attirer et retenir la relève.

Conclusion

L’économie sociale et l’action communautaire constituent un bassin de main-d’oeuvre au Québec. Celui-ci est confronté aux enjeux de renouvellement de ses effectifs au même titre que les secteurs public et privé. Toutefois, les conditions structurelles liées à l’emploi dans les organisations collectives représentent un défi important à relever pour attirer et retenir la main-d’oeuvre, notamment les jeunes âgés de 18 à 35 ans. Ces derniers, fortement scolarisés, sont attirés par le secteur, qui répond à leurs valeurs. Mais celles-ci ne garantissent pas leur rétention puisqu’on observe un fort taux de roulement au sein de ces milieux de travail. À défaut d’offrir des conditions concurrentielles (au niveau salarial surtout), les organisations du secteur devront rapidement miser sur les atouts intrinsèques que ces milieux de travail ont à offrir et déployer de nouvelles façons de faire qui correspondent aux valeurs et aux principes épousés par les jeunes, notamment sur le plan des valeurs écologistes et altermondialistes. Le respect d’une nouvelle culture de travail fondée sur la qualité de vie et l’aspiration à oeuvrer au sein d’une organisation socialement responsable peuvent contribuer à attirer et retenir la relève.

D’autres facteurs, tels que l’absence de syndicats, la difficulté de cohabitation entre les générations de travailleurs et la gestion déficiente des ressources humaines, représentent des défis à relever pour stabiliser la main-d’oeuvre du secteur. Les jeunes adultes âgés de moins de 35 ans forment une part importante des effectifs du secteur. Il serait pertinent de poursuivre les efforts de recherche pour mieux documenter les trajectoires de ces derniers au sein du secteur et à l’extérieur de celui-ci afin d’accroître notre compréhension des facteurs d’attrait, mais aussi des motifs de migration de cette jeune main-d’oeuvre.