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Plus de 30 ans après la décentralisation, le territoire français connaît une troisième génération de réformes. Fortement impulsée par les lois Deferre de 1982-1985, à l'origine d’un double mouvement de décentralisation et de déconcentration, chaque étape a ensuite été marquée par une tension entre la poursuite de la décentralisation et sa remise en question.

Notre questionnement porte sur le profond décalage entre l'évolution de la pensée économique et les pratiques politiques issues de la décentralisation. Notre hypothèse met de l’avant que les logiques politiques mobilisées dans le cadre de ces réformes ne permettent pas d’accompagner le tournant territorial de l’économie (Pecqueur, 2006; Landel et Pecqueur, 2016). La difficulté des collectivités locales à prendre en compte et à accompagner l’innovation sociale témoigne de ces décalages. Pourtant, sous l’impulsion de l’État, de nouvelles formes de coordination s’affirment, parmi lesquelles on peut citer les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Ils méritent d’être observés au regard de leur capacité à accompagner de nouvelles formes de développement territorial.

Dans une première partie, ce texte interrogera le mode de décentralisation à la française. La seconde partie ouvrira un questionnement sur l’innovation sociale, ses modes d’inscription spatiale et la question démocratique qu’elle soulève. Enfin, la troisième partie avancera des perspectives pour penser la territorialisation des politiques d’accompagnement de l’innovation sociale. Elles passent par la recherche de nouvelles alliances et d’affirmation d’opérateurs territoriaux capables de participer à la construction de ressources territoriales, tout en accompagnant les transitions en cours.

LE MODÈLE FRANÇAIS DE DÉCENTRALISATION

L’organisation de la France républicaine tient en un seul principe fondateur : « chacun est égal devant la loi ». Cette égalité résulte d'un processus de délibération publique et contradictoire qui fait qu'au final, le résultat du débat va s'imposer à tous. Cette capacité à délibérer aurait dû être le moteur de l'organisation de la collectivité et être organisée à chaque étape de la constitution des pouvoirs locaux.

Le statut des communes : une matrice problématique

Le principe d’égalité a trouvé sa traduction spatiale dans la notion d'égalité des territoires et dans l’absolue nécessité de préserver l’unité de la nation. Si l’administration française est l’une des plus territorialisées au monde, témoignant d’une présence de l’État central au plus près des communes, à travers les arrondissements, les services publics, mais aussi les grands opérateurs nationaux, la capacité de délibération a été perdue en chemin. La décentralisation à la française ne fait pas « du renforcement de l'autonomie locale un but en soi, mais un simple moyen de préserver l'unité et l'indivisibilité de la République » (Lebreton, 2003, p. 275). L'État conserve son rôle de stratège et les collectivités restent sous contrôle d'un ensemble d'orientations, de règles et de normes qui leur sont extérieures.

La puissance des principes a limité les possibilités de prise en compte des particularités locales. Elle a conduit à la juxtaposition de deux formes de souveraineté. La première est celle de l'État, qui dispose du monopole de l'organisation territoriale quelle que soit l'échelle considérée. La seconde résulte de la loi de 1884 définissant le statut des communes, à travers laquelle la République, en voie de réaffirmation, a cherché à donner des gages de souveraineté aux maires ruraux. Elle a doté les municipalités de la clause de compétence générale, qui fait que les communes peuvent se saisir de toutes les affaires les concernant. Elle revient à « créer plus de 30 000 copropriétés autogérées par les paysans propriétaires » (Estèbe, 2015, p. 20). La place centrale du maire, chef de l’exécutif et du délibératif, est inscrite dans le marbre, plaçant la démocratie locale sous le contrôle d’une figure qui reste profondément inscrite dans les représentations du pouvoir local.

La décentralisation comme outil de régulation des politiques économiques

Or, la mondialisation modifie le contexte et les mobilités deviennent de règle. La crise est l'occasion d'affirmation du projet comme mode d'adaptation quasi universel. À côté de l’affirmation de l’entreprenariat, peuvent être associées nombre de luttes locales entraînant de puissantes mobilisations collectives, affirmant la pertinence du local comme espace de développement. Le slogan « Vivre au Pays » va constituer un creuset de formation de nouvelles générations de militants locaux. Il exprime une multitude d'aspirations qui visent à favoriser l'initiative locale : accès au foncier, maintien des services, relance d'activités qui reposaient sur une forte aspiration à l'affirmation de la participation et de la démocratie au quotidien.

Une des premières réactions de l'État central a été d'impulser et d'accompagner la mise en oeuvre de procédures de développement local. Ces initiatives ont marqué l'affirmation d'élus locaux engagés dans des actions d'animation qui allaient bousculer les habitudes et remettre en cause les arrangements locaux.

L'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a soumis le cadre à de profondes réformes, avec les lois de 1982, puis de 1983[1], qui n’ont pas relayé l’aspiration au pouvoir local. La décentralisation a été opérée par « l'État vers les grands notables locaux. Elle n'a pratiquement pas été amorcée des exécutifs territoriaux vers la population. Elle s'est arrêtée en route. » (Thoenig, 1992, p. 11) La décentralisation a pour effet de répliquer aux différentes échelles locales du système de fonctionnement de l'État et des communes, reproduisant, à tous les niveaux, la centralisation des pouvoirs et la confusion entre pouvoir délibératif et pouvoir exécutif.

En copiant les organigrammes des services de l’État, l’administration territoriale va participer au renforcement du pouvoir des exécutifs plutôt que de participer à un renouvellement des démocraties locales. Il va falloir s’éloigner des collectivités territoriales construites historiquement, que sont les communes, les départements et les régions, pour que soient inventées de nouvelles formes de gouvernance, dans les Groupes d’action locale du programme Leader issus de la politique régionale européenne ou les pays issus des lois Pasqua en 1995 et Voynet en 1999. C’est là que va commencer à émerger une ingénierie de la participation qui trouve son épanouissement dans des réseaux régionaux, nationaux et internationaux au sein desquels s’échangent des réflexions et de bonnes pratiques.

Réformes en cours et crise de la démocratie locale

Depuis 2010, la France connait une impressionnante succession de lois visant à réformer son organisation territoriale. De grands changements étaient annoncés : la fin du « mille feuilles », le renforcement de grandes régions visibles à l'échelle européenne, l'affirmation de métropoles créatives et solidaires, la suppression des départements, des intercommunalités efficaces, des communes renouvelées. À la fin, peu de choses sont modifiées. Pire, comme cela a été le cas lors de chacune des grandes étapes de la décentralisation, la démocratie locale reste la grande oubliée. Pourtant, la crise politique est réelle et ce, à toutes les échelles. La baisse constante de la participation aux élections locales en est un signal éloquent.

Pourtant, l’État avait donné à plusieurs reprises des signes encourageants. Il avait fallu attendre 1992 pour que soit affirmée la notion de démocratie locale à travers le droit à l'information et l'engagement de dispositifs de consultation. La loi Voynet de 2000 avait institué les Conseils de développement. Ils sont un premier cadre d'organisation de la participation, en particulier dans les champs de l'aménagement du territoire et du développement économique. La loi de 2002 confirmait ces orientations et créait les Conseils de quartier. Enfin la réforme constitutionnelle de 2003 créait un droit de pétition en même temps qu’elle envisageait la possibilité de référendum. Toutefois, ces dispositifs sont restés largement sous employés et, quand ils l’ont été, ils sont restés sous le contrôle strict des exécutifs locaux, lorsqu’ils ne les vouaient pas à la marginalisation.

Les quatre lois successives consacrées à cette réforme territoriale aboutirent à un impressionnant immobilisme quand il ne s'agissait pas de régressions démocratiques. La loi portant sur la réorganisation territoriale de décembre 2010 supprimait les « pays » comme espaces de projets et de contractualisation. Le volet intercommunal de cette loi transférait la capacité de proposition des périmètres des futures intercommunalités des élus vers les préfets. Pour contrer ces derniers, il fallait réunir les voix des deux tiers des membres d'une commission d'élus et, en cas de désaccord, le préfet disposait d'un pouvoir de passer outre l'avis des communes. En outre, la loi introduisait un dispositif original pour réduire le « mille feuilles » territorial : le conseiller territorial avait comme mandat de siéger à la fois aux échelles régionale et départementale. Son mode d'élection à un seul tour risquait encore de réduire la diversité des assemblées.

En 2013, l’alternance politique supprimait le poste de conseiller territorial à peine créé. Elle redéfinissait le mode d’élection des conseillers généraux, devenus départementaux, en même temps qu'elle procédait à un profond redécoupage cantonal. Chaque canton compte aujourd'hui deux élus désignés en parité. Sous l'apparence d'un progrès démocratique, le canton est confirmé comme fief d'élus le plus souvent professionnels. L'hypothèse d'une substitution des cantons par les intercommunalités n'a pas été soumise au débat. Le volet intercommunal de la loi de 2010 a été maintenu et plusieurs préfets ont pu utiliser, avec l'appui de « grands élus » locaux, leur droit de passer outre, pour intégrer des communes dans des intercommunalités auxquelles elles ne souhaitaient pas être rattachées.

La loi de Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM), adoptée en 2014, désigne les métropoles, sans beaucoup de changements pour les départements, sauf pour celui du Rhône qui voit la partie métropolitaine reprendre ses compétences. La même loi rétablit les pays, à travers les Pôles d’équilibre territoriaux ruraux, conçus pour faire le pendant aux pôles métropolitains constitués en 2010, sans insister sur les Conseils de développement qui y étaient associés. La loi sur la Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) de 2015 confirme les compétences des départements, alors que leur disparition avait été annoncée quelques mois auparavant. Les régions sont plus grandes territorialement mais restent des « nains » politiques. Elles pourront certes produire des schémas intéressants mais ne disposeront que de peu de moyens pour assurer leur prise en considération par d'autres échelles.

Au final, la recomposition intercommunale mise en oeuvre le 1er janvier 2014 aboutit à la constitution de plus grosses communautés à la recherche affichée d'une plus grande efficacité des services, ce qui restera à démontrer, sans que soit jamais posée la question de la citoyenneté. Ainsi, « le déficit démocratique de l’intercommunalité tient à un ensemble de processus enchevêtrés, qui le rend particulièrement robuste, au point qu’on puisse le considérer comme un élément structurel du fonctionnement de ces institutions » (Desage, Guéranger et Thibault, 2011, p. 216). La montée en puissance des métropoles, « affirmée » par la loi, laisse à penser qu’il s’établira un renforcement des polarités à l'intérieur desquelles se reproduirait le modèle des relations centre-périphérie. La diversité des dynamiques rurales, qui renouvelle profondément les rapports villes-campagnes, n'est pas prise en considération.

On assiste toujours à la même confusion d'intérêts : la loi est faite par ceux dont la carrière en dépend. Elle évite de poser la question du statut de l'élu, en particulier du cumul des mandats dans le temps, et celle des modes de scrutin. Il y a une déconnexion entre le temps d'une démocratie authentiquement délibérative, qui implique celui du débat et de la gestion des conflits, et le temps de la gestion locale qui s'est considérablement accéléré. Cette accélération est liée notamment à la diffusion des préceptes du New Public Management qui propose de régler les affaires publiques selon les standards de la performance des organisations à but lucratif, sur la base d’appels à projets, à travers lesquels l’État ou les collectivités émettrices conservent toutes les capacités à dire les règles.

Crise du sens des politiques publiques

La politique publique locale découle d'une crise de légitimité de l'État sur l'action décentralisée du fait de la décentralisation qui fait émerger de nouveaux pouvoirs d'agir. Jean-Claude Thoenig écrit :

À la fin des années 1980, on s’aperçoit que le pendule est allé beaucoup plus loin : à bien des égards, les villes, régions et départements représentent un pôle fort alors que les services de l’État s’avèrent de plus en plus marginalisés ou éclatés. Le maire est à son niveau un intégrateur beaucoup plus puissant face à un État qui se présente en ordre dispersé sans moyens d’action.

Thoenig, 1989, p. 116

Pierre Muller rappelle que l'objet d'une politique publique consiste essentiellement à « résoudre un problème » collectif que le marché ne sait pas résoudre. Pour lui, « c’est en produisant des politiques publiques que les sociétés pensent à travers leur action sur elles-mêmes ». Pour lui,

les politiques publiques constituent désormais la grille à travers laquelle, de plus en plus, les sociétés modernes vont définir l’étendue et la portée des problèmes qu’elles se posent, ainsi que la nature des instruments qu’elles se donnent pour les prendre en charge : les politiques publiques sont le lieu où les sociétés définissent leur rapport au monde et à elles-mêmes.

Muller, 2002, p. 203

En d'autres termes, la politique publique vise à répondre aux besoins des sociétés en engageant la totalité de la société. En ce sens, c'est la même visée, comme on le verra, que l'innovation sociale. On cherchera donc à comprendre ce qui crée le hiatus entre ces initiatives et les politiques publiques locales.

En effet, une politique publique n'est pas seulement une série de mesures qui proviennent d'une autorité politique au-dessus des citoyens (dynamique top down). Il s'agit aussi et surtout d'un cadre général d'action avec un contenu stratégique. Les politiques publiques s'appuient sur des institutions jugées représentatives des divers secteurs de la vie citoyenne et aussi sur les techniciens professionnels de l'application des politiques. Pour assurer une prise sur le corps social, Pierre Muller (2011) a souligné l'importance des « réseaux » et des « forums » qui sont des lieux d'élaboration des référentiels de l'action publique qui puisent leur substance dans les débats au sein de la société civile.

À l’échelle locale, l'impossibilité de réarticuler société civile et exécutif local est illustrée par l'échec des « forums » et la faiblesse des « réseaux » qui devraient assurer la transmission des aspirations citoyennes auprès des élus qui élaborent les politiques publiques locales.

L’AFFIRMATION DE L’INNOVATION SOCIALE

Ici ou là, des formes d'innovations occupent de façon croissante les modes d'organisation. Elles touchent à tous les secteurs de la vie locale et des services associés : se loger, travailler, se déplacer, se rencontrer, produire de l'énergie, etc. Elles constituent le moteur de l’innovation sociale appréhendée comme

[…] une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action de proposer de nouvelles orientations culturelles.

Klein et Harrisson, 2006

En contrepoint à la crise des politiques publiques

Ces innovations s'appuient sur la construction de nouveaux espaces de délibération, placés au coeur de la construction des projets. Ceux-ci mobilisent fortement les réseaux sociaux, tant pour constituer des groupes que pour les mettre en réseau avec d'autres groupes, facilitant ainsi la circulation de l'information à de multiples échelles. S'affirme là une réelle capacité d'émancipation par rapport aux formes de représentation classique. Cette capacité d'innovation pénètre l'espace public. Dans la vallée de la Drôme, les habitants de Saillans[2] (Mairie de Saillans, 2017) ont élu en 2014 une liste dont le fonctionnement repose sur les principes de collégialité, de participation des habitants et d'information. Cette dynamique rejoint celle d'autres réseaux (p. ex. : UNADEL, Mairie Conseils), pour lesquels le mode d'élaboration de la délibération est au coeur du processus de changement. Il accompagne la montée en puissance d'une ingénierie de la participation, mobilisée dans le montage de projets. Dans d'autres pays, certains mettent de l’avant la possibilité d'un profond renouvellement de la démocratie locale à travers le recours au tirage au sort (Van Reybrouck, 2014). Les réseaux et forums existent donc bien dans les processus d'innovation sociale mais à l’interne et en parallèle des institutions publiques et des collectivités.

La question posée reste celle de l'institutionnalisation de ces mutations. Au-delà des démocraties représentatives et participatives, est affirmée la nécessité d'une « démocratie délibérative », dont les contours dépendront de la loi, mais aussi de l'implication citoyenne.

Des inscriptions spatiales différenciées

L’observation du développement d’innovations sociales dans les espaces ruraux des départements de la Drôme et de l’Ardèche laissent voir différentes formes d’inscription spatiale. La première est celle du « lieu », au sein duquel se construit un projet sur la longue durée, mobilisant le plus souvent des néoruraux capables de faire apparaître des ressources spécifiques aux territoires et de les insérer dans des processus de développement plus ou moins articulés avec les acteurs du territoire. En résultent parfois de « hauts lieux » du changement dont la construction a reposé sur des « bricolages » (Kopp et Senil, 2014) fonciers, juridiques et organisationnels. Certains sont aujourd’hui mis de l’avant pour réfléchir leur capacité à penser la transition à la fois économique, sociale et environnementale[3]. Le temps est un moteur essentiel qui repose sur une association de ressources territoriales, permettant leur différenciation dans l’espace, à des ressources patrimoniales, justifiant de profonds ancrages aux territoires (Landel et Senil, 2016). Cet ancrage est construit à partir de différents types de liens entre les structures créées et leurs territoires, telles que le foncier, les savoir-faire, les matériaux, les sources d’approvisionnement. Si le local est apte à constituer un espace de valorisation, le développement des activités va justifier l’approche d’échelles élargies, dépassant de loin des frontières territoriales.

Partant du lieu, une autre forme pourra être celle de « l’oasis en réseau ». Des implantations développent des échanges avec leur environnement direct, mais sont surtout reliées avec d’autres lieux, dans des échanges de pratiques, de savoir-faire, de services, de moyens financiers. La proximité n’est pas de règle et les lieux peuvent être éloignés entre eux. Cette forme est particulièrement décrite par Pierre Rabih, qui y voit le support de la transition agro-écologique[4].

Une autre forme est celle du réseau, où l’on va trouver plusieurs sites, fortement reliés entre eux, sur des espaces de proximité. C’est le cas de la construction de la filière des plantes aromatiques et médicinales du Diois, qui rassemble aujourd’hui, dans une petite vallée de montagne, 7 entreprises réalisant annuellement un chiffre d’affaires de plus de 50 millions d’euros. Son démarrage a reposé sur l’alliance entre des néoruraux entreprenants et des agriculteurs locaux, mettant en commun des pratiques de production, de transformation et de mise en marché, reposant sur une confiance réciproque construite sur la longue durée[5]. Malgré leur inscription dans des logiques de concurrence, ces entreprises conservent, selon certains aspects, des modes de fonctionnement en réseau, en particulier pour la circulation de l’information et de certains savoir-faire.

Un des aboutissements repose sur la création de marques de territoire. Il en est ainsi de la marque « biovallée » qui a été déposée au début des années 2000, par trois responsables d’une structure intercommunale de la basse vallée de la Drôme. À travers la marque et une charte qui y était attachée, ils se sont efforcés d’associer tous les acteurs intégrés dans des logiques de transition : écohabitat, transition énergétique, agroécologie, écotourisme, etc. La région Rhône-Alpes les a accompagnés à travers un « Grand projet » mobilisant des financements exceptionnels. L’achèvement du contrat a été marqué par un net infléchissement du projet et des dynamiques qui y étaient associées. Il se traduit par un changement de gouvernance du projet, passant par un relatif effacement des élus, au profit d’une implication affirmée d’acteurs engagés dans des transitions effectives.

Ainsi, l’innovation sociale contribuerait à articuler des lieux et des réseaux de forme différenciée. Ces derniers peuvent être construits dans la proximité, comme ils peuvent l’être dans la distance avec des degrés variables de relation et d’ancrage avec les territoires. Ce faisant, ils ne s’intègrent pas facilement dans les échelles institutionnelles établies historiquement que sont les communes, les départements et les régions. L’hypothèse est qu’ils vont participer à la construction de leurs propres territoires, dont les périmètres seront variables selon la nature des projets. Ils ne rencontrent que rarement les territoires de la décentralisation, sans que les convergences ne s’affirment comme des évidences.

Un rapport complexe avec la démocratie locale

« Je ne crois qu’en la vraie économie. » C’est ainsi que s’adressait, en 2005, un président de Conseil général à un responsable d’une structure associative dans le champ de l’action éducative. Cette posture illustre la difficulté permanente à faire reconnaître le champ de l’innovation sociale à l’échelle locale.

Cette reconnaissance a d’abord été réalisée par le haut. C’est ainsi qu’en 1981, le secteur affirme sa singularité à travers la charte de l’économie sociale publiée par le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives. Les membres ont défini leurs organisations comme des « entreprises différentes, car nées d’une volonté de solidarité au service de l’homme ». Cette reconnaissance se fait entre acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), mais elle est également établie par la politique et la législation, à l’échelle nationale et régionale, avec la création de la délégation interministérielle à l’économie sociale en 1981 et la création, en 1983, des chambres régionales de l’économie sociale. L’épithète solidaire a été ajoutée en juin 2003 en lien avec des consultations régionales de l’économie sociale et solidaire.

Plusieurs régions ont accompagné ces structurations régionales en les dotant de moyens spécifiques et en accompagnant les processus en lien avec des événements visant à promouvoir l’économie sociale et solidaire (p. ex. : le mois de l’économie sociale et solidaire). Sans intervenir de façon directe et spécifique dans le tissu des entreprises, elles vont renforcer le fonctionnement en réseau, à travers l’affirmation d’acteurs formés et capables d’échanger des informations utiles à leur développement.

La loi du 17 juillet 2001, créant les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), autorise la participation des collectivités territoriales dans le capital de ces sociétés à la hauteur de 40 % maximum[6]. Ce dispositif rend possible la coconstruction de projets territorialisés entre des collectivités et des coopératives. On compte aujourd’hui plus de 530 SCIC en France. Nombre d’entre elles mobilisent fortement les ressources territoriales tout en contribuant à la création d’emplois et d’activités. À titre d’exemple, on peut citer la SCIC Ôkhra, installée à Roussillon dans le pays des Ocres en Luberon, au coeur d’un site classé. À côté des actions de conservation des matières et des couleurs, elle développe des actions de formation auprès des artisans et amateurs, en même temps qu’elle participe à des activités de création culturelle.

En parallèle, deux dispositifs réglementaires vont avoir un impact sur le secteur. La circulaire Fillon de 2008 a bouleversé les relations entre l’économie sociale et solidaire, les collectivités locales et l’État. Elle a amené les acteurs de l’ESS à devoir se positionner sur les marchés publics pour le développement des services sociaux et culturels. La loi Hamon du 24 juillet 2013 relative à l’économie sociale et solidaire promeut « un développement social local pour développer les emplois ». Elle autorise le financement dédié dans un cadre éthique et moral, en favorisant les « innovations sociales ».

VERS UN RENOUVELLEMENT DES POLITIQUES PUBLIQUES TERRITORIALISÉES : LA VOIE DU DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL ET LES FORMES D'ACTION COLLECTIVE

Progressivement, le secteur de l’ESS et les collectivités territoriales se sont rapprochés. La vigueur de la crise et la relative résistance du secteur de l’économie sociale et solidaire, qui représente plus de 10 % des emplois sur nombre de territoires, attire la curiosité des collectivités territoriales. Si les relations entre les associations et les collectivités ne sont pas nouvelles, c’est leur nature qui évolue. Plutôt que de rester de simples prestataires de services intervenant souvent en substitution des collectivités dans des cadres dévalorisés par rapport à ceux de la fonction publique, on assiste à la construction de nouveaux liens. Ceux-ci vont porter en particulier sur la façon d’organiser les acteurs du territoire, d’accompagner l’émergence de nouvelles activités et de faciliter leur ancrage dans les territoires.

L’émergence des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE)

C’est ainsi que plusieurs ministères (Économie sociale et solidaire, Égalité des territoires, Ville, Éducation nationale, Agriculture et Outre-Mer) et la caisse des dépôts se sont associés pour lancer un appel à projets dans les Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Ceux-ci peuvent être définis comme :

un regroupement, sur un territoire donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’économie sociale et solidaire associés à des PME socialement responsables, des collectivités locales, des centres de recherche et organismes de formation, qui mettent en oeuvre une stratégie commune et continue de coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de développement local durable. [7]

Plusieurs caractéristiques peuvent leur être associées. Elles relèvent pour la plupart de l’économie de proximité, en associant différents concepts. Le modèle du cluster (grappe) consolide des liens entre acteurs d’un territoire, en reliant les fonctions d’insertion, de recherche, de formation et de développement. La notion de pôle résulte d’une concentration visible d’acteurs, capable de structurer et de polariser géographiquement une filière d’activités et des innovations socio-économiques. L’approche territoriale sous-tend un ancrage local des activités. Enfin, la coopération implique une mutualisation de moyens ayant pour finalité la création d’activités et d’emplois ainsi que la production de biens et services localisés.

Deux appels à projets ont été organisés : l’un en 2013, puis un autre en 2015. Le premier a généré 23 choix. Les soutiens financiers allaient de 72 000 à 290 000 euros, pour une enveloppe de 3 millions d’euros. Le second appel à projets a connu un véritable engouement. Il a mobilisé 99 candidatures en vue de 14 projets, totalisant une enveloppe de 2,7 millions d’euros. Visiblement, le principal critère de sélection était simple : il s’agissait de sélectionner un dossier par région. L’appel à projets souligne ainsi la capacité à dire la règle et à amener les partenaires à se coordonner sous un label. Bien souvent, des acteurs reconnus comme exemplaires du point de vue de leur capacité d’innovation et de coordination d’acteurs sur un territoire n’ont pas pu être retenus, du fait de la limite budgétaire et des critères de sélection. Par ailleurs, les instances régionales de l’économie sociale et solidaire n’ont pas été associées à cette sélection.

L’analyse des dossiers montre que les origines des Pôles territoriaux de coopération économique sont souvent antérieures aux appels à projets de l’État. Ils réunissent tous des acteurs hétéroclites, issus d’une multitude de partenariats et de réseaux locaux plus ou moins insérés dans des réseaux régionaux et nationaux. Certains ont été directement initiés par les collectivités locales et ont leur siège en leur sein.

Au final, le PTCE se caractérise par l’apport de l’intersectorialité et des réseaux aux projets des collectivités territoriales en vue du développement local. En mobilisant les ressources territoriales, en même temps qu’il contribue à les insérer dans des trajectoires de transition, il peut être assimilé à un opérateur territorial défini comme une « organisation coordonnant différents acteurs du territoire, et disposant d'une autonomie suffisante pour révéler, ancrer et développer des ressources territoriales, en même temps qu'il contribue à la transition des territoires » (Landel, Durand et Regnier, 2015).

L’exemple du PTCE Archer – pôle sud

Le bassin industriel de Romans, dans la Drôme, structurée par la monoindustrie du cuir et de la chaussure, a subi de plein fouet les effets de la crise. En 1970, la ville comptait 69 entreprises et 4000 emplois dans le secteur, avec des marques mondialement connues telles que Charles Jourdan, Stéphane Kelian, Clergerie. Ces marques ont quasiment disparu en 2010. Le tissu économique s’est depuis diversifié, avec la montée en puissance de l’agroalimentaire et d’activités de service.

Au plus fort de la crise, la ville a été témoin de l’émergence de l’association Archer qui intervenait dans le champ de l’insertion à travers les services aux personnes et aux particuliers. En 2005, le groupe Archer, devenu Société par actions simplifiée (SAS), a commencé à s’orienter vers l’économie productive dans le secteur de l’agriculture, puis dans celui de l’industrie (Barthélémy, Keller et Slitine, 2013). Il a repris des entreprises en difficulté, en particulier une unité de montage de produits pour un sous-traitant de l’industrie automobile, puis a créé, sous forme de Scop, un atelier de chaussures Made in Romans. En 2007, il a créé le pôle Sud Archer, qui regroupe des acteurs locaux. S’il est principalement constitué d’acteurs issus de l’économie sociale et solidaire, il comprend aussi des entrepreneurs privés, des collectivités locales et des partenaires locaux de l’emploi-formation et des services aux salariés. Il est à l’origine de la création d’une association de 70 entreprises, qui propose une gamme de services aux salariés du pôle : carte de réduction, crèche interentreprises, centrales d’achat, échange de bonnes pratiques. Il participe au développement du territoire en favorisant les coopérations, en accueillant les porteurs de projets et en offrant des services tels qu’un espace public Internet.

Il est labellisé comme pôle territorial de coopération économique (PTCE) depuis 2013, et regroupe environ 1200 personnes équivalant à 310 temps pleins. Il anime actuellement un projet intitulé Start Up du territoire, qui vise à accompagner l’émergence d’idées nouvelles dans le champ de la création d’activités. La première soirée de rencontres a réuni plus de 250 participants, aboutissant à la formulation d’idées de projets dans le champ de l’alimentation, des circuits courts, de l’habitat, de l’énergie, du développement culturel, etc. Ainsi le Pôle se constitue en véritable animateur du territoire avec une dynamique de coordination d’acteurs, à partir des ressources « historiques » du territoire.

Pôle sud n’a pas de structuration juridique. Le PTCE est porté par la Société par actions simplifiées ARCHER, mais les collectivités n’y ont pas de place prépondérante. Le Pôle relie une multiplicité de réseaux en lien avec le territoire, mais aussi à l’extérieur de celui-ci, c’est-à-dire des acteurs issus de régions limitrophes ou encore de la France entière.

CONCLUSION

Au coeur des défis qui attendent les autorités publiques locales françaises pour se mettre en phase avec la dynamique émergente de la territorialisation, nous retrouvons la question du renouveau démocratique et de la prise de parole par les acteurs-citoyens, ce que les modalités actuelles de l’action publique locale, notamment en matière de planification et d’aménagement du territoire, ne garantissent pas. La politique publique locale reste fort éloignée du besoin démocratique, et continue de fonctionner comme une entité exogène qui veut garantir « l'égalité territoriale », niant ainsi la spécificité des constructions sociales qui s'élaborent dans les territoires.

Dépasser cette crise des politiques publiques locales implique de réarticuler deux conceptions du territoire souvent confondues, entretenant ainsi une constante ambiguïté. Le territoire « donné » est un découpage spatial de nature politico-administrative qui constitue le cadre des politiques publiques locales. Cette entité ne correspond généralement pas au territoire « construit ». Ce dernier constitue le cadre du regroupement d'acteurs qui révèlent et cherchent à résoudre un problème commun ou à valoriser une ressource commune et spécifique. Le territoire construit est l'espace de l'innovation sociale. Penser l'un sans l'autre, c'est se condamner au blocage de l'action collective.