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Les questions d’alimentation, d’environnement et de santé traversent notre vie quotidienne et les liens entre ces réalités socio-écologiques deviennent de plus en plus manifestes et préoccupants. Pesticides, mercure, OGM, grippe porcine, malbouffe, obésité, cancer, « faim dans le monde »… ces mots se retrouvent désormais partout dans l’espace médiatique et imprègnent le discours social[1]. Comment favoriser une alimentation saine, respectueuse des milieux de vie et soucieuse d’équité sociale? On observe un intérêt accru pour la sécurité alimentaire et aussi pour la souveraineté alimentaire, l’agriculture locale, la nourriture bio, les cuisines collectives, la consommation solidaire. En lien avec sa dimension écologique (qualité de l’eau, de l’air, des sols, des paysages, etc.), la dimension sociale (politique, économique, sanitaire, culturelle) de l’alimentation est mise en évidence, tant à l’échelle de la vie quotidienne qu’à celle des chaînes complexes de production et de distribution. Avec l’intrusion de l’agro-ingénierie au sein même des structures et du fonctionnement du vivant, portant atteinte entre autres à la biodiversité (Vandelac et Beaudoin, 2007; Robin, 2008), et avec la mise en lumière des divers problèmes d’équité socio-écologique engendrés par l’industrie agroalimentaire (Shiva, 2001; Parmentier, 2007), l’alimentation devient l’objet d’un important questionnement éthique qui rejoint les fondements mêmes de nos sociétés contemporaines.

La problématique agroalimentaire fait appel à la recherche et à l’innovation technologique, mais aussi à l’innovation sociale. Essentiellement, elle interpelle des changements éco-nomiques majeurs, c’est-à-dire des changements relatifs à la gestion de cette maison de vie partagée – Oikos : il s’agit d’envisager une transformation de nos rapports à l’environnement – plus spécifiquement à la terre, à la vie – et aussi des changements relatifs à nos modes d’interaction sociale, vers diverses formes de solidarité. À cet effet, un important mouvement de transformation des pratiques et des mentalités prend force, mû par l’initiative d’acteurs sociaux visionnaires ou intuitifs, créatifs et courageux, oeuvrant le plus souvent à l’échelle locale et expérimentale, dans un contexte de précarité. De telles initiatives méritent certes d’être reconnues et soutenues. L’éducation peut jouer un rôle majeur à cet effet (CAPA, 2004), tant pour favoriser une approche critique de la problématique de notre rapport à l’agriculture et l’alimentation que pour stimuler le repérage, l’analyse et le transfert de pratiques agroalimentaires écologiques, et pour soutenir l’émergence de projets créateurs visant à promouvoir une éco-alimentation. Le secteur de l’éducation non formelle – éducation populaire et communautaire – se retrouve ici particulièrement interpellé. Il importe en effet de compléter les maigres apports du secteur de l’éducation formelle (en contexte scolaire) qui néglige cette dimension pourtant fondamentale du rapport de nos sociétés à l’alimentation, en lien avec l’environnement et la santé.

Plusieurs organisations oeuvrant dans le domaine de l’agroalimentaire – surtout des ONG et des entreprises d’économie sociale – ont saisi l’importance de bâtir un programme éducatif ou d’intégrer une dimension éducative à leurs activités. Elles font preuve non seulement d’innovation sociale – souvent à dimension économique – mais aussi d’innovation éducative, élaborant des stratégies appropriées à leur contexte d’intervention. Elles occupent ainsi un « espace laissé vacant » par l’économie marchande (Bouchard, 2007) et par l’institution éducative; elles contribuent à enrichir la sphère de la vie domestique d’une dimension politique, exerçant ainsi – à partir de l’acte essentiel et quotidien de s’alimenter – une fonction de critique sociale et de transformation. Nombreuses sont les initiatives d’éducation communautaire au Québec qui s’intéressent aux liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement. Ces pratiques diverses méritent d’être répertoriées, mieux reconnues, appuyées et mises en valeur.

Nous avons donc entrepris un programme de recherche[2] visant à saisir les fondements et les pratiques des acteurs de l’éducation non formelle – ceux qui oeuvrent en dehors du cadre scolaire – en matière d’éducation relative à l’éco-alimentation. Nous définissons celle-ci comme une éducation visant à favoriser un cheminement individuel et collectif vers une alimentation saine (diversifiée et sécuritaire), produite, distribuée et consommée dans le respect des processus écologiques et de l’équité des rapports sociaux. Cet article présente les grandes lignes du programme de recherche – en cours de finalisation – et en esquisse certains résultats saillants.

Signalons d’entrée de jeu que nous utilisons le néologisme éco-alimentation parce qu’il permet de désigner de façon synthétique diverses dimensions d’un certain rapport à l’alimentation. Nous reconnaissons toutefois que ce terme n’est pas familier; il ne se retrouve pas non plus dans la littérature scientifique. Nous avons donc conçu nos stratégies de recherche en faisant référence aux différents paramètres de ce que nous nommons éco-alimentation, plutôt que de centrer le questionnement sur ce terme. Il nous importait entre autres d’accueillir le langage et les cadres de référence propres aux acteurs de ce domaine d’action éducative, sans imposer un terme spécifique. Toutefois, lorsqu’elle est apparue dans les conversations et discussions, en marge de l’enquête, l’idée d’éco-alimentation a semblé répondre à un besoin de nommer un courant de pensée et d’action pour lequel il n’existe pas encore de repère terminologique (outre le lieu commun de la durabilité, dans l’expression inappropriée d’alimentation « durable ») et qui a été jusqu’ici l’objet de trop peu de synthèses théoriques.

Un programme de recherche

Notre programme de recherche est centré sur l’apport de l’éducation à la reconstruction du réseau de nos relations individuelles et sociales à l’alimentation, considérée comme une interface privilégiée de nos rapports à la santé et à l’environnement. Nous nous intéressons plus spécifiquement aux initiatives relevant de différents types d’organisations du secteur de l’éducation non formelle : associations, musées, coopératives, fermes pédagogiques, jardins communautaires ou collectifs, cuisines collectives, marchés de solidarité, entreprises, etc. Nous souhaitons combler ainsi un « manque à savoir »; notre recension d’écrits ne nous a permis en effet de repérer aucune étude relative à des projets d’action éducative ayant trait à l’éco-alimentation (ou à ce que recouvre ce terme), permettant d’en dresser un bilan critique, d’en cerner les possibilités et limites, d’identifier les facteurs favorables et contraignants et de repérer des solutions aux problèmes qui se posent[3]. Afin de circonscrire nos travaux et d’en assurer la faisabilité, nous avons limité notre étude aux initiatives du Québec.

Ce programme de recherche poursuit les principaux objectifs suivants : 1) caractériser les fondements et les pratiques de l’éducation relative à l’éco-alimentation en contexte non formel et mettre au jour les enjeux associés à ce domaine d’intervention éducative; 2) dégager des pistes de développement de ce champ à travers un processus collaboratif de réflexion critique sur les initiatives en cours. Le premier objectif correspond au volet descriptif du programme, qui s’attarde à la dimension phénoménologique (interprétative) des initiatives d’éducation (représentations, cadres de référence, repères éthiques, motivations, modes de construction du savoir, etc.) et aux dynamiques d’intervention (contextes, populations cibles, problématiques et contenus abordés, approches, stratégies, moyens, etc.). Avec les acteurs, nous avons également exploré les principaux enjeux de leur action éducative (d’ordre épistémologique, éthique, pédagogique, culturel, politique, organisationnel, économique, etc.). Le deuxième objectif correspond au volet stratégique de cette recherche, de nature collaborative, visant à aller au-delà des constats pour identifier des pistes de solution aux problèmes rencontrés et proposer – à même les initiatives en cours – des formes d’intervention éducative comme sources d’inspiration pour les acteurs des différents milieux de pratique. En lien avec chacun des deux volets, le programme de recherche comporte deux phases empiriques :

  • Une enquête élargie permettant de produire un premier répertoire descriptif et critique des organismes et des projets qui intègrent – à des degrés divers – des objectifs éducatifs relatifs à l’alimentation, à l’environnement et à la santé, ainsi qu’aux liens entre ces réalités. Les stratégies de collecte de données sont la recherche documentaire (à partir de dépliants promotionnels, de sites Web, de matériel pédagogique, de rapports, etc.) et l’entrevue dirigée en personne ou au téléphone (60 minutes environ par répondant)[4]. Une analyse de contenu qualitative des verbatims, avec catégories à priori et émergentes, a permis d’élaborer une cartographie du « territoire » de l’éducation relative à l’éco-alimentation au Québec. Plus d’une centaine d’organismes et de projets ont été identifiés au cours de cette étape qui a servi, entre autres, à affiner les critères pour le choix des cas étudiés à l’étape suivante et à déterminer les aspects à approfondir à travers ces études de cas[5].

  • Une étude multi-cas collaborative (Merriam, 1998) auprès de dix organismes en matière d’éducation relative à l’éco-alimentation[6], visant à pénétrer l’univers de significations des acteurs de l’intervention éducative, à mieux connaître et comprendre leurs pratiques et à en saisir davantage les enjeux. Les cas ont été choisis de façon à illustrer une diversité d’initiatives en ce qui a trait aux types d’organisations et de publics visés, aux aspects traités de la problématique de l’éco-alimentation, aux cadres de référence et aux approches éducatives adoptées. Nos stratégies de collecte de données ont été la recherche documentaire, l’entrevue individuelle auprès des acteurs clés, une entrevue de groupe (pour chacun des cas) et l’observation. Les données ont été soumises à l’analyse de contenu qualitative et à l’analyse de discours[7]. À partir des pratiques les plus porteuses qui ont été repérées et documentées dans ces études de cas – dans une perspective de transfert –, cette phase offre maintenant des matériaux pour développer des formes d’intervention éducative (ou « modèles ») susceptibles de stimuler et d’inspirer l’action éducative en matière d’éco-alimentation.

L’approche collaborative (Desgagné, 2005) que nous avons adoptée pour ce deuxième volet de la recherche favorise le croisement fertile des savoirs de divers types[8]. Les réflexions et expériences des acteurs de la « société éducative » contribuent à enrichir le champ théorique et pratique de l’éducation relative à l’éco-alimentation et à repérer des stratégies de développement de celui-ci. Nous avons également adopté une approche méthodologique « écologique » permettant d’arrimer la recherche, l’intervention éducative et l’action sociale : ce programme de recherches vise à mieux comprendre et à optimaliser l’intervention éducative, elle-même étroitement associée à l’action sociale.

Parmi les résultats de l’ensemble de ce programme de recherche, nous nous pencherons ici sur ceux qui sont issus de la première phase et qui ont été confirmés par les études de cas : nous esquisserons certains éléments d’un répertoire descriptif et critique des initiatives en matière d’éducation relative à l’éco-alimentation au sein des organismes oeuvrant en milieu non formel[9]. Nous soulignerons certains enjeux relatifs à ces initiatives.

Un répertoire d’initiatives en éducation relative à l’éco-alimentation

Quelles sont les organisations et les structures qui interviennent dans ce domaine d’action éducative? Comment procèdent-elles? À qui s’adressent-elles? Dans quel contexte? Pourquoi jugent-elles important d’éduquer aux liens entre l’alimentation, l’environnement et la santé? Comment construisent-elles leur savoir et leur expertise en ce domaine? Quels messages essentiels souhaitent-elles véhiculer? Quels sont les facteurs favorables et les facteurs limitants de leur action éducative? C’est à partir de telles questions que nous avons tenté de pénétrer un monde d’interventions éducatives encore peu connu et de dresser un premier répertoire descriptif et critique des initiatives ayant trait à l’éco-alimentation. Ce répertoire est présenté dans le site www.eco-alimentation.uqam.ca : on y trouve une liste d’organisations et autres structures avec une fiche décrivant sommairement pour chacune l’initiative ou les initiatives éducatives associées. Ce site comporte également un rapport d’analyse descriptive et critique des initiatives ainsi répertoriées, qu’il est possible de répartir en trois catégories. La catégorie A regroupe 40 initiatives dont la mission ou les objectifs intègrent explicitement et de façon relativement importante une préoccupation d’éducation à l’éco-alimentation : les thèmes croisés de l’alimentation, de l’environnement et de l’éducation y apparaissent clairement. La catégorie B comprend 30 initiatives dont la mission ou les objectifs intègrent plus ou moins explicitement et de façon plus restreinte une préoccupation d’éducation relative à l’éco-alimentation. La catégorie C recense des initiatives en matière d’environnement, d’alimentation ou de santé qui n’intègrent pas d’éléments d’éducation relative à l’éco-alimentation (sinon indirectement ou de loin), mais dont la nature des activités porte à croire qu’elles pourraient éventuellement le faire. Les résultats de ce programme de recherche sont destinés en premier lieu aux organisations de cette dernière catégorie. Celles-ci n’ont pas fait l’objet d’entrevues en profondeur comme cela a été le cas pour les catégories A et B; nous avons pu toutefois échanger sommairement avec les porteurs de ces initiatives à travers des questions d’enquête.

De façon générale, on observe que le « territoire » actuel de l’éducation relative à l’éco-alimentation au Québec – sous les 70 entrées des catégories A et B – est riche et diversifié. Parmi les types d’organisations concernées, on trouve des organismes à but non lucratif, des centres d’interprétation, des musées, des fermes éducatives, des jardins communautaires ou collectifs, des groupes d’achats, des tables champêtres, des coopératives, des marchés de solidarité, des organismes de certification, etc. Afin de faciliter l’analyse, nous avons regroupé les initiatives de chacune des catégories A, B, C dans les sous-catégories suivantes : organismes, entreprises, projets spéciaux, réseaux et portails.

À travers ces divers types d’initiatives, différents publics sont ciblés : les enfants et les jeunes (en milieu scolaire et non scolaire), les personnes âgées, les familles, les personnes en réinsertion sociale, le personnel des CPE, les entreprises, les consommateurs, les jardiniers, les élus, les touristes, etc. On observe toutefois que très peu d’actions éducatives en éco-alimentation sont destinées aux producteurs agricoles; les programmes des instituts de formation agricole, entre autres, ne sont pas axés sur ces préoccupations. Il s’agit donc là d’un créneau majeur à développer au Québec.

Pour l’ensemble des initiatives, les messages clés ont trait à la nécessité de reconnaître que « tout est relié », de même qu’à l’importance de renouer avec la nature – à la terre – et de développer une éthique du respect de l’environnement et des gens, qui se manifeste à travers le soutien à des pratiques écologiques et équitables de production, de traitement, de distribution et de consommation des aliments. Les messages clés abordent implicitement ou explicitement les liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement; ils traitent des risques associés à certaines pratiques agroalimentaires; ils mettent en évidence les dimensions économique, politique et éthique de l’alimentation, étroitement liées entre elles, surtout en ce qui a trait aux questions d’équité socio-écologique (ici et ailleurs) et de solidarité avec les artisans de l’alimentation (par l’achat local ou équitable, entre autres). Ils valorisent la biodiversité et la valeur nutritive et médicinale des plantes. Ils traitent également de l’importance de promouvoir les liens sociaux au sein de sa communauté (par l’intermédiaire des groupes d’achat et des coopératives par exemple), du sens de la fête autour de l’alimentation (production et consommation), du plaisir de l’expérience, de la découverte et du partage, du mieux-être. Bien s’alimenter fait partie d’un mode de vie sain (plus lent, plus convivial et qui fait place à l’exercice physique). La dimension culturelle de l’alimentation est mise en évidence et célébrée. Au-delà de l’information, de la sensibilisation et de la conscientisation, les initiatives d’éducation relative à l’éco-alimentation visent également le développement d’habiletés (jardinage, choix alimentaires, lecture des étiquettes, cuisine, etc.) et la mobilisation dans l’action quotidienne (modes de consommation, en particulier). Mais, aussi, il s’agit de susciter une plus grande participation citoyenne – à la vie de quartier par exemple : savoir travailler en équipe, savoir planifier un projet, savoir communiquer, etc. Le sens de la responsabilité fait appel au développement du jugement critique (à l’égard de la publicité, entre autres), de l’autonomie (« se prendre en main », savoir consommer) et d’un pouvoir-agir. L’engagement politique trouve ici un sens particulier.

On observe aussi que les activités éducatives sont souvent ancrées dans un lieu (le jardin, le potager, la ferme, la cuisine, etc.) où elles prennent une signification concrète, particulière : le lieu porte en lui-même un message et il invite à l’expérience directe. En particulier, le jardin est envisagé par plusieurs acteurs comme un processus éducationnel, et non pas comme un résultat. « Le jardin est un prétexte pour l’action éducative, ce n’est pas grave s’il n’est jamais fini », affirme l’un des participants à la recherche. Par ailleurs, de nombreuses pratiques éducatives s’inscrivent dans une approche biorégionale, axée sur l’idée d’un territoire où s’entremêlent nature et culture, et où peuvent être mis en synergie les ressources du milieu écologique et le talent des gens.

Pour favoriser les apprentissages, l’intervention éducative en éco-alimentation se déploie en une pluralité d’approches et de stratégies pédagogiques mises en oeuvre dans une grande diversité d’activités : la production et diffusion d’information orale, écrite et multimédia (affiches, bulletins, vidéos, sites Web, etc.), la conception et diffusion de trousses pédagogiques, des visites et sorties, des camps de jour, des conférences, des formations et des cours, des événements, rencontres et expositions, des cuisines collectives, des repas collectifs, du jardinage collectif (oui, beaucoup de collectif!), des coopératives, des groupes d’achat, la vente de paniers bio de fruits et légumes, un service de traiteur, la mise en place de marchés publics, l’installation d’un toit-jardin, un projet d’autobus écologique et éducatif, des centres d’interprétation, des actions militantes, une démarche d’autodiagnostic de santé et des activités de protection et d’aménagement de l’environnement, etc.

Nous observons que les organismes de type A privilégient les activités axées sur les approches cognitive (apprendre que…), expérientielle (vivre et éprouver, comme lors d’une participation aux récoltes, par exemple), pragmatique (comme faire du compost ou fabriquer du pain) et behavioriste (adopter un comportement approprié), sans oublier pour autant d’autres types d’approches, comme les approches sensorielle (les dégustations, par exemple), conviviale ou festive. Les organismes de type B adoptent également une diversité d’activités éducatives mais font une large part aux approches ludique et conviviale, lors de sorties en milieu rural, de pique-niques ou de repas collectifs, par exemple. Ces organismes mettent l’accent sur les activités coopératives et de loisirs.

Par ailleurs, on constate aussi que les organismes de type A et B adoptent certaines approches et stratégies éducatives apparentées au courant de la critique sociale, visant le développement de l’esprit critique, la dénonciation des rapports de pouvoir et prise en charge par les apprenants de leur alimentation et le renforcement de leur propre pouvoir-agir (empowerment). Enfin, notons que seuls certains organismes de type A adoptent une pédagogie de projets comportant une approche biorégionaliste et s’inscrivant dans une perspective d’écodéveloppement communautaire (le jardinage collectif, par exemple).

Quant aux entreprises, qu’elles soient de type A ou B, elles ont davantage recours, comme stratégies éducatives en éco-alimentation, à des activités qui sont surtout basées sur le vécu et l’expérience, des activités à caractère pratique et ludique. Il s’agit principalement d’activités récréatives, apparentées à des loisirs, telles que des visites et des événements conviviaux. On y trouve peu de traces de critique sociale.

Les organismes et entreprises de type C, commne il a été indiqué préalablement, ne réalisent pas pour l’instant d’activités éducatives planifiées en éco-alimentation, mais ils pourraient le faire, en particulier à travers leurs initiatives de cuisines collectives. Celles-ci sont surtout axées sur des problématiques sociales – fort importantes par ailleurs. Cependant, l’intégration des liens entre les questions d’environnement, d’alimentation et de santé pourrait constituer une piste fort pertinente d’amélioration de ces pratiques.

Il faut noter enfin que plusieurs interventions en éducation relative à l’éco-alimentation sont de nature informelle. Elles ne correspondent pas par exemple à des ateliers planifiés, structurés et délimités dans le temps. Il peut s’agir d’échanges ou de discussions à l’occasion de sorties agroalimentaires ou de moments de partage (d’information, de ressources pédagogiques, de semences, de recettes…), de soupers et d’activités conviviales et ludiques, etc. L’apprentissage est alors de nature incidente (se produisant fortuitement). Un tel type d’apprentissage au coeur de l’action sociale a été bien documenté, entre autres par Foley (1999), Hill (2004) et les auteurs du collectif dirigé par Wals (2007). Dans ce cas, les acteurs ne sont pas toujours conscients qu’ils réalisent des activités éducatives, puisque leur action n’est pas spécifiquement conçue à cet effet. Il en résulte alors que le potentiel éducatif de l’organisme n’est pas entièrement reconnu et déployé. La recherche que nous menons peut contribuer justement à la valorisation de ce potentiel; entre autres, l’entretien avec les acteurs – parce qu’il braque le projecteur sur la dynamique éducative – peut susciter la prise de conscience et la mise en valeur de cette dimension des divers types d’activités en éco-alimentation.

Éducation, innovation et engagement social

En somme, on observe que les initiatives d’éducation relative à l’éco-alimentation adoptent bien souvent des formules d’animation créatives et elles sont fréquemment associées à des formes multiples d’innovation sociale (de type agronomique, économique, de gestion d’entreprise, de vie communautaire, de loisirs, etc.). On y observe l’émergence d’une culture éco-alimentaire, qui constitue en elle-même une innovation sociale. Ici, l’éducation est souvent étroitement associée à l’action socio-écologique; elle devient elle-même une forme d’action socio-écologique à dimension politique plus ou moins consciente et affirmée (Nieuwenhuis, 2002). Ce programme de recherche a permis de mettre en exergue le caractère novateur, à contre-courant, généreux, courageux et résilient des initiatives qui ont trait à l’éco-alimentation et qui intègrent une dimension éducative.

Nous sommes également bien conscientes que la dynamique de recherche collaborative devient elle-même une forme d’action sociale, inscrite dans l’innovation. Cette recherche permet de comprendre, valoriser, soutenir, éclairer et stimuler l’action citoyenne – au sein des organisations, des entreprises, des communautés – en matière d’éducation relative à l’éco-alimentation, dont elle vise à renforcer, entre autres, la pertinence et l’efficacité. Elle peut également mettre en lumière et appuyer la dimension politique d’une telle action éducative, en contribuant à la construction d’un argumentaire et au développement professionnel des acteurs engagés dans la recherche.

Par ailleurs, l’une des observations intéressantes que nous avons faites à travers les entrevues concerne l’engagement des acteurs des organisations et des initiatives que nous avons étudiées. Leurs pratiques personnelles et citoyennes, bénévoles ou professionnelles, sont généralement reliées entre elles, en toute cohérence. Leurs histoires de vie personnelles et leurs cheminements professionnels sont entrelacés. L’engagement à l’égard de l’environnement et de l’alimentation semble au coeur de leurs choix de vie, tant personnels que professionnels. Aussi, notre enquête a mis en lumière l’existence d’un réseau trans-sectoriel informel des acteurs du milieu de l’éco-alimentation. En effet, bien souvent, les mêmes personnes sont engagées de diverses manières dans les organisations et les projets. Les différentes initiatives s’inspirent largement du travail et des productions des uns et des autres, témoignant ainsi d’un tissu de solidarité et d’entraide entre les divers acteurs. Il semble donc y avoir une « famille de l’éco-alimentation ». Un tel réseau de collaborations et de partenariats permet d’éviter de « réinventer la roue » et favorise la synergie des efforts, des savoirs, des compétences et des expertises. Même s’il n’est pas formalisé, ce réseau de l’éco-alimentation existe bel et bien et se manifeste par l’échange d’idées, d’informations, de ressources pédagogiques, de stratégies éducatives, de semences, de plants, etc. De tels liens de solidarité, de nature rhizomatique, permettent de stimuler et de soutenir les initiatives innovantes dans le domaine de l’éducation relative à l’éco-alimentation. Plusieurs acteurs souhaitent renforcer ce réseau, ce qui pourrait impliquer sa formalisation.

De multiples enjeux

Les éducateurs sont confrontés à de nombreux enjeux, voire à des obstacles, dans leurs interventions en éco-alimentation. Premièrement, il n’est pas toujours facile de rejoindre le grand public : les contenus traités concernent des réalités de grande proximité certes (les repas de chaque jour), mais celles-ci sont très complexes (si l’on pense par exemple au coût énergétique des aliments). De plus, l’éloignement les rend abstraites (en particulier en milieu urbain). En particulier, les personnes sont de plus en plus déconnectées de la provenance des aliments et du milieu agricole. Aborder des telles questions requiert l’adoption de stratégies éducatives appropriées, adaptées à chaque public, prenant soin d’éviter des simplifications abusives. Par ailleurs, le traitement adéquat de ces questions requiert l’accès à de l’information complète et valide, alors qu’elles se retrouvent au coeur de débats marqués par de l’incertitude et des jeux de pouvoir (Albe, 2009).

Deuxièmement, le défi de favoriser la mobilisation et le changement durable d’habitudes de consommation d’aliments est considérable. Entre autres, la conjoncture économique actuelle ne favorise pas l’achat biologique et équitable : équitable pour qui?

Troisièmement, les acteurs soulignent largement l’enjeu stratégique qui consiste à répondre à une demande sociale grandissante pour une « pédagogie de l’alimentation », en l’absence de ressources adéquates et d’appuis politiques et institutionnels. La plupart des organisations répertoriées dans cette recherche sont de type « sans but lucratif » et font nécessairement appel à des bénévoles. La dimension éducative de leur activité est souvent transversale ou ponctuelle, et dépend d’un financement résiduel le plus souvent maigre ou inexistant. Or, comment éduquer et oeuvrer pour un changement culturel majeur à travers des interventions trop souvent ponctuelles, isolées et à court terme? De plus, le manque de moyens financiers empêche les organisations de constituer une équipe suffisamment nombreuse et permanente pour répondre à la demande sociale, développer l’action éducative et répondre aux demandes de subventions.

Enfin, plusieurs des organisations qui mènent des actions éducatives en éco-alimentation interagissent avec le milieu scolaire, d’où émane une grande demande de collaboration. Cependant, les acteurs dans ces organisations observent que le milieu scolaire ne favorise pas l’intégration d’activités qui ne sont pas explicitement prévues au curriculum : les créneaux horaires sont cloisonnés, les enseignants manquent de temps, il est difficile d’envisager des sorties à l’extérieur de l’école et les ressources financières sont rares.

Des perspectives…

Ainsi, au cours de l’enquête, les acteurs du domaine de l’éducation relative à l’éco-alimentation ont déploré les problèmes structurels (manque d’appuis politiques et de ressources économiques) qui les affectent. Mais, dans une approche positive et prospective, ils ont surtout abordé les possibilités de développement de leur champ d’action tant en ce qui concerne les stratégies à envisager (concertation et partenariats, meilleure communication, régionalisation des activités pour favoriser la contextualisation, etc.) que l’amélioration continue de la dimension éducative et pédagogique de leurs interventions (adoption d’une approche collaborative avec les publics concernés, effort de vulgarisation, renforcement de l’approche critique des réalités, ancrage de l’éducation dans un projet d’action sociale, etc.). Malgré les difficultés majeures, on observe que l’engagement, la résilience et la créativité des acteurs de l’éducation relative à l’éco-alimentation sont au rendez-vous.

Parmi les solutions envisagées pour l’intervention en milieu scolaire, certain signalent qu’il serait pertinent de mettre à profit la Politique-cadre pour une saine alimentation et un mode de vie physiquement actif du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2007), dont l’un des objectifs est de mobiliser des partenariats pour entreprendre des actions globales et concertées. Or, on peut observer que cette politique n’aborde pas la dimension écologique et sociale de la question alimentaire et de la santé en général. Un partenariat avec les acteurs du domaine de l’éco-alimentation permettrait d’élargir la portée éducative de ce programme et d’enrichir l’idée de prévention primordiale en santé publique, en intégrant la nécessaire dimension de la santé environnementale.

Également, en amont de cette politique-cadre en milieu scolaire, les acteurs de l’éducation relative à l’éco-alimentation auraient beaucoup à offrir comme partenaires sociaux pour la mise en oeuvre du Plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes liés au poids (2006-2012). Dans ce document intitulé Investir pour l’avenir (Gouvernement du Québec, 2006), on peut déplorer que la santé humaine soit d’abord considérée dans la perspective de la réduction des coûts de la santé et que la perspective écosystémique de la santé environnementale ne soit pas mise en évidence. Toutefois, plusieurs éléments du plan vont dans le sens d’une éco-alimentation : il y est question d’influencer les activités de l’industrie alimentaire (production, transformation, distribution) pour favoriser la disponibilité d’aliments sains et prévoir des stratégies sociales pour s’assurer de leur accès aux populations défavorisées; on favorise également une alimentation de proximité et des circuits courts entre producteurs et consommateurs; on prône une plus grande autonomie alimentaire des communautés; on fait appel à l’éducation populaire (dont le développement d’habiletés culinaires) (p. 19). Au sein des municipalités, le plan recommande entre autres la mise en oeuvre d’« actions de sensibilisation, d’information et de soutien à des projets adaptés aux milieux locaux » (p. 21). Voilà donc un appel au partenariat qui devrait se concrétiser par des moyens financiers adéquats, et qui pourrait valoriser l’expertise existante au Québec en matière d’éco-alimentation, plus spécifiquement en matière d’éducation relative à l’éco-alimentation.

En conclusion

Au bilan, le répertoire que nous avons constitué et l’analyse des entrevues auprès de 70 répondants montrent une impressionnante vitalité de ce champ d’action éducative. À travers les différentes initiatives, ce répertoire offre des sources d’inspiration aux enseignants et autres éducateurs des milieux formels et non formels. Il permet de faire connaître de nombreuses organisations et entreprises, favorisant la création de liens de collaboration et de partenariats au sein d’une « société éducative ».

Mais, en marge de ce résultat attendu, nous constatons un effet non négligeable de notre recherche, susceptible de contribuer à dynamiser le champ de l’éducation relative à l’éco-alimentation. Au départ, les participants à l’enquête et aux études de cas étaient plus ou moins conscients de la nature et de l’importance de la dimension éducative de leur action sociale; ils manquaient souvent de repères pour en parler, surtout lorsqu’ils n’oeuvrent pas en milieu d’éducation formelle (en milieu scolaire). La démarche d’enquête a eu pour effet de mettre en lumière, de clarifier et de valoriser cette dimension de leur travail. Elle a permis de stimuler une réflexion critique, de nature à favoriser la consolidation et le développement de ce champ d’action éducative. Invités à clarifier leurs visions, leurs représentations, leurs motivations, les participants à l’enquête y ont en effet trouvé une occasion d’expliciter la dimension éthique et politique de leur agir éducatif. Plusieurs ont pris davantage conscience de l’importance de l’éducation comme valeur ajoutée à l’action sociale, et aussi de leur rôle comme co-constructeurs du savoir relatif à leur champ d’intervention, et comme porteurs d’innovations et vecteurs de solidarité écologique. Au-delà des pratiques « de terrain », ils contribuent à la recherche de signification et à la transformation sociale du réseau de nos rapports à l’environnement et à la santé, à travers l’alimentation.

Les prochaines étapes du programme de recherche permettront de discuter plus avant les résultats de cette recherche avec les participants à l’enquête et aux études de cas, et de partager la parole avec ces acteurs pour diffuser l’ensemble des travaux. Au bout du compte, il s’agit de dégager des pistes de développement du domaine de l’éducation relative à l’éco-alimentation, tant sur le plan théorique et pédagogique que stratégique, ce qui nous emmène sur un terrain politique : dans une perspective de promotion de la santé publique, en lien avec les questions socio-écologiques, comment soutenir et stimuler l’action éducative en matière d’éco-alimentation? Comment renforcer ainsi le lien entre éducation et innovation sociale?