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Partout sur le globe, on constate que les mécanismes de gouvernance infranationaux gagnent en importance. Qu’il suffise de rappeler les multiples réformes visant à créer de nouvelles répartitions du pouvoir entre l'État et les régions, ou encore l’attention renouvelée à la gouvernance des villes (Horak et Young, 2012). L’intérêt des institutions politiques et économiques se centre de plus en plus sur les territoires locaux et régionaux (Tremblay, Klein et Fontan, 2009). Par la même occasion, des réformes privilégient souvent un modèle s’appuyant sur le consensus et la concertation ayant pour but de laisser aux collectivités locales plus d’autonomie en matière administrative et politique. Ces réformes décentralisatrices ainsi que l'institutionnalisation des mécanismes de concertation, de consultation et de coordination répondent aux difficultés croissantes des États centralisés et visent aussi à soulager les finances publiques, à améliorer l'efficacité du système et à favoriser l'intégration sociale (Jalbert, 1991). Depuis plus d’une décennie, la décentralisation est ainsi devenue un outil important de réingénierie ainsi qu’un espace privilégié de transformation de l'État (Jouve, 2004). Les instances locales et régionales jouent désormais un rôle accru dans la prise de décisions en matière économique, sociale et environnementale (Vachon, 2005). De nouvelles structures locales ainsi créées font souvent appel à la contribution de la société civile (Howell et Pearce, 2001; Côté et al., 2011). Elles reçoivent également de plus en plus le mandat d’appliquer une « approche genre » au sein de leurs politiques et programmes. Cela rejoint les travaux d’aménagement du territoire (Bullot et Poggi, 2004).

Cette popularité des échelles restreintes dans les mondes politique et économique s’est accompagnée à son tour d’un renouvèlement d’intérêt pour la territorialité en sciences sociales. Cependant, dans ce contexte, l’analyse genrée[1] du territoire reste encore relativement pauvre. Les thèmes largement documentés du droit à la ville (Mayer, 2009), de l’aménagement urbain, de la démocratie municipale (Tardy et Bédard, 1997), du développement local (Barbieri et al., 2007; Andrew, 1997), du développement rural (ASTER, 1999), des conflits urbains, de la ruralité (Lafontaine et Thivierge, 1997), pour ne citer que ces exemples, ont en effet suscité un intérêt restreint et sporadique de la part des chercheures et des chercheurs féministes, malgré le fait qu’ils soient toutefois centraux à la compréhension des rapports sociaux de sexe et du territoire. Au-delà de l’éclairage sur une différenciation des espaces public et privé, l’insertion du genre dans l’analyse du territoire révèle, à l’échelle micro, des spatialités (Day, 1999) et des temporalités sociales quotidiennes (Tremblay et Rochman, 2014; Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009). À l’échelle méso, le genre traduit l’élaboration de codes et de normes pour les groupes sociaux. Enfin, à l’échelle macrosociale, il permet de lire les jeux de négociation dans la construction de territoires. L’actuelle conjoncture de décentralisation politique et administrative, les enjeux éthiques récents en matière de gouvernance de proximité ainsi que l’intérêt renouvelé pour les affaires municipales (Tremblay, Klein et Fontan, 2009) renvoient, eux aussi, à la pertinence du thème. Dans ce contexte, les groupes de femmes locaux et régionaux sont de plus en plus mis à contribution et diverses expériences d’intégration du genre au territoire sont proposées (WCI, 2011). Cependant, si les acteurs locaux sont souvent portés responsables d’intégrer le genre, penser le genre comme catégorie d’action locale s’avère pour eux souvent difficile, car étranger aux paradigmes classiques ayant guidé leurs décisions et leurs actions.

En effet, le rejet du paradigme de la neutralité des politiques et des sciences sociales au profit d’une analyse de décisions et de politiques de proximité prenant en compte le genre s’est accompli de façon éclatée au fil des ans: aménagement urbain (Huning, 2011), sécurité pour les femmes dans leurs espaces de vie (WCI, 2011; Werkele et al., 1995), femmes et ville (Fenster, 2005; Hayden, 1981), retombées locales de l’intégration des femmes à l’emploi (Felsenstein et Persky, 2011), violence dans les villes, femmes et situations de catastrophes naturelles (Magloire et Lamour, 2013; Horton, 2012), politiques de développement local et régional (Miranda, 2014), décentralisation des villes (Paré et al., 2008), voilà autant de thèmes où se sont produites des interventions soutenues par la littérature scientifique. Il reste qu’il s’agit de dynamiques trop souvent parallèles, n’ayant pas à ce jour fait l’objet d’une mise en commun. De plus, les traductions opératoires de ces initiatives, tant du côté des outils que des analyses, restent encore trop souvent éphémères. De plus et surtout, elles trouvent peu de relais entre les territoires et souffrent d’un manque d’intégration transversale. Les régimes de citoyenneté émergents se veulent pourtant inclusifs du genre et axés sur l’échelle infranationale: ils suscitent des débats et même des résistances dans certains cas; il reconfigurent l’espace public local et régional (Walby, 2004). Enfin, ils révèlent à la fois certains effets de lumière et certains effets d’ombre, sont jonchés de bonnes pratiques mais aussi d’effets pervers.

Ce numéro thématique sur « Femmes et développement local » met lui-même en lumière la nature éclectique du champ. Il regroupe en effet certains écrits empiriques, des réflexions et des analyses ancrées dans des disciplines et territoires divers. Nous espérons que ces perspectives issues de milieux et de champs différents contribueront à identifier des préoccupations convergentes. À la fois continental et international, le regard se porte aussi sur le national et le local et y découvre des processus et dynamiques dont la nature et les caractéristiques articulent des particularités et des similitudes heuristiques. L’importance de réfléchir à la question des rapports sociaux de sexe et du territoire est d’ailleurs mise en lumière par les réformes territoriales proposées récemment par plusieurs gouvernements nationaux dont les objectifs de rationalisation territoriale ou budgétaire, amenés de façon consultative ou autoritaire, s’inspirent une fois de plus d’un paradigme de neutralité qui évacue la question de l’égalité et de l’exercice de la citoyenneté par les femmes dans les espaces à échelle restreinte, pourtant essentielle à l’essor démocratique de nos sociétés.

Charmain Lévy, Marianne Carle-Marsan et Anne Latendresse se sont intéressées à la situation des femmes brésiliennes sans abri ou habitant les favelas de Rio de Janeiro et de Sao Paolo. Elles s’attardent à la construction de ces femmes comme sujets politiques au sein du mouvement d’occupation de bâtiments vacants, initiées et soutenues par le biais de structures populaires. Leur leadership s’est en effet souvent affirmé à la suite du départ de leaders masculins appelés à des fonctions hiérarchiquement supérieures au sein du Parti des Travailleurs (PT) au pouvoir. Comment négocient-elles leur place au sein des organisations ou de leurs familles? Comment comprendre leur contribution à la construction de l’espace urbain? Voilà les questions abordées à travers ce texte solidement documenté.

De regrettée mémoire, Marie-Lise Semblat présente l’émergence du « féminisme territorial », cette articulation de pratiques collectives en développement local initiées par des groupes de femmes rurales exprimant leurs résistances à la mondialisation par le biais d’un retour au territoire. Fragilisées et menacées d’exclusion, leurs pratiques innovatrices sont toutefois variées et caractérisées par une identité locale ouverte à l’international et à une vision multidimensionnelle du développement. Ce féminisme territorial a été opérationnalisé par le réseau Aster–international à travers la création et le renforcement de divers groupes de femmes, mais aussi grâce à leur mise en réseau et au recours à une pédagogie de l’action et à une pédagogie de l’international au service du développement local.

L’article de Caroline Andrew, Marisa Canuto et Kathryn Travers fait état de la création et du développement de Femmes et villes international (FEVI), ainsi que des aléas de son développement. Dès son congrès de fondation à l’initiative d’une organisation locale montréalaise (le CAFSU) et tout au long de sa structuration sur la scène internationale, le FEVI a dû jouer aux équilibristes entre les pôles local et mondial, entre bailleurs de fonds et projets de courte durée. Les auteurs analysent ainsi l’interrelation et les contradictions entre trois pôles, celui de la gouvernance urbaine participative, celui des partenariats et celui du policy mobility, qui désigne la façon selon laquelle les idées circulent d’un endroit à l’autre. L’entrevue[2] d’Anne Michaud illustre un autre aspect de cette mouvance internationale. Au coeur de l’activité locale qui a connu une ampleur internationale bien avant la création de Femmes et villes international, Anne Michaud décrit le rôle central joué par la Ville de Montréal sur le plan international, de concert avec la IULA (International Union of Local Authorities - Cités et gouvernements locaux unis).

Katia Fecteau et de Xiomara Escot abordent la question de l’insertion des femmes au sein de coopératives de production forestière latino-américaines à large dominance masculine. Elles décrivent les stratégies adoptées par une organisation non gouvernementale (ONG) internationale québécoise pour assurer une meilleure présence féminine au sein du sociétariat et de la direction de telles coopératives. Car, si le fondement de la philosophie des coopératives est égalitaire, leur réalité reste inégalitaire. Or, cela ne relève pas du juridique, mais plutôt de diktats culturels concernant le domestique, de stéréotypes sexistes et de rôles économiques différenciés entre les hommes et les femmes. La stratégie choisie est basée sur l’éducation, la conscientisation et le développement des compétences; elle vise à susciter la motivation pour le processus visant l’égalité femmes-hommes.

Ana Falu s’intéresse à la situation des femmes dans les villes latino-américaines. Elle traite en particulier de leur sécurité, des violences subies et surtout de la crainte des violences qui structurent leur identité et leur quotidien. Les politiques publiques de décentralisation en particulier ont donné aux gouvernements locaux les outils nécessaires pour assurer une meilleure réponse aux besoins des femmes et leur participation aux processus démocratiques. Bien sûr, les villes latino-américaines ne se ressemblent pas toutes, mais elles ont ceci en commun : elles organisent concrètement l’articulation des sphères privée et publique et cette ségrégation des fonctions qui limitent la jouissance du droit à la ville pour les femmes.

Carol Anne Gauthier discute du rôle des réseaux sociaux dans le processus d’intégration socioprofessionnelle des femmes immigrantes qualifiées au Québec. En effet, les contacts d’une personne à travers la famille et les amis sont, par définition, moins nombreux pour les femmes immigrantes qui n’ont pas été scolarisées ici : l’école est souvent un lieu privilégié pour se lier à un groupe d’appartenance. De plus, ces femmes ont généralement moins de contacts avec des employeurs potentiels, plus souvent qu’autrement des hommes. Enfin, selon l’auteure, leur insertion familiale ne leur permet pas d’accéder à des réseaux sociaux prometteurs pour l’emploi. L’article fait appel aux concepts de capital social et de capital humain pour démontrer les difficultés d’intégration en emploi de ces femmes dans leurs localités d’adoption.

Denyse Côté, Étienne Simard et Marie-Paule Maurice analysent la disparition des femmes dans les discours locaux sur l’économie sociale au Québec. À l’origine, les groupes régionaux de femmes étaient au coeur des politiques publiques québécoises en économie sociale. Elles avaient même été identifiées comme leaders dans ces mécanismes d’octroi et de gestion des financements. Basé sur une série d’entretiens auprès d’acteurs locaux, notamment ceux liés aux Centres locaux de développement (CLD), les auteurs démontrent comment l’institutionnalisation de ces politiques écartera, finalement, ces groupes de femmes, cela par le biais de l’adoption d’un concept de rentabilité économique pour sélectionner les projets à financer. L’article élabore le détail de la mise en place de ces critères et de l’exclusion des projets présentés par les groupes de femmes. Conclusion sombre : la lutte contre l’appauvrissement des femmes ne semble portée ici ni par les CLD, ni par les municipalités.