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Introduction

À l’image des grandes civilisations qui l’ont précédée, la modernité est soumise aux limites, aux contradictions, aux tensions que posent tant les contreforts de sa définition et les aléas de l’évolution de l’écosystème terrestre que la concurrence exercée par d’autres propositions culturelles (Huntington, 2000). L’usure du temps agissant, les contingences, les contradictions et les tensions inhérentes au projet moderne agissent et jouent sur son éventuelle obsolescence. Certes, des ajustements importants ont permis des réformes mineures et majeures. Dans cette veine, tant le New Deal des années 1930 et le projet développementaliste après-1945 que le paradigme néolibéral des années 1980 représentent des moments où furent négociés de tels redressements.

Ces derniers constituent des éléments de réponse aux critiques sociales qui interrogent la pertinence, l’efficacité et l’efficience du projet moderne (Boltanski et Ciapello, 1999). Des réponses qui sont toutefois incomplètes. D’une part, nous observons le renouvellement d’une vieille question mondiale, celle concernant la pauvreté et les inégalités socioéconomiques (Castel, 1995; Dubet, 2000). D’autre part, les pressions exercées par les systèmes économiques sur l’environnement ont des impacts majeurs sur les écosystèmes (Bookchin, 1987; Dupuy, 2002; Beck, Lughinbül et Muxart, 2006). S’ensuit la configuration d’une nouvelle question mondiale partagée entre une paupérisation modernisée de la population mondiale et une détérioration prononcée des écosystèmes de la planète.

L’expression de cette nouvelle question mondiale, en matière d’exclusion sociale dans les pays dits développés, de reconfiguration mondialisée des inégalités sociales, particulièrement dans les formations sociétales intégrant la modernité, de dérèglement climatique et de réchauffement de la planète, suscite un ensemble de réponses et de contre-propositions. Ces réponses prennent la forme de grands discours partagés entre un appel à plus de science et de technicité (Schwartz, Leyden et Hyatt, 2000; Sorman, 2000) et un appel à une transformation radicale du vivre-ensemble (Meadows et al., 1972; Groupe de Lisbonne, 1995; Beaud, 1999; Appadurai, 2005).

La qualité salvatrice de ces réponses reposerait fondamentalement sur leur capacité à innover. Est-il adéquat de penser qu’une telle qualité puisse relever uniquement d’une croissance de notre capacité collective à innover? Dit autrement, si nous multipliions par cent nos capacités d’innover, l’humanité serait-elle alors cent fois plus apte à trouver les solutions appropriées aux grands problèmes et enjeux mondiaux? Si tel était le cas, comment peut-on expliquer le fait que les grandes périodes d’innovation qui ont traversé les deux derniers siècles n’ont pas été en mesure de reléguer aux cimetières de l’histoire les enjeux relatifs à l’exploitation, à l’appauvrissement et aux inégalités sociales? Par ailleurs, comment nier le fait que l’innovation soit une composante essentielle des progrès qu’ont permis la période des Lumières et la modernité?

Au nombre des déterminants qui vont agir sur l’orientation de la « futurité[1] » de l’humanité, il ne fait aucun doute que l’innovation a joué et est encore plus appelée à jouer un rôle central. Il importe alors de penser ce devenir sociétal de telle sorte que les progrès anticipés par des acteurs soient ceux réellement visés et non ceux qui, malgré des intentions bienveillantes, sont récupérés ou détournés d’autres acteurs afin de mettre à la marge des populations et des territoires ou pour accélérer ou amplifier la détérioration des écosystèmes de la planète.

Selon le point de vue que nous défendons, et qui sera développé dans cet article, l’innovation en soi n’est pas garante d’une futurité décente ou durable pour l’humanité. Pour y parvenir, il importe d’instaurer les mécanismes de régulation qui permettront aux acteurs sociaux de sélectionner, parmi l’ensemble des nouveautés proposées, celles qui mettront en valeur les orientations éthiques requises pour atteindre les grands objectifs civilisationnels postcoloniaux et de décroissance que représentent un vivre et un être ensemble solidaires, altères et écologiques. Sans l’identification de critères éthiques porteurs de ces valeurs et respectueux de ces principes, sans l’existence de dispositifs de sélection culturelle allant normativement dans cette direction, sans la possibilité de confronter la nouveauté au test du cadre éthique envisagé, la tendance à la reproduction et au renouvellement des mécanismes inégalitaires, d’une part, et la poursuite des actions prédatrices sur l’environnement, d’autre part, ne feront qu’augmenter en nombre et en qualité et prendront de plus en plus d’importance.

L’objectif que nous poursuivons dans cet article est de montrer qu’il est possible de renouer avec une façon d’innover qui combine harmonieusement l’idée de progrès à la réalisation d’un vivre-ensemble fondé sur la solidarité, la coexistence culturelle et l’écologisme. Pour y arriver, nous devrons élever notre niveau de connaissance et de compréhension sur ce qu’innover veut dire et sur ce que le processus d’innovation implique sur le plan des rôles à jouer et des responsabilités à exercer. Dans cette perspective, il relève du monde de la recherche de clarifier son rôle et d’assumer les responsabilités qui lui reviennent.

En décortiquant le processus innovant à partir d’un angle d’analyse critique, qui se veut attentif au jeu des pouvoirs exercés dans la construction de l’usage social d’une innovation, nous pouvons mettre à jour les facteurs qui contribuent ou non à l’exclusion socioéconomique, à l’exploitation par et dans le travail ou à la dégradation des écosystèmes. Cet exercice à réaliser repose sur une démarche continue d’évaluation de l’impact d’une innovation.

L’étude fine du processus de construction d’un usage social nous révélera comment certaines clés ou certains verrous sont utilisés par des acteurs pour appuyer ou contester des innovations émergentes. Nous pensons que tout processus d’innovation est soumis au filtre de la sélection culturelle. Nous pensons aussi que cette sélection s’opère en fonction d’intérêts particuliers et d’« intérêts communaux ». Nous faisons l’hypothèse que, pour qu’une sélection se fasse de façon responsable, non seulement les processus de construction d’usages sociaux devraient être transparents et démocratiques, mais la totalité des enjeux devraient être pris en compte dans l’analyse. Une telle hypothèse implique que les critères d’évaluation soient préalablement clarifiés. Si leur identification révèle le besoin d’établir de nouveaux consensus sur les critères à utiliser, ils contribueront au renouvellement du cadre éthique en place. Chemin faisant, sur la base d’un nouveau cadre éthique pourraient être reconnues et soutenues les innovations porteuses des qualités requises pour permettre l’avènement de sociétés plus solidaires, plus altères et plus écologiques.

Nous avons construit cet article autour de deux grandes sections. La première sera consacrée au processus d’innovation comme tel. Nous l’aborderons en fonction des apports fournis par Karl Polanyi (Cangiani et Maucourant, 2008). Cette partie de l’article analysera le processus d’institutionnalisation. Elle nous permettra de montrer comment, par et dans les mouvements d’appropriation et de localisation, une sélection culturelle est effectuée en fonction des intérêts insérés dans les rapports sociaux d’une communauté. Une sélection qui, nous rappellent Mosca (1896) et Pareto (1909), est neuf fois sur dix contrôlée par les élites établies ou par les élites émergentes.

Dans un deuxième temps, nous poserons la question de la participation de l’acteur chercheur universitaire à la transformation des sociétés. Nous considérerons que ce dernier et la science en général ont une fonction, un rôle et des responsabilités à jouer et à exercer sur la scène sociopolitique. Nous indiquerons aussi que l’exercice de production des connaissances a tout avantage à s’inspirer des nouvelles modalités de coproduction des connaissances fondées sur le croisement des savoirs et des pouvoirs.

Processus et dynamique de l’innovation

Au coeur de la réflexion sur les liens qui existent entre innovation et transformation sociétale, nous retrouvons deux termes bien distincts : évolution et développement. Ces notions sont utilisées par des théoriciens des sciences naturelles et humaines pour illustrer la différence entre, d’une part, une succession de changements mineurs qui transforment progressivement et durablement un système et, d’autre part, une succession de changements rapides et profonds qui représentent des ruptures radicales entre des formes de développement.

Les sciences naturelles considèrent le changement à la façon d’un processus graduel meublé de petites modifications qui, en s’ajoutant les unes aux autres, finissent par transformer radicalement le système dans lequel elles prennent place. Le passage des australopithèques aux premiers sapiens rendrait compte d’un tel processus. Selon cette perspective, les sauts qualitatifs et les ruptures brusques sont possibles, mais ils représentent des épiphénomènes isolés. Ils ne constituent pas la norme à partir de laquelle peut être expliquée l’évolution de grands systèmes, tels les systèmes physiques, chimiques ou biologiques. Toujours selon ce point de vue, la complexité de l’univers et de la nature se déploie à partir de modulations graduelles qui surviennent dans une presque infinité de dimensions et qui s’agencent les unes aux autres de façon organique.

Les sciences humaines et sociales, tout en intégrant la conception dite naturelle ou organique de l’évolution de l’univers et en s’en inspirant, accordent une place et un rôle particuliers aux notions de rupture, d’équilibre et de crise pour qualifier les étapes qui marquent l’évolution culturelle du vivre-ensemble des sociétés humaines. Chaque étape de l’évolution humaine est perçue à la façon d’un contexte ou d’un cadre de développement au sein duquel prendrait place une quantité optimale de changements et au-delà duquel le système culturel doit évoluer, par sauts qualitatifs, vers une autre étape de développement. Toujours selon ce point de vue, la complexité se déploie à partir de mises en obsolescence, de ruptures ou de crises. Le processus relève alors moins de modalités logiques organiques que d’actions structurelles ou culturellement orientées.

Dans le monde des sciences de la nature, il n’y aurait d’autre déterminant que le jeu naturel des interactions prenant place entre les éléments de systèmes fondamentalement liés les uns aux autres. L’innovation, perçue en tant que mutation, serait le fruit du hasard. Elle découlerait d’un jeu continu d’essais et d’erreurs pour permettre un cheminement dans une variété de sentiers évolutifs construits à partir d’une mise en concurrence et en complémentarité de différentes possibilités d’agencements. Selon cette conception, les innovations structureraient de façon concomitante le réel, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, dans une très grande diversité de dimensions et de paliers, au sein de chacun des états et des niveaux des mondes physique, chimique, minéral et biologique.

Dans le monde des sciences de la culture, les déterminants agiraient certes de façon organique, mais aussi et surtout en fonction de processus induits mécaniquement ou orientés, consciemment ou non, à partir de finalités propres aux déterminants (des acteurs sociaux, par exemple : groupe social, classe, groupe d’intérêts, etc.). Dès la préhistoire, les dieux ont constitué un des déterminants à partir desquels les normes et les transformations sociétales ont été expliquées et justifiées. Plus récemment dans l’histoire humaine, la rationalité fondée sur le matérialisme des conditions de vie s’est ajoutée au justificatif précédent (le sacré), donnant ainsi une nouvelle impulsion à la capacité humaine de régir et de réguler des communautés humaines. Enfin, avec l’avènement de la modernité, la rationalité en finalité ajoute à l’ensemble des logiques précédentes un nouveau mode de structuration du vivre-ensemble. Quelle que soit la logique invoquée pour expliquer ou justifier tant l’ordre en place que les transformations à venir, nous retrouvons à la base du processus « un agir et un penser humains » qui interviennent sur le système social pour le reproduire ou lui donner une nouvelle impulsion. Ainsi, une ou des forces – un conquérant, une élite, des leaders, une classe sociale, une avant-garde – agiraient dans une intentionnalité de transformation sociétale, et ce, afin de modifier une situation jugée par eux insatisfaisante en lui substituant une situation considérée comme meilleure. L’innovation, dans le contexte des sciences de la culture, représenterait l’expression d’un « agir-penser » à partir duquel s’effectue une mise en mouvement, un appel à une nouvelle façon d’orienter le devenir social. L’innovation, ainsi considérée, constitue la notion clé à partir de laquelle il est possible d’expliquer l’impulsion que nous retrouvons à la base des formes autonomes et autodéterminées de production de changement sociétal.

L’innovation

Le terme innovation renvoie inévitablement aux travaux de Joseph Schumpeter (1990). Ce dernier concevait le développement à l’opposé de ce que représente l’évolution, non pas comme une progression logique et graduelle d’une forme économique à une autre, mais plutôt comme le produit d’une rupture. Pour Schumpeter, le développement de la société serait directement lié au développement de nouvelles formes économiques en réponse à une crise de productivité émanant des formes antérieures. En d’autres mots, des formes mieux adaptées viendraient déclasser et dépasser les formes obsolètes. Ce faisant, un nouvel ensemble de règles économiques est rendu légitime, induisant la production de nouveaux arrangements institutionnels.

L’innovation, dans cette perspective, se résume pour les acteurs à leur capacité de proposer de nouvelles combinaisons ou de nouvelles façons de rendre plus efficace le vivre-ensemble. Pour que cette nouvelle combinaison prenne racine dans les comportements humains, pour qu’elle se culturalise, elle doit être reconnue, acceptée/imposée ou adoptée par un nombre significatif d’individus. Elle doit prendre la forme légitime d’un lé, d’un layon, d’un sentier, d’un chemin ou d’une voie à suivre.

Comment qualifier la production de cette nouveauté adaptative, en soi porteuse d’évolution?

Il peut s’agir d’une nouveauté pensée et appliquée par un individu. L’innovation est alors idiosyncratique. Elle est propre à l’individu qui lui donne vie. Elle aura la durée de vie liée à l’utilisation qu’en fait ce dernier. Ce type d’innovation, bien qu’important, récurrent et présent en grand nombre tout au long de la vie d’un individu, nous intéresse moins du fait qu’il a peu de résonance sociale et qu’il pourra très difficilement s’institutionnaliser[2].

Nous sommes plutôt intéressé par la dimension organisée de l’innovation. Celle qui repose sur une appropriation d’un usage construit par un petit ou un grand nombre d’individus. Celle dont l’intentionnalité est de créer un comportement dépendant, qui ouvre un sentier normatif. Se pose alors une première question. Pourquoi des innovations sont-elles idiosyncratiques, alors que d’autres sont le fruit d’une action collective? Au moins deux perspectives de réponse peuvent être envisagées.

Dans la perspective de l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon (1979), un comportement doit apparaître simultanément chez plusieurs individus pour se généraliser. Démographiquement parlant, se jouerait la carte du nombre pour mettre en oeuvre un processus de régulation naturelle d’un usage social. Cette régulation découlerait d’un facteur statistique, mais d’une statistique sociale. La contingence sociale doublée d’un certain esprit du temps ferait en sorte qu’une innovation idiosyncratique pensée simultanément par une diversité de personnes serait gagnante, alors qu’une autre, perdante, rejoindrait le cimetière de l’Histoire.

Dans la perspective de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (1997), le comportement nouveau permet la définition d’une règle et l’abandon d’une ancienne norme. Lorsque ce nouveau comportement entre en interface avec un ancien, dans une relation sociale par exemple, se pose la question de la conformité des comportements, laquelle suscite ou entraîne un réflexe évaluatif qui peut se traduire par une réponse marquée par le refus de la nouveauté. Dans ce cas, une lutte prend place entre deux modes de représentation et elle consacrera le statu quo, une victoire de l’ordre ancien, ou son dépassement, une victoire du nouvel ordre par l’adoption d’un nouveau comportement ou d’une nouvelle règle de fonctionnement au sein du groupe. Dans cette perspective, l’idée nouvelle avancée par un individu peut certes être sienne, mais elle prend place sur une scène sociale où l’échange entre personnes en fait un événement non plus individuel mais social.

L’analyse de ces perspectives révèle une concordance. Malgré la diversité des voies de propagation de connaissances d’agir, d’être ou de penser, celles-ci requièrent nécessairement un ancrage ou un fondement social : des individus inventeront en même temps un usage et l’appliqueront en réponse à une situation qui émane de la société, en rapport à une incomplétude de cette dernière, le cas de l’individualisme méthodologique. Ou, encore, la proposition nouvelle implique des échanges entre des individus ou des groupes qui se trouvent à construire conjointement un nouvel usage social ou qui décident de l’imposer par la force.

Sans nier l’importance des innovations idiosyncratiques, il est difficile d’en systématiser l’apport tant il relève de la contingence. De telles innovations informent sur la présence d’isomorphismes comportementaux discrets. Elles rendent peu compte de l’effort voulu de colonisation de nouveaux espaces sociaux. Un tel effort de colonisation exige une mobilisation importante de ressources. Proposer du neuf, aller à contre-courant demande d’activer un ensemble de capitaux (Bourdieu, 1979) à une échelle qui n’appartient pas à celle de l’action individuelle. Proposer collectivement du neuf demande d’insérer cette nouveauté dans des relations sociales. Une démarche qui exige, selon les termes de Karl Polanyi (1992), de mobiliser deux composantes inhérentes à tout procès d’institutionnalisation. D’une part, la nouveauté prend place dans un lieu précis et s’inscrit dans un effort de territorialisation d’un acte social. D’autre part, la nouveauté s’inscrit dans des rapports sociaux à partir desquels se réalise une montée en propriété privée ou collective de celle-ci et des réalisations permises par cette dernière.

Localisation et appropriation de l’innovation

Le mouvement de localisation traduit le fait que toute interaction sociale engendre un déplacement d’objets, de connaissances ou de personnes d’un point A à un point B. Il signifie que la standardisation de ces récurrences implique une systématisation de l’acte social de faire bouger de façon prédéfinie des objets, des connaissances ou des personnes. Dès lors, au-delà de la multitude des façons de faire non standardisées, se créent des routines inscrites culturellement dans les rapports sociaux, la tradition et la loi, qui dictent les normes à suivre, les bons comportements à avoir. Ces routines configurent l’espace par l’activité humaine et donnent à celle-ci une dimension territoriale.

Ce mouvement a été décrit par Karl Polanyi (1992), non pas pour qualifier la façon dont se produit une innovation, mais pour illustrer la façon dont tout procès d’institutionnalisation est doté d’une composante territoriale. Appliquée à l’innovation, l’intuition polanyienne signifie que tout acte innovant est géographiquement situé et socialement encastré dans des routines.

Situer, comme nous le faisons, l’innovation à l’échelle de l’espace local revient à voir dans la proximité[3] une qualité identitaire forte de l’acte d’innover. L’innovation ne relève pas d’un phénomène de génération spontanée qui affecterait l’ensemble d’une population, mais bien d’un phénomène de contagion prenant place à partir d’un ou de plusieurs foyers de diffusion. L’innovation se propage d’une personne à une autre, d’un groupe de personnes à un autre, d’une organisation à une autre. Chaque foyer d’émergence représente alors un lieu réfléchi, voulu ou subi d’incubation du changement proposé. La qualité de l’espace local est de constituer les premières frontières du laboratoire artisanal de l’innovation. L’espace local assure une première enculturation et socialisation de l’invention. Les autres échelles que constituent le régional, le national puis le mondial représentent des voies culturelles d’expansion naturelle de l’innovation incubée à l’échelle locale.

Lorsqu’une innovation s’implante dans un espace localisé, elle fait aussi l’objet d’une appropriation. Le mouvement d’appropriation constitue la deuxième composante centrale identifiée par Karl Polanyi pour caractériser la nature profonde du processus institutionnel. Qu’est-il entendu par mouvement d’appropriation? Le terme réfère au fait que les objets, les connaissances et les personnes, en changeant de lieu, changent aussi de main. Que ce changement de lieu et de main se construit autour de trois logiques distinctes, à savoir la réciprocité, la redistribution et, enfin, la logique marchande.

Si nous poursuivons notre analyse, au mouvement territorial correspondrait un changement de propriété physique et absolue. La notion de propriété, dans ce contexte, comporte au moins deux sens. Premièrement, nous observons un changement empirique de main : cela correspond au fait qu’il y a un déplacement d’un objet, d’une connaissance entre au moins deux personnes. Deuxièmement, nous observons aussi un changement de qualité dans l’identité de l’objet ou de la connaissance. Les objets, les connaissances ou les personnes en changeant de main changent souvent de nature : la terre communale appropriée par une personne ou par un État devient terre privée ou terre publique. Elle perd alors sa nature communale et le sens institué de sa communalité.

La montée en appropriation se réalise certes à l’échelle individuelle, mais elle prend tout son sens et son importance au sein de l’action organisée rencontrée dans différents types de laboratoires sociaux structurés à partir d’actions collectives, de systèmes organisationnels ou de systèmes institutionnels. Quelles distinctions faire entre ces trois scènes d’appropriation?

La première scène, sise à l’échelle locale, correspond au laboratoire artisanal. Elle regroupe des actions individuelles ou collectives qui induisent une invention, une création ou une nouveauté, lesquelles mènent éventuellement à de l’innovation. Cette scène est l’espace d’exercice et de représentation des matérialités et des imaginaires culturels. Elle est située à l’échelle d’un monde vécu, constamment brassé et re-brassé par le poids des passés, des présents et des futurs.

Ce laboratoire confronte les situations routinières et les façons traditionnelles de faire à de nouvelles routines ou façons de faire. Les acteurs proposent alors un nouveau contenu normatif, de nouvelles connaissances ou de nouvelles modalités techniques. Construite à même l’obéissance et la désobéissance actives, cette scène explore par le verbe et l’agir de nouvelles frontières culturelles. Elle favorise l’incubation de nouvelles techniques, de nouvelles éthiques, de nouvelles façons de concevoir les contenus de la socialisation. Les utopies et les totalitarismes y prennent forme de façon programmée et programmante, mais aussi les styles de vie en groupes ou en communautés. C’est en quelque sorte un lieu informel désigné de construction de l’usage des épistémès et celui très important de mise en pensée, dans le monde vécu et le quotidien, de nouvelles façons d’exercer la socialité à l’échelle de la vie matérielle. C’est le monde laboratoire de l’artisanat sociétal au quotidien.

La deuxième scène s’amorce là où la première prend fin. Elle correspond au processus d’appropriation des actions informelles incubées dans le laboratoire artisanal pour favoriser une forme d’insertion de ces dernières au sein d’organisations. Dans cette scène prend forme un laboratoire plus structuré, celui de l’action organisée formelle. Par organisation moderne, on entend et la définition restreinte présente dans différents écrits, au sens d’une entreprise ou d’un organisme sans but lucratif, et la définition large, au sens d’une communauté organisée, d’un secteur économique, d’un mouvement ou d’une classe sociale (Crozier et Friedberg, 2000). La scène de l’action organisée se nourrit des propositions émanant de la première scène. Elle correspond à un deuxième exercice de sélection culturelle des propositions innovantes. Cette sélection s’opère en fonction de la logique organisationnelle concernée dans laquelle est insérée l’innovation issue du laboratoire artisanal. Elle constitue un deuxième temps dans le processus de localisation et d’appropriation où tant le contenu et la portée de l’innovation sont appelés à être modifiés. Nous y voyons là l’étage où prennent place les actions formelles au fondement de l’évolution des différents secteurs d’une société.

Le troisième espace scénique est représenté par un type de laboratoire qui permet la systématisation et l’agrégation des actions organisationnelles (innovations en grappes). Cette scène est celle de l’action innovante instituée, celle où est rendue possible une généralisation d’un usage social à un ensemble élargi d’utilisateurs. Cette scène actualise une localisation et une appropriation généralisées à l’échelle sociétale de l’intuition et de la sélection issues des deux premiers laboratoires. L’innovation, en tant que « penser-agir » qui émane des volontés et des résistances au sein d’un espace local, finit par devenir un « penser-agir organisé puis institué », lequel se cristallise dans une norme, une règle, une loi ou un système de lois. C’est à ce niveau que se concrétisent les sentiers historiques de dépendance.

Comment s’opèrent les processus de sélection culturelle de l’innovation?

Les processus de sélection culturelle de l’innovation s’opèrent sous deux angles. Le premier est celui de la conformité de l’innovation vis-à-vis des valeurs et des attentes sociétales dominantes. La qualité que propose l’idée de croissance économique, pour utiliser un exemple concret, serait vectrice de sélection pour toute innovation économique qui, dès les premiers moments de définition de son usage, répondrait à l’idée de toujours plus de croissance. Selon cette logique, qui domine actuellement dans l’espace montréalais, les initiatives ne sont pas reconnues si elles n’alimentent pas ce type de croissance.

Une initiative à tendance autogestionnaire, comme celle de la Pointe libertaire[4], présente dans le sud-ouest de Montréal, bien qu’elle soit porteuse de propositions innovantes pour le monde vécu, ne verra ses propositions retenues par les organisations et institutions dominantes qu’au moment où elles produiront des innovations s’inscrivant dans la logique du paradigme de la croissance. Toutefois, ces innovations existent en dépit du faible niveau de reconnaissance sociale qui leur est accordé. Il y a donc, malgré une sélection culturelle négative par les élites en place, déploiement de l’usage des interventions promues par la Pointe libertaire dans la mesure où un certain public se reconnaît minimalement dans cette dernière. Là encore, un processus de sélection s’opère. Toutes les actions à vocation dominante ou sises à la marge doivent réussir le test de la sélection.

En résumé, par l’intermédiaire d’une sélection culturelle issue d’arrangements institutionnels dominants ou dominés, se dessinent des sentiers de dépendance qui constituent un « penser-agir institué » dont la mission est de veiller à une saine actualisation de l’épistémè dominante : évaluant et jugeant la légitimité ou l’illégitimité des innovations émergentes.

En définitive, la scène que constitue le laboratoire de l’action instituée représente l’espace où les obsolescences s’agglutinent et finissent par s’exprimer sous la forme de tensions et de contradictions nourrissant les crises ou les grandes ruptures sociétales.

L’innovation dans le cadre du projet Technopôle Angus

Un exemple extrait d’un cas que nous avons étudié, celui du projet Angus (Fontan, Klein et Tremblay, 2005), nous permettra d’illustrer la dynamique articulant les trois espaces décrits précédemment.

À la fermeture en 1991 des Ateliers Angus, situés dans le quartier Rosemont de Montréal, prend forme un espace de réflexion de type laboratoire artisanal d’innovation. Ce laboratoire est structuré autour d’actions individuelles et collectives menées par un groupe informel de travail constitué de jeunes intervenants exerçant un leadership fort au sein de la Corporation de développement économique communautaire Rosemont–Petite-Patrie (CDEC).

De 1991 à 1992, ce laboratoire artisanal élabore une proposition d’intervention visant la revitalisation de la friche industrielle Angus. Différentes techniques de mobilisation de ressources furent utilisées par le groupe pour démontrer et rendre légitime cette opération de reconversion. Cet amalgame constitue l’« histoire du projet », au sens où l’entend Harrison White (1992). Il représente un ensemble de mises en relation entre des individus et des organisations qui ont fini par constituer l’identité organisationnelle qu’est devenu le Technopôle Angus.

En 1993, nous assistons au passage à l’action organisée. Celle-ci repose sur une jeune équipe de travail entièrement vouée à la réalisation du « projet Angus ». À cette équipe faisant partie du personnel de la Corporation de développement économique communautaire de Rosemont–Petite-Patrie se joignent des sympathisants au projet, des chercheurs de l’Université du Québec à Montréal, des représentants du monde des affaires, des élus ainsi que des intervenants communautaires et du monde syndical.

S’amorce alors un long processus de mobilisation de ressources locales et régionales qui conduira à la phase laboratoire, celle où prennent place les actions institutionnalisées. Cette troisième phase prend corps en 1996 avec l’incorporation de la Société de développement Angus (SDA), laquelle est chargée d’assurer le développement du site. Le laboratoire prend de l’importance à la suite de la signature d’un protocole d’entente entre le Canadien Pacifique (CP) et la SDA pour l’achat de la friche industrielle. Il représente la scène où prennent place les négociations entourant la formalisation d’une entente portant sur la décontamination des terrains de la friche industrielle. Enfin, cet espace laboratoire est consolidé lorsque différentes ententes de financement pour la mise en valeur industrielle du site sont conclues entre la SDA et les trois paliers de gouvernement.

En résumé, la mise en localisation correspond à la définition d’une nouvelle vocation économique pour l’ancienne friche industrielle du Canadien Pacifique. Tant le promoteur communautaire que la multinationale sortent partiellement gagnants de l’opération, puisque le site est partagé entre un projet résidentiel et commercial, ce qui correspondait à la proposition du CP, et un projet de parcs d’entreprises de la nouvelle économie, ce qui constituait la proposition de la SDA.

La montée en appropriation, quant à elle, peut être suivie à partir des modifications survenues dans les titres de propriété. En 1991, le site Angus est entièrement propriété du CP. À la suite des négociations, la propriété du site est partagée en trois types de titres. Une partie du site qui fait l’objet d’un développement immobilier à vocation résidentielle ou commerciale, pour un peu moins de la moitié de l’espace, est revendue à des particuliers ou elle accueille des activités commerciales. Une autre partie, qui occupe aussi un peu moins de la moitié de l’espace, est transformée en un parc d’entreprises qui est géré par la SDA. Le parc est une propriété de la SDA, en partenariat avec le Fondaction de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Il permettra éventuellement, si besoin est, la revente au privé des bâtiments qui ont été érigés sur le site. Enfin, le troisième secteur correspond à un petit lot qui a été transformé en parc public – le parc Jean-Duceppe –, propriété de la Ville de Montréal.

Au final, en l’espace d’une dizaine d’années, le site passe d’un propriétaire unique à une diversité de propriétaires : privés, publics et sociaux. L’innovation de revitalisation mise en scène par la SDA a permis de reconnecter le site au grand principe de la croissance économique. Non seulement les emplois perdus en 1991 sont regagnés en nombre et en qualité, mais le site est vecteur de création d’une nouvelle richesse socioéconomique. La richesse ainsi produite est appropriée en quantités inégales par les différents groupes concernés : salariés, actionnaires, propriétaires, mais aussi l’État par les prélèvements effectués sous forme de taxes ou d’impôts. Le cycle de la dévitalisation est renversé, tout en étant remplacé par un mode de production de la richesse qui reproduit imparfaitement le modèle initial. À l’entreprise capitaliste traditionnelle symbolisée par le CP se substituent un ensemble d’entreprises relevant de la sphère privée, de la sphère publique et de la sphère sociale. S’ensuit le passage d’un site voué au développement de l’économie privée à un site porteur d’une économie plurielle où l’économie sociale côtoie l’économie publique et l’économie privée.

Observer comment il y a localisation et appropriation de nouvelles activités économiques ne nous dit pas comment le tout s’est produit. Pour parvenir à ce niveau de compréhension, il importe de suivre la façon dont l’usage social de la proposition portée par le projet Angus a été retenu comme une innovation intéressante pour le développement du quartier où elle prend place et pour Montréal.

Les dimensions et les champs de déploiement de l’innovation

Le deuxième référent que nous utiliserons pour étudier l’innovation permet de caractériser et de voir comment les dimensions sociale, politique, technique, économique et culturelle de l’innovation coexistent tout au long du processus de construction de son usage. Avant tout, précisons les termes que nous utilisons.

L’innovation technologique renvoie au travail de construction de l’usage social d’une invention technique : l’imprimerie ou le courriel sont des exemples d’inventions autour desquelles la généralisation d’un usage social s’est traduite par une systématisation de leur utilisation. Le moteur à eau existe depuis un siècle, comme invention, sans qu’une généralisation de son usage ait été systématisée.

L’innovation économique, dite de produit, de procédé, d’organisation ou de mise en marché, s’inscrit dans un cadre dit d’efficacité et d’efficience économique, en d’autres mots, un cadre qui se traduit par une création intéressante de richesse économique. Toutes les inventions de nouveaux produits, de nouveaux procédés, de nouvelles formes d’organisation du travail, de nouvelles formes de capitalisation ou de mise en marché ne se traduisent pas forcément par une généralisation de leur usage social. Dès lors, toute invention économique ne se traduit pas automatiquement en innovation économique.

L’innovation sociale, en tant que façon novatrice de mettre en relation ou en interaction des individus ou des groupes sociaux pour « organiser l’agir-penser », rend compte des mutations survenant dans les logiques de structuration du social. Le social construit sur des bases filiatives, en tant que relations dictées par une logique parentale, est différent dans son fonctionnement du social édifié sur la base d’une contractualisation des comportements entre deux individus. L’innovation sociale correspond à toutes les modalités qui orientent, coordonnent ou dictent la façon dont les individus entrent en relation : individualisme versus collectivisme; alliances, ententes, collaborations ou oppositions formelles ou informelles; ou, encore, conflits ouverts ou fermés.

L’innovation politique s’inscrit dans la même veine. Elle relève de nouveaux agencements dans la façon de gouverner la mise en forme des « actions sur les actions » ou de gérer le pouvoir : une répartition équitable de ce dernier versus une appropriation visant l’accumulation privée. Là encore, des modèles s’affrontent. Par exemple, sur le plan de la gestion des rapports sociaux, on peut opter ou non pour un modèle autoritaire ou pour un modèle démocratique de gestion du pouvoir.

Enfin, l’innovation culturelle constitue le niveau intégrateur à partir duquel l’imaginaire sociétal est mis à contribution pour penser le cadre justificatif et normatif des rationalités de l’agir-penser. Innover culturellement revient à construire l’usage culturel d’un cadre éthique ou d’un codex moral. C’est définir un ensemble de valeurs, de sanctions et de principes guides.

L’innovation culturelle est la dimension à partir de laquelle sont proposés un gabarit de socialisation, une logique d’intégration, mais aussi et surtout des stratégies d’exclusion et de mise à l’écart. Comme l’ont souligné les travaux de Viviana Zelizer (1994), assurer la vie d’une personne était impensable à la fin du 18e siècle. Par contre, cette pratique innovante s’institutionnalise au début du 20e siècle, permettant d’élargir le champ de la marchandisation au monde de la mortalité tout en conférant un sens nouveau à l’argent. L’innovation culturelle en tant qu’ouverture de l’imaginaire sur « ce que l’argent est et peut faire » constitue une étape préalable à l’innovation économique de produit que constitue l’assurance vie.

Si nous reprenons l’exemple du projet Angus, qui est devenu le Technopôle Angus, nous pouvons suivre la façon dont ce projet a mis en scène ces différentes dimensions.

Sur le plan culturel, l’innovation centrale du projet Angus tient à la proposition de modifier le mandat d’une organisation accompagnatrice de développement économique communautaire pour en faire une entreprise sociale de développement d’un parc d’entreprises. Passer de planificateur-conseil à entrepreneur social représente une nouveauté majeure dans le monde de l’action communautaire montréalaise et québécoise. Les idées de contrôle local et de développement autogéré sont alors mobilisées non pour susciter du développement qui serait pris en charge par d’autres, mais pour faire du développement que l’organisation gèrerait elle-même. Nous nous retrouvons au coeur de la théorie schumpétérienne de l’innovation : la proposition du projet Angus repose sur une redéfinition du rôle gestionnaire d’une agence locale de développement pour en faire une entreprise innovante.

À cette innovation culturelle se greffent des innovations techniques et économiques propres aux qualités mobilisées par le projet Angus. Pensons aux innovations liées à la prise en compte de la dimension environnementale dans la réhabilitation du Locoshop (réutilisation de matériaux et système de chauffage par récupération d’énergie), à la construction de bâtiments dotés de la certification LEED[5] ou encore au développement d’Insertech Angus[6], la première et plus importante entreprise d’insertion québécoise spécialisée dans le domaine du recyclage d’ordinateurs et première entreprise d’insertion à lancer sa propre gamme de produits informatiques. Pensons aussi aux innovations juridiques et aux partenariats financiers effectués à partir de la formule des sociétés en commandite, grâce auxquelles le projet a su réaliser des montages en matière de gouvernance en cascade qui permettent de gérer, par vases communicants, l’entrée et la sortie des actifs immobiliers. Pensons enfin à la définition même du site industriel comme site d’économie plurielle où entreprises d’économie sociale et entreprises d’économie privée et publique cohabitent en un même lieu.

Le projet Angus se démarque aussi sur le plan de l’innovation sociale, c’est-à-dire par la façon de mobiliser les ressources nécessaires à son actualisation. Qu’il s’agisse des liens ténus avec la communauté locale – par l’organisation d’assemblées publiques et par une communication soutenue auprès de journaux locaux –, des liens forts avec des représentants du domaine public; du réseautage dynamique amorcé par les travaux sur deux années du Comité de relance Angus, lequel a regroupé des représentants des trois paliers de gouvernement et de tout un réseau d’entreprises privées et sociales; ou encore de la capacité d’attirer des professionnels de haut niveau et relativement jeunes.

Concrètement, une innovation du type projet Angus constitue une grappe de nouvelles propositions. Sa portée peut difficilement être réduite à une seule dimension, économique par exemple. Dans le cas du projet Angus, la grappe innovante est riche au point de se décupler dans différentes dimensions, mais aussi de le faire dans la durée et en se renouvelant. D’une certaine façon, ce projet s’inscrit dans un long processus où action collective, action organisée et action institutionnalisée sont maintenues actives pour assurer une viabilité à moyen et à long terme de cette initiative[7].

Finalité incrémentale ou rupture dans la radicalité

Penser l’innovation, comme nous le proposons, permet d’observer pourquoi et comment chaque dimension de l’innovation est objet d’appropriation par les composantes du laboratoire qui la met en scène. Cette dynamique témoigne du potentiel incrémental ou radical de chaque innovation. Angus, par exemple, aurait pu conduire à une redéfinition de la mission des corporations de développement économique communautaire montréalaises afin qu’elles deviennent des développeurs économiques. Cette voie aurait ouvert une porte directe sur des processus concrets de localisation et d’appropriation de richesse économique par la communauté. Ce ne fut pas le cas. Ce constat ne signifie pas que cette redéfinition devait s’opérer, mais simplement qu’une voie de dépassement était possible; qu’elle représentait en soi un certain niveau de radicalité et de subversivité dans le champ du développement local montréalais.

De façon générale, toute innovation est porteuse de potentialités plurielles. Les acteurs peuvent les exploiter ou les ignorer en fonction des intérêts qu’ils représentent, des contraintes inhérentes au laboratoire qui leur donne vie ou du cadre institutionnel dans lequel ils évoluent. De façon évidente, certaines innovations ont une orientation plus radicale ou plus incrémentale que d’autres. À la fin du 19e siècle et au passage au 20e, l’introduction de l’électricité et du téléphone ouvre la voie à des développements techniques majeurs : l’éclairage sécuritaire des rues d’une ville et le transport vocal sur de courtes ou de très grandes distances. Toutefois, ces innovations techniques demandaient qu’un ensemble de décisions préalables soient prises. Décider que des rues soient éclairées ou non revêt un caractère tout aussi fondamental que la technologie qui rend possible l’éclairage. Dans nombre de situations, le fait de naturaliser un phénomène prépare la voie au grand changement rendu possible par une innovation technologique; l’inverse est aussi vrai. L’idée bien avancée dans la littérature scientifique que les progrès techniques constituent un des facteurs clés pour expliquer la révolution industrielle doit être relativisée par la prise en compte de tout le travail culturel qui fut effectué sur plusieurs siècles au préalable pour faire accepter les idées de progrès technique et d’accomplissement du mieux-être individuel et collectif par l’intermédiaire d’activités économiques à vocation marchande.

Le passage à la radicalité ou à la subversivité repose surtout sur une volonté clairement exprimée de dépassement du cadre d’action. Le projet Angus est révélateur sur ce point, puisque la radicalité n’est atteinte qu’à la marge. Les innovations déployées permettent un complément réformateur à très petite échelle du système économique en place. De tels projets, dans leurs phases initiales, évoquent fréquemment une volonté de dépasser radicalement le cadre d’action des acteurs traditionnels. Dans le cas du projet Angus, le potentiel de radicalité n’a pu s’actualiser pour un ensemble de raisons. Le projet permet toutefois la réalisation d’une innovation adaptative majeure.

En conclusion de cette section, nous constatons que la radicalité recherchée pour répondre à la nouvelle question mondiale que nous évoquions en début de texte n’est pas suffisante pour entraîner automatiquement les types de changements nécessaires pour relever les défis qu’elle porte. La radicalité n’émerge pas spontanément du terreau fertile que représente une question sociale. La théorie schumpétérienne affirme qu’une crise est propice au développement d’espaces d’innovation. Certes, c’est vrai. Mais elle n’est pas propice au développement de n’importe quel type d’innovations. Une crise ne met pas fin au processus de sélection culturelle et ne permet pas en soi aux forces dominées de prendre le dessus sur les forces dominées.

La pensée radicale, comme l’indique Karl Polanyi à partir du concept de démocratie et de sa capacité à constituer un contre-mouvement hégémonique, doit se doubler d’une dimension subversive définie en fonction d’objectifs éthiques à atteindre. Nous pouvons difficilement penser qu’un saut qualitatif civilisationnel puisse advenir naturellement comme s’il s’agissait d’un événement purement technique. Un tel événement n’est pas le fruit du hasard. Il est le fruit d’une construction émanant sur l’histoire longue d’un penser-agir nourricier d’une nouvelle signature éthique. Cette dernière prend éventuellement la forme d’un esprit du temps. Lorsqu’un tel esprit s’incruste, il représente un sentier de dépendance à partir duquel pourront prendre place les processus sélectifs menant aux innovations radicales requises. Cet esprit du temps exige une mobilisation large de toutes les parties concernées : tant les personnes incluses que les exclues; tant les penseurs traditionnels que les modernes; tant les exploités que les exploitants; tant les colonisés que les colonisateurs. Avant de devenir une technologie sociale, l’intention transformative radicale demande à être conçue ou pensée dans une perspective de modification en profondeur des orientations culturelles et des institutions en place.

Somme toute, le rêve d’un avenir meilleur ne doit pas nous faire oublier que la maîtrise de l’esprit du temps et des processus de sélection culturelle qui en découlent retombe immanquablement entre les mains d’élites établies ou de nouvelles élites. Une situation qui, malheureusement, entraîne une recomposition des formes inégalitaires et des mécanismes d’exploitation ou de dépossession (Pareto, 1917).

La nouvelle question mondiale nous interpelle donc sur cette « incompétence » historique. Bien que nous n’ayons jamais été aussi instruits, éduqués, echnicisés, réseautés que nous le sommes aujourd’hui, nous n’arrivons pas à nous entendre sur la profondeur du « basculement axial à initier » (Beaud, 1999). Nous démontrons un manque de volonté évident à revoir les orientations culturelles qui guident actuellement notre vivre-ensemble. Bien que les voies du réformisme ou de la révolution culturelle s’offrent à nous pour amorcer la plus importante des évolutions que l’humanité ait jamais entreprises, nous demeurons, en règle générale, muets, sourds et aveugles face à cette question mondiale. Devant cette situation, le monde scientifique peut difficilement tourner le dos à la tâche qui lui incombe.

Rôle et place du monde scientifique dans les reconfigurations en cours

Pour la communauté scientifique, un des grands défis qui nous incombent est de pouvoir penser, animer et guider le débat à venir sur la définition de notre avenir collectif. Un avenir qui, tout en se devant de préserver nombre des acquis historiques, sur le plan de la solidarité, du pluralisme culturel et de l’écologie, devra permettre de répondre avec efficacité, efficience et pertinence aux causes à la base des processus d’exclusion et de marginalisation sociales et de destruction des écosystèmes de la planète.

Il s’agit d’animer le débat tout en nous assurant que nous serons capables de mettre de côté nombre des grandes contradictions historiques qui ont empêché la tenue de cet exercice démocratique. En d’autres mots, nous devrons mettre en place des garde-fous pour éviter toute possibilité majeure de dérapage.

Pour que la communauté scientifique participe pleinement à cette construction, en tant qu’acteur animateur du grand laboratoire de l’action instituée visant un basculement axial sur la base d’une nouvelle épistémè (Beaud, 1999), la communauté scientifique doit innover culturellement en proposant et en revendiquant une nouvelle finalité à la science (Wallerstein, 1995). Depuis plus de trois siècles, le projet scientifique a plus été habité par des personnes, des groupes, des organisations, des institutions, des idées au service des grands pouvoirs que porté par une communauté d’acteurs unis autour d’une vision autonome et indépendante comme le sont, par exemple, l’univers marchand ou l’arène de la sphère publique.

Le projet scientifique a besoin d’être réactualisé et « ré-enchanté ». Pour y arriver, se pose la question de la définition du cadre éthique le plus approprié pour l’avenir l’humanité et de la planète. La science, en tant que méta-outil à la disposition de l’humanité, profiterait grandement que soit clarifié son positionnement face aux autres grandes sphères de la société, et surtout face aux intérêts, aux besoins, aux aspirations et aux urgences qui meublent le vivre-ensemble actuel.

L’affirmation éthique découlant de la révolution intellectuelle des lumières est obsolète. Elle ne suffit plus. Elle reposait sur une méthode où la rigueur, la démarche inductive et déductive, les outils scientifiques, l’objectivité, la transparence, et la confrontation des idées constituaient les paramètres-cadres pour assurer une « bonne science ». Ces éléments, efficients et efficaces, favorisent une bonne productivité en général, mais ils ne permettent pas de répondre à la question de l’utilité sociale de la science.

La science ne peut plus faire l’économie d’une réflexion politique et éthique, pas plus qu’elle ne peut être pensée en dehors du social et de l’agir qui anime le social. En se donnant un cadre éthique, c'est-à-dire en définissant une cité commune, donc un espace normatif et justificatif pour orienter le sens et la finalité à donner aux techniques d’observation, de captation, d’analyse et de synthèse sur la pensée et de la réalité, la communauté scientifique se permettrait d’être un mouvement social ayant pour responsabilité de produire un « penser-agir », une pensée dans l’action modulée en fonction d’une épistémè à redéfinir.

La science participerait donc à l’avènement d’une innovation culturelle radicale. Sur les bases de cette participation se grefferaient des innovations intermédiaires. La recherche fondamentale, la recherche partenariale et la recherche commanditée sont trois voies de production des connaissances qui exigent des temporalités, des dispositifs et des ressources différentes. Ces grandes voies de recherche demandent à être redéfinies en fonction du nouvel espace éthique à définir. De plus, au sein des dispositifs mis en oeuvre pour effectuer la recherche scientifique, il importerait d’accorder une place plus importante à la recherche fondamentale, à la recherche partenariale et à la recherche-action. Ces approches méthodologiques complètent les différents dispositifs existants et demandent à être considérées avec la même attention et dotées en ressources aussi importantes que l’est actuellement la recherche commanditée.

Au début de cet article, nous avons rappelé la nature de la nouvelle question mondiale. Cette dernière représente un défi important pour la science. Elle dicte en quelque sorte non seulement un vaste programme de recherche à portée internationale, mais aussi et surtout la formation d’une vraie communauté scientifique autour d’un grand projet à redéfinir. Un programme qui pourrait mobiliser l’ensemble de la communauté scientifique internationale si cette dernière tenait à prendre ses responsabilités en tant qu’acteur social politiquement concerné par le devenir de l’humanité.