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La Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne a officiellement proclamé, le 25 juin 1993, que femmes ont exactement les mêmes droits que les hommes. Ce succès incontestable arrive 90 ans après la création en Angleterre de la Women’s Social and Political Union, qui marque conventionnellement la naissance de la première vague du féminisme. Pourtant, aujourd’hui, la victoire n’est pas acquise, et de loin. Le blogue The Everyday Sexism Project de Laura Bates (2014) est toujours alimenté et les Silence Breakers, qui ont été reconnus personnalité de l’année par Time Magazine en 2017, n’ont nullement vu leur nombre décroître dans les médias sociaux et traditionnels. Si la quatrième vague du féminisme contribue à son tour au changement des mentalités, il est troublant de constater qu’il faut encore dénoncer, après plus d’un siècle de luttes, les comportements et les cultures qui aliènent la dignité des femmes.

Le rôle de l’école reste en questionnement dans ce processus de restauration de la pleine dignité humaine à l’ensemble des êtres humains, indépendamment de leur genre. Nos institutions scolaires ne sont-elles que des machines bourdieusiennes destinées à reproduire les inégalités sociales ou peuvent-elles aussi devenir des agents de changement ? Il y a ici un enjeu éthique décisif qui interpelle. Or l’interpellation nécessite la compréhension des enjeux. En premier lieu, la question des distinctions entre le droit et les faits demeure au coeur du problème social. Si l’égalité entre les femmes et les hommes est entérinée dans les textes législatifs des États de droit dignes de ce nom, l’égalité de fait est encore battue en brèche. Une représentation effectivement proportionnelle des parlementaires d’un pays selon leur genre est à peu près aussi rare que l’égalité salariale dans les entreprises. L’accès à l’éligibilité voulu par la première vague de même que l’accès au monde du travail revendiqué par la seconde n’ont pas encore atteint le rivage. Il n’est toujours pas définitivement admis que les femmes disposent de leur corps de la même façon que les hommes et il est encore moins définitivement admis que chaque individu peut disposer de son genre comme il l’entend.

En second lieu, il est donc question de ne pas confondre progrès et acquis. Les suffragettes de la première vague n’ont pas fini leur combat. Les femmes libérées de la seconde vague doivent encore monter au front. Les minorités non blanches et non hétérosexuelles sont toujours discriminées et les débats ouverts par Judith Butler (1990) et Eve Kosoksky Sedgwick (1990) provoquent toujours la houle de la troisième vague. Quant au féminisme 2.0 de la quatrième vague, qui surfe sur les médias sociaux, il est aussi combattu par une male rage farouche, même si cette animosité se dissimule parfois sous les traits bon teint d’une mansplanation (Solnit, 2014) condescendante.

Si l’école a certes déjà saisi cet enjeu (Daréoux, 2007), s’en est-elle pour autant emparée ? La nécessité de considérer la dimension sexuée et genrée (Collet, 2014) des personnes enseignantes comme des élèves a-t-elle effectivement franchi les enceintes de nos préaux ? Lorsque l’égalité de droits est proclamée aux élèves, est-elle validée par le contexte et les pratiques ? Est-ce que les progrès dans l’inclusion de la différence ont abouti à la reconnaissance incontestée de la diversité de genre ? L’école favorise-t-elle les diversités féminines, masculines et même alternatives ou se garde-t-elle bien de s’engager dans de telles questions socialement vives ?

Ce numéro n’a certes pas l’ambition de répondre à un questionnement aussi large. Cependant, les contributions retenues s’inscrivent toutes dans un approfondissement des problématiques du féminisme et du genre sur le plan de leurs interfaces avec le monde de l’enseignement et de la formation.

Dans le premier article de ce numéro, Geneviève Pagé approfondit la nécessité de dépasser les besoins sécuritaires nés de l’oppression pour oser s’aventurer dans des espaces pédagogiques où la force de l’inconfort permet d’appréhender la personne dans son entièreté. Il s’agit de sortir d’une lecture réductrice des rapports entre dominants et dominées à propos des problématiques féministes et de celles des minorités de genre pour entrer dans un processus complet de transformation sociale.

Suit un texte de Vanina Mozziconacci, qui développe le lien constitutif s’établissant entre une éthique du care et le développement de l’autonomie relationnelle, telle que conceptualisée par Jennifer Nedelsky. La considération de la temporalité dans les processus éducatifs rejoint celle qui caractérise la vulnérabilité humaine, permettant ainsi de dépasser la dyade de l’acte de soigner pour parvenir à caractériser toute une dynamique sociale, incluant le monde de l’éducation.

Un troisième texte, de Camille Roellens, explore philosophiquement la notion de séduction pour parvenir à la réévaluation de ce terme qui, s’il s’avère condamnable dans une dénonciation de la culture patriarcale, peut trouver dans une culture du lien interindividuel un sens nouveau, propice à une dynamique sociale de la reconnaissance mutuelle. Cette métamorphose sémantique permet ainsi de questionner le sens de ce même terme dans l’acte d’enseigner comme dans celui d’éduquer.

À travers le récit de vie de femmes ivoiriennes, Goïta Ouattara Kanndanan Insiata présente pour sa part dans le quatrième texte les mécanismes intrinsèques autant qu’extrinsèques par lesquels elles ont réussi à conquérir des filières de formations scientifiques et professionnelles traditionnellement masculines. Elle souligne qu’indépendamment des axes de lectures sociologiques, l’école apparaît comme assumant un rôle déterminant dans l’émancipation des femmes.

Suit un texte de Muriel Guyaz, Boris Martin et Sylviane Tinembart présentant une étude exploratoire dans un contexte helvétique, qui interroge une absence de conscience vive des inégalités de genre aux yeux des personnes enseignantes. La question de la formation se trouve ainsi interpellée en regard de la difficulté à construire un discours argumenté par les futures enseignantes et les futurs enseignants lorsqu’il s’agit d’expliciter des concepts clefs nécessaires à une éducation aux problématiques du genre.

Au travers des trois premiers articles de ce numéro, nous pouvons constater qu’une réflexion vive parvient à s’articuler dans l’espace scolaire autour des problématiques du genre, ouvrant la voie à la possibilité d’une progression des enjeux féministes à l’école. Néanmoins, les articles suivants soulignent que le décalage entre les droits et les faits restent d’actualité et que la confusion entre progression et acquis représente un écueil particulièrement pernicieux. En conclusion, il convient donc de reconnaître que, s’il est possible d’engager ces enjeux à l’école, leurs réalisations convoquent la nécessité de questionner l’état de nos pratiques réelles.