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Introduction

Bien que la notion de diversité soit « à géométrie variable » (Wieviorka, 2008, p. 19), elle est surtout utilisée par l’institution scolaire (en France) pour reformuler des questions d’hétérogénéité s’opposant à des questions d’unité (sociologique, pédagogique, nationale) à l’aune de présupposés ethniques (Lantheaume, 2011). Cet usage de la notion de diversité détourne de la compréhension de ce qui fait concrètement l’ethnicité à l’école. Il masque les rapports sociaux[1] (Ahmed, 2009) et évite de nommer les discriminations, en renvoyant la source des problèmes scolaires vers les publics et leur (mode de) présence dans l’école, comme si l’ethnique était la caractéristique propre et primordiale de certaines populations et non, comme le montre la sociologie, le produit de rapports inégaux entre groupes sociaux (De Rudder, 1991; Lorcerie, 2003). À rebours de cette logique, je défends l’idée qu’aborder de front la problématique des discriminations, sous l’angle des rapports de pouvoir, est un enjeu et un levier pour la formation des enseignants (Dhume, à paraître). Cet article vise à mettre en évidence certaines tensions qui sous-tendent toutefois la mise en oeuvre de cette approche.

Je m’appuie pour ce faire sur une recherche menée en 2014-2015 dans les trois Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) d’Île-de-France, soit les académies de Créteil, de Paris et de Versailles (Dhume, El Massoui et Sotto, 2015)[2]. L’enquête menée visait à comprendre dans quelle mesure et de quelle manière le thème des discriminations, introduit notamment dans les curricula formels[3], est l’objet de formations. Pour ce faire, l’équipe a tenté d’articuler plusieurs échelles d’analyse, de la prescription aux pratiques formatives, en passant par les programmes et la structure des formations. Selon une stratégie qualitative, les données ont été triangulées (Olivier de Sardan, 2008) en croisant l’analyse de 31 entretiens semi-directifs, une dizaine d’observations de séquences pédagogiques, l’animation d’un groupe de travail et l’analyse d’une variété de documents (prescriptions ministérielles, programmes de formation, supports pédagogiques, etc.). Les entretiens et les observations retenus pour cet article sont, sauf mentions contraires, réalisés principalement avec le personnel de formation impliqué sur ces questions. Compte tenu du caractère microcosmique de nos terrains et pour des raisons d’anonymisation, les verbatims ne sont pas suivis d’indications identifiantes.

L’analyse qui suit aborde le problème sous l’angle des tensions, c’est-à-dire des manières d’orienter son action dans un espace institutionnel structuré entre des polarités et des objectifs multiples. Le sujet même des discriminations soulève des enjeux qui résonnent plus largement sur les attendus politiques d’une formation de « praticiens réflexifs » (Schön, 1994), que pourraient être les enseignants et enseignantes. En me penchant sur les discours des formateurs et formatrices, sur les pratiques de formation observées et leurs justifications, j’identifierai les difficultés qui se posent, et aussi quelques tactiques professionnelles mises en oeuvre face aux résistances suscitées par ces questions. Après des considérations sur la tension globale entre les attendus normatifs d’une formation antidiscriminatoire et le contexte effectif de la formation initiale des futurs agents et agentes de l’Éducation nationale, je m’intéresserai aux ressorts de l’engagement des professionnels et professionnelles sur ces questions au statut institutionnel incertain. Après avoir montré des résistances à l’oeuvre chez les personnes étudiantes comme dans les équipes, je m’attarderai sur les tactiques des formateurs et formatrices impliqués pour y faire face. Je montrerai que, malgré ces efforts, le rapport de force tend à se solder par une dépolitisation et une déconflictualisation de ces problématiques, comme en écho avec les logiques institutionnelles.

1. Quels attendus politiques d’une formation sur la discrimination?

La question de la discrimination est intrinsèquement politique et interpelle directement l’institution, tant dans son projet que dans son fonctionnement. L’« égalité » affichée aux frontons des écoles publiques françaises depuis la fin du 19e siècle n’a en effet jamais signifié ni l’égalité réelle ni l’égalité voulue entre les individus en éducation ou face à l’éducation. Elle a été « pensée non pas dans le rapport entre élèves, mais dans le lien de la partie au tout, c’est-à-dire de chaque futur citoyen à la République » (Garnier, 2010, p. 10). D’où, dans l’imaginaire politique français, la confusion entre égalité et identité ‒ au double sens de l’identification nationale et de ce qui est identique. À l’opposé, dans le paradigme antidiscriminatoire, « l’égalité n’est pas un but à atteindre; elle est un point de départ, une présupposition qui ouvre le champ d’une possible vérification » (Rancière, 2010, p. 232).

Pour la formation, la conséquence de cette seconde approche est d’ouvrir avec les futurs enseignants et enseignantes un mouvement de questionnement critique et réflexif sur (et dans) les fondations mêmes de leur travail. Réflexif, car il s’agit de favoriser une prise de recul et un regard éthique sur la personne professionnelle que l’on est amené à devenir. Critique, car ce travail doit viser à mettre en crise le fonctionnement institutionnel dans ses logiques ou effets inégalitaires, et le travail dans ses routines et impensés discriminatoires. Dans une formation guidée par la problématique des rapports sociaux, la formation devrait mener d’une prise de conscience à une « crise de conscience » (Baurens, 2005), où les professionnels et professionnelles prennent la mesure de leur responsabilité et se saisissent de leur pouvoir d’agir. L’approche par les rapports sociaux veut entraîner les agents et agentes à circuler entre des échelles analytiques, pour articuler le plan des interactions (les relations avec les élèves au sein de la classe, par exemple), et celui des effets structurels de domination historiquement et institutionnellement stabilisés (la disqualification scolaire massive des garçons issus de milieux populaires et immigrés, par exemple). En ce sens, la question de l’égalité à l’école est une épreuve qui a pour effet de constituer une série de problèmes (politiques) à différents niveaux et liés entre eux : problèmes public, institutionnel et professionnel.

Dans la perspective normative antidiscriminatoire, on attend de la formation qu’elle invite les futurs enseignants et enseignantes à problématiser l’école, au sens foucaldien où « la problématisation des institutions vise à rendre ceux qu’elles assujettissent capables de les transformer, en faisant saillir les points d’attaque possibles » (Sauvêtre, 2009, p. 165; Foucault, 1984). Cela signifie, par exemple, de développer chez eux et elles le souci de l’égalité et la conscience du pouvoir : une prise de conscience de leur position dans les rapports sociaux ; une réflexivité sur les lunettes sociales à travers lesquelles ils et elles voient et jugent leurs publics; une prise de recul sur leurs pratiques de (et leur rapport au) pouvoir; une réflexion sur la pédagogie susceptible de déjouer les effets d’une éducation conçue comme un « système bancaire » ‒ soit « l’idée que les élèves doivent consommer un contenu délivré par un-e professeur-e, l’assimiler et l’emmagasiner » (bell hooks, 2013 [1994], p. 182); le développement de savoir-être et de savoir-faire favorisant le pouvoir d’agir des enfants; une exigence éthique et critique vis-à-vis du discours de représentation de l’institution et de ses « valeurs »; une réflexion sur les rapports de travail et le droit du travail, relativement aux enjeux de discrimination au travail; des savoir-faire pour travailler avec le conflit, vu le caractère conflictuel de la question; des savoir-faire de coopération au sein de l’équipe et avec d’autres personnes, etc.

2. Un cadre politique et organisationnel peu propice, et une question peu présente

Sans surprise, la réalité est très éloignée de ces exigences émancipatrices et démocratiques. La prescription ministérielle, déjà, traite du thème des discriminations comme enjeu d’implication morale des élèves, mais en aucun cas comme question critique adressée au fonctionnement de l’école. L’objectif d’éducation civique n’est lui-même pas sans ambiguïtés, car il oscille entre une approche préventive visant en général les futurs citoyens et citoyennes, et une logique sécuritaire ciblant certaines populations – logique repérable plus largement dans la genèse de l’impératif de « lutte contre les discriminations » (Eberhard, 2010).

En effet, depuis la circulaire Bayrou de 1994 sur les « signes religieux ostentatoires », la discrimination est figurée comme exogène à l’école et importée par des populations[4] supposées, par la cible du texte, être musulmanes et/ou de banlieue. Cette logique d’« école-sanctuaire », selon le mot du ministre, appelant à rigidifier les frontières pour protéger l’institution (et non la critiquer), se retrouve dans le rapport ministériel sur Les discriminations à l’école (Dgesco, 2010). Qualifiée d’« espace d’expression de dérives identitaires », l’école subirait, selon ce rapport, une discrimination réduite à une « confrontation entre élèves », dont la cause résiderait dans la « culture machiste de jeunes garçons qui ont tendance à occuper l’espace public » et dans « diverses formes de replis communautaires amen[a]nt des tensions intercommunautaires » (Dgesco, 2010, p. 9-10). Même si le mot n’apparaît pas, ce texte reprend les arguments de ce qui fut (à partir de 2003 pour l’Éducation nationale) la rhétorique du « communautarisme »[5]. L’analyse de cette rhétorique montre qu’elle stigmatise et racise les minorités, en imposant une lecture à la fois ethnonationaliste et catastrophiste de la situation (Dhume-Sonzogni, 2007; 2016). L’inscription de la « prévention des discriminations » dans ce cadre semble donc témoigner au minimum d’une difficulté à comprendre les dynamiques de l’ethnicité à l’école, mais probablement aussi d’une peur de la question ethnoraciale. Ainsi, si la prescription est au mieux ambivalente, nous allons voir que l’organisation structurelle de la formation initiale des enseignants n’est guère plus propice à ces questions critiques.

Mises en place dans l’urgence, les nouvelles écoles de formation que sont, au moment de l’enquête, les ESPE (aujourd’hui l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation, INSPE), privilégient les enjeux de représentation et de pouvoir (inter)institutionnels au détriment d’une politique de formation, comme l’ont souligné les Inspections générales (IGEN et IGAENR[6], 2014). La dynamique des rapports de pouvoir autour de ces écoles favorise l’emprise de l’employeur[7], au détriment d’approches plus ouvertes à la formation par la recherche critique en éducation, ou de contenus tels que le droit du travail (et son volet antidiscriminatoire) pour les futurs agents et agentes. Par ailleurs, la structure de formation est peu favorable aux thématiques rattachées aux sciences humaines et sociales (SHS), aux questions pédagogiques et à la réflexivité sur le travail (Paquay et al., 2012), sauf à transiter par le prisme didactique, centré sur les savoirs à transmettre aux élèves. La première année de formation (sur deux ans) est toute tournée vers les concours, ce qui laisse peu de place à nos questions : « c’est impossible [de programmer un tel contenu]. Parce qu’en M1 [master 1re année] les étudiants ont un but, n’en déplaise au ministère, qui est d’avoir le concours. Concours qui continue à avoir un programme chargé », estime un formateur interviewé. Non seulement les formateurs et formatrices estiment que cela encourage un rapport « utilitariste » dans le choix des options de formation par les étudiants et étudiantes, mais cela décourage les sujets de dossiers ou de recherche critiques, comme l’ont montré les entretiens avec de rares étudiants et étudiantes ayant choisi le thème du racisme ou de la discrimination, avant d’y renoncer par crainte que cela ne les pénalise lors des évaluations (Dhume, El Massoui, Sotto, 2015, chap. 6).

Ainsi, tant le discours normatif et axiologique de l’institution que l’organisation concrète de la formation apparaissent peu favorables à la reconnaissance et à l’investissement de la problématique de la discrimination et des rapports sociaux. Dans un contexte de précarité statutaire de ces questions, quelques formateurs et formatrices ont néanmoins l’ambition de les porter. Les enseignements sur la discrimination proprement dite sont toutefois quasi inexistants dans nos terrains. Le terme n’apparaît dans aucune des maquettes de formation et, au moment de l’enquête, seule une option dans une ESPE titrait sur la discrimination. Quant aux rapports sociaux, une seule des trois écoles (Créteil) aborde les questions de genre de façon conséquente, grâce à une stratégie d’institutionnalisation portée par une petite équipe, générant un relatif choix de politique de formation (recrutement profilé, place dans le programme, etc.).

La sorte de spécialisation de Créteil n’est peut-être pas sans lien avec la stigmatisation socioethnique du territoire. En raison de la ségrégation, le nom même de l’académie symbolise la concentration (de descendants) d’immigrés, et la formation à l’ESPE y est parfois qualifiée de « master de banlieue », contrastant avec l’académie voisine qui met en exergue le nom prestigieux de « Paris-Sorbonne ». On peut se demander en quelle mesure la possibilité ouverte à Créteil de travailler particulièrement la question du genre n’est pas un effet indirect de politiques scolaires qui tendent à associer les publics de banlieue avec la prévalence du sexisme et du racisme. Cette liaison s’observe en effet tant dans le discours normatif du ministère, comme on l’a vu, que dans les représentations et les pratiques enseignantes (Dhume-Sonzogni, 2007; Pasquier, 2016) ou encore dans l’inégale distribution des actions de sensibilisation au racisme et au sexisme dans les écoles (Metefia, 2017; Massei, 2016). Ainsi, une formatrice évoque le cas d’une étudiante, travaillant sur le sexisme dans la littérature enfantine, qui a quitté Paris pour Créteil sous prétexte que cela lui « donnera davantage matière à penser, sur le terrain ». Il est étonnant que la justification porte non pas sur les conditions pédagogiques d’un accueil plus favorable du thème, mais sur le « terrain » professionnel, alors que le sujet est celui de la littérature, que l’on pourrait penser être partout également applicable. Dans tous les cas, on le voit, le cadre politique et organisationnel a des effets sur les conditions de légitimité de ces questions.

3. Logiques d’engagement professionnel versus accusation de militantisme

Étant à peu près tous optionnels, les cours relatifs aux rapports sociaux reposent sur le volontariat et l’affinité. S’il n’y a pas de volonté ni du côté formateur ni du côté étudiant, la formation n’aura simplement pas lieu. Les agents qui déclarent travailler sur ces sujets font un récit d’eux-mêmes qui laisse la part belle à une socialisation politique trouvant sa source largement hors de l’école :

J’étais militante depuis très longtemps, je pense que c’est assez important de le souligner parce que c’est assez déterminant dans ma trajectoire. Militante politique […] et militante féministe très impliquée.

J’ai été élevée comme ça. Je l’ai su très tôt parce que dans ma famille militante c’était quelque chose d’important…

Cette justification politique et personnelle, extrascolaire, donne sens à l’idée de travailler la question, a fortiori dans le contexte de sa non-institutionnalisation. Le travail sur ces thèmes est source de distinction éthique, comme en témoignent des discours d’autodéfinition et d’hétérodéfinition en termes d’« engagement » :

Encore faut-il que nous, formateurs, soyons prêts à aborder des sujets considérés tabous. Ça demande un engagement.

J’ai une collègue […] qui aborde la notion de genre. C’est à ma connaissance la seule qui le fait dans l’académie, au sein des ESPE […]. C’est un engagement personnel.

Pour la plupart des personnes rencontrées, cet engagement résulte d’une conscientisation, soit une prise de conscience politique de l’oppression et de sa propre position dans les rapports sociaux (Freire, 1974).

Je pense qu’être une femme n’est pas étranger à cette sensibilité-là, par lequel ou pour lequel j’ai développé une extrême vigilance à tout ça.

Donc, j’avais lu pas mal avant. Oui, c’est quelque chose qui […] est proche de mes interrogations perso. Et aujourd’hui, je vis avec un Sénégalais, donc tout ça, ça fait partie de ma vie. L’autre, la culture différente, c’est quelque chose qui fait partie de mon quotidien. C’est pas un problème pour moi d’aborder ce thème-là en classe.

Donc, ça dépend beaucoup de ses propres représentations, de son propre cursus scolaire et social. Y’a des gens qui sont, c’est pas le bon terme, mais « naturellement » sensibles à ce qui relève de la discrimination et d’autres pas du tout, parce qu’ils n’ont jamais connu de discrimination dans leurs vies, donc ce n’est pas un sujet qu’ils ont particulièrement retenu, pensé, construit.

La conscientisation apparaît déterminée par au moins deux logiques qui se relaient l’une et l’autre. D’abord, ce que nos interlocuteurs et interlocutrices appellent une sensibilité au sujet, soit un rapport affectif à la question, qui « touche » et favorise l’empathie vis-à-vis des premières personnes concernées. Ceci est généralement lié à l’expérience directe ou par procuration de la minorisation. Dans les entretiens, le vécu éventuel de discriminations n’est toutefois pas nommé comme tel et personne n’endosse l’étiquette de « discriminé » pour se définir ou justifier son action. C’est au détour des récits (et souvent vers la fin des entretiens) que cela transparaît, donnant rétrospectivement une coloration expériencielle aux propos. Cela dit, contrairement à l’idée de sensibilité « naturelle », il n’y a pas de lien automatique entre le statut de minoritaire et le sentiment de concernement (Noël, 2011), car ce dernier ne dépend pas du statut, mais d’une politisation de l’expérience, qui relève d’une seconde logique. La politisation se fait en partie à base de ressources exogènes et antinomiques à la forme scolaire, et construites dans des espaces extrascolaires ou parascolaires (engagement associatif, syndical, politique…). En tant que formation intellectuelle, elle est cependant souvent appuyée par un parcours universitaire (la plupart des personnes interviewées étant enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheuses). Le paradigme des rapports sociaux synthétise ces deux logiques, en permettant d’inscrire son expérience dans un cadre et un horizon plus larges, au sein d’un acteur social collectif ‒ là où la notion de discrimination est plutôt vue par nos interlocuteurs et interlocutrices comme un enjeu de victimation.

Les logiques éthico-politiques au fondement de l’engagement sur ces questions peuvent être l’objet d’une mésentente (Rancière, 1995) lorsqu’elles ne sont pas resituées dans les rapports sociaux. En effet, des collègues ou des personnes étudiantes, membres du groupe majoritaire, la réduisent à une motivation personnelle, en en déprofessionnalisant les enjeux. De là découle l’imputation de « militantisme » qui touche couramment celles et ceux qui se coltinent ce travail : « on nous reproche d’être militants et militantes. Tout simplement parce que nous sommes des personnes convaincues et qu’on essaie de faire passer des messages ». Elle conduit à attribuer l’objet aux formateurs et formatrices, comme s’ils ou elles faisaient corps avec lui, en disqualifiant simultanément les personnes et la question. À l’instar de son effet dans le monde de la recherche, où la critique en militantisme exclut du domaine de la scientificité (Hamel, 2011), cela exclut ici du professionnalisme, dans un environnement scolaire qui ramène la légitimité professionnelle à un ethos fondé sur une neutralité politique. Pourtant, comme le justifient les personnes concernées, la trajectoire de leur engagement sur ces questions peut bien emprunter à une formation militante et les ressorts être éminemment moraux et politiques, travailler ces problématiques relève de la professionnalité et non d’enjeux extrascolaires :

Ben déjà, c'est un critère fondamental pour que les élèves puissent se construire. En fait, je trouve aberrant que les filles réussissent mieux scolairement et qu’au final, elles soient, ben, arrêtées dans leur parcours scolaire… pour des raisons qui ne sont, ben pas scolaires…

L’accusation de militantisme indique surtout le statut extraordinaire de ces questions, dans le groupe professionnel comme dans l’institution, comme si elles relevaient au sens propre et figuré d’un « supplément d’âme », selon le mot d’un formateur. Les personnels impliqués ont affaire à « une majorité indifférente ou réticente, prônant l’universalisme et arguant d’autres difficultés scolaires plus légitimes » (Baurens et Schreiber, 2010, p. 73). Suivant l’homologie entre le statut des populations concernées et le poids institutionnel de la question, travailler sur les discriminations et les rapports sociaux est un travail minorisé et peu crédité ‒ notamment du point de vue des rapports de force habituels pour l’accaparement des ressources, des espaces et des positions stratégiques dans l’institution. Il y a néanmoins des différences selon les rapports sociaux : si sur les problématiques de sexisme et d’homophobie on observe dans les ESPE enquêtées la tendance à une mobilisation de personnes qui ont l’expérience d’en être la cible, cela semble moins le cas sur celle ethnoraciale. Outre que l’offre de formation est quasi inexistante (une seule option titre sur la « Lutte contre le racisme », en plus de celle déjà évoquée, « “Discriminations”, “Intégration” : définitions et enjeux »), elle est portée par des formateurs du groupe majoritaire et n’est pas toujours structurée par la problématique des rapports sociaux. Si ce résultat est délicat à interpréter, vu le caractère limité de l’enquête, cela étaie le constat d’une dissymétrie dans le statut des questions.

4. Une logique institutionnelle entre périphérisation et individualisation

Face à la précarité de ces thèmes, la constitution d’un réseau de pairs impliqués est un élément stratégique majeur. Outre la réponse à un sentiment d’isolement, l’investissement collectif doit pouvoir répondre à des enjeux de massification de la formation, et favoriser la conquête d’une reconnaissance de la légitimité de ces questions dans l’institution. C’est cet apprentissage stratégique qu’évoque une formatrice :

J’ai compris également qu’il était nécessaire d’avoir un collectif fort pour pouvoir avoir une action efficace […], parce qu’il faut pouvoir se démultiplier et mener des actions auprès de chaque groupe d’étudiants, parce que si on forme qu’un seul petit groupe d’étudiants c’est un peu comme une goutte dans une mer, ça se perd. J’ai compris également toute l’importance de l’institutionnalisation de ces formations. C’est-à-dire que, au-delà de l’action volontariste d’un groupe d’enseignants convaincus de la nécessité de faire ces formations, il faut que l’institution d’accueil les accepte, les intègre, les rende visibles et les légitime. Ça, c’est très compliqué en réalité, et je pense qu’on en est toujours là actuellement en France.

Si des dynamiques collectives se sont peu à peu constituées sur la question du genre, on n’observe pas dans l’enquête d’équivalent sur les autres rapports sociaux et sur la problématique des discriminations, sauf une diffusion croissante du thème de l’intersectionnalité, saisie plus souvent par une approche féministe que par l’entrée antiraciste. Surtout, ces dynamiques demeurent d’autant plus fragiles que ces collectifs ne représentent qu’une clique dans l’organisation, qui doit faire face à des résistances de la part de collègues. Comme pour les établissements scolaires (Barrère, 2002), les ESPE se caractérisent le plus souvent par l’incertitude des routines, l’absence de cohérence globale des pratiques, le déficit de dynamique d’équipe et des divergences de postures non travaillées. Dans ce contexte, les résistances à ces questions n’ont pas besoin d’être très actives, il suffit de laisser faire la dynamique habituelle pour que les normes dominantes et les hiérarchies sociales se maintiennent. Toutefois, il y a aussi des résistances actives, par exemple autour de la programmation des contenus de formation, où cristallisent les enjeux de distribution des ressources selon la légitimité des thèmes.

Là, je fais des cours sur l’autisme, j’ai été obligé de lutter pour les faire. Parce qu’on m’a répondu que ça ne touchait qu’une minorité d’enfants, que ça ne faisait pas partie des priorités de formation. J’ai quand même rappelé la loi de 2005 qui oblige les écoles à accepter et recevoir les enfants en situation de handicap, dont les enfants souffrant d’autisme, et ça n’a pas été facile. Il y a des résistances exprimées par les professeurs, par les formateurs eux-mêmes.

On a plus ramé pour faire imposer aux étudiants, et même à nos formateurs [le ton baisse en même temps qu’il souligne], des formations sur l’égalité filles-garçons, et encore plus… contre l’homophobie. J’ai eu des retours de formateurs : « Oh la la, ces thématiques à la mode… »

Direction

Dans un contexte de concurrence accrue par la faiblesse des volumes horaires, les justifications de ceux et celles qui s’opposent aux thèmes relatifs aux discriminations tiennent au caractère mineur des questions. Les arguments de la rationalité institutionnelle dominante (primauté des savoirs disciplinaires, conception de la neutralité, argument de « l’universalité républicaine », enseignement tourné vers la norme majoritaire…) soutiennent la marginalisation de ces sujets, comme si ceux-ci étaient des questions de minoritaires qui n’interrogeaient pas les pratiques enseignantes dans leurs fondements et leur généralité. Les agents et agentes soucieux de ces questions sont « obligés de lutter », comme le dit une formatrice, pour faire tolérer l’ouverture d’un espace de travail qui, ainsi contenu, est faiblement contre-normatif. La résistance du groupe majoritaire contraint en effet les minoritaires à une position quasi militante, ce qui justifie en retour la mise en périphérie des causes concernées. La lutte est d’autant plus compliquée que les rapports de force sont structurellement inégaux et que les personnels concernés sont peu nombreux et occupent dans le champ une spécialisation de « niche ». Alimentée notamment par la commande publique, au gré d’un intéressement inconstant des politiques, cette dynamique de niche renforce le sentiment de thèmes secondaires répondant à une « mode ».

Le fait que, parfois, la direction de l’ESPE soutienne (un peu) ces enjeux ne change pas la nécessité de « ramer », comme le dit un formateur. Les éventuels rappels à l’ordre, en cas de résistance visible et brutale, portent moins sur la légitimité des contenus que sur la forme de ce qui est moralement dicible dans l’institution, comme le laisse entendre à demi-mots un interlocuteur :

Il a été obligé de les rebriefer. […] Ce que je sais c’est que le responsable du domaine a dit « Je vais les recadrer [les collègues] » et qu’il nous a dit après « Oui, je l’ai fait… et ils ont entendu », mais jusqu’à quel point, je ne sais pas… […] J’aurais pas dû vous dire que les résistances sont tombées… parce que je suis pas sûr…

Direction

Sans reconnaître ni réguler le conflit, c’est-à-dire sans mettre au travail les rapports de force ni arbitrer les différentes conceptions sous-jacentes de la formation, qui polarisent les équipes, ces rappels à l’ordre conduisent seulement à mettre en sourdine les désaccords. Le « recadrage » a ainsi peu de chances d’affecter les résistances. Il incite tout au plus à une invisibilisation de ses motifs et à l’adoption de formes passives, qui savent pouvoir s’appuyer sur le soutien tacite ou le laisser-faire du groupe professionnel. De ce fait, la survie d’espaces de formation dédiés à ces questions repose surtout sur la tolérance institutionnelle (par principe, relative) et l’implication des individus qui se sentent concernés. Une analyse en termes institutionnels laisse penser que cette stratégie de gestion est rentable : peu coûteuse pour l’institution, elle permet de dissoudre les tensions trop visibles dans l’équipe en satisfaisant les intéressements individuels, sans rien modifier des équilibres globaux.

5. Faire face à des résistances étudiantes institutionnellement ancrées

Toutes les personnes enseignantes concernées qui ont participé à la recherche témoignent de la difficulté à aborder les questions de rapports sociaux : « [c’est] quelque chose de très difficile à mettre en oeuvre, de très sensible, de très délicat »; « [ce sont] des résistances qui peuvent être dures pour la formatrice en face du groupe, dures pour le groupe en présence, des débats à l’intérieur du groupe qui peuvent être houleux ». La formation se heurte à diverses résistances actives des étudiants et étudiantes qui ont « choisi » ces options ‒ car une autre forme de résistance, passive, peut être la défection, favorisée par le caractère optionnel des cours. Deux principaux types de résistance ressortent des entretiens et des observations.

Le premier relève de préjugés et/ou de conceptions idéologiques qui s’activent lorsque sont abordées certaines questions. Ces préjugés peuvent saturer a priori la représentation du métier, en particulier concernant des catégories de publics institutionnellement construites comme « difficiles » et/ou certaines questions construites comme « sensibles » (laïcité, sexualité, etc.) :

Sur la question du genre dans le tronc commun, plusieurs étudiantes et étudiants se rapprochent de la position de la « Manif pour tous ».

Les étudiants et étudiantes ont vite tendance à dire : « Oui, mais quand les élèves arrivent, ils ne sont pas neutres, ils sont porteurs d’un certain nombre de représentations et d’attitudes, et au bout du compte sans le vouloir, c’est ça qui est en jeu et on ne fait rien de plus. Donc, c’est pas la faute de l’école mais des médias et des familles. »

En ce qui concerne l’intégration ou l’inclusion comme on dit aujourd’hui, j’ai un prof qui m’a répondu : « Monsieur, je n’ai pas passé mon agrégation pour m’occuper de débiles. » […] On se heurte à cette représentation dominante.

Ce dernier exemple illustre les préjugés négatifs dont sont l’objet certains publics et la stigmatisation qui les associe au risque d’une dégradation du métier (« s’occuper de débiles »). Les futurs enseignants et enseignantes anticipent une distance de certaines catégories d’élèves à l’égard du modèle du « client idéal » (Becker, 1997), et projettent sur eux des difficultés à venir en termes d’enseignement, de discipline et/ou de morale. Sur le plan ethnoracial, Gabrielle Varro (1999) a souligné un « habitus républicain » ou nationaliste[8] se traduisant par la propension des futurs enseignants et enseignantes à expliquer les difficultés des élèves en recourant à des schèmes culturalistes associés au discours sur la « diversité » des publics. A contrario, mais à un degré moindre, ces catégories peuvent aussi être investies d’une image positivée, selon une représentation des publics non moins culturaliste ou misérabiliste. Dans ce cas, les projections nourrissent une contre-identification professionnelle, pour des étudiants et étudiantes plus sensibles à la dimension éducative et/ou qui ont une conception « sociale » du métier.

Soulignons que ces préjugés sont déjà très ancrés dans la perception du métier. Nombre de futurs enseignants et enseignantes sont de fait déjà socialisés aux cadres cognitifs qui hiérarchisent scolairement les publics et divisent moralement le travail ‒ l’enseignement général étant la référence normale, l’enseignement adapté ou la vie scolaire peuvent représenter le « sale boulot » (Payet, 1997). Par ailleurs, avant même leur formation « initiale », une partie des futurs agents et agentes sont imprégnés d’une forme de « nationalisme cognitif » (Bozec, 2010), l’attachement à une conception unitariste de la nation les faisant juger par avance des thèmes et des publics selon leur distance supposée aux normes nationales portées par l’institution scolaire. Ces conceptions les disposent à refuser l’hypothèse d’une discrimination scolaire et à défendre une conception de l’égalité confondue dans l’identité, qui entre en conflit avec la problématique des rapports sociaux.

Le second type de résistances actives relève de contestations directes des contenus d’enseignement. Par exemple, l’observation d’un cours titrant « Mixité versus ségrégation » montre que les étudiants et étudiantes refusent la discussion sur l’ethnicité, arguant « qu’on ne peut pas utiliser la variable ethnique... Car c’est contraire à la définition de la citoyenneté française »[9]. Harcelé de contradictions, le formateur entérine l’idée que « cette indifférence aux différences est la base de notre [sic] modèle » et renvoie globalement au contre-exemple états-unien, sans travailler les confusions ou approximations des arguments, voire en les renforçant. Les entretiens montrent le caractère banalisé de ces situations :

[Les résistances s’expriment par des réactions du type :] « C’est nul, c’est pas vrai ce que vous dites! » « Madame, vous manipulez les chiffres », on m’a dit une fois. Quand on utilise les chiffres du ministère. « Oui, mais vous utilisez les chiffres qui vous arrangent bien pour votre démonstration. » « Madame, c’est scandaleux, ce que vous dites, je suis pas du tout d’accord. » On a quelquefois des esclandres et, quelquefois, on peut avoir de l’incompréhension, on retrouve notre discours complètement renversé dans les propos ou les écrits.

On se heurte dans nos cours, les résistances que nous rencontrons expriment cette discrimination. Pour être plus clair, quand je parle de différenciation pédagogique, […] je dis dans la classe, je dois revaloriser le sujet. C’est le sujet qui prime. D’emblée, j’ai des profs qui résistent à cette idée. Avant même de parler de notion, y’a déjà une résistance qui exprime en disant « oui, mais… Y’a des programmes, l’institution attend de moi que je transmette le programme, je ne peux pas considérer le sujet… » Ce sont des gens qui se destinent à être professeurs, qui le sont parfois depuis plusieurs années et qui me disent : je ne peux pas considérer le ou les sujets qui sont dans la classe. Donc, finalement, je donne le primat sur quelque chose qui est complètement institutionnel, de l’ordre du texte, quasiment sacralisé parce qu’il s’agit du programme. […] Moi, personnellement, je rencontre quotidiennement cette résistance.

Il est remarquable que ces résistances utilisent des arguments institutionnels et disciplinaires (les programmes, la scientificité, la rigueur mathématique, etc.). Elles témoignent d’une identification normative à l’Éducation nationale et son ordre, ce qui en fait une résistance « interne », institutionnellement ancrée. Les étudiants et étudiantes mobilisent ainsi l’institution contre des formateurs et formatrices qui parlent de métier, donc contre la tentative de professionnalisation des questions. Cette configuration du conflit prive les formateurs et formatrices de leur autorité institutionnelle, les ressources du savoir légitime et de la norme scolaire leur étant disputées. Il est également remarquable que ce « déni » n’est pas analysé comme étant institutionnellement ancré; il est lu comme réaction individuelle de défense identitaire :

C’est un sujet qui est sensible, qui n’est pas neutre. C’est-à-dire qu’on a quelque chose de l’ordre de la déconstruction d’un espace sensible de l’individu sur lequel il a bâti toute son identité ou une grande partie de son identité. Donc, on a des choses qui sont de l’ordre du déni, du refus. […] On a aussi des remerciements. C’est vraiment très, très, très sensible.

La formation résout d’autant moins cette mésentente qu’elle est présumée « initiale », faisant comme si la « culture commune » du groupe professionnel n’était pas déjà instituée. Et comme si la socialisation antérieure (l’expérience de l’école souvent comme « bon élève », la socialisation anticipatrice au contact d’enseignants et d’enseignantes dans les familles…) ne disposait pas les futurs professionnels et professionnelles à défendre la forme scolaire – avec ce qu’elle a de non égalitaire et de non démocratique (Vincent, 2008) ‒, à reproduire l’ordre et les normes scolaires. La formation l’infléchit aussi d’autant moins qu’il ne semble pas que ces questions d’identification au métier soient fortement travaillées dans les ESPE enquêtées. Aussi le thème de la discrimination joue-t-il comme révélateur de rapports de pouvoir déjà institués. Les formateurs et formatrices peinent à les réguler, non seulement par manque d’espace et de temps, mais aussi et peut-être d’abord par défaut de faire de la déconstruction du rapport (hérité) au métier un axe central de la formation. Aux prises avec ces rapports de pouvoir, la sensibilisation aux rapports sociaux subit donc les implicites et les tensions insuffisamment travaillés, voire entretenus par ailleurs, générant des préventions et des résistances qui semblent faire du statut de question « sensible » une prophétie autocréatrice.

6. Les tactiques formatives et leurs limites : dépolitiser pour rendre entendable?

Compte tenu à la fois d’un cadre institutionnel peu favorable et des résistances étudiantes, les enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheuses sont confrontés à un dilemme, entre un champ de connaissance en expansion qu’ils et elles voudraient diffuser dans une institution présumée vouée au savoir, et un espace formatif qui est loin de favoriser l’entendement sur ces questions. « On a vraiment un décalage important qui risque de l’être encore plus au fur et à mesure des avancées des études genre, mais [...] on doit avoir un niveau de discours qui puisse toucher les personnes, si on veut changer les pratiques, sans heurter les individus eux-mêmes », explique une formatrice. Hormis des stratégies d’ordre plus didactiques, liées au projet d’institutionnalisation de ces questions (Baurens, Schreiber, 2010), les enseignants et enseignantes adoptent en conscience diverses tactiques dans les interactions pédagogiques. Mais alors que les résistances mettent en jeu les rapports institutionnels et que les rapports sociaux tendent à se rejouer dans la formation (Girardat, Jung et Magar-Braeuner, 2014), les tactiques visent d’abord à limiter l’exposition aux critiques.

Dans une logique défensive, l’adaptation au public est accentuée pour contrôler le débat et doser les apports selon le risque de résistance. La distanciation et la rationalisation sont accrues pour éviter l’image militante, et les thèmes trop réactifs sont atténués ou évités pour rester dans une zone proximale d’entendement :

L’homophobie, c’est toujours un point de résistance qu’on ne peut pas aborder actuellement. On est dans la compréhension des étudiants et des possibilités d’être entendable, à quelque chose qui doit se mettre à la portée des personnes qui ne sont pas initiées.

On a à veiller, bien qu’on nous fasse le reproche [d’être militantes], alors qu’on essaie d’être les plus objectives possible […]. Donc, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, on essaie d’être nuancées et factuelles et d’être très à l’écoute de l’auditoire. On va pousser quand l’auditoire est plutôt convaincu.

Le rapport de force nécessite pour ces professionnels et professionnelles un contrôle de soi redoublé, augmentant le caractère d’épreuve de ces séquences de formation. La bibliographie peut être surmobilisée, afin d’assurer une position d’autorité scientifique et de prévenir les velléités de contestation :

[Les étudiants et étudiantes] hallucinent parce qu’ils trouvent que je cite beaucoup, quoi, plus que dans d’autres cours, je m’appuie sur des travaux aussi parce que je sais qu’en faisant des cours comme ça, je prends des risques, quoi […]. Après, ils m’ont dit que j’avais l’air stressé, ils m’ont dit : « Vous citez beaucoup, là. » […] C’est vrai que je cite beaucoup, quoi, que je me cache un peu derrière les auteurs.

Enquêtrice : Vous disiez que vous avez l’impression de prendre un risque?

Oui, parce que je parle de « race » dans un ESPE et dans un pays où la race n’existe pas. Et où moi, je forme des stagiaires aux valeurs de la République, mfff [entre soupir et rire], et du coup… même si justement, […] vu les recherches qu’il y a dans les sciences sociales, je pense que suis légitime à faire ça et je pense que c’est intéressant de le faire.

L’observation d’une séquence pédagogique montre par ailleurs un formateur qui, face aux critiques, incite son public : « allez voir les études ». Cet argument de légitimation des propos repose sur l’idée que la connaissance scientifique peut en soi dissoudre les processus de dénégation. Comme je l’ai montré ailleurs (Dhume, 2015), cela semble illusoire, compte tenu de la nature de la dénégation. Ces tactiques accentuent donc la focale sur les savoirs et les arguments d’autorité, rejouant la forme scolaire.

Par ailleurs, les formateurs et formatrices privilégient souvent une approche par les stéréotypes dans la littérature jeunesse ou la publicité : « On est sur les supports pédagogiques, les manuels, images, manières de gérer la classe. Des choses qui ne touchent pas à l’intime de la personne enseignante. Parce que ça, c’est un noeud de résistance très important ». Si ces supports concrétisent utilement un travail qui demeure, sinon, foncièrement cognitif, voire théorique, et si cela offre une prise face aux résistances instituées, étant donné que cette entrée correspond à celle privilégiée par l’institution scolaire, l’approche cognitive peut tendre à dématérialiser la discrimination et les rapports sociaux. Elle comporte en effet le risque de ne pas travailler l’enjeu majeur que sont les rapports de pouvoir et la place des personnes enseignantes à cet égard. D’autre part, le recours à des productions de source extrascolaire (publicité, etc.) et/ou secondaires dans le travail (manuels…) peut entériner la croyance dans le fait que l’école n’est pas directement concernée par ces questions.

Un travail privilégiant des questions déjà entendables ou des approches périphériques risque de ne pas modifier la mésentente ni le déni, exprimés par une part des résistances étudiantes. On peut ainsi questionner le choix de ne pas nommer d’emblée la discrimination ou les catégories de « genre » ou de « race ».

Il n’y a aucun intitulé de mes cours qui reprend cette occurrence, les cours ne portent pas le mot discrimination. Mais j’aborde cette notion-là au travers de la prise en compte du sujet. Ce n’est pas une notion abordée en tant que telle. Pourquoi? Parce que ça ne fait pas partie de ma manière d’en parler, je ne l’aborderai pas de manière frontale.

Alors, « genre », je ne sais pas si c’est le terme qu’il faut employer, on a différentes terminologies, notamment parce que nous, on subit des attaques contre le fait qu’on puisse avoir des formations sur ces questions liées au genre dans la formation des enseignants. Donc, on peut parler d’égalité hommes-femmes, de lutte contre les discriminations sexuées et genrées, de lutte contre les stéréotypes, etc. […] le terme de genre n’est pas nécessairement à mettre en avant parce que c’est aujourd’hui […] un terme difficile.

Si la ruse du détour sémantique peut éviter un blocage dès le départ, les mots ont cependant du sens parce qu’ils symbolisent des choix de problématisation. Les mots sont objets de lutte, et leur abandon peut prolonger la mésentente et affaiblir le cadre intellectuel et politique à partir duquel opère la formation. En effet, la contrepartie de cette tactique est souvent l’adoption du discours institutionnel, celui-là même qui délégitime les problématisations, neutralise les critiques et organise les problèmes d’entendement professionnel. Le choix de déjouer de possibles affrontements est bien entendu fondamental, car ceux-ci stériliseraient l’espace de travail. Mais les tactiques mises en oeuvre convergent vers un affaiblissement de la conflictualité, ce qui me semble plus problématique, car celle-ci est un levier essentiel pour travailler les problèmes d’entendement (Dhume, 2015). À travers ces diverses tactiques face aux résistances, se dessine ainsi la possibilité de réduire la portée politique de la question.

Synthèse et conclusion

Nous avons vu que le cadre politique, institutionnel et organisationnel de la formation des futurs enseignants et enseignantes rend structurellement difficile un travail sur la problématique des discriminations et des rapports sociaux en ESPE. Il suscite et légitime des résistances, tant des collègues que des personnes étudiantes. Former sur ces sujets relève non seulement d’une question en tension – au sens d’un (dés)équilibre entre des enjeux divergents – mais d’une pratique à haute tension, soumise à des champs de forces (pressions, résistances, disqualifications et contestations, d’autant plus puissantes qu’elles s’appuient sur les normes institutionnelles), qui précarise ce travail. Face à cela les formateurs et formatrices montrent de l’opiniâtreté et adoptent diverses tactiques pour, malgré tout, introduire ces questions. Ces efforts n’empêchent pas une certaine ambivalence des tactiques mises en oeuvre, en ce qu’elles peuvent participer malgré elles d’une déconflictualisation, au détriment du potentiel transformateur de ces problématiques.

L’analyse globale laisse apparaître schématiquement un double mouvement, contradictoire, qui place le rapport à l’institution et à son pouvoir au coeur des enjeux. Nous avons vu que les enseignants et enseignantes qui portent ces questions mobilisent entre autres des ressources infrascolaires ou parascolaires (expériences personnelles, savoir-faire militants, savoirs de SHS non centraux dans les curricula, etc.) mais prennent soin de les « scolariser » en réinvestissant le discours de l’institution – au risque d’une dépolitisation tendancielle des problématiques. De l’autre, les personnes étudiantes qui y résistent mobilisent plutôt des ressources axiologiques et normatives institutionnelles (forme scolaire, programmes, arguments disciplinaires, idéologie « républicaine »). Au risque d’un clivage entre une position normative de surplomb (« valeurs de la République ») et une position pratique instrumentale (demande prioritaire d’outils et de techniques) que déplorent les formateurs et formatrices. Cette opposition est en réalité plus subtile et moins tranchée; elle ne se joue frontalement que dans certaines interactions de formation. Mais l’investissement analytique et stratégique de cette structure du conflit pourrait peut-être permettre de dégager quelques pistes fécondes pour avancer sur ces enjeux. Elle invite à penser la place de la conflictualité dans la pédagogie antidiscriminatoire et également à réévaluer le caractère supposé « initial » d’une formation de professionnels et professionnelles déjà hypersocialisés à la forme scolaire.