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Introduction

Une culture du bien-être s’impose au sein des systèmes éducatifs de l’Occident au moins depuis les années 1960, avec l’impact culturel de la psychologie humaniste (Rice, 2002). Plus récemment, le bien-être des élèves est devenu un enjeu central pour les gouvernements au 21e siècle, comme en témoignent les ressources mobilisées pour le mesurer (OCDE, 2018). La préoccupation pour le bien-être des élèves s’inscrit dans l’horizon plus vaste du développement intégral des enfants (OCDE, 2020; UNESCO, 2016). Il est possible d’observer à notre époque que deux rhétoriques la justifient. La première, surtout mise de l’avant dans les documents de l’OCDE, considère le bien-être comme une condition nécessaire pour favoriser les apprentissages et la performance scolaire ainsi que la production économique des nations. Mais aussi, le bien-être est de plus en plus conçu comme un droit inaliénable dans le sillon de la reconnaissance de la citoyenneté et des droits de l’enfant avec la signature, en 1989, de la Convention internationale des droits de l’enfant (Bradshaw, 2019, p. 97).

Plusieurs instances ministérielles au Québec associent le bien-être à la réussite éducative et font sa promotion au moyen de différents cadres d’interventions axés sur le développement de la santé physique et mentale, des habitudes de vie et des compétences socioémotionnelles, comme la concentration, l’estime de soi, la tolérance ou la collaboration (CSE, 2020; INSP, 2010). Cette attention particulière au bien-être engendre dans les milieux éducatifs québécois différentes pratiques qui ont pour visée de répondre à l’apparition de nouvelles formes de détresses psychologiques, à l’instar de l’anxiété de performance et du stress chronique (INSP, 2010). L’arrivée, dans les classes, de pratiques en lien avec la présence attentive (mindfulness) et les programmes d’intervention liés à la gestion des émotions, comme Dé-stresse et progresse ou Funambule, exemplifie cette nouvelle tendance qui s’appuie sur la neuroscience et la psychologie développementale, notamment la psychologie positive. À cela s’ajoute le nombre sans cesse grandissant d’enseignants et d’enseignantes qui intègrent quotidiennement à leur pratique des activités visant à favoriser le bien-être général des élèves comme le yoga, la méditation, la respiration, la résolution de problèmes interpersonnels, etc. (Litalien Pettigrew, 2019; Paquin, 2018).

Il va sans dire que le bien-être est une visée souhaitable et légitime de nos systèmes scolaires. Plusieurs chercheurs se questionnent néanmoins sur la portée sociale d’une culture si centrée sur le bien-être qu’elle en vient à en faire une norme idéalisée de la vie bonne. La critique a pris plusieurs formes depuis les années 1960. Par exemple, on déplore que cette culture façonne des individus individualistes incapables de fonder une communauté, parce qu’ils sont de moins en moins capables de se détacher de soi, de distinguer la vie privée de la vie publique et de s’investir à l’extérieur de soi (Sennett, 1977). On a aussi déploré une culture qui façonne des individus vulnérables qui, étant tellement absorbés en eux-mêmes, interprètent toute la réalité à l’aune de leur ressenti (Furedi, 2004; Illouz, 2008). C’est dans une large mesure l’excès d’émotivisme qui est mis en question.

Une critique plus récente, qui se trouve chez Ahmed (2010), défend l’idée qu’il s’agit d’une culture indifférente aux injustices, attendant de chacun l’atteinte du bonheur et l’attitude positive et volontaire et cela, malgré les nombreuses souffrances et injustices vécues. Autrement dit, le culte du bonheur, et la promesse qu’il sous-entend, ne serait pas suffisamment sensible aux causes structurelles de la souffrance, et son injonction pourrait servir à réprimer la contestation. Enfin, et c’est là une thèse de plus en plus commune, on craint que la culture du bien-être, sous l’influence croissante de la psychologie positive et de son projet de contribuer à développer chez les personnes l’optimisme, la capacité de s’autoréguler, la motivation à se réaliser, etc., participe indirectement à façonner une subjectivité néolibérale, ce « néo-sujet » compétitif et entrepreneurial parfaitement constitué pour s’insérer et faire vivre l’économie néolibérale contemporaine (Dardot et Laval, 2010). En effet, selon Dardot et Laval, les techniques de soi valorisées aujourd’hui en entreprise, mais aussi dans d’autres milieux (coaching, techniques de gestion de soi – programmation neurolinguistique, analyse transactionnelle –, méditation, autoréflexion, autodiagnostic, etc.), peuvent être vues comme des ascèses de performance dans la mesure où leur but est essentiellement de contribuer à l’efficacité des sujets dans leurs tâches (p. 421).

Ces critiques trouvent également leur écho en milieu scolaire (par exemple Ecclestone et Hayes, 2008 et 2021; Firth, 2014; Jackson et Bingham, 2018; Dupeyron, 2018; Roberts, 2016; Schwimmer, 2021). Mais à l’exception des travaux de Ecclestone et Hayes selon lesquels les activités pédagogiques du bien-être (par exemple circle time, feeling tree, etc.) contribuent à normaliser les mauvaises expériences d’une minorité d’élèves et à imposer une orthodoxie de la bonne façon de se sentir[1] (Ecclestone et Hayes, 2008, p. 44), la critique est demeurée jusqu’à maintenant très théorique. On soupçonne que les techniques de bien-être pourraient avoir une incidence profonde sur le processus de subjectivation des élèves, c’est-à-dire sur le processus qui constitue les élèves comme sujets individualisés. Or cette thèse suppose que le personnel enseignant servirait de relais relativement aveugle de la culture, sans rien pour le contrebalancer. Une telle thèse suppose, autrement dit, que les enseignants et enseignantes seraient les acteurs passifs d’un système qui les dépasse, des relais culturels sans agentivité, sans soucis spécifiques pour de tels enjeux.

Dans ce contexte, il nous apparaît important de voir comment les pratiques du bien-être se concrétisent par les acteurs du milieu scolaire qui les vivent et les font vivre quotidiennement. Il est donc question de voir comment les personnes enseignantes et intervenantes scolaires réalisent ces pratiques, quel sens elles leur donnent et quelles sont les subjectivités susceptibles d’être engendrées en contexte scolaire.

Nous présentons dans le cadre de cet article les résultats d’une analyse interprétative d’entretiens semi-dirigés réalisés auprès de douze enseignants et enseignantes et de trois éducateurs et éducatrices de la région de Montréal et de ses environs, qui intègrent dans leurs pratiques auprès d’élèves du primaire des techniques de bien-être. L’échantillon a été produit sur une base volontaire à la suite d’un appel de participation. Le canevas d’entretien se trouve en annexe.

L’analyse a été guidée par le souci d’identifier et de catégoriser les pratiques de bien-être mises en place par ces acteurs et de mettre en lumière le type de subjectivité qu’elles sont susceptibles de développer selon les participants. La recherche a principalement mobilisé les conceptions de la subjectivation chez Michel Foucault et Stanley Cavell ainsi que la notion foucaldienne de techniques de soi pour interpréter la nature de ces pratiques et des conceptions qui les sous-tendent. Une première analyse descriptive des pratiques et des conceptions du bien-être a été effectuée avant de procéder à une catégorisation émergente (Paillé et Mucchielli, 2003) axée sur le type de subjectivation possiblement produite par ces pratiques. Nous avons, tout au long de l’analyse, été attentifs aux formes de subjectivation identifiées par les critiques de la culture du bien-être. Ceci nous a amenés à porter une attention particulière à la façon dont les personnes enseignantes et intervenantes ont pu s’approprier les pratiques de bien-être et ainsi voir en quoi elles peuvent se distancier du phénomène de normalisation souligné par les critiques[2].

La première partie de l’article expose l’angle théorique mobilisé dans la recherche. Cela est suivi des résultats obtenus dans l’interprétation des techniques de bien-être mobilisées par le personnel scolaire interrogé. Nous abordons en dernier lieu la question de la subjectivité possiblement en jeu dans ces techniques.

1. Les dispositifs de bien-être : des discours, des techniques et leurs effets sur la subjectivation

Selon une perspective foucaldienne, les programmes et les pratiques de bien-être actuellement promus et implantés dans les écoles peuvent être lus comme étant constitutifs d’un dispositif général du bien-être, soit un réseau de discours, de techniques et de stratégies mis en place pour orienter les sujets dans leurs conduites et leur subjectivité dans son rapport à soi et aux autres (Foucault, 2001a). Foucault décrit le dispositif comme :

un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit… Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments… une sorte de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante.

p. 299

Le dispositif général de bien-être relèverait, dans ce cadre, d’un ensemble de discours et de pratiques qui ont pour fonction stratégique de répondre aux problèmes croissants d’anxiété et de dépression dans la société et dans nos écoles. Les dispositifs discursifs renvoient à toutes les techniques du discours qui permettent de contrôler l’ordre du dicible (et du pensable)[3]. En ce sens, le statut de l’OCDE, de l’UNICEF et du Conseil supérieur de l’éducation confère aux approches du bien-être dont ces institutions font la promotion, notamment par l’éducation positive, une légitimité certaine dans la manière d’aborder les problèmes contemporains de détresse psychologique (CSE, 2020; INSP, 2010). De plus, la place croissante dans les écoles d’experts du bien-être (psychologues scolaires, psychopédagogues, orthopédagogues) contribue également à relayer ces discours et ces pratiques au sein des écoles.

Plusieurs pratiques scolaires contribuent à l’exercice quotidien de ce dispositif, notamment par le biais de ce que Foucault nomme les techniques de soi, lesquelles se réfèrent aux exercices (physiques ou spirituels) pratiqués de façon répétée, voire ritualisée, par les individus dans des buts de formation de soi, ou plutôt de transformation ou de conversion à soi. Par exemple, Foucault étudie les techniques de l’examen de conscience (réflexion, écriture), la maîtrise de soi (endurance, abstinence), la recherche (la lecture, le dialogue, les exercices intellectuels), la méditation (préparation de l’orateur, attention portée aux choses et aux autres, mémorisation), etc., de l’époque de la Grèce ancienne (Foucault, 2001b, p. 46-47). Lorenzini (2015) propose une typologie des techniques de soi utile pour l’analyse, qui distingue les techniques de l’attention, de la pensée, de la parole, du corps et du refus et de l’altérité[4]. Comme les pratiques de contrôle du discours, ces techniques évoluent au fil des époques et sont indissociables des régimes de vérité dans lesquels elles se déploient[5]. Elles permettent aux individus « d’effectuer, seuls ou avec d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être » (Foucault, 1994, p. 1604).

Ces techniques de soi sont indissociables de la question de la subjectivation, soit la manière dont le sujet se constitue et devient qui il est. En effet, ces techniques interviennent dans le rapport que le sujet développe progressivement avec lui-même et sont donc déterminantes pour la formation de soi. Lorsque ces techniques sont volontairement exercées, elles s’insèrent dans une éthique de vie qui permet au sujet de se conduire plus librement, c’est-à-dire de se dégager des conduites imposées explicitement ou implicitement (Lorenzini, 2015). Mais, en tant que composante d’un « dispositif de bien-être » imposé, elles peuvent aussi constituer des instruments d’assujettissement ou de normalisation. C’est par exemple ce que Foucault (1976) identifiait dans le « pouvoir pastoral » qui orientait le fidèle dans sa foi en l’encourageant à la pratique de la prière, de l’aveu ou de la confession. En tant qu’éléments d’un dispositif, ces techniques ne se présentent jamais de façon isolée, mais agissent plutôt en interaction avec d’autres actes et pratiques constamment remaniés au sein d’interactions sociales (Raffnsøe, 2008).

Si, pour se faire sujet, l’individu intériorise des savoirs, des normes, des pratiques de nature sociale, il peut aussi s’en détacher. Selon Foucault, comme pour plusieurs autres (Durkheim, Dubet et Arendt par exemple), la subjectivation se joue sur une modalité paradoxale. Elle relève d’un processus qui comprend à la fois un assujettissement (effet d’une action exercée sur l’individu) et une possibilité d’autotransformation (travail de soi sur soi) où le sujet peut se définir de façon plus délibérée. La subjectivation va ainsi de pair avec l’idée que le sujet puisse remanier les effets des conduites auxquels il fait face pour arriver à ne pas se laisser gouverner comme ceci ou comme cela et ainsi de déterminer sous quels types de rapport à soi il accepte de se gouverner (Foucault, 1990). Cette possibilité de résistance, qui n’est toutefois pas toujours saisie, demande un travail actif de déprise de la part du sujet.

Dans une conception du langage telle que considérée par Stanley Cavell, la conversation humaine est un vecteur fondamental de subjectivation, notamment lorsqu’elle permet à l’individu de trouver sa véritable « voix » au sein d’une communauté de langage (Cavell, 1993 et 1996; Laugier, 2012). C’est en effet par la manifestation de cette dernière que la subjectivité peut, par et dans le social, participer à une transformation singulière de soi. Cette perspective est très utile pour penser la subjectivation dans le cadre scolaire avec des enfants, car elle permet de sortir d’une conception de la subjectivation par la rupture (pour se déprendre des conduites imposées) et d’aller vers une conception de la subjectivation par la conversation. On ne peut s’attendre à ce que de jeunes enfants remettent systématiquement en question les normes et savoirs de leur culture avant qu’ils aient même eu l’occasion de les intégrer réellement. Cependant, pour assurer une subjectivation qui peut être qualifiée, sinon de délibérée, du moins de singulière, il faut assurer qu’une certaine multiplicité de voix soit disponible. Une telle multiplicité donne la possibilité à l’enfant de converser / se con-ver-tir[6] au contact des autres et de se (trans)former suivant des lignes qui ne sont pas (sur)imposées.

2. Des pratiques et des conceptions du bien-être : interprétation des résultats sous l’angle des techniques de soi

Nous présentons dans les lignes qui suivent les pratiques du bien-être identifiées dans l’analyse des entretiens en fonction du type de travail sur soi qu’elles génèrent et des raisons relayées pour leur mise en place. Notons d’emblée que le personnel scolaire interviewé intègre dans bien des cas des pratiques de bien-être sans avoir nécessairement recours à des plans régulés et systématiques d’intervention[7].

Les pratiques identifiées sont généralement intégrées à différentes activités de façon sporadique selon les besoins spécifiques du moment (par exemple, en présence d’un groupe agité, lors d’une intervention individualisée, lors de transitions entre activités). Nous les avons regroupées en trois catégories (non exclusives) selon le type de techniques de soi qu’elles génèrent : les techniques d’écoute (perception), les techniques d’autorégulation, les techniques d’expression (voir tableau 1). Ces trois catégories représentent en partie la typologie des techniques de soi construite par Lorenzini (2015) sans s’y cadrer parfaitement, puisqu’elles ne sont pas aussi étanches qu’il pourrait sembler. Aussi, nous avons choisi des catégories qui reflètent mieux l’expérience concrète des pratiques avec les élèves telle que rapportée dans les entretiens au lieu de contraindre leur propos a priori dans un cadre trop prédéfini.

Tableau 1

Pratiques et activités de bien-être en tant que techniques de soi[8]

Pratiques et activités de bien-être en tant que techniques de soi8

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2.1. Techniques d’expression de soi (techniques de la parole)

Les techniques d’expression de soi regroupent différentes pratiques d’écriture réflexive (journal de bord, récit d’un événement personnel, dessin réflexif…) ainsi que des pratiques de dialogue qui amènent l’élève à identifier ses émotions, à se les dire à lui-même pour les communiquer à autrui. Ces techniques s’associent souvent à des activités qui ont pour visée d’amener l’élève à résoudre des situations conflictuelles seul, avec un adulte ou avec les pairs. L’identification de conflits et de problèmes par la rédaction d’écrits parfois destinés à une lecture en groupe (p. ex., poubelle à tracas, ou worry box)[9] figure parmi les pratiques présentes au sein des entretiens, qui concernent l’expression de soi et dont la visée est souvent d’amener l’élève à surmonter des situations conflictuelles.

Il en est de même pour les dialogues entre les pairs lors de discussions de groupes (notamment par des discussions au sein de conseils de coopération ou de conseils de classe). Cette expression de soi repose en grande partie sur la capacité à rendre compte du vécu émotionnel de l’élève. La presque totalité des répondants (N13) insiste en effet sur les capacités des élèves à « nommer », « identifier », « communiquer » et « partager » leurs « émotions ». Qu’elles se manifestent ou non par écrit, les techniques d’expression de soi peuvent aussi prendre la forme de confidences entre l’élève et une personne interlocutrice (enseignant, psychoéducateur, animateur).

Pour les répondants, cette expression de soi vise avant tout le développement d’un sentiment de confiance que l’élève doit éprouver envers lui-même et son milieu. Le bien-être relève en effet pour la majorité des répondants (N11) de « la confiance en soi, de la capacité à établir des relations avec les autres » tout comme d’un « sentiment de sécurité » que l’élève éprouve dans ses relations avec autrui (N6).

2.2. Techniques d’autorégulation (techniques du corps et de la pensée)

Les techniques d’autorégulation présentes au sein des entretiens ont pour principales visées d’amener l’élève à s’apaiser et à se concentrer pour qu’il contrôle ses émotions, ses comportements et ses pensées à des moments précis. Les méditations dirigées par des vidéos en ligne, à l’instar de La petite grenouille ou de Petit bambou, figurent parmi les pratiques d’autorégulation présentes dans les entretiens qui amènent l’élève à effectuer simultanément un « travail » sur ses émotions et ses pensées. Des exercices de yoga, des techniques de respiration et d’écoute du battement de coeur, des exercices de calligraphie et de coloriage de précision sont également mis de l’avant afin d’amener l’élève à s’apaiser et à se concentrer (figure 1). L’autorégulation peut également être mise en pratique par des techniques qui façonnent concrètement le corps et sa relation à l’environnement. Les marches (individuelles ou en groupes), les exercices d’étirement, les siestes, la manipulation d’objets (balles antistress) en classe sont des exemples de ces pratiques. Ces techniques d’autorégulation sont, dans bien des cas, utilisées pour tempérer le climat de classe et le niveau d’agitation d’un groupe ou d’un élève en particulier à des moments précis d’une journée et faire en sorte que les élèves s’orientent vers un état d’esprit propice à la réalisation d’activités dans la classe.

Les techniques d’autorégulation sont fortement liées aux dispositions émotionnelles des élèves, notamment lorsque vient le moment de nommer, de vivre ou d’exprimer ses émotions. Le « contrôle », la « gestion » et la « régulation » émotionnelle occupent en effet une place non négligeable dans la préoccupation pour le bien-être des élèves chez les répondants (N12). Sans que la régulation émotionnelle soit mise en place de façon systématique dans toutes les pratiques évoquées par les répondants et répondantes, elle apparaît grandement favorisée par les diverses techniques d’apaisement (médiations, silence, isolement) et, dans une large mesure, lors de moments où l’élève est amené à prendre conscience de ses émotions et à les exprimer :

[...] c’est souvent ça notre problème avec nos élèves…ils vivent des émotions d’adulte ou ils vivent des émotions qu’ils ne comprennent pas parce qu’ils n’ont pas cette maturité, donc il faut apaiser, calmer.

C’est le genre d’émotions qu’il [l’élève] va vivre quand il est à l’école… il doit avoir la capacité de les exprimer et de les gérer.

L’autorégulation entretient également un lien étroit avec la question des apprentissages. Elle est en effet pour les répondants (N12) un moyen d’amener l’élève à une disposition d’esprit pour apprendre. La présence marquée au sein des entretiens d’expressions tels « disponible à (aux) l’apprentissage(s) » et « disposé aux apprentissages » illustre que ces techniques visent pour une bonne part à susciter des autorégulations cognitive et émotionnelle (Shanker, 2013) pour permettre aux élèves d’évacuer toute distraction (stimuli externes ou émotions) :

S’ils ne sont pas bien, ils n’apprendront pas. S’ils ne sont pas stimulés, motivés, disponibles, ça ne rentrera pas. L’information est déjà super difficile à [faire] entrer et à traiter : on va prendre tous les canaux qu’on peut prendre pour [faire] entrer de l’information.

[...] c’est vraiment de favoriser une espèce d’état où il est disponible à l’apprentissage, où il n’est pas envahi par tout ce qu’il vit ailleurs.

Cette disposition amène l’élève à être ouvert à, enclin à, prêt à… et illustre le processus par lequel l’élève se tourne vers un champ d’actions prédéterminées, celui des apprentissages. Cette orientation du bien-être s’associe ainsi à une forme d’inclination (au sens psychologique) qui amène le sujet à s’orienter vers une finalité extrinsèque à la régulation. L’autorégulation émotionnelle constitue finalement pour certains (N8) le moyen d’atténuer le stress et l’anxiété que les élèves éprouvent à l’école ou dans la vie en général[10] :

Il faut que tu [l’élève ou l’individu en général] sois conscient de toi et tu ne peux pas apprendre, tu ne peux pas être disponible cognitivement, si tu es trop pris par ton insécurité, ton anxiété, tes émotions.

2.3. Techniques d’écoute (techniques de la pensée et de l’attention)

Les entretiens nous révèlent aussi la présence de techniques d’écoute. Celles-ci engendrent une attention qui diffère de la forme d’attention propre aux techniques de présence attentive (mindfulness) évoquées précédemment, lesquelles sont largement axées sur l’expérience individuelle du moment (l’ici et le maintenant) (Litalien Pettigrew, 2019). Bien qu’elles soient liées à une expérience du présent, certaines techniques d’écoute rapportées par les interviewés amènent l’élève à se laisser porter par des dimensions esthétiques et humaines qui vont au-delà de sa culture première. Elles visent à transformer la perception par l’attention à des styles et gestes d’autrui. Elles peuvent ainsi amener l’élève à percevoir une dimension esthétique au sein d’une image ou d’une musique, ou encore l’amener à percevoir et reconnaître l’autre :

On essaie d’intéresser aux autres élèves : « Lui aussi, il est allé au parc comme toi; lui aussi a un chien. »

Je vais encourager les élèves, lorsque vient le moment de jouer un petit bout d’une pièce, de dire leurs commentaires ou juste apprécier [l’harmonie du moment].

On parle de sujet comme ça [l’amour, le bonheur ou l’amitié] parce que c’est ce qui les interpelle et nous aussi, en [sic] quelque part, on veut trouver quelque chose qu’ils apprécient parce qu’ils vont avoir envie d’en parler.

Les entretiens montrent que ces techniques s’actualisent souvent lors de dialogues informels, ou encore lors de discussions de groupe dans lesquels les élèves discutent de leurs vécus quotidiens sans contraintes[11]. Se manifestant parfois au sein d’activités qui amènent l’élève à être sensible à des éléments singuliers de la vie quotidienne (anecdotes du quotidien, trait de personnalité, habitudes de vie de ses pairs et de l’adulte…), ces techniques nous semblent propices au développement d’une sensibilité éthique qui oriente l’attention vers la trame de notre vie de tous les jours, les manières ordinaires de vivre (Lorenzini, 2015; Laugier, 2005, 2011).

3. Techniques et discours du bien-être : entre subjectivation imposée et singulière

Tel que nous le mentionnions en début d’article, la culture du bien-être et ses dispositifs ne sont pas sans incidence sur le processus de subjectivation des élèves et il convient de nous demander quelles sont les subjectivités susceptibles d’être engendrées en contexte scolaire. Disons d’emblée que le fait de socialiser les élèves et de les introduire à certaines normes n’est pas un problème en soi et est nécessaire pour faire société. Toutefois, lorsque des pratiques s’imposent et s’institutionnalisent au nom du bien-être, et que des critiques portent à croire qu’elles bénéficient davantage aux institutions qu’aux individus (p. ex., Sennett, Ahmed, Dardot et Laval, etc.), il importe d’évaluer la valeur de telles critiques. Bien que cette recherche ne permette pas de déterminer les effets à long terme de ces pratiques sur les subjectivités, elle permet à tout le moins de mieux comprendre la manière dont les enseignants ou les intervenants se les expliquent, de contempler ainsi un portrait plus réaliste de leurs intentions pédagogiques et de la validité des craintes que l’on peut avoir. Deux dangers potentiels des techniques de soi identifiées dans les entretiens et une piste de solution semblent mériter une attention particulière.

3.1. Expression de soi ou émotivisme fragilisant?

Les techniques d’expression de soi identifiées dans les entretiens étant liées à des attitudes complexes et fortement contextualisées, il n’est pas évident de cerner avec précision leur impact sur la subjectivité. Si elles semblent pouvoir contribuer au « mouvement de va-et-vient » entre l’individu et le monde social qui rend possible la capacité à se singulariser par le biais de la conversation humaine, c’est-à-dire la capacité à reconnaître et à faire reconnaître sa voix au sein de la communauté (Cavell, 1969/2009, 1996), ces techniques nous semblent aussi pouvoir engendrer une certaine normalisation émotionnelle qui ne permet pas une subjectivation singulière et qui pourrait même fragiliser les élèves.

En effet, l’invitation fréquente que les élèves reçoivent à « nommer » leurs émotions suscite des interrogations chez certaines personnes intervenantes, surtout lorsqu’elle est adressée en contexte de discussion de groupe :

[...] il faut tellement les accompagner là-dedans… ultimement, à quel point l’élève a exprimé ce qu’il voulait exprimer pour son bien-être si on a dû mettre tous les mots dans sa bouche, l’aider à tout exprimer.

En classe, l’expression de soi a parfois lieu lors d’activités qui amènent l’élève à choisir parmi un ensemble de catégories émotionnelles prédéfinies (« Quel type de poisson es-tu aujourd’hui? », « Tout le monde est dans la zone bleue », « La colère, c’est… / La tristesse, c’est… »). Comme de telles activités expressives sont généralement contraintes par le temps et ont lieu publiquement, il ne serait pas surprenant que l’élève choisisse rapidement parmi les options offertes (p. ex., je suis fâché. Pourquoi? Parce qu’il m’a volé mon jouet) au lieu de chercher réellement à comprendre ce qu’il ressent et pourquoi il se sent réellement ainsi dans le contexte de cette situation précise, en tenant compte, par exemple, de sa situation familiale, des rapports de force en jeu, de ce qui est arrivé plus tôt dans la journée, etc. Autrement dit, le temps manquerait pour amener l’élève à passer de l’émotion (ressentie) à un sentiment (exprimé par une narration), pour reprendre la distinction effectuée par Han (2016) ou encore Damasio (2013)[12]. Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure de telles pratiques expressives aident ou non l’élève à être en accord avec lui-même, à se libérer du non-sens de l’inexpressivité et à parvenir « à dire ce qu’il veut dire » et trouver sa propre voix (Cavell, 1969, p. 98). Il y a lieu de se demander s’il n’y pas là une imposition dans l’expression qui nuit au processus d’identification de l’élève. Sans le recul sur les sentiments et les expériences qui seraient différentes des autres, cette forme d’expression émotionnelle peut difficilement jouer le rôle identitaire de « garde-fou de Soi[13] » (Kaufmann, 2005). De façon peut-être plus importante encore, elle contraint le sujet au monde de ses émotions immédiates au lieu de l’introduire progressivement à celui des sentiments, c’est-à-dire le monde où le sujet désigne ses émotions en leur donnant une signification au sein de son expérience.

Dans leur ouvrage The dangerous rise of therapeutic education, Ecclestone et Hayes (2018), mettent en évidence de nombreuses dérives auxquelles les exercices de littératie émotionnelle peuvent mener : l’élève peut, par exemple, s’identifier à des émotions qu’on lui a appris à nommer ainsi de façon routinière sans réfléchir ou il peut internaliser des étiquettes qui détournent l’attention des systèmes ou structures qui pourraient les expliquer, limitant l’expérience de l’individu à un déficit émotionnel, ce qui le rendrait de surcroît plus facilement manipulable (p. 36-37). Cela pourrait même engendrer une certaine fragilisation émotionnelle chez des élèves dans la mesure où l’on suggère à l’enfant (en santé) qu’il est émotionnellement vulnérable et qu’il a besoin de support (ibid.). Des expressions comme « manque de confiance », « besoins à combler », « conflits intérieurs » sont des exemples de vocabulaire qui, lorsque intériorisé par l’élève, pourrait, selon les auteurs, le fragiliser[14]. L’ouvrage regorge d’exemples issus d’études empiriques pour illustrer cela. Cependant, comme nous le verrons plus loin, les activités mises en place par les personnes intervenantes peuvent aussi laisser place à une souplesse dans l’expression de soi qui permet d’éviter d’engendrer ce type de dérives.

3.2. Autorégulation émotionnelle ou adaptation fonctionnelle?

Encore ici, il n’est pas facile d’évaluer avec précision l’impact que peuvent engendrer sur la subjectivité des techniques d’autorégulation (gestion de soi, contrôle de soi, régulation émotionnelle, etc.) identifiées dans la présente recherche. Alors que la formation de compétences socioémotionnelles chez les élèves pourrait constituer un outil scolaire de subjectivation singulière dans la mesure où ces dernières ont pour objectif de développer la maîtrise de soi, c’est-à-dire permettre au sujet de prendre une distance par rapport à lui-même et se constituer aussi librement que possible comme sujet, cette finalité de la subjectivation ne semble pas être toujours présente. Ces pratiques sont imposées et l’analyse des entretiens ne montre pas une préoccupation chez les personnes enseignantes ou les autres acteurs scolaires pour une telle prise de distance réflexive. L’insistance des répondants sur l’importance de susciter chez les élèves le calme et l’apaisement en vue des apprentissages semble indiquer que les techniques d’autorégulation visent avant tout une adaptation fonctionnelle au système, ce que l’on observe notamment par la récurrence des termes « apprentissages » et « émotions », qui réfèrent à la nécessité pour l’élève d’être émotionnellement disposé à apprendre, malgré les aléas de son milieu de vie personnel, social ou scolaire.

Allant dans ce sens, plusieurs sociologues et philosophes contemporains suggèrent qu’en offrant des voies d’apaisement, de telles techniques de soi s’en tiennent surtout à former le sujet afin qu’il soit en mesure de supporter les effets anxiogènes engendrés par son environnement (souvent axé vers la performance), et donc que ces techniques participent indirectement à consolider le statu quo[15]. Par ailleurs, ces auteurs estiment qu’en accentuant la capacité de chacun à s’autoréguler, ces techniques contribuent à amoindrir la nécessité de la critique. En apprenant à gérer ses émotions, et en travaillant sur lui-même, le sujet apprend à considérer les méfaits anxiogènes du monde contemporain comme un conflit interne à régler et non comme un problème à dénoncer et à aborder collectivement.

Bien entendu, il est souhaitable que les élèves soient disposés à apprendre, mais l’élaboration de dispositifs et de techniques de bien-être doit tout de même nous amener à interroger leur rôle, car si ces techniques ont le potentiel d’aider les élèves à se subjectiver en leur montrant comment s’autoréguler et être en contrôle, elles semblent surtout, à la lumière des analyses, engendrer une subjectivité purement adaptative aux apprentissages formels ainsi qu’aux exigences d’évaluation, de performance et de réussite qui façonnent le monde scolaire actuel. Comme nous en avons déjà discuté plus en détail ailleurs (Schwimmer, 2021), rien n’indique qu’elles ne pourraient pas participer à une forme de raffinement de la gouvernementalité néolibérale par l’assujettissement aux principes de la performance et de la concurrence, en inculquant depuis l’enfance les moyens de surmonter le stress et l’anxiété générés par le néolibéralisme, si l’on ne fait pas attention[16]. Il importe de souligner que l’analyse des propos sur l’autorégulation montre néanmoins une préoccupation importante des personnes enseignantes pour la capacité d’écoute et d’empathie que ces techniques peuvent générer, ce qui a sans doute le potentiel de contribuer à la singularisation.

3.3. Écoute, perception et sensibilité transformatrice

Stanley Cavell et plusieurs commentateurs de son oeuvre nous le rappellent : la subjectivation se manifeste par la capacité à trouver au sein du tissu de la vie ordinaire sa propre voix (Cavell, 1993; Laugier, 2005, 2012). Dans l’optique cavellienne d’une transformation de soi par la relation au monde et à autrui, cette voix se manifeste dans la conversation humaine et par l’affinement de notre sensibilité éthique.

Plusieurs pratiques et conceptions du bien-être évoquées par les répondants et répondantes semblent actualiser ce travail de perception et d’expression qui amène l’élève à développer sa propre voix (cf. les techniques d’écoute de la section 2). Des répondants et répondantes ont en effet associé au bien-être différentes pratiques, comme l’écoute de pièces musicales, l’observation d’images, des dialogues entre l’adulte et l’élève, des dialogues en groupes sur différents sujets, l’écriture, etc. Ces pratiques nous apparaissent comme des occasions de subjectivation qui permettent à l’élève d’affiner sa perception du monde pour saisir le sens de ses actions et la portée de sa propre expression.

Dans le contexte d’activités axées sur la perception d’une dimension esthétique (image, musique), ces techniques offrent en effet la possibilité à l’élève de percevoir et d’interpréter le monde par un changement de perspective constant. Elles engendrent, par cette sortie de soi, un monde de perceptions et de construction de sens qui est propre à chaque élève. Dans le contexte d’activités dans lesquelles la conversation n’est pas balisée par la résolution imminente de conflits ou l’identification des émotions, ces techniques d’écoute amènent l’élève à développer une sensibilité à la singularité des actions et des individus qui constituent son environnement quotidien. Elles offrent ainsi la possibilité de mettre en branle la reconnaissance d’autrui (acknowledgment), tout comme la revendication individuelle (claim) que la dimension éthique d’une conversation humaine rend possible (Cavell, 1996; Laugier, 2012). Ces techniques de bien-être semblent, dans cette optique, favoriser des pratiques permettant à l’élève de se déprendre de certaines significations et formes de vie pour développer un langage qui exprime sa propre « adéquation au monde », pour se singulariser. Cette sensibilité à l’écoute et à l’expression, qui nous est révélée par l’insistance des répondants et répondantes envers les dialogues informels et l’expression singulière de leurs élèves, nous apparaît de mise pour faire contrepoids à une certaine normalisation des émotions et au développement parfois instrumental d’un rapport à soi et au monde.

Conclusion

Les résultats présentés dans cet article montrent comment les techniques de bien-être pratiquées à l’école primaire s’inscrivent dans une culture globale du bien-être véhiculée dans les milieux éducatifs de nos jours. Ils nous révèlent que la conduite de ces techniques est, pour une bonne partie, guidée par un réel souci d’amener l’élève à entrer sereinement en relation avec soi et le monde. Ce souci semble engendrer des techniques de bien-être qui sont susceptibles de développer chez l’élève des attitudes pouvant être bénéfiques pour aider l’élève à se singulariser, comme la confiance en soi, l’empathie et l’écoute de l’autre.

Toutefois, la prédominance au sein des entretiens de certaines techniques d’autorégulation et d’expression révèle des formes de subjectivation imposée qui, de façon subreptice et sans doute involontaire, peuvent amener les élèves à se conformer à une forme de gouvernementalité néolibérale, ou encore au culte de l’émotivisme qui façonne notre époque. La question se pose quant aux limites d’une standardisation des pratiques qui se veulent régulatrices. Face aux techniques de bien-être qui tendent à imposer des formes de subjectivités préétablies, il nous semble préférable de mettre en pratique des techniques de bien-être qui orientent l’élève vers des pratiques d’expression et d’écoute de soi plus libres (comme le font plusieurs enseignants et enseignantes interrogés) ou vers des contenus socioculturels qui sont extérieurs à sa personne.

Il est révélateur d’observer que les personnes interrogées n’associent presque jamais le bien-être avec les savoirs à enseigner eux-mêmes ou l’initiation à une culture commune d’appartenance. Une conception du savoir ou de la culture comme pouvant conduire au bien-être semble ainsi presque inexistante. Or, comme le soulignent certains (p. ex., Sennett, 1977; Statius, 2011), l’introduction à des pratiques culturellement partagées (qui ne relèvent donc pas de l’intimité privée de l’élève) peuvent engendrer une « distance libératrice à soi » qui est non seulement nécessaire au sentiment d’adhésion et de participation à une communauté plus large, mais semble aussi aller de pair avec une confiance en soi et un sentiment de sécurité essentiels au bien-être. En s’écartant d’une simple technicisation du bien-être, de telles pratiques auraient l’avantage d’aborder le problème d’une potentielle normalisation involontaire.