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La recherche ethnographique dont il sera question ici s’inscrit dans un mouvement international pour la reconnaissance de pratiques et d’environnements sociaux qui favorisent l’alphabétisme et la participation de toutes et de tous au développement durable, mouvement qui a pris un virage majeur lors de la Cinquième Conférence internationale sur l’éducation des adultes (UNESCO 1997). Cet article propose une réflexion sur l’alphabétisme du point de vue de l’éducation non formelle des adultes en milieux communautaires. Il s’agit d’un point de vue marginal dans les sciences de l’éducation qui, encore aujourd’hui, confondent souvent éducation et scolarisation. L’éducation non formelle peut être envisagée comme un espace d’apprentissage modulé par les préoccupations quotidiennes des gens qui le fréquentent, animé par des personnes aux formations hétérogènes, faiblement réglementé, axé sur des projets plus que sur des programmes, où l’apprentissage, le partage, le détournement, la transmission ou la création de codes, qu’ils soient écrits, techniques, graphiques, musicaux ou autres, interviennent au cours d’un processus global de développement des personnes, des collectifs et des communautés locales.

L’accent sera mis ici sur des résultats descriptifs d’une recherche ethnographique sur la culture de l’écrit d’organismes communautaires[1]. Le texte précise d’abord dans quel sens le terme « alphabétisme » est utilisé et présente ensuite quelques-uns des résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA). Puis la méthodologie de cette recherche ethnographique, les organismes et les personnes y ayant participé sont présentés sommairement. Ensuite, l’article fait état de pratiques de l’écrit observées sur le terrain, de questionnements des acteurs face à l’usage de l’écrit dans des groupes composés de jeunes gens peu scolarisés et d’éléments du rapport à l’écrit des acteurs. La conclusion s’attarde à cinq points qui permettent d’affirmer que les milieux communautaires de l’insertion favorisent le maintien d’acquis en lecture et en écriture chez des jeunes gens non diplômés, tout en exposant des réserves quant aux effets sur le développement de nouvelles capacités individuelles de lecture et d’écriture chez les jeunes gens peu scolarisés.

Alphabétisme, alphabétisation, littératie

Le terme « alphabétisme » a été adopté dans les milieux francophones d’éducation des adultes au Canada après la publication du rapport canadien de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA), rapport dont le titre en français est Lire l’avenir : un portrait de l’alphabétisme au Canada (Statistique Canada 1996). Dans le rapport international de l’EIAA, en français, on a préféré le terme « littératie » (Organisation de coopération et de développement économiques et Statistique Canada 1995) à celui d’alphabétisme. Les termes « alphabétisme » ou « littératie » ont un sens distinct de celui d’« alphabétisation », alors qu’en anglais, le terme literacy est utilisé pour désigner l’alphabétisme et l’alphabétisation. De plus, en français, le terme « alphabétisation » est peu utilisé pour parler de l’apprentissage du lire, de l’écrire, du compter des enfants, alors que literacy l’est beaucoup plus souvent[2].

Au Québec et au Canada, l’« alphabétisation » désigne généralement les processus d’apprentissage/enseignement de la lecture, de l’écriture et du calcul chez les adultes. L’« analphabétisme » désigne un phénomène social qui mettrait en lumière les incapacités ou les difficultés fonctionnelles à lire, à écrire ou à compter d’un groupe important de la population adulte. En France, on distingue l’analphabétisme de l’illettrisme. Les personnes dites analphabètes sont celles qui ne connaissent pas l’alphabet et, par extension, n’ont jamais été scolarisées. Les personnes dites illettrées ont été scolarisées, plus ou moins longtemps, et rencontrent des difficultés importantes en lecture, en écriture ou en calcul. L’attention est ici portée sur le manque (ce qui n’est pas), alors que la notion d’« alphabétisme » ou celle de « littératie » s’intéresse aux capacités (ce qui est)[3].

Pour les responsables de l’EIAA, l’alphabétisme, ou la littératie, désigne les capacités des adultes à traiter l’information présente dans les imprimés et autres écrits de manière à ce qu’ils puissent fonctionner dans la société, parfaire leurs connaissances et accroître leur potentiel. Trois catégories de capacités sont définies dans l’EIAA et ont été testées de façon distincte : les capacités de lecture et d’écriture à l’égard de textes suivis (articles de journaux, correspondance, fiction, etc.) ; les capacités de lecture et d’écriture à l’égard de textes schématiques (formulaires, cartes routières, tableaux et graphiques, etc.) ; les capacités de lecture et d’écriture à l’égard de textes au contenu quantitatif (calcul de l’intérêt sur un emprunt, bons de commande, etc.).

Cinq niveaux de capacités de l’EIAA ont été établis pour chacune des trois catégories. Le premier niveau requiert peu de capacités. Le deuxième niveau est identifié comme celui où se trouvent « les personnes qui ont appris à se débrouiller dans la vie de tous les jours […] mais qui auraient de la difficulté à acquérir de nouvelles compétences professionnelles exigeant un niveau supérieur de capacités » (Développement des ressources humaines Canada 1997 : 3). Le troisième niveau, dans les trois catégories de capacités, est considéré dans plusieurs pays comme le seuil à maintenir pour rester actif dans la nouvelle économie. Les niveaux supérieurs, le quatrième et le cinquième, seraient nécessaires pour certains emplois seulement. Les résultats de l’EIAA laissent entrevoir un lien, d’une part entre l’utilisation régulière des capacités de lecture au travail et à la maison et, d’autre part, leur maintien et leur amélioration (Organisation de coopération et de développement économiques et Statistique Canada 1995 ; Statistique Canada 1996).

Ainsi, les activités de la vie courante, les activités professionnelles et les activités de formation, qui permettent de mettre en pratique ses capacités de lecture ou d’écriture, favoriseraient l’alphabétisme, peu importe le niveau de capacités en lecture des personnes, sans pour autant être des activités d’alphabétisation[4]. Le « manque de pratique de la lecture constitue un problème pour de nombreuses personnes sans emploi, étant donné que leurs capacités de lecture sont déjà relativement faibles » (Statistique Canada 1996 : 53). Les jeunes gens non diplômés qui sont sans emploi, ou dans un emploi qui ne leur permet pas de mobiliser leurs capacités de lecture, font partie des groupes les plus à risque de voir leurs capacités de lecture décliner.

Recherche ethnographique en milieux communautaires

Dans la recherche sur les mesures d’insertion, ce sont les jeunes gens non diplômés qui sont identifiés comme les plus grands consommateurs de telles mesures (Rochas 1998 ; Werquin 1996). Certaines d’entre elles sont placées sous la responsabilité d’organismes communautaires. Au Québec, la majorité des organismes communautaires jeunesse oeuvrant spécifiquement en insertion sociale et professionnelle ont été créés dans les années 1990. Le milieu communautaire paraissait particulièrement intéressant, compte tenu notamment de sa « culture du lien social » (Laville et Sainsaulieu 1997 : 291), pour connaître les pratiques de l’écrit dans lesquelles des jeunes gens peu scolarisés étaient engagés, alors qu’ils n’étaient ni étudiants ni salariés.

La méthodologie a été conçue de manière à ne pas introduire de biais de type scolaire, comme l’utilisation de questionnaires ou de tests de capacités. Les objectifs visaient à décrire les pratiques de lecture et d’écriture dans des « projets de formation »[5] menés en groupe, mais aussi les pratiques de lecture et d’écriture des intervenant(e)s, en amont et en aval des projets ou, pour reprendre le langage de l’interactionnisme symbolique, en représentations et en coulisses (Goffman 1973). Ces pratiques sont en partie observables, mais pour en comprendre le sens, la connaissance de certains éléments du rapport à l’écrit des intervenant(e)s, mais aussi des jeunes gens avec qui ils sont en interaction, était incontournable. Cette connaissance du rapport à l’écrit des acteurs paraissait d’autant plus nécessaire (même en restant partielle), que les intervenant(e)s disposent d’une importante marge de manoeuvre dans le choix des activités de groupe et que les participant(e)s semblent y avoir un grand pouvoir d’influence (Maroy 1997).

La méthodologie centrale de ce projet de recherche est l’ethnographie (Clifford et Marcus 1986 ; LeCompte et Preissle 1993 ; Marcus 1998 ; Paillé 1998) à référence implicative (Kohn et Nègre 1991) avec une sensibilité interactionniste (Goffman 1973) et un effort, malgré les contingences d’un milieu caractérisé par la précarité, la mobilité des acteurs, la fragilité et la brièveté des projets, de procéder à l’analyse par théorisation ancrée (Paillé 1994, 1996). Le type d’observation choisi est celui de l’observation à découvert (Peretz 1998) avec un rôle d’observatrice participante. Le type de participation qui semblait le plus crédible, compte tenu de mon implication antérieure dans le milieu, était celui de l’« intervenant-expert » : il s’agit d’une position de « dédoublement, où l’on endosse un rôle interne reconnu » (Bruneteaux et Lanzarini 1998 : 167), où l’on est accepté(e) comme une tierce personne sans toutefois orienter les projets de formation comme peut le faire un(e) animateur(trice) ou un(e) participant(e). À titre de réalisatrice d’outils diffusés dans les milieux communautaires d’insertion (Bélisle 1995 ; COFFRE, ICÉA et Relais-femmes 1989), je devais être particulièrement vigilante, compte tenu de l’objet de cette recherche, la culture de l’écrit, vis-à-vis du danger d’ethnocentrisme lettré (Lahire 1999).

Quant à la référence implicative, cette posture méthodologique suppose que, tout au long de sa présence sur le terrain et des rencontres, la chercheuse occupera l’espace à un niveau interpersonnel et à un niveau intra-personnel. Au niveau interpersonnel, il s’agit de « tenir une place suffisamment bien ancrée dans la situation pour pouvoir l’apprécier au mieux, sans pour autant modifier le cours naturel des choses », tandis qu’au niveau intra-personnel, la chercheuse doit « se permettre l’expérience de ce qui se passe tout en contrôlant ses émotions et ses partis pris » (Kohn et Nègre 1991 : 213), accepter de se laisser atteindre intérieurement et de se laisser surprendre par les événements auxquels elle assiste et participe. L’attention portée aux étonnements est centrale à cette approche : surprises de raison (mise à jour continue des présupposés), surprises de statut social (prise de conscience de la position réelle donnée à la chercheuse par les acteurs) et surprises expérientielles (réactions psychologiques et affectives à des événements)[6].

Outre l’observation participante à référence implicative dont les notes ont été consignées, d’abord dans un carnet de terrain, puis transcrites et élaborées dans un journal de recherche, j’ai procédé à quelques centaines d’entretiens informels au cours de plus de 60 jours de présence sur le terrain, de 1998 à 2001, ainsi qu’à des communications par téléphone ou par Internet, à dix entrevues semi-dirigées, en équipe ou individuelles, avec six animatrices et deux animateurs des projets observés (lorsque cela était possible, au moins deux entrevues avec les mêmes personnes) et une entrevue à la fin des projets avec dix-huit jeunes gens. J’ai également recueilli des productions écrites utilisées dans le cadre des activités observées. J’ai également procédé à une tournée de validation des premières analyses auprès des six organismes communautaires ayant participé à la recherche (Bélisle 2001b).

La recherche s’est déroulée sur quatre sites animés par six organismes communautaires québécois offrant des formations de groupe à des jeunes gens âgés d’entre 16 et 30 ans. Les projets sont d’une durée de cinq semaines à six mois et visent la préparation à l’emploi avec un volet de [re]connaissance de soi. Quatre des cinq projets étudiés donnent lieu à des allocations aux jeunes gens et trois de ces projets, s’étalant sur quelques mois, misent sur la production (par exemple, l’aménagement de pistes cyclables)[7]. Les organismes communautaires participant à la recherche ont pignon sur rue dans des municipalités de 40 000 habitants et moins. Quatre organismes sont des Carrefour jeunesse-emploi (CJE), un autre est un organisme de travail de rue et le sixième fait de l’éducation écologique. Les quatre sites sont de régions administratives différentes ayant toutes une forte présence rurale, des revenus moyens et une scolarité moyenne ne dépassant pas la moyenne québécoise ainsi qu’une faible présence d’immigrant(e)s.

Les 41 jeunes gens ayant participé à la recherche sont âgés d’entre 16 et 29 ans. Plus de la moitié ont entre 17 et 19 ans. Leur scolarité varie de la première année du secondaire au diplôme d’études secondaires (DES) ou au diplôme d’études professionnelles (DEP). Dix d’entre eux ont fréquenté des cheminements particuliers de formation. Ont participé aux projets observés 24 jeunes hommes et 17 jeunes femmes. Les jeunes gens qui participent aux projets étudiés rencontrent diverses difficultés d’insertion, parmi lesquelles — c’est le cas pour plusieurs d’entre eux — l’impossibilité de fournir une preuve écrite de leurs connaissances et compétences aux employeurs qui demandent couramment un diplôme de secondaire cinq pour des emplois non spécialisés. Plusieurs sont en contact avec des réseaux de travail clandestin (et ont un revenu d’un travail de construction ou de mécanique non déclaré par exemple) ou de travail illégal (culture et/ou vente de marijuana, prostitution). Les bandes de motards criminalisées font partie de l’univers, imaginaire ou réel, de plusieurs jeunes gens de trois des projets observés.

Parmi les huit animatrices et les deux animateurs des cinq projets étudiés, huit ont 30 ans ou moins et sept sont fraîchement diplômés, soit depuis moins de cinq ans. Leur formation scolaire est hétérogène : quatre personnes ont un diplôme technique de niveau collégial (trois en éducation spécialisée et une en travail social) ; six ont un diplôme universitaire de premier cycle (trois dans le domaine de l’orientation professionnelle, une en psycho-éducation et une autre en animation ; la dernière personne est autodidacte, ayant plusieurs formations non formelles à son crédit, notamment en journalisme). Pendant leurs études, plusieurs intervenant(e)s se sont projetés dans la Fonction publique, le milieu scolaire ou institutionnel. Au moins six personnes sur dix travaillent en milieu communautaire à défaut d’avoir trouvé un poste stable en milieu institutionnel où le salaire et la sécurité d’emploi sont plus attrayants.

Omniprésence de l’écrit

Dans le milieu de notre enquête, l’écrit, comme usage d’une langue écrite, de codes graphiques sur support, est partout à la fois. Il est objet, document imprimé ou non, qui contient des codes graphiques sur du papier, du tissu, du métal, du verre, etc. Il peut aussi, par exemple, apparaître sur un écran ou être tracé sur la peau. Les livres, les photocopies, les graffitis, les panneaux publicitaires, les documents électroniques avec codes graphiques, les paquets de cigarettes, les vêtements signés (dans la culture punk principalement) sont tous des écrits de l’environnement des projets de formation. Certains objets porteurs d’écrit sont visibles, évidents ou plus discrets, d’autres sont invisibles mais présents, plusieurs sont mentionnés mais absents, mais aucune situation n’a été observée où les objets écrits étaient inexistants.

Le phénomène d’omniprésence de l’écrit, visible ou non, est un terrain propice à un usage fréquent de l’écrit dans les projets et les interactions. Mais cet usage suscite de l’ambivalence chez plusieurs intervenant(e)s qui disent qu’il y a beaucoup de papier et que les participant(e)s aux projets de formation n’aiment ni lire ni écrire.

Les intervenant(e)s constatent que la grande majorité des participant(e)s arrivent à faire ce qu’on leur demande, mais que la résistance se fait sentir lorsqu’on demande des phrases complètes, des mots justes, des synonymes. Des dictionnaires sont mis à la disposition des jeunes gens, ainsi que des monographies d’emploi dans lesquelles ils peuvent puiser pour nommer leurs expériences. Lors de la sensibilisation aux normes du travail, les intervenant(e)s remarquent que certains jeunes ont de la difficulté à comprendre des mots, des concepts, à utiliser sans aide les documents de la Commission des normes du travail. Ils regrettent aussi que l’utilisation de l’écrit dans la planification et le suivi de la recherche d’emploi (listes d’employeurs, prises de rendez-vous, etc.) ne remporte pas beaucoup de succès auprès d’eux.

De façon générale, les propos des intervenant(e)s sur le rapport à l’écrit des jeunes gens sont souvent généralisés à partir d’un élément d’ordre affectif. Ainsi, Anne croit que les participant(e)s se limitent dans leurs écrits parce qu’ils « n’aiment pas ça écrire trop trop » ; Béatrice pense qu’au début du projet, les participant(e)s « avaient peur d’écrire » ; Benoît a eu le sentiment que les membres du groupe « ne s’intéressaient pas à l’écrit » et qu’il y en a « qui n’écriront jamais » ; Patrick croit que l’écrit est pour eux « un boulet » ; Virginie pense qu’« ils trouvent ça dur écrire » ; Suzie est persuadée qu’un participant comme Jimmy « déteste écrire » ; et Zoé croit que « ça les tanne quelqu’un qui écrit ».

Le « ça » global dans « ils n’aiment pas ça » fait référence, non pas aux pratiques légitimes socialement associées au livre, à la littérature ou à la « lecture seconde » (Berthier 1999), mais à une lecture informative relevant de pratiques prescrites en insertion sociale et professionnelle, soit celle en information scolaire et professionnelle, celle sur les saines habitudes de vie ou sur les ressources du milieu dans le domaine santé, du logement ou autre. Il fait aussi référence aux différents tests du conseil d’orientation, aux outils d’exploration de soi et à des témoignages publics. Ainsi, l’appropriation d’informations diverses, la complétion de tests standardisés et la mise en scène de soi par l’écriture sont trois activités distinctes de lecture et d’écriture qui sont confondues dans le même « ça ». Elles ont toutes en commun de faire appel à du texte court, généralement sans date et sans auteur. Il s’agit là de pratiques courantes chez les intervenant(e)s.

Face à la résistance des jeunes gens, plusieurs intervenant(e)s cherchent des moyens de les rendre plus participatifs. L’un des moyens utilisé par plusieurs est celui qui consiste à abandonner certaines activités qui demandaient de lire ou d’écrire (comme la lettre de présentation par exemple) ou de réduire le temps de travail individuel. Mais aussi, plutôt que de faire de la lecture silencieuse, ils proposent la lecture à haute voix ; plutôt que de faire des tests standardisés, ils proposent de nombreuses listes à cocher, inspirées de ces tests mais moins formelles ; de même, pour l’écriture de mise en scène de soi dans le curriculum vitae, ils fournissent des phrases toutes faites, des modèles à suivre et évitent, pour écourter, d’explorer la complexité des situations de travail vécues par les jeunes gens.

Toutefois, l’observation de nombreuses activités de groupe par une tierce personne et le reflet qui en est fait aux intervenant(e)s lors des entrevues et de la tournée de validation les amènent à nuancer leurs propos sur la résistance vis-à-vis de l’écrit. Ainsi, ce n’est pas à toute demande de lecture ou d’écriture que les jeunes gens opposent une résistance et tous les jeunes gens ne s’opposent pas à l’écrit. On trouve, dans tous les groupes, des jeunes gens qui s’investissent positivement dans l’écrit. Quatre attitudes principales vis-à-vis de l’écrit ont été documentées : l’effort, la bonne volonté, le retrait et le rejet. Ces mêmes attitudes ont été observées dans le travail des intervenant(e)s, lorsqu’ils sont à leur tour en situation de répondre à des demandes d’écrit de la part d’autrui (Bélisle 2003).

Pratiques suscitant la participation

Les listes informatives peuvent porter sur une variété de sujets traités de façon impersonnelle. Leur contenu est détaché de l’expérience des personnes et du groupe et il peut être utilisé dans une variété de contextes. Sur le troisième site, on en fait un grand usage : la liste des « drogues dont on abuse le plus souvent » regroupées par catégories, la liste sur les situations de conflits, la liste des besoins de la pyramide de Maslow, etc. Ces listes sont accompagnées de lectures commentées par l’animatrice et d’échanges entre des participant(e)s qui font preuve tantôt de dynamisme, tantôt d’apathie. Certains disent, en entrevue, qu’ils veulent garder et relire quelques-unes de ces listes qu’ils ont appréciées. La sélection se fait selon l’intérêt de chacun.

La pratique des listes à cocher suscite aussi la participation dans les premiers jours de la formation, mais elle perd vite de sa crédibilité et de son intérêt chez les participant(e)s. Cette pratique constitue une répétition de questionnements sur un bagage personnel intangible qui, en l’espace de quelques jours, ne présente pas de nouveautés.

On a cherché, on a dit comment de fois, on a écrit comment de fois : trois qualités, deux défauts. On l’a écrit comment de fois durant la formation. Dans quatre semaines, on va l’avoir écrit huit, neuf fois. Ça arrive un moment donné, tu t’écoeures là, t’écris tout le temps la même affaire, puis dans le fond, tes trois qualités, c’est jamais les mêmes. […] À longue là, je m’en venais tanné de tout le temps faire la même affaire puis on allait pas toucher l’emploi direct. […] Le monde expliquait leurs talents, ces affaires-là, c’était pas si pire, parce qu’en faisant ça, tu peux au moins voir dans quoi la personne aimerait s’en aller. Ça c’était pas si pire. Mais commencer à écrire trois qualités, trois défauts, puis tout le tra la la, puis cocher des affaires, qu’on a juste coché puis qu’on a remis dans nos documents là. Dans le fond, je pense que le trois quarts s’en rappelle même plus.

Fred, 20 ans, secondaire trois

Ce témoignage, d’autres participant(e)s l’ont fait en d’autres termes. Ils apprécient généralement les échanges qui suivent les réponses écrites aux listes à cocher, car ils leur permettent de connaître les expériences, les façons de penser et de faire, les projets de leurs pairs. Cela les aide à clarifier leur propre compréhension de leurs expériences, façons de penser et projets, mais aussi de connaître d’autres contextes de travail que ceux qu’ils ont eux-mêmes expérimentés. Cependant, les documents déclencheurs de ces échanges leur paraissent souvent répétitifs, car ils ne saisissent pas les nuances entre les énoncés. Les équipes d’animation des projets amalgament elles-mêmes régulièrement des notions différentes dans la littérature savante et professionnelle (par exemple, les termes : compétence, facilité, capacité).

Un troisième type de liste est celle des « choses à penser », proche des pense-bêtes de l’écriture ordinaire (Lahire 1993). Ces listes interviennent lorsque le sens pratique incorporé ou la mémoire ne suffisent pas, ou plus. Les listes de « choses à penser » sont préparées par une personne ou par un sous-groupe, à leur propre intention et/ou à l’intention du groupe, ou bien elles sont préparées de façon collective. Si les listes de « choses à penser » sont surtout des listes projectives pour planifier l’avenir à court ou à long terme, elles peuvent aussi être de type rétrospectif. Les listes rétrospectives jouent un rôle dans l’action ou servent à préparer une intervention verbale en quelques mots. L’ordre du jour inscrit au tableau par l’équipe du premier site est une de ces listes consultées et appréciées par plusieurs jeunes gens. Quelques participant(e)s font usage pour eux-mêmes de ces listes de « choses à penser ». Les listes rétrospectives faites en groupe aident, quant à elles, à constituer une mémoire collective d’activités vécues ensemble. Elles peuvent servir aux individus pour le choix d’expériences qu’ils veulent mettre en valeur dans leur présentation de soi.

Les listes expérientielles se distinguent des listes précédentes, car elles portent sur des situations précises, des tâches concrètes dans un contexte particulier. Elles sont personnalisées et contextualisées. Il a été possible d’observer plusieurs activités faisant appel à ce type de listes. Elles suscitent la contestation de certains membres du groupe ayant de la difficulté à comprendre le bien-fondé de l’écriture d’éléments de leur vie personnelle pour mieux se préparer à l’emploi.

Béatrice annonce qu’on continue avec la troisième colonne (la première portait sur les expériences, la deuxième sur les tâches et responsabilités). Elle dit : « vous écrivez des comportements que vous avez développés, comme minutieux, ponctuel… Des qualités, des habiletés que j’ai développées… Est-ce clair ou c’est juste moi qui se comprend ? » (Hochements de têtes) […] « Je veux que cette colonne là déborde ». Louis dit à Béatrice qu’il a été vendeur de pot (marijuana). Béatrice lui demande d’identifier des qualités nécessaires : initiative, minutieux, organisé, propreté, répond-il. « T’as tu ça comme qualités ? », demande Béatrice. […] « Une chance que j’étais pas pimp ! » commente Louis.

Extrait du journal de recherche

L’espace limité et la forme tabulaire du « prêt à écrire »[8] dans lequel les listes expérientielles sont demandées rassurent certain(e)s participant(e)s. Par ailleurs, le para-texte (par exemple, les lignes entre chaque colonne) devient une source de confusion pour celles et ceux qui veulent faire un véritable inventaire et s’investir dans l’écrit, qu’ils aient ou non des difficultés à le faire. Les listes expérientielles posent un dilemme aux intervenant(e)s, car s’il y a plus d’espace pour écrire et que le texte est en gros caractères, cela va demander plus de feuilles. Les feuilles, peu importe s’il y a beaucoup de texte dessus, demandent des manipulations et une organisation avec lesquelles plusieurs participant(e)s ne sont pas à l’aise. Aussi sont-elles souvent associées à « de la paperasse », ce qui suggère un caractère péjoratif pour les acteurs.

Si la liste est la pratique d’écriture la plus courante dans le milieu, la lecture à haute voix est la pratique de lecture la plus fréquente. L’oral permet d’attirer l’attention, de commenter un texte. La voix rend un peu plus personnel ce qui était à l’origine impersonnel. Elle introduit de la lenteur dans l’appropriation des consignes. Plusieurs micro-variantes existent : lecture de consignes avant un exercice individuel, lecture par des membres du groupe d’un texte qui sera discuté, lecture collée à un texte ou lecture commentée d’un texte. D’autres pratiques de lecture à haute voix sont présentes, mais elles constituent des activités hors de l’ordinaire. C’est le cas de la lecture de contes ou d’histoires associée par les protagonistes au jeu, à la tendresse, au plaisir et à la vie de famille. La pratique de la lecture à haute voix fait un pont entre l’oralité et l’écrit. C’est aussi, dans la plupart des variantes, une activité de lecture collective où il y a des relations, des regards, entre la personne qui lit et celles qui l’écoutent. Elle s’inscrit dans une relation de proximité. La lecture à haute voix est certainement plus fréquente que la lecture silencieuse dans les demandes des intervenant(e)s. Selon eux, si on veut que les consignes soient comprises, il faut prendre le temps de les lire en groupe. On peut aussi penser que cette façon de faire évite que l’écrit ne vienne briser la relation qui est centrale dans tous les projets de formation. C’est une pratique qui ne fait pas appel explicitement à la norme linguistique, mais dans laquelle les acteurs font usage de normes plus ou moins incorporées. On ne travaille pas sur la lecture mais avec la lecture.

À l’opposé de la liste au contenu non contextualisé ou décontextualisé, le texte suivi et contextualisé est plus rare mais tout de même présent dans tous les sites. De courts récits sont produits par les participant(e)s dans le cadre des projets de formation, voire exceptionnellement par les intervenant(e)s. Ces témoignages, individuels ou collectifs, sont généralement courts et reçus très positivement par les équipes d’animation qui voient là un investissement positif particulier dans la démarche en cours. « De les lire, ça m’épatait qu’ils aient pu écrire ça. Ça m’a donné de l’énergie pour continuer » explique Suzie en entrevue, alors qu’elle commente les témoignages écrits demandés aux jeunes gens dans un moment de crise interne.

Toutes et tous ont un rapport à l’écrit

Contrairement à ce que certain(e)s intervenant(e)s de l’insertion pouvaient croire au début de leur participation à cette recherche, les jeunes gens non diplômés ont tous un rapport à l’écrit et ce rapport à l’écrit intervient souvent dans leur processus d’insertion sociale et professionnelle. Le rapport à l’écrit peut, par exemple, être la source d’évitement de certains domaines d’études ou de travail.

Pendant les projets de formation, il arrive que le rapport à l’écrit des participant(e)s se modifie. Des personnes découvrent ou redécouvrent qu’elles aiment écrire dans certains contextes, activité qu’elles ont délaissée depuis la sortie de l’école. Celles et ceux qui ont maintenu des activités personnelles de lecture ou d’écriture, comme Louis, découvrent parfois que ces activités leur ont permis de garder un lien avec l’écrit, lien qui peut être mis en valeur pour obtenir un emploi ou qui conforte quant à un éventuel retour aux études. Les intervenant(e)s restent toutefois prudents quant à la pertinence de mettre en valeur dans le CV de jeunes gens non diplômés des pratiques de lecture et d’écriture telle que la poésie.

Les participant(e)s rencontré(e)s se perçoivent tous comme sachant lire et écrire, même Claude qui se décrit au début du projet comme analphabète. Ils ont tous une conception de ce que sont lire et écrire. Cela peut vouloir dire feuilleter, prendre connaissance des titres, déchiffrer des mots, écrire au son, etc. Les attitudes vis-à-vis de l’écrit et de ses pratiques sont coopératives chez plusieurs jeunes gens au début des projets, alors qu’ils tentent de décoder les routines des intervenant(e)s. Ces attitudes ne sont pas stables et sont notamment liées au sentiment de confiance dans le groupe et à l’état d’esprit des participant(e)s. Une analyse des logiques d’action qui prévalent dans le milieu permet aussi de mieux comprendre en quelles circonstances les participant(e)s mobilisent une disposition plutôt qu’une autre (Bélisle, 2003).

Les organismes d’éducation non formelle contribuent-ils à l’alphabétisme ?

La contribution des organismes d’éducation non formelle à l’alphabétisme des jeunes gens non diplômés peut prendre différentes voies. Premièrement, les milieux communautaires de l’insertion sociale et professionnelle offrent de nombreuses opportunités de lecture et d’écriture et des modèles de personnes qui recourent régulièrement à l’écrit dans l’organisation de leur travail (par exemple, ordres du jour au tableau, notes pour préparer une intervention verbale, etc.). Les jeunes gens peuvent mettre en pratique leurs capacités de lecture et d’écriture. Certains le font plus que d’autres.

Deuxièmement, le fait que les groupes soient hétérogènes — les jeunes gens, aux deux extrémités des formations de niveau secondaire, participent aux mêmes activités — a une valeur d’émulation pour les jeunes gens les moins scolarisés. Ceux-ci adoptent régulièrement des attitudes de bonne volonté ou d’effort dans certaines pratiques de l’écrit. Dans les différentes situations observées, il a été possible de constater que ce sont les jeunes qui ont quitté l’école ou qui en ont été renvoyés dans les douze derniers mois alors qu’ils étaient en quatrième ou cinquième secondaire qui contestent le plus ouvertement les demandes d’écrit. Les jeunes gens les moins scolarisés et qui ont quitté l’école depuis quelques années sont souvent stimulés par la demande de témoignages écrits sur leur expérience de vie.

Troisièmement, les projets de formation mettent à la disposition des jeunes gens des espaces de parole qui les aident à mettre des mots sur leurs expériences et leurs sentiments. Parfois, cela donne lieu à l’appropriation de vocabulaire et de son utilisation appropriée dans divers contextes de communication orale ou écrite.

Quatrièmement, les milieux communautaires évitent de renforcer l’association entre l’écrit et l’échec scolaire en proposant des textes courts, parfois collés aux préoccupations des jeunes gens en formation ou qui sont utilisés comme déclencheurs de prises de conscience de soi et de son rapport aux autres. Outre les activités comme la préparation du CV et des dossiers de presse, où des normes doivent être respectées, les textes produits visent d’abord l’expression de soi et la réflexion.

Cinquièmement, au cours d’un projet d’insertion sociale et professionnelle en éducation non formelle, des jeunes gens peuvent se réconcilier avec l’écrit qu’ils associaient auparavant à leurs échecs scolaires. Ils peuvent découvrir que l’écrit est aussi utilisé dans l’action, individuelle et collective, et dans la vie de groupe. Parfois, ils comprennent la pertinence de continuer à lire et à écrire dans un contexte non scolaire — et scolaire, éventuellement, pour certains — de manière à favoriser leur insertion sociale et professionnelle. La présence de la chercheuse dans les groupes, les questions et réponses suscitées par ses pratiques de l’écrit (telle que l’écriture continue dans les carnets de terrain) et de son retour aux études à l’âge adulte, ont certainement joué un rôle dans cette prise de conscience chez certain(e)s participant(e)s et intervenant(e)s. Parmi ces derniers, certains ont indiqué qu’ils souhaitaient bonifier leur intervention pour la favoriser chez les jeunes adultes non diplômés. Toutefois, ce type d’intervention n’est pas explicite dans le mandat de leur organisme et aucune action précise ne semble avoir été entreprise dans l’un ou l’autre des organismes ayant participé à la recherche ou dans le Réseau des CJE du Québec associé au projet de recherche.

Si on s’appuie sur les résultats de l’EIAA indiquant que les activités de la vie courante, les activités professionnelles et les activités de formation qui permettent d’utiliser la lecture ou l’écriture favorisent l’alphabétisme, on peut affirmer que les nombreuses pratiques de lecture et d’écriture initiées par les intervenant(e)s de l’insertion contribuent, chez les jeunes gens qui y participent, à maintenir leur alphabétisme. Toutefois, les témoignages des jeunes gens ne permettent pas d’affirmer que ces pratiques contribuent à l’amélioration de leurs capacités de lecture ou d’écriture. Encore fortement imprégnés par la socialisation à l’écrit scolaire, plusieurs intervenant(e)s, issus de familles ayant peu de pratiques légitimes de l’écrit, associent d’emblée l’écrit au scolaire. Afin d’éviter le décrochage des jeunes gens, ils ne pensent pas ou ne se sentent pas soutenus par leur organisme pour explorer des usages de l’écrit non scolaires et axés sur les relations et le lien social caractéristiques de la culture du communautaire. Par ailleurs, celles et ceux qui sont entré(e)s dans le monde de l’écrit avant l’école introduisent, à leur insu généralement, des pratiques de l’écrit héritées de la socialisation familiale. L’analyse culturelle permet de dégager des phénomènes proches de l’alphabétisation familiale et des sociabilités primaires, tout en constatant que la professionnalisation des intervenant(e)s du communautaire et l’inscription dans un ordre politique démocratique passe par des sociabilités secondaires, la solidarité organique et le contrat.

Les résultats de cette recherche singulière ne sont peut-être pas transférables à tous les milieux communautaires. Ils ne le sont peut-être même pas à tous les CJE qui, en 1998, étaient seulement une dizaine offrant de la formation de groupe à des jeunes gens peu scolarisés. Les résultats peuvent néanmoins éclairer, du moins partiellement, des phénomènes culturels présents dans d’autres organismes communautaires oeuvrant auprès de jeunes adultes et d’adultes peu scolarisés, où une majorité de travailleuses et de travailleurs sont des diplômés récents de l’enseignement supérieur encore peu socialisés aux pratiques collectives d’écriture du communautaire. Toutefois, on peut se demander si, dans une « société individualisée » (Beck 2001) où le devoir d’autonomie de chaque individu domine en toute chose, notamment en ce qui a trait aux capacités de lecture et d’écriture, on saura reconnaître les compétences vis-à-vis de l’écrit des collectifs éphémères des milieux communautaires.