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Le Carnaval de Québec, c’est pour tout le monde.

(chanson publicitaire du Carnaval)

J’étais à peine arrivé à l’Université Laval comme « étudiant étranger » quand j’ai commencé à faire ce travail de terrain dans le cadre du séminaire « Pratiques ludiques collectives », dirigé par Anne-Marie Desdouits. Puis, cette recherche a largement dépassé le cadre du séminaire et s’est finalement étendue sur trois éditions du Carnaval de Québec, commanditées par la multinationale de l’alimentation Kellogg, mondialement connue pour ses cornflakes. Au même moment, le Carnaval de Québec prenait une « tournure familiale ». L’étude s’est donc terminée en 2000, au moment où le Carnaval de Québec a changé de commanditaire. Le texte qui suit est donc le résultat de ma rencontre avec le Carnaval de Québec Kellogg’s.

Problématique ou « qu’est-ce qu’on touche »

Les Québécois se sont réapproprié leur Carnaval et c’est ce qui nous touche le plus.

Cette déclaration du directeur général du Carnaval de Québec lors de sa conférence de presse le 11 février 1998 (Le Soleil 12 février 1998 : A3) et surtout la connotation polysémique du verbe « toucher » représentent de manière synthétique le(s) sujet(s) de cette recherche :

  1. En premier lieu, le paradigme affectif de « toucher », implique la symbolique identitaire du Carnaval. Il exprime le sentiment d’appartenance à un lieu et à une culture locale. Le Carnaval doit donc construire un espace de l’identité collective quelque part entre le local et le global.

  2. Ensuite, « toucher » dit aussi « concerner », et cela pose le problème de l’acteur du Carnaval. C’est la relation Acteur / Spectateur qui est ici en cause ainsi que la possibilité de fusion entre les deux.

  3. « Toucher » connote aussi le contact avec l’Autre. Il peut être physique, direct, corps à corps, un contact par le toucher, ou tout simplement verbal ou émotionnel. Les deux aspects du contact nous intéressent : peu importe que l’on se touche par le corps ou par la parole, quel serait le rôle du Carnaval dans la relation entre l’individu et le collectif ? C’est le problème de la sociabilité dans l’espace carnavalesque.

  4. Finalement, « toucher » fait penser à l’argent qu’on touche par le biais du Carnaval et cela découvre sa connotation économique. Inscrite plutôt dans une logique de « mondialisation », celle-ci s’oppose au paradigme identitaire et à la symbolique de l’appartenance locale. Dans la mesure où le Carnaval est géré à la manière d’une entreprise touristique, il doit forcément abolir, symboliquement et physiquement, les frontières de l’identité locale pour laisser la place à la circulation du capital.

Ainsi, l’identité, les acteurs, la sociabilité et l’économie sont les quatre points qui structurent la problématique du Carnaval de Québec Kellogg’s. Cette recherche a été notamment motivée par le manque d’études ethnologiques actuelles sur le Carnaval de Québec. En effet, la plupart des ouvrages sur le sujet ne portent que sur l’aspect économique et ne parlent qu’en termes de comptabilité (Béliveau 1973). À travers l’argent, il reste à découvrir aussi les cultures qui gèrent cette entreprise économique. L’analyse s’inspire largement de l’oeuvre théorique de Mikhaïl Bakhtine sur la culture carnavalesque. Ce cadre théorique a fait ressortir des notes de terrain les mutations des éléments carnavalesques modernes.

À la poursuite de « l’espace carnavalesque », la recherche s’étend sur une « Zone Décarnavalesque » autoproclamée que la jeunesse alternative produit au coin des rues Saint-Jean et d’Auteuil, en contrebas des sites officiels du Carnaval de Québec Kellogg’s. Nous cherchons donc le carnaval contemporain en « haut » et en « bas » en termes géographiques aussi bien qu’en termes bakhtiniens.

Méthodes

Le travail de terrain a été effectué dans les deux zones — « carnavalesque » et « décarnavalesque » — pendant les éditions du Carnaval de Québec Kellogg’s de 1998, 1999 et 2000. En 2001, le Carnaval de Québec a changé de commanditaire principal, ce qui a mis fin au Carnaval de Québec Kellogg’s et à cette recherche. L’observation participante a été l’approche principale. L’objectif était de rester le plus longtemps possible sur le terrain en s’intégrant dans les deux zones à la fois. Le degré de difficulté était différent dans la mesure où la zone du Carnaval, conçue et gérée comme un espace touristique, était forcément plus « ouverte » que la zone « décarnavalesque » où l’appartenance au groupe jouait beaucoup plus. L’observation participante était soutenue notamment par des entrevues. Le groupe d’âge visé était celui qui risquait de se trouver dans les deux zones ; ainsi les informateurs ont-ils entre 18 et 30 ans. Ces entrevues non-directives visaient à saisir la perception du Carnaval chez les jeunes Québécois ainsi que leur forme de participation. Enfin, l’analyse du discours a été appliquée notamment à des sources écrites : les discours officiels dans le Programme du Carnaval, les messages des commanditaires, le journal LeSoleil (« média associé » au Carnaval), etc.

La dernière note méthodologique concerne l’écriture ethnographique. Ce texte aimerait expérimenter des écritures contextualisées, conditionnées par le terrain et par la démarche appliquée. De même, puisque les parties qui suivent mettent en écriture une expérience personnelle, j’abandonne ici la forme plurielle / impersonnelle, chère à l’écriture académique, pour laisser s’exprimer le « moi » observant.

Le « Carnaval »

Lieu : la Haute ville, en face du Parlement

Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver

(Gilles Vigneault, « Mon pays »)

Entre identité et comptabilité

Comme chaque fête populaire, le Carnaval de Québec est à la recherche d’une identité locale. Il s’agit ici de la mise en scène d’une identité « hivernale ». En effet, toutes les activités durant le Carnaval tournent autour de la construction du paradigme identitaire nordique : sculptures sur neige, village des igloos, résidence du Bonhomme, omniprésence du Bonhomme, la mascarade des « Knuks » (présentés comme « peuple habitant un petit village du cercle polaire, camouflé sous une gigantesque coupole de glace »), mini-golf sur glace, escalade sur glace, tir sur neige, planche à neige, tournoi de balle sur neige, course en canot sur glace, course de traîneaux à chiens, course d’automobiles sur glace, « Classique » de ski de fond, bain de neige, traversée du pont de glace, « Les anciens Nordiques contre équipe Canada 72 », course d’obstacles en motoneige : la nomenclature hivernale est impressionnante.

Figure 1

Course en canot sur glace.

Course en canot sur glace.

Le fleuve Saint Laurent, espace identitaire, est ici l’expression culturelle de « l’hiver québécois ».

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Il est significatif que cette construction identitaire du Carnaval se trouve davantage dans le discours officiel que dans celui du public. Aucun de nos informateurs québécois n’a affirmé se retrouver dans la symbolique du Carnaval ni avoir ressenti une certaine appartenance particulière au collectif pendant le temps festif. Il n’empêche que le discours officiel se construit essentiellement autour du paradigme identitaire nordique. Ce paradigme est construit autour de la relation sémantique « chaud/froid ». Prenons quelques exemples parmi d’autres :

Au coeur de l’hiver, le Carnaval de Québec constitue une halte très appréciée pour ceux et celles qui aiment se divertir en bonne compagnie (Message du Premier ministre du Canada, Carnaval de Québec Kellogg’s 1998 : 3).

Chaque année, au coeur des grands froids de janvier et février, le Carnaval de Québec ranime les rues de la capitale et attire chez nous un grand nombre de visiteurs. [...] la neige et la glace deviennent des alliées et les activités carnavalesques tirent le meilleur parti des caprices de notre climat (message du Premier ministre du Québec, Carnaval de Québec Kellogg’s 1998 : 3).

Ainsi, la juxtaposition des deux discours met en relief l’effet anaphorique du « coeur » et suggère que cette relation sémantique constitue le noyau du discours officiel sur le Carnaval. Le contexte « chaleureux » (l’ambiance festive et émotionnelle) où sont prononcées les paroles de l’ouverture, confronté à l’espace « hivernal » de la représentation (le Château de Glace du Bonhomme de neige, symbole du Carnaval de Québec) effectue un glissement sémantique de « au coeur de l’hiver » à « l’hiver au coeur ». Ainsi la dichotomie « chaud/froid », omniprésente dans le discours du Carnaval, devient-elle l’expression d’un message identitaire, celui de l’appartenance affective à un lieu géographique. On remarquera l’appropriation identitaire de « l’hiver » dans le message du Premier ministre du Québec (la connotation affective et chaleureuse du « chez nous », l’appropriation possessive du « notre climat », « l’alliance » entre « l’hiver » et « nous »...) comparé à la distance, à la forme neutre et objective dans le discours de son homologue fédéral.

En même temps, le Carnaval de Québec Kellogg’s se produit comme une entreprise touristique. Non seulement les symboles des commanditaires sont partout dans l’espace carnavalesque, mais ils font partie intégrante de cet espace ; plus encore, ce sont eux qui le construisent. Les noms des deux places principales du Carnaval le disent : « Place Loto Québec »[1] et « Place Desjardins »[2]. D’ailleurs le commanditaire principal se retrouve déjà dans le nom du Carnaval : ce n’est plus le Carnaval de Québec, c’est le Carnaval de Québec Kellogg’s. La coexistence des deux paradigmes — l’identitaire et l’économique — se manifeste explicitement dans le message du Ministre délégué au tourisme. En voici un premier énoncé :

Véritable célébration de la neige, le Carnaval de Québec constitue pour nous tous, Québécoises et Québécois, l’occasion privilégiée de vivre l’hiver [...].

(Carnaval de Québec Kellogg’s 1998 : 4)

Ici, « vivre l’hiver » c’est vivre soi-même, vivre son identité québécoise. Les énoncés qui suivent représentent le framework qui lie d’une manière naturelle (à travers des éléments naturels) l’identité au pouvoir et à l’économie :

Par votre participation nombreuse et enthousiaste aux multiples activités, vous manifestez votre appui et votre attachement à cette fête de l’hiver. Pour leur part, le Gouvernement du Québec et Tourisme Québec reconnaissent la contribution exceptionnelle du Carnaval de Québec à la vitalité économique de la grande région de la Capitale et sont fiers de renouveler, cette année encore, leur soutien financier à cet événement.

(Carnaval de Québec Kellogg’s 1998 : 4)

Ainsi le paradigme identitaire construit par « la neige », « l’hiver », « la célébration », « le partage », « nous tous », « Québécoises et Québécois », « l’enthousiasme », « l’attachement » et « la fête » entre en relation avec le paradigme économique de « Tourisme Québec », « la contribution », « la vitalité économique », « le soutien financier », « la Capitale », enfin, le capital. Et c’est l’expression verbale de l’ambiguïté sémiotique du Carnaval qui balance entre l’apparence de la fête populaire et son essence économique. Ainsi, tout en articulant un discours officiel identitaire, il véhicule les valeurs et les symboles de la globalisation, reproduit la logique économique dominante et devient, paradoxalement, une mise en scène du pouvoir, aussi bien économique que politique.

Prenons l’exemple du Bonhomme, le symbole du Carnaval. Il est lui-même l’expression de cette ambiguïté. Son effigie au sourire figé (pour ne pas dire « glacé ») renvoie, d’une part, aux glaces identitaires, au Château de Glace, aux deux patinoires qui l’entourent, spatialement et symboliquement (celle de la Place d’Youville et celle de la Place Desjardins), au mini golf sur glace et à l’escalade de glace, tous intégrés dans le Carnaval. D’autre part, ce sourire crémeux renvoie à la culture de la crème glacée, représentée par les acteurs économiques du Carnaval, dont « Métro Gagnon ». On ne saurait identifier la culture de la Bonhomie par ce sourire crémeux sans faire référence au bonhomme de McDonald, qui nous sourit gaiement depuis la patinoire de Place Desjardins. Ainsi, le symbole identitaire local nous renvoie, avec insistance, aux emblèmes de la mondialisation. Paradoxalement, la symbolique de la glace nordique, représentation québécoise par excellence, fait glisser le Bonhomme vers le royaume de McWorld.

Figure 2

Dimensions économiques de la culture de la glace.

Dimensions économiques de la culture de la glace.

Les acteurs économiques du Carnaval, dont « Métro Gagnon », participent activement à la construction culturelle de l’hiver, signe identitaire du Carnaval de Québec.

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Physiquement, le froid exerce un rôle contradictoire, à la fois centripète et centrifuge. À la force d’attraction de la neige (le plaisir d’être dans la neige : igloo, glissades, bain de neige, escalade) qui construit un espace-temps enchanté (la mythologie nordique du Bonhomme du Carnaval et des Knuks, la couleur blanche des contes nordiques, le décor du Vieux Québec avec la Citadelle, le Château…) s’oppose l’urgence centrifuge : « Vous grelottez ? Il est peut-être temps de rentrer ! » Les pancartes aux avertissements médicaux, parsemées le long de l’espace carnavalesque, créent des ruptures physiques dans la continuité festive, comme pour évoquer une réalité désenchantée. Le froid « décarnavalisé » marque l’invasion des lois physiques de la nature au coeur de la production identitaire « chaleureuse » : « Le bout de votre nez est blanc ? Retournez à la maison ! » nous dit le discours institutionnalisé de la sécurité paternaliste, omniprésent.

Figure 3

L’hiver, c’est froid !

L’hiver, c’est froid !

Lors d’une « aventure hivernale » réinventée, les panneaux d’avertissement ramènent le carnavaleux à la réalité, l’invitant à rentrer à la maison.

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L’analyse des entrevues soutient ce fait de nature physique évidente mais d’une connotation symbolique puissante : celui que l’hiver et le froid empêchent la participation massive et mettent des freins à l’enthousiasme. « Je veux aller à Rio, moi. C’est là le Carnaval. Ici, on gèle en tabarnac ! » a avoué l’un de mes interlocuteurs peu avant de quitter la Place Desjardins d’un pas pressé, en chantant la bonne vieille tune « Jiji l’Amoroso » de Dalida. En effet, la personne la plus enthousiasmée à découvrir « l’hiver québécois » que j’ai pu interviewer était une ... étudiante française. Il semble que la « participation nombreuse et enthousiaste » dont parle le Ministre délégué au Tourisme s’adresse, malgré l’intention du locuteur, plus aux touristes venus du dehors qu’à la communauté locale. Par conséquent, l’entreprise économique du Carnaval de Québec Kellogg’s conditionne, structure et définit la fête populaire.

Ainsi, par opposition à ce froid hivernal, les espaces des commanditaires sont essentiellement des intérieurs où l’on se réfugie pour se réchauffer : Kellog’s (Place Loto-Québec), Métro Gagnon et Coke (Place Desjardins). Là-bas, dans la Salle Coke, couronnée d’un palmier accueillant, l’on « tourne » le spectacle  « La Florida », toute une escapade du contexte nordique. On s’éloigne ici de l’identité locale, qui se veut tellement « nordique », afin de plonger dans le contexte de la mondialisation économique, exactement de la même façon qu’on fait le déplacement physique du petit « village des igloos » à la Salle Coke (à l’Est). Traversant le seuil du pavillon, le visiteur se transporte dans un autre contexte ; il fait un voyage imaginaire, une évasion de l’hiver québécois. Cet autre espace chaleureux au sein de la « nordicité » produit une autre coupure dans le discours identitaire de l’hiver et procure une escapade confortable au-delà des frontières culturelles.

La mise en discours culturelle du « chaud » et du « froid » par l’acteur économique s’est particulièrement développée avec l’inauguration de la Place Hydro-Québec en 2000. Place d’ouverture et de clôture du Carnaval de Québec Kellogg’s 2000, elle accueille le spectacle « Show et Froid », ainsi que les soirées « Videoskate ». Les carnavaleux sont invités à patiner sur des airs de musique et des vidéoclips particulièrement « chauds »  : Ricky Martin, « Mambo No 5 », Enrique Iglesias, les Spice Girls et surtout, surtout, le clip « Sex On The Beach », où le « chaud » et le « hot » se rejoignent pour abolir l’idée du froid environnant. La confrontation de la chaleur qu’exhale l’écran — la plage tropicale et les corps en chaleur — avec le froid de l’environnement physique est révélateur de l’ambiguïté symbolique du Carnaval. Ambiance chaude versus atmosphère froide ; environnement sonore versus environnement physique. Le chaud culturel se voit soutenu par l’effet des lumières rouges et violettes, des couleurs chaudes au sens pictural, qui se posent sur la blancheur de la glace « froide ».

Hydro-Québec est reconnu comme l’acteur économique le plus puissant, performant dans le Grand Nord québécois, au-delà du 55e parallèle. Ce dernier est en effet un parallèle à connotation politique, désignant le commencement du « Nord autochtone », là où l’influence politique de Québec diminue sensiblement[3]. Les méga-projets d’Hydro-Québec dans les années 1970 ont provoqué d’importants bouleversements politiques auprès de la population autochtone, ce qui a amené aux négociations et à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois, en 1976. Symboliquement autant qu’économiquement, c’est Hydro-Québec qui réussit à produire de l’électricité depuis une terre perçue au Sud comme « glaciale » et à rendre « vivables », selon les critères occidentaux, les habitats froids de ce pays qui n’est pas un pays mais bien un hiver. Ainsi, le géant économique opère une transformation culturelle : il fait passer, symboliquement plus que physiquement, d’un espace froid à une identité « chaude ». C’est comme s’il transformait le froid « inhumain » en chaleur humaine, l’hiver en pays. En effet, le redondant discours populaire sur le froid québécois — construction culturelle par excellence[4] — sert justement à tisser les liens sociaux d’une manière « chaude », c’est-à-dire à créer un sentiment d’appartenance au pays à travers ses caractéristiques « hivernales » et « nordiques ». En fait, le froid est indispensable à la construction de l’ambiance sociale chaleureuse, en l’occurrence festive. Ainsi, la sémiotique thermale d’Hydro-Québec — monopole d’État — réserve une place privilégiée à cet acteur économique du Carnaval au coeur du paradigme identitaire.

Entre acteur et (télé)spectateur

Pas de Télé, pas de Jeux.

Commentaire sur les Jeux Olympiques à SRC, 17février 1998

Si le travail de terrain a mis un problème en évidence, c’est bien celui du spectateur à devenir acteur. Nommé « participant » par le discours officiel, le spectateur du Carnaval de Québec Kellogg’s a du mal à franchir la distance qui le sépare du jeu. La dimension culturelle de cette distance est significative. Les raisons les plus fréquentes qui empêchent le spectateur de devenir acteur sont le regard des autres, les normes implicites de la société, son statut social, son âge. Ainsi le Carnaval est devenu un spectacle où l’on regarde plus que l’on ne joue. On n’est pas dans le spectacle, on est spectateur. Affirmant que « la vie est pratiquement devenue un sport-spectacle », Bernard Arcand poursuit :

pour la majorité (c’est-à-dire tout le monde, sauf le héros), le seul véritable dépassement consiste à être le témoin des expériences menées par d’autres, à en lire le récit ou à en absorber les sons et les images.

(Arcand 1991 : 242)

L’analyse du comportement général des visiteurs du Carnaval nous renvoie à la culture du télé-spectacle. Comme si tout se passait derrière un écran, la fusion entre le spectateur et l’acteur s’avérerait impossible, la rampe étant virtuellement, sinon physiquement, très présente. Le carnaval selon Bakhtine est tout à fait le contraire :

En fait, le carnaval ignore toute distinction entre acteurs et spectateurs. Il ignore aussi la rampe, même sous sa forme embryonnaire. Car la rampe aurait détruit le carnaval […] Les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, de par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple. Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autre vie que celle du carnaval. Impossible d’y échapper, le carnaval n’a aucune frontière spatiale .

(Bakhtine 1970 : 15)

Même au défilé final, où je m’attendais à la fusion totale, à la transgression des normes dans un esprit de celebration of freedom carnavalesque, la barrière entre les acteurs et les spectateurs persistait toujours. Non seulement elle persistait, mais elle s’était impitoyablement matérialisée dans des clôtures de fer, dans des barrières policières désespérément matérielles. D’après Mary Douglas « bodily control is an expression of social control » (Douglas 1978 : 98). Empêchant le toucher physique, le contrôle social empêche la confusion et l’abolition, quoique temporaires, des statuts et du statu quo. Ainsi la distance se révèle comme une catégorie du pouvoir. Elle en est aussi une du Carnaval de Québec Kellogg’s. Contrairement à ce que sous-entend le discours officiel du « toucher », c’est par la distance que l’identité est gérée. Cette distance m’éloigne de l’Autre par un double axe : sur l’axe vertical elle m’éloigne des acteurs et éternise mon statut de spectateur passif ; sur l’axe horizontal elle m’éloigne des autres spectateurs, regroupés sur une base familiale ou amicale par trois, quatre ou dix. Physiquement on se trouve « à touche-touche » mais sans se toucher et sans véritablement communiquer. Notre seul point de ralliement reste le spectacle vers lequel nous sommes tous tournés. Ainsi le Carnaval devient le reflet d’un image-world où le spectacle est l’espace principal de ralliement :

In the real world, something is happening and no one knows what is going to happen. In the image-world, it has happened, and it will forever happen in that way.

(Sontag 1977 : 154)

Alors que le carnaval prémoderne mettait l’ordre à l’envers par la participation de « tout le monde » au même rang (Bakhtine 1970), la fête d’aujourd’hui cherche la stabilité sécurisante que seul le spectacle peut garantir. Lors de ma discussion avec le Président du Carnaval de Québec Kellogg’s 1999, j’ai compris qu’il n’y aurait rien de pire pour les organisateurs qu’un « imprévu », un « changement de dernière minute », ou encore que la rigueur de « l’hiver québécois » promotionnel ne fasse échouer un événement planifié. Caractéristique intrinsèque du carnaval médiéval, le désordre est devenu le pire ennemi du carnaval moderne. Le Carnaval de Québec ne peut se produire qu’en reproduisant l’ordre social.

Comme le « phénomène de la barrière » est en quelque sorte une conséquence de la « tournure familiale » du Carnaval de Québec, je m’arrête ici à un cas où les enfants franchissaient la rampe. Cela arrivait fréquemment au cours des « soirées dansantes » organisées par « CHIK- FM » (l’un des commanditaires du Carnaval) à la Place Loto Québec, quand le DJ invitait/incitait un groupe d’enfants à monter sur scène. Mais, comme dans le cas général de toutes les activités du Carnaval, cette apparition sur scène était « hautement » dirigée, organisée et surveillée par « l’acteur professionnel » [5]. Ainsi, jouant le rôle de l’instituteur qui incite et surveille à la fois, le DJ de CHIK joue en même temps le rôle de l’Institution elle-même, qui établit les règles du jeu. Cette Institution, de nature politique, est tellement incorporée (Bourdieu 1979) dans la culture moderne que nous ne pouvons plus établir, au moins dans l’espace de cette recherche, où passe la frontière entre les deux, où finit la norme imposée par l’Institution et où commencent les normes implicites, tacitement conventionnelles, véhiculées par la culture. Si nos répondants ont du mal à monter sur scène ou même dans une luge, à prendre un bain de neige, à prendre part au défilé [6] ou à jeter des boules de neige sur le Bonhomme, c’est qu’ils ressentent des contraintes « culturelles » qui sont l’incorporation de la norme dominante.

Figure 4

Le défilé, point culminant du Carnaval.

Le défilé, point culminant du Carnaval.

La distance qui sépare le spectateur et l’acteur se matérialise en clôtures de fer. Contrairement au carnaval de Bakhtine, personne ne peut donner un coup de pied dans le cul au Bonhomme crémeux. L’apparition du roi bouffon n’incite à aucune injure ; on ne voit pas de boules de neige non plus.

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La situation géographique de la Place Loto Québec est stratégique : elle occupe l’espace entre le Parlement et la porte Saint-Louis avec le mur d’enceinte du Vieux Québec donnant sur la rue d’Auteuil avec les boîtes de nuit, notamment la Fourmi Atomik où se déroule le « Décarnaval ». C’est là exactement que se trouve le Château de Glace du Bonhomme. Dans ce sens, les acteurs qui agissent sur le plateau du Château jouent un rôle structurant dans la symbolique carnavalesque. Le Bonhomme, le DJ en 1998 ou le cracheur de feu en 2000 endossent le rôle du « roi bouffon » du carnaval médiéval (Bakhtine 1970).

Médiateur entre « le pouvoir » et « le peuple », entre l’Économie et l’Identité, négociateur entre Kellogg’s et les Knuks, entre la Haute et la Basse ville, l’acteur du Château détient tout le potentiel de l’acteur carnavalesque, médiateur entre « le Haut » et « le Bas » (Bakhtine 1970). Deux types d’acteurs se trouvaient de chaque côté du DJ de CHIK. Devant lui, les enfants, seuls participants pleinement actifs aux jeux du Carnaval. N’ayant pas encore incorporé les contraintes des normes comportementales, ils sont les plus libres à vivre le temps et l’espace carnavalesques ; ils ne sont pas gênés par le regard des autres et le regard des autres n’est pas gêné par eux[7]. De l’autre côté, cachés derrière lui, les acteurs économiques du Carnaval : Kellogg’s, Métro Gagnon, Coca- Cola, Hydro-Québec, McDonald’s… Ils sont à la fois invisibles et omniprésents, tout comme le « Sacré » dans la culture médiévale (Bakhtine 1970 : 18). La différence fondamentale par rapport à cette dernière, c’est qu’à aucun moment et nulle part le Carnaval de Québec Kellogg’s ne travestit le « Sacré » en « Profane » et ne renverse la logique de l’ordre établi. Ainsi le Haut ne devient jamais le Bas, le Bas ne devient jamais sacré, le Parlement ne déménage jamais à Limoilou, et le Bonhomme n’est jamais nu...

Figure 5

Carte officielle du Carnaval

Carte officielle du Carnaval

La Basse-ville est exclue ; la rue Saint-Jean marque la frontière sud du Carnaval officiel. C’est là que le « décarnaval » a choisi de se produire.

Carnaval de Québec Kellogg’s 1998 : 5

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Figure 6

Le cracheur de feu entre le Château du Bonhomme et le Parlement.

Le cracheur de feu entre le Château du Bonhomme et le Parlement.

Médiateur entre le « pouvoir » et le « peuple », entre l’Économie et l’Identité, entre la Haute ville et la Basse-ville, l’amuseur public négocie des systèmes de représentations disparates, opposées autrefois entre le « Haut » et le « Bas ».

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Figure 7

Le roi carnavalesque quitte la Colline parlementaire pour la clôture officielle à Place Hydro-Québec. Le Parlement, toutefois, ne déménage pas à Limoilou.

Le roi carnavalesque quitte la Colline parlementaire pour la clôture officielle à Place Hydro-Québec. Le Parlement, toutefois, ne déménage pas à Limoilou.

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Contrairement au carnaval médiéval, le carnaval moderne trouve sa légitimité dans la reproduction symbolique de l’ordre politique.

Le « Décarnaval »

Lieu : rue Saint-Jean, boîtes de nuit alternatives

La libération enfin ! Venez fêter la fin du carnaval !

(Annonce publicitaire de la Fourmi Atomik, 12 février 2000)

L’apparence et les marques d’appartenance d’une sous-culture urbaine

Ce qui s’est présenté le plus nettement à mes yeux pendant les deux premiers jours du Carnaval, c’était une absence. Celle d’une partie de la population, les 18 à 25 ans. En effet, concentrant leurs efforts sur les « activités familiales », les organisateurs avaient forcément négligé ce groupe trop âgé pour être « enfants » et souvent trop jeune pour être « parents ». Le soir, j’ai trouvé une partie de ce groupe d’âge dans les deux boîtes de nuit en bas de la « colline carnavalesque » qui est, en l’occurrence, la colline parlementaire. Là-bas, en contrebas, c’était la « zone décarnavalesque » (rues Saint-Jean et d’Auteuil).

Au moment où la « Grande Cérémonie officielle d’ouverture de la 44e [respectivement, de la 45e et de la 46e] présentation du Carnaval de Québec Kellogg’s » s’impose dans son éclat institutionnel, de jeunes québécois s’éclatent dans une boîte de nuit « en bas » du Carnaval : c’est l’ouverture de la « zone décarnavalesque » à la Fourmi Atomik avec le « Grand bal de la clôture ». Le 31 janvier 1998, le lendemain de cette Ouverture/Clôture, le « décarnaval » se prolongeait avec le concert du groupe skaThe Planet Smashers au Kashmire. Les deux boîtes de nuit se trouvent à quelque 50 mètres l’une de l’autre, des deux côtés de la rue Saint-Jean et presque verticalement en contrebas de la Place Loto Québec où se déroule le Carnaval officiel.

La Fourmi Atomik s’est déclarée zone décarnavalesque le 30 janvier 1998, le jour de la grande ouverture officielle du Carnaval de Québec Kellogg’s. Elle a fait sa propre ouverture du « Décarnaval » par l’inauguration d’une exposition portant le titre peu ambigu de « Bonhom-ô-phobia ». L’image du Bonhomme du Carnaval s’y trouve dans toutes sortes de positions et d’environnements grotesques, pour se retrouver enfin assis dans les toilettes, méditant sur la question existentielle : « Pourrait-on inventer une histoire plus chiante que ça ? » 

Profanant l’image du Bonhomme Carnaval, le Décarnaval traite celui-ci de la manière typiquement carnavalesque réservée au « roi bouffon » à l’époque de Rabelais (Bakhtine 1970 : 199, 368). Coopérative de « la jeunesse underground », la Fourmi Atomik est, en quelque sorte, vouée à faire ce rabaissement. Pour entretenir sa légitimité interne, underground, elle doit donner constamment des coups à la culture officielle. La subversion est d’une nécessité vitale pour la construction de l’identité propre à la sous-culture, qui ne peut fonctionner que par opposition à la culture légitime. Le Bonhomme du Carnaval est attaqué bel et bien en tant que symbole de la culture dominante. C’est la « culture de la Bonhomie » en général qui est attaquée, celle des sourires crémeux et des normes de la bienséance et de la « bien-aisance ». L’underground s’en prend aux symboles de la Haute ville parce que, dans son propre système de représentations, c’est justement l’apparence qui construit l’appartenance : l’apparence véhicule et communique constamment un sens. Stratégie de distinction, celle-ci est une mise en scène de valeurs et d’appartenances sociales.

Figure 8

Le « bunker Atomik » contre la Bonhomie institutionnelle et le party Skarnaval à la Fourmi atomik : notre cher Bonhomme est la tête de turc des fêtards alternatifs.

Le « bunker Atomik » contre la Bonhomie institutionnelle et le party Skarnaval à la Fourmi atomik : notre cher Bonhomme est la tête de turc des fêtards alternatifs.

Figure 8 (continuation)

Le « bunker Atomik » contre la Bonhomie institutionnelle et le party Skarnaval à la Fourmi atomik : notre cher Bonhomme est la tête de turc des fêtards alternatifs.

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Ainsi la manière de s’habiller et de porter ses cheveux, le piercing et le tatouage, tous les signes visibles et corporels doivent marquer l’espace de l’identité (Rivière 1995). D’où le rôle substantiel du déguisement et du travestissement vestimentaire, typiques du carnaval et absents de ce Carnaval. L’espace underground de la Fourmi opère donc une sorte de « mise à l’envers » de la Haute ville, synonyme, pour elle, de la Haute Culture et de la Haute Couture.

Et voilà que le 7 février est déclaré le jour du « Bal costumé de la résistance ». Par opposition à la fête multicolore « là-haut », il faut être habillé en noir et blanc. Et l’on retrouve la même logique carnavalesque de profanation parodique et de rabaissement grotesque pour la Saint-Valentin, le 14 février. L’annonce nous avertit :

« Venez habillés en cultivateurs… On sème ! »[8]

Cependant, lors de la participation à ces deux activités, deux observations ont mis en question l’hypothèse du rôle subversif du « décarnaval » par rapport à la culture officielle.

Tout d’abord, lors de ces deux soirées thématiques, pour ne pas dire « idéologiques », il y avait étrangement moins de monde à la Fourmi que lors des soirs « ordinaires ». Aussi, force m’était de constater le peu de monde déguisé qui participait activement à « la résistance ». C’était donc une résistance plutôt « passive » et cette attitude passive des acteurs par rapport au jeu correspondait bien à la situation qui se déroulait « là-haut ». Il semble donc que la sous-culture de la Fourmi ne peut échapper, elle non plus, à la culture dominante du télé-spectacle.

Je dois la deuxième observation à certains de mes informateurs à la Fourmi Atomik. D’après eux, il y avait des gens venus du Carnaval parmi nous (dont quelques-uns qui auraient encore porté leur effigie du Carnaval !) et certains de mes informateurs se demandaient même si toute cette histoire de « Décarnaval » n’était pas, en fin de compte, « une affaire touristique parmi d’autres »… Quant à moi, je n’ai pas pu trouver de gens portant des effigies, mais j’ai cru identifier quelques sourires crémeux...

Ma soirée au Kashmire, le 31 janvier 1998 : le concert des Planet Smashers

« Mais non, viens danser le ska »

(titre dans Voir, 23 décembre 1997)

Cette partie du projet s’intitulait initialement « Les formes de sociabilité décarnavalesques ». Mais ce soir de concert, une fois entré avec ma petite enregistreuse dans la bousculade au Kashmire, il me paraissait clair que le récit de ma propre expérience constituerait le corpus principal de ce chapitre. Ainsi, la partie qui suit est basée essentiellement sur la transcription de mes notes de terrain de ce soir-là.

Avant d’entrer au concert, je fais trente minutes de file d’attente. Arrivant enfin à l’entrée, je paye six dollars et on me fait promptement un « tatouage » sur la main. C’est ma première marque d’appartenance. La salle est déjà pleine, et dehors il y a encore une centaine de personnes qui attendent. Ça n’a « pas de bon sens », on n’a pas où s’installer, on reste debout, coincé par les corps des fans. Finally, here we go. Les Planet Smashers[9] sont sur scène. Ça commence. On dit quelque chose sur le Carnaval et on rit. La musique, mettant les corps en mouvement, abolit encore plus la distance de sorte qu’on perd les limites propres de son corps individuel. Il n’y a plus de corps individuels, c’est la recherche du corps commun, la suppression de toute différence et de toute distinction. Très vite, la bousculade un peu gênante au départ se transforme en un immense slam[10] qui entraîne tout le monde et où chacun s’éclate et se déchaîne à son aise. Dans le corps commun toutes les différences sont supprimées : différences sociales, si jamais il y en a eu, différences d’âges et différences sexuelles. Garçons et filles slamants forment un corps sans forme. La sueur coule abondamment de partout, comme pour aider la cohésion des corps. C’est l’unisexe dans le corps commun. On est pris dans le vertige du pogo, on se fond dans l’anonymat de cette masse dynamique, kinésique, on perd le nord, on perd l’hiver, on perd l’identité et on perd la scène, car on tourne dans tous les sens, on est vis-à-vis, côte à côte et corps à corps avec les autres, puisque c’est eux, c’est vous, c’est « nous » les vrais acteurs là-bas. Il n’y a plus de rampe, comme il y a tout un spectacle en bas auquel je participe, je suis acteur autant que spectateur, tout simplement parce que je suis là.

Ska, Ska, Ska — le vocal donne le rythme en même temps que les premiers accords de la guitare, un code rythmé immédiatement transmis dans la salle, immédiatement incorporé par la salle, traduit nos tripes et nos sursauts, un signe sonore transformé en mouvement saccadé, en énergie cinétique. C’est un concert sans audience, puisque ce n’est plus l’oreille qui décode et valorise le son, c’est le corps, et toute la salle est bâtie par nos gestes. À ce moment extatique, il n’y a de discours que le langage de nos corps. C’est le moment où le récit politique[11] du Carnaval s’arrête. Alors c’est l’inverse du spectacle bourgeois qui se produit : c’est « la vedette » qui, à l’instar du fan, se met à sauter au lieu d’articuler. L’acteur fait le spectateur et je suis chanteur dans ce jeu d’appropriations.

Et maintenant... l’ultime suppression de la différence : quelques fans montent sur la scène, se déchaînent un bout de temps, ensuite plongent, la tête la première, dans la foule là-bas. Des dizaines de bras s’élèvent pour soutenir le corps du « plongeur » « à la surface », pendant qu’il « surfe » là-haut d’un bout à l’autre de la salle. Ces gars et filles planent au-dessus de nos têtes, au « deuxième niveau » du spectacle, faisant fi des lois de la gravité au moment même où on joue la bonne vieille tune des Clash, I Fought the Law.

Ce paradigme antirationaliste s’avère être le principal producteur de distinction par rapport au monde bien géré, organisé et prévisible du Carnaval de Québec Kellogg’s. Le désir du chaos contre la volonté de l’ordre : fondement de la différence ! (D.S.)

On remarquera ainsi que dès la première minute du concert, le spectateur n’a aucune difficulté à enjamber la scène, à se rendre « à l’autre bout de l’écran ». D’ailleurs, il n’est pas obligatoire que tout le monde regarde la scène : le spectacle « en bas » n’est pas moins émouvant que celui sur le plateau. De toute façon, « les spectateurs » bougent beaucoup plus que « les acteurs ». Il s’agit donc non seulement d’une participation active, opposée à la conception « téléspectatrice » du Carnaval institutionnel, mais d’une « appropriation créative » (Koss 1995 : 104).

Le mouvement suivant qu’effectue le spectateur-acteur, c’est la plongée. Ici la plongée est d’une signification fortement symbolique.

Voyons par exemple cette image publicitaire.

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Sous le slogan « Échappez-vous de l’illusion — vivez la réalité ! », elle nous incite à vivre une semaine « sans télévision ». La « télévision » y est donc représentée comme l’incarnation de tout ce qui est illusoire, du « pas vrai ».

Le seul mouvement échappatoire que peut effectuer alors l’homme moderne, c’est la plongée dans « la vraie vie ». Le message peut apparaître aussi comme « vivre activement la vie réelle ».

La plongée du fan construit une symbolique semblable. Elle symbolise à la fois le refus du statut de spectateur passif, la recherche de « quelque chose de vrai » et la recherche de son corps individuel dans le corps commun des semblables. Refusant l’ordre et les statuts, abolissant toute distinction pour le temps limité du spectacle, la « boîte » construit son propre espace carnavalesque. Mary Douglas (1978 : 93) analyse l’interdépendance symbolique entre le corps physique et le corps social :

The physical experience of the body, always modified by the social categories through which it is known, sustains a particular view of society. There is a continual exchange of meanings between the two kinds of bodily experience so that each reinforces the categories of the other. As a result of this interaction the body itself is a highly restricted medium of expression.

(Douglas 1978 : 93)

D’ailleurs, j’ai moi-même plongé.

Figure 9

La plongée des fans symbolise à la fois le refus du statut de spectateur et l’affirmation de sa propre identité dans le corps commun des semblables.

La plongée des fans symbolise à la fois le refus du statut de spectateur et l’affirmation de sa propre identité dans le corps commun des semblables.

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Dans une logique carnavalesque, le slamer renverse l’ordre symbolique par son propre corps physique, par ses mouvements « non-normatifs ». La vague désordonnée et « dé-hiérarchisante » du pogo véhicule ainsi toute une vision anarchique du monde social.

Pis ça continue « en maudit ». Le mouvement chaotique est irrésistible, il t’emporte, ça n’a pas d’bon sens, ça va dans tous les sens, t’es dans ce mouvement, avec tous les autres, et au bout d’un moment tu sais plus où finit ton propre corps, où commence l’autre, limites démolies. Entre scène et salle, acteurs et spectateurs, Moi et Toi, frontières abolies. La tornade du slam ne s’arrête pas, on est à bout de souffle mais on continue, et la seule façon « de survivre » dans cette mêlée, c’est de bouger, se laisser aller, par le mouvement général, par la frénésie chaotique, « s’éclater ». Survivre tout en tripant, triper tout en survivant, puisqu’on est irrésistiblement pris dans le mouvement centripète. Au milieu de toute cette foule agitée, des serveuses et des garçons habiles circulent en dansant avec une boîte de bières au-dessus des têtes. It’s Time For Fuckin’ Shut Up ! — annonce le vocal. Et à ce moment précis, sous le rythme saccadé de la guitare et de la batterie, à ce moment commence un slam frénétique, un tsunami chaotique, un déchaînement inouï, car ce n’est plus l’ouïe, c’est les tripes qui perçoivent et expriment le monde.

Ce refus de la parole comme moyen d’expression et de manipulation fait contraste avec le Carnaval dehors, qui trouve constamment sa légitimation profonde dans les discours identitaires, politiques et économiques[12]. Opposée au mo(n)de discursif du Carnaval officiel, la Zone décarnavalesque fonctionne sur un code performatif où tout se passe sur place, dans l’immédiat et avec le moins de médiateurs possibles. C’est l’accès direct. Face aux généreux discours médiatisés du Carnaval, la Zone prend sa raison d’être dans son Time for Fuckin’ Shut Up.

« Je crois qu’il est temps de remercier les gars de Planet Smashers  ». C’est le DJ de la boîte qui intervient en personne après les derniers accords de la guitare afin d’exprimer sa reconnaissance particulière au groupe : « Thank you, thank you, fuckin’ guys, we love you ! » s’écrie-t-il dans le micro, laissant à deviner où s’arrête son discours professionnel et où commence sa vraie affection. Quand il y a recours à la parole dans la Zone, c’est une parole inversée et carnavalisée, où « fuckin’ guys » devient l’expression ultime d’une affection et d’une sympathie hors du commun. On est géographiquement tout près, mais socialement tellement loin de la « Véritable célébration de la neige, le Carnaval de Québec [qui] constitue pour nous tous, Québécoises et Québécois, l’occasion privilégiée de vivre l’hiver [...] »… Come on, fuckin’ guys !

Les enjeux politiques de la forme carnavalesque

Lieu : les espaces de la contestation politique

Maquillés, déguisés et enthousiastes, les manifestants ont scandé des slogans toute la journée à l’endroit du gouvernement de Lucien Bouchard.

(« Manifestation au complexe G », Impact Campus, 4 novembre 1997)

Interprétant le texte de Bakhtine à travers ses propres concepts, Bourdieu analyse les enjeux sociaux des formes carnavalesques, expression profonde de la culture populaire :

(…) l’imagination populaire ne [peut] que renverser la relation qui est au fondement de la sociodicée esthétique : répondant au parti de sublimation par un parti-pris de réduction, ou, si l’on veut, de dégradation, comme dans l’argot, la parodie, le burlesque ou la caricature, mettant cul par-dessus tête toutes les « valeurs » dans lesquelles se reconnaît et s’affirme la sublimité des dominants, avec le recours à l’obscénité ou à la scatologie, elle nie systématiquement la différence, elle bafoue la distinction et, comme les jeux de Carnaval, réduit les plaisirs distinctifs de l’âme aux satisfactions communes du ventre et du sexe.

(1979 : 574)

Ainsi la modernité a su s’approprier le sens subversif du carnaval, sans pourtant garder la relation ambivalente entre le « Haut » et le « Bas ». Cette appropriation permet que les contestations politiques adoptent une forme carnavalesque. Cela est rendu possible grâce à la qualité intrinsèque du carnaval de subvertir symboliquement l’ordre social. Par le travestissement langagier et vestimentaire, par la sémiotique de « l’envers », la forme carnavalesque articule explicitement une logique profonde de renversement. Comme l’a montré Bakhtine, le carnaval parodie en même temps « moi » et « l’autre », il change perpétuellement le Haut et le Bas, il ne connaît pas de catégories sociales stables. Tournant en dérision le pouvoir, la « révolution carnavalesque » de nos jours reste à un niveau unidimensionnel, démontrant que la conception « totale » du carnaval médiéval n’est plus possible.

Pathétique ou parodique, la modernité a perdu la vision ambivalente du monde, exprimée dans le Carnaval au Moyen Âge et sous la Renaissance, une vision où le monde était intrinsèquement réversible, où le Haut n’avait de sens qu’en relation avec le Bas, le Sacré était impensable sans le Profane, et l’éloge cérémoniel côtoyait la parodie grossière. Désintégrant la vision holiste, la représentation individualiste a désarticulé la cohérence ambivalente de l’univers.

Le temps du Carnaval de Québec Kellogg’s est réparti selon la division normative jours ouvrables/fin de semaine : il s’étend sur trois fins de semaines, presque sans activités entre le dimanche soir et le vendredi suivant. Ainsi, contrairement à la logique carnavalesque qui met à l’envers le temps social, le Carnaval de Québec s’inscrit scrupuleusement dans la répartition normative du temps capitaliste. En ce sens, il est loin de tenter un renversement des valeurs quotidiennes ; mieux encore, il se veut un « repos actif » pour la population entre deux semaines de travail. De cette façon, le Carnaval de Québec participe à la normalisation du temps social plutôt qu’à la signification d’une temporalité exclusive et autonome.

Alors, le Carnaval ne peut plus véhiculer un sens cosmologique, incarné dans un « monde bi-corporel unique » (Bakhtine 1970 : 407) ; il n’a plus le sens du temps et de la nature cyclique de l’univers. La modernité a tout simplement instrumentalisé la forme carnavalesque pour en faire un usage politique ou économique. Les formes carnavalesques modernes véhiculent un sens unilatéral : soit elles reproduisent l’ordre social, soit elles le violentent. La notion du « carnaval » est dé-sémantisée et ne produit plus de sens (au moins, plus le même sens) dans notre culture puisque privée de la perception « carnavalesque » du monde. Loin d’exprimer un monde cohérent et total, le Carnaval de Québec Kellogg’s fait partie d’un monde éclaté, éparpillé et atomisé, désintégré et désintégrant, soumis à une logique économique irréversible. Dans la culture globale, il n’y a que des sous-cultures qui, s’appropriant un espace urbain, construisent des mondes utopiques... le temps d’un spectacle.