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L’ouvrage L’agonie yougoslave de Reneo Lukic est porteur d’espoir car il offre une connaissance et une compréhension des événements qui rend caduque dans nos discours et nos interventions des positions telles que « Nous ne savons pas », ou « C’est pareil des deux côtés ». Plusieurs critiques et chercheurs ont déjà honoré cet ouvrage d’histoire politique de la désintégration de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et ont démontré son importance pour la compréhension des relations internationales (Lemesle 2005). Par ailleurs, le livre est de grand intérêt pour l’ethnologie des migrations forcées et des relations interculturelles, de même que pour les milieux d’intervention auprès des personnes immigrantes et réfugiées. En effet, le livre n’a pas encore pénétré ces milieux qui sont pourtant confrontés dans la vie quotidienne aux propagandes et aux perceptions frauduleuses qui avaient servi à légitimer ces massacres d’une population civile tant en Bosnie-Herzégovine qu’au Kosovo. C’est pourquoi, après avoir brièvement rappelé la structure de l’ouvrage, je vais en souligner les aspects qui peuvent apporter un éclairage ethnographique des relations interpersonnelles qui se sont tissées, qui se tissent et qui évoluent dans la vie quotidienne, ici au Québec, entre les ressortissants de l’ex-Yougoslavie, les intervenants des organismes québécois qui travaillent auprès des personnes immigrantes et réfugiées, et la population québécoise dans son ensemble.

Reneo Lukic est professeur de relations internationales au département d’histoire de l’Université Laval. Il est l’auteur du livre Les relations soviéto-yougoslaves de 1935 à 1945. De la dépendance à l’autonomie et à l’alignement (Berne, Publications Universitaires Européennes & Peter Lang, 1996) et coauteur, avec Allen Lynch, de Europe from the Balkans to the Urals. The Desintegration of Yugoslavia and the Soviet Union (Oxford et Stockholm, Oxford University Press & SIPRI, 1996). Il est un spécialiste éminent de l’ex-Yougoslavie et son oeuvre fournit des clés pour comprendre les enjeux internationaux des conflits dans les Balkans.

L’ouvrage comprend onze chapitres regroupés en trois parties. La première raconte l’effondrement des régimes communistes en Europe et la prolifération des nouveaux États. L’auteur présente une synthèse historique de la formation des États-nations en Europe centrale et orientale aux XIXe et XXIe siècle en insistant sur la notion de « longue durée » dans l’histoire politique. Il explique l’influence des successions et des transformations des systèmes internationaux — le système de Vienne et austro-hongrois, le système de Versailles, le système nazi, celui de Yalta et le système communiste — sur l’évolution des mouvements nationaux. L’auteur situe le début du processus de désintégration de la Yougoslavie en 1986-1987, marqué par la parution en 1986 du mémorandum de l’Académie des arts et des sciences de Serbie et l’arrivée au pouvoir en 1987 de Slobodan Milosevic. Une perspective comparative met en relief les causes politiques et historiques de la désintégration des fédérations communistes. La deuxième partie démonte les mécanismes et les principes sous-jacents des guerres yougoslaves de 1991 à 2001. L’auteur dévoile la manipulation idéologique et politique qui a déguisé une guerre de conquête de territoire en guerre de religion et de conflits ethniques. À travers une démonstration minutieuse, Reneo Lukic réfute les thèses qui ont convaincu la population serbe et qui ont égaré la communauté internationale : les Serbes seraient victimes d’un complot et d’une épuration ethnique de la part des Albanais au Kosovo ; les Slovènes seraient responsables de la désintégration yougoslave, les élites étant imprégnées de racisme à l’égard des Serbes et faisant preuve d’égoïsme national pour des motifs économiques, refusant de subventionner les régions moins développées du Sud ; la proclamation de l’indépendance par la Slovénie et la Croatie serait une provocation et non une réaction face aux menaces de Milosevic ; tous les dirigeants seraient responsables de l’éclatement de la Yougoslavie ; les conflits yougoslaves seraient des guerres civiles dues à des haines interethniques ancestrales et des guerres de religions entre catholiques, orthodoxes et musulmans. La troisième partie, « L’espace politique post-yougoslave au lendemain des guerres », décrit l’après-guerre, les conséquences néfastes à long terme dans les relations entre pays voisins. L’auteur s’interroge sur les possibilités d’une paix durable dans la région tout en constatant que le processus de désintégration de l’ex-Yougoslavie n’est pas complètement achevé.

Le livre de Reneo Lukic fournit des explications qui doivent être lues et comprises par les acteurs sociaux impliqués dans l’accueil et l’intervention auprès des ressortissants de l’ex-Yougoslavie : Bosniaques musulmans, Serbes, Croates, Albanais du Kosovo. Elles rejoignent les observations ethnographiques réalisées lors de démarches de médiation effectuées dans la région de Québec (Guilbert 1997, 1999, 2001, 2004).

La manipulation idéologique et politique du régime de Milosevic a atteint son but de déguiser une guerre de conquête de territoire en guerre de religion, conflits ethniques et haines ancestrales au-delà des frontières balkaniques et jusque dans les pays d’accueil, dont le Québec. La désinformation et la propagande véhiculées par le régime de Milosevic ont trouvé un terrain fertile auprès d’intervenants qui ignoraient tout de la situation et qui étaient enclins à adopter la thèse des torts partagés et à entretenir une réticence soupçonneuse envers des « Musulmans » alors même que les personnes réfugiées essayaient de se dégager de ces fausses représentations identitaires qui continuaient à leur être attribuées. Également, dans l’accueil des réfugiés Albanais du Kosovo, les intervenants québécois prenaient souvent leur source d’information et de conseil auprès de personnes de l’ex-Yougoslavie arrivées antérieurement, des personnes qui, souvent à leur insu, étaient imprégnées des stéréotypes de la propagande anti-albanaise (« Ces gens-là sont violents ») et les transmettaient dans le milieu québécois. Ces attitudes ont causé des blessures secondaires chez les réfugiés et ont constitué des obstacles supplémentaires à l’intégration de ces nouveaux arrivants au Québec.

L’attitude générale envers les réfugiés, comme l’a très bien démontré Lissa Malkki (2002), est de les considérer comme des masses de victimes anonymes et comme des personnes peu fiables dans les histoires qu’elles peuvent raconter concernant leurs expériences. Cette attitude tend à les priver de leur individualité et à les faire percevoir comme des sujets ahistoriques. Les faits historiques racontés et minutieusement expliqués par Reneo Lukic permettent de comprendre des pratiques sociales dans la vie quotidienne et peuvent contribuer à changer certaines attitudes. Il y a urgence à concilier les recherches historiques, les recherches ethnologiques sur les migrations et les pratiques d’intervention sociale afin d’éviter une reproduction de l’oppression et de l’exclusion.