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Introduction[1]

En Roumanie, environ deux millions d’hommes et de femmes de toutes catégories sociales (soit plus de 10% de la population), hommes politiques, intellectuels, entrepreneurs et hommes d’affaires, paysans et ouvriers, beaucoup de jeunes dont des mineurs et de nombreux étudiants, mais aussi des personnes âgées, dont certaines de plus de 80 ans, ont subi des persécutions et une forme de terrorisme à l’époque du communisme. Le paroxysme de l’oppression a été atteint dans les années 1948-1953 et 1958-1960. 600 000 personnes ont été condamnées, 200 000 emprisonnées ou déportées sans jugement ; un pourcentage non négligeable d’entre elles (encore difficile à estimer) est décédé en prison (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 12-13 ; Rusan 2007)[2]. On comprend donc pourquoi le Mémorial des victimes du communisme et de la résistance de Sighet occupe dans ce contexte une place de grande importance (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 ; Centrul International de Studii asupra Comunismului 2013 et 2016).

Il s’agit du premier mémorial au monde des victimes du communisme, fondé en 1993. Il a été nommé en 1998, par le Conseil de l’Europe, parmi les trois premiers lieux de la mémoire européenne, à côté du Mémorial d’Auschwitz et du Mémorial de la Paix de Caen. Formé d’un Musée et d’un Centre international d’études sur le communisme, ses initiateurs ont été deux grands écrivains roumains, Ana Blandiana et Romulus Rusan, qui ont créé pour cela la Fondation Académie civique. L’idée est donc venue de la société civile. La lutte menée pour la réalisation de cet ensemble institutionnel consacré à la mémoire du communisme illustre parfaitement le cheminement de la Roumanie depuis la chute du communisme en décembre 1989 jusqu’à nos jours. On peut dire que l’histoire du Mémorial Sighet est sous plusieurs aspects un résumé de ce qui s’est passé en Roumanie depuis un quart de siècle. Il illustre cette difficulté à faire entrer dans l’histoire et la mémoire un système qui a violenté la société roumaine. Cette exigence de lucidité historique est pourtant la condition pour que ce pays accède réellement aux valeurs de la démocratie européenne.

Les difficultés de la mémoire du communisme

La situation politique en Roumanie après décembre 1989

En Roumanie, après décembre 1989, avec un remarquable professionnalisme et un total cynisme, la nomenclatura et les privilégiés du régime communiste se sont très rapidement adaptés à la démocratie et à l’économie de marché ; par une corruption à grande échelle, ils ont pu garder et même amplifier leurs privilèges et leur niveau de vie. La domination des anciens de la Securitate (la police politique de la Roumanie communiste), de la nomenclatura et de leurs héritiers a été et reste flagrante. L’alternance illusoire est un simulacre de démocratie, les détenteurs du pouvoir arrivant à bloquer l’apparition des partis qui pourraient représenter réellement une alternative politique (Herlea 2013 : 12)[3]. Le faire-semblant règne, comme le souligne Tom Gallagher dans son livre Romania and the European Union (2009). Compte tenu de cette réalité, il n’est pas étonnant que les détenteurs du pouvoir réel aient tout fait pour retarder, bloquer et surtout manipuler, autant que possible, l’étude et la diffusion de la vérité sur l’époque communiste. Ils ont avancé comme argument le fait qu’il fallait regarder vers l’avenir et non pas vers le passé (qui, au mieux, doit être laissé à la corporation des historiens) et le fait qu’il fallait assurer la continuité de l’État, sans rupture. Ceci s’est concrétisé, entre autres, par le maintien de toutes les décisions de la « justice » communiste aussi longtemps qu’elles n’étaient pas modifiées par un procès de « réhabilitation ». Une mesure regardée comme une insulte aux victimes du communisme. Autre exemple, plus voyant : les portraits des hauts responsables communistes figurent toujours sur les murs des institutions publiques.

On comprend pourquoi la mémoire du communisme ne s’est pas encore transformée en un patrimoine assumé et partagé : c’est encore un patrimoine surveillé attentivement par ceux qui détiennent le pouvoir et qui savent bien que la mémoire du communisme a un rôle essentiel à jouer dans le combat pour l’ancrage des valeurs européennes en Roumanie. Heureusement, ce pays se trouve aujourd’hui du bon côté de la frontière qui sépare le monde des valeurs occidentales de l’espace euro-asiatique dominé par Moscou. Malgré toutes les difficultés rencontrées pendant les trois décennies de transition, les changements et les progrès accomplis sont, sans aucun doute, substantiels et porteurs d’espoir. Mais les efforts faits, par une bonne partie des anciennes structures, pour conserver le pouvoir et contrôler non seulement la vie politique et économique mais également la mémoire (qu’ils ont toujours gardée sous haute surveillance) restent redoutables. La mémoire et la justice sont intimement liées et les anciens communistes et leurs héritiers font tout pour empêcher cette dernière d’agir dans le respect de l’éthique et de la morale (Herlea 2017 : 23).

L’enjeu mémoriel est un élément qui permet de caractériser la nature du nouveau régime né en 1989.

L’amnésie comme politique

Immédiatement après décembre 1989, les communistes, convertis en « démocrates », ont plaidé pour l’amnésie et ultérieurement ont conçu une habile stratégie de récupération des crimes et des souffrances dont ils étaient eux-mêmes responsables pour s’ériger, sans le moindre scrupule, en vaillants combattants anticommunistes. Il faut admettre que le souvenir que le peuple roumain garde de la manière dont les pays d’Europe Centrale et Orientale ont été abandonnés par l’Occident aux Soviétiques, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, leur a facilité la tâche. La justice, restée sous contrôle politique, n’a pas rempli son rôle en ce qui concerne les criminels communistes et l’Occident ne s’est pas inquiété et a laissé faire. Si l’inexistence d’un « Nuremberg du communisme » peut s’expliquer (la chute du communisme n’étant pas la conséquence d’une victoire militaire), l’absence d’une vraie lustration soulève de fâcheux points d’interrogation. Elle était nécessaire, non seulement du point de vue moral, mais aussi pour des raisons pragmatiques, la lutte contre la corruption lui étant étroitement liée. Le point 8 de la Proclamation de Timisoara, de mars 1990, qui stipule l’interdiction aux membres de la Securitate et de la haute nomenclatura de se porter candidats aux élections pendant un certain laps de temps, n’a jamais été mis en oeuvre[4].

Les grandes difficultés par lesquelles est passée et passe encore aujourd’hui la Roumanie auraient pu être, au moins en partie, évitées si ceux qui, pour assurer leur survie, avaient reconnu avec honnêteté leur comportement pendant la période communiste. L’Église aurait pu donner l’exemple. Cela n’a pas été le cas, bien au contraire. Rappelons que le christianisme orthodoxe, religion dominante en Roumanie, est resté marqué par un traditionalisme rigide et est dépendant, depuis toujours, du pouvoir laïque, fait qui s’est paradoxalement accentué sous la dictature communiste. Il faut souligner aussi que les archives de la Securitate sont devenues accessibles seulement en l’an 2000 par la création du Centre national d’études des archives de la Securitate – CNSAS. Précisons aussi que ces archives ont été auparavant, pendant dix ans, épurées et manipulées et que les dossiers des membres du clergé restent encore aujourd’hui inaccessibles. À cette même époque (2006) a été créé l’Institut pour l’investigation des crimes du communisme, une institution d’État subordonnée directement au gouvernement, ce qui constitue un habile subterfuge pour contrôler la recherche historique concernant le communisme.

Le blocage du processus de lustration, la condamnation purement formelle du communisme, l’ignorance de l’éthique de la vérité sont en partie les causes de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui la Roumanie. C’est pour cela que le problème de la mémoire revêt une telle importance. Il ne faut pas oublier que seule la vérité rend vraiment libre. La Roumanie officielle a échappé au « courage de la vérité » (Foucault 2009).

L’Union européenne et le « politiquement correct »

Mais les difficultés rencontrées sur le chemin du retour à la normalité dans les pays anciennement communistes, dont la Roumanie, sont liées aussi à d’autres causes. Notamment à cette autocensure connue sous le nom de political correctness, qui rappelle fâcheusement l’époque de la domination du marxisme. En son nom, on a refusé et on refuse encore souvent de voir que les deux horreurs totalitaires du XXe siècle, le communisme et le nazisme, procèdent de la même nature et ont le même degré de criminalité, l’un au nom de la haine de classe, l’autre au nom de la haine de race. On a refusé d’admettre, jusqu’à récemment, quand les preuves et les chiffres sont devenus incontestables, que le nombre des victimes du communisme a été largement supérieur à celui du nazisme (dont la durée et l’étendue dans l’espace ont été nettement inférieures à celles du communisme) (Courtois 2007 ; Wolton 2015, 2017). On pourrait rappeler que la conférence internationale de juin 2008, au Sénat de la République tchèque, a adopté une déclaration intitulée « Conscience européenne et communisme », dite Déclaration de Prague. On pourrait également noter que le 2 avril 2009, le Parlement européen a voté une résolution « sur la conscience européenne et le totalitarisme » soulignant l’importance de la question de « la promotion de la mémoire des crimes totalitaires » et du « passé trouble » de l’Europe en vue du processus de réconciliation[5]. Le Parlement a d’ailleurs institué le 23 août (référence au pacte Hitler-Staline) une « Journée européenne du souvenir en mémoire des victimes de tous les régimes totalitaires et autoritaires ».

En décembre 2010, à l’initiative de la Lituanie, six pays d’Europe Centrale et Orientale, parmi lesquels la Roumanie, ont demandé en vain à l’Union européenne de réfléchir à la possibilité de criminaliser la négation des crimes communistes d’après le modèle de la loi similaire pour les crimes de l’Holocauste[6]. Dans leur lettre, il était affirmé que « la Justice doit garantir par principe le traitement équitable de toutes les victimes des régimes totalitaires » et que « la négation de tous les crimes internationaux doit être soumise aux mêmes lois ». La Commission européenne a déclaré que « la mémoire du passé tragique et des crimes commis par les régimes totalitaires ainsi que la sensibilisation à ces événements devraient rapprocher les peuples d’Europe ». Mais au terme d’une étude qu’elle a initiée, elle a constaté que « les États membres avaient, jusqu’à présent, adopté des mesures différentes (par exemple, justice pour les victimes, justice pour les auteurs des crimes, établissement des faits, symbolique, etc.) en fonction de leurs particularités nationales ». Elle a établi que « même parmi les États membres ayant fait une expérience similaire des régimes totalitaires, les instruments juridiques, mesures et pratiques adoptés peuvent différer, de même que leur calendrier d’adoption et de mise en oeuvre ». Par conséquent, la Commission a considéré que les conditions de la possibilité de légiférer sur cette question « ne sont actuellement pas réunies ». Lors d’un débat organisé par le groupe parlementaire PPE, en octobre 2011, concernant le rapport de la Commission Européenne portant le titre La mémoire des crimes commis par les régimes totalitaires en Europe, il a été énoncé clairement que la situation n’était pas encore suffisamment mûre pour une telle démarche[7]. Le politiquement correct semble s’imposer.

L’histoire orale

Il convient aussi de signaler le rôle de l’histoire orale dans la sauvegarde de la mémoire du communisme en Roumanie. Dans un pays post-communiste, l’investigation historique et sociale à l’aide de l’histoire orale est indispensable car une bonne partie des documents administratifs a été délibérément falsifiée et la presse quotidienne n’est pas libre. L’histoire orale est utilisée depuis peu de temps en Roumanie comme un instrument de travail et comme une source : en partant de l’enregistrement des récits des témoins, elle analyse ceux-ci en respectant une série de règles propre à la démarche historico-critique, afin qu’ils deviennent des sources d’information fiables.

Presque spontanément, peu après décembre 1989, se sont constituées, auprès des grandes universités ou grâce à des initiatives privées, plusieurs équipes partiellement ou entièrement dédiées à cette collecte de témoignages oraux. Parmi les pionniers figuraient le Mémorial Sighet, à l’initiative de l’écrivain Romulus Rusan, ainsi que l’Institut d’histoire orale de la Faculté d’histoire et de philosophie de l’Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca (premier centre académique d’histoire orale créé par le professeur Doru Radosav qui dirige des thèses sur la mémoire du communisme) qui publie Les Annales d’histoire orale ; l’Association Troisième Europe à Timişoara ; Archiva Moldaviae à Iaşi ; la Faculté de sociologie de l’Université de Brasov et la Fondation ASPERA ProEdu.

Un mémorial dédié aux victimes du communisme et de la résistance

De la liberté à la quête de vérité

Le projet pour la création du Mémorial Sighet a été déposé en 1993. C’était une première en Europe. Deux entités constituent cette institution : la Ville de Sighet et la Ville de Bucarest. La première comprend le bâtiment de la prison avec ses annexes et le cimetière des pauvres, dans lequel furent enterrés, anonymement, les prisonniers décédés dans la prison, dont plusieurs des plus illustres personnalités de la Roumanie, comme Iuliu Maniu et George Bratianu. La deuxième est le Centre international d’études sur le communisme, créé par Romulus Rusan (1935-2016) à Bucarest et dirigé par celui-ci.

Le rôle essentiel du Mémorial Sighet est d’effectuer des recherches et des études et de les faire connaître au plus large public possible. Il s’agit de donner aux Roumains la possibilité de savoir ce que, pendant un demi-siècle, leur avaient caché les communistes au pouvoir : la réalité de l’occupation soviétique ; la falsification des élections de 1946 ; le système répressif. Il faut savoir que le goulag roumain est formé de plus de 330 lieux de détention : prisons et camps de travaux forcés, centres d’enquête, de tri et de déportation, sièges de la Securitate, établissements où on appliquait des traitements psychiatriques. On a ainsi découvert plus de 90 endroits où ont eu lieu des exécutions (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 12).

Romulus Rusan précise en entrevue que le principal but du Mémorial est « l’étude de l’histoire de la dernière moitié du XXe siècle ayant pour but la récupération de la mémoire collective et sa transformation dans un présent pour l’avenir ». Selon lui, la liberté recouvrée suite à la chute du monde communiste n’est qu’une étape vers la restitution de la vérité : « [l]es Roumains ont gagné leur liberté en décembre 1989 et ils attendent de retrouver aussi, une fois reçus dans le monde libre, la vérité » (Rusan 2017 : 51).

Le projet du Mémorial a été conçu dans le cadre de l’ONG Academia Civica, par le couple d’écrivains Ana Blandiana et Romulus Rusan. Il a été déposé, le 29 janvier 1993, au Conseil de l’Europe à l’attention de sa secrétaire générale, Catherine Lalumière. Deux ans après, en avril 1995, il se trouvait sous l’égide de celui-ci, suite à une étude et une analyse approfondie de faisabilité. L’analyse a porté sur le niveau de la restauration, l’aménagement des bâtiments existants et la construction des nouvelles structures qui se trouvent à Sighet (cela concerne surtout le Musée avec ses annexes et le déroulement des séminaires et écoles d’été). Mais elle a également eu à se pencher sur la définition, l’organisation et la mise en oeuvre des activités de recherche, la collecte des informations, la constitution des banques de données, l’activité des séminaires, la communication et les relations avec les médias. À ce niveau agit le Centre international d’études sur le communisme.

Plusieurs experts du Conseil de l’Europe se sont rendus en Roumanie, notamment à Bucarest et Sighet, ville du nord du Pays, à la frontière ukrainienne où le bâtiment de la sinistre prison de celle-ci a été cédé par la Ville à la Fondation Académie civique créée dans ce but. Le 1er juillet 1996 s’ouvre le chantier du Mémorial (sous la direction du professeur Mircea Mihailescu), suite à des concours d’architecture pour la restauration du bâtiment et pour la constitution des espaces statuaires, de prière et de recueillement. La réalisation d’un tel projet a été évidemment l’oeuvre de professionnels de divers domaines, allant des architectes et ingénieurs civils aux historiens et muséographes.

Un an plus tard, en juillet 1997, le Musée de Sighet et les espaces s’y rapportant sont inaugurés et ouverts aux visiteurs. Peu après, une loi par laquelle le Mémorial est déclaré ensemble d’intérêt national est promulguée. Il faut préciser qu’entre 1993 et 1997, parallèlement aux travaux de réhabilitation et d’aménagement, ont été organisés des expositions temporaires et des congrès internationaux. Les Roumains de l’étranger ont contribué financièrement à la réalisation de l’opération ; on peut mentionner tout spécialement l’homme d’affaires londonien Misu Carciog, le donateur le plus généreux (Rusan 2017 : 16).

Depuis, le Musée ne cesse d’être enrichi et amélioré. Il comprend aujourd’hui près de 90 salles sur trois niveaux. Les visiteurs sont accueillis et orientés dans la salle des cartes où on trouve une présentation spatiale et temporelle du goulag roumain. Dans les différentes salles on découvre non seulement la réalité de la dictature communiste en Roumanie, mais aussi des présentations sur le communisme dans les autres pays satellites de l’Union Soviétique et des références à la situation géopolitique du temps de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014).

Une pédagogie du non-oubli

C’est dans le cadre du Centre international d’études sur le communisme qu’ont été réalisées plus de six mille heures d’enregistrement en vue de constituer un corpus permettant de jeter les bases d’une histoire orale. Des dizaines de milliers de livres et documents ont été rassemblés. Des expositions itinérantes et temporaires ont été conçues. Des séminaires, des écoles d’été, des débats et des tables rondes ont été organisés et ont donné lieu à des publications dans le cadre des diverses collections de livres du Mémorial. Depuis 1998, la Fondation Académie Civique organise au Mémorial, après les examens du baccalauréat, une semaine de séminaires pour les élèves de 15 à 18 ans (entre 2008 et 2012 y ont participé aussi des professeurs d’histoire des lycées). Ces écoles d’été à Sighet veulent être « le lieu où les jeunes apprennent la mémoire que ni l’École, ni les parents n’ont été à même de leur transmettre, ceci dans ce qui se présente comme une véritable pédagogie du non-oubli » (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 60).

Entre 1995 et 2015, le Mémorial a créé onze expositions itinérantes qui ont été présentées tant en Roumanie qu’à l’étranger (Allemagne, France, Belgique, Autriche, Norvège, Hongrie, Pologne, République tchèque, République de Moldavie). Dans ces différents pays, le Mémorial a des correspondants. En France existe une association « loi 1901 » qui porte le nom suivant : « Association pour la Fondation Mémorial Sighet »[8]. C’est en Allemagne que ces expositions ont été le plus largement reçues, dans un assez grand nombre de villes. En France ont été accueillies deux expositions, toutes deux à Paris : l’une, en 2006, intitulée La Génération de l’Union exterminée dans le Goulag, présentée à l’association La Maison Roumaine ; la deuxième, en 2007, intitulée Exposition hommage aux victimes du communisme en Europe de l’Est, 1945-1989, accueillie à la Mairie du XVIe arrondissement. Mentionnons aussi l’exposition La mémoire en tant que forme de justice. Le Mémorial Sighet, qui a été présentée au Parlement Européen pendant trois jours, en octobre 2011 (Herlea 2011 : 4 ; Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 55-58)[9].

C’est au Centre international d’études sur le communisme qu’ont été publiées les Annales Sighet (Analele Sighet), recueils de communications présentées lors des séminaires annuels organisés au Mémorial, pendant dix ans, de 1993 à 2002. Trois mille témoins d’événements et historiens y ont participé. Ces communications ont été publiées en dix volumes (qui comptent 7300 pages) et ont rassemblé 806 auteurs (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 51).

Le premier volume voit le jour en 1994 sous le titre Memoria ca forma de justitie (La mémoire comme forme de justice). Il regroupe une sélection de 46 communications présentées lors des deux premières conférences qui s’intitulent De la vérité historique au jugement de l’histoire (1993) et La mémoire comme forme de justice (1994). Il est suivi de L’instauration du communisme. Entre résistance et répression (1995) et de sept autres qui présentent chronologiquement le déroulement de la terreur communiste de l’année 1946 à 1989 : L’année 1946. Le début de la fin (1996) ; L’année 1947. L’installation du rideau de fer (1997) ; L’année 1948. L’institutionnalisation du communisme (1998) ; Les années 1949-1953. Les mécanismes de la terreur (1999) ; Les années 1954-1960. Flux et reflux du stalinisme (2000) ; Les années 1961-1972. Les pays d’Europe de l’Est entre espoirs de réforme et réalité de la stagnation (2001) ; Les années 1973-1989. Chronique d’une fin de système (2003). Les fondations allemandes Hanns Seidel et Konrad Adenauer en sont souvent les plus généreuses donatrices.

Participent à ces congrès des personnes de toute la Roumanie et également de l’étranger, de France, Angleterre, Allemagne, Pologne, Bulgarie, Hongrie. On compte des résistants anticommunistes connus, comme madame Doina Cornea, dont la presse internationale parlait dans les années 1980, Ion Gavrila Ogoranu, chef de l’un des plus célèbres réseaux de maquisards qui n’avait jamais pu être arrêté et est resté dans la clandestinité jusque vers la fin des années 1970, l’historien Cicerone Ioanitoiu, réfugié en France, qui a pu rassembler la plus importante documentation sur le goulag roumain. Participent également de nombreux autres intellectuels qui sont passés par le goulag roumain, dont certains ont survécu près de vingt ans dans les prisons et camps d’extermination. Parmi ceux-là, Banu Radulescu, créateur de la revue Memoria-Revista gandirii arestate, les historiens Alexandru Zub et Serban Papacostea, le professeur Gheorghe Boldur-Latescu et beaucoup d’autres. Parmi les étrangers, il faut mentionner des personnalités telles que Vladimir Bukovski et des historiens du communisme comme Denis Deletant (présent dès le premier symposium), ainsi que Stéphane Courtois et Thierry Wolton (Analele Sighet 1994 ; Centrul International de Studii asupra Comunismului 2016).

Une publication « grand public », traduite en plusieurs langues, dont le français, intitulée Mémorial des victimes du communisme et de la résistance, Sighet, Roumanie. Guide et activité 1993-2014, présente cette institution et ses réalisations. En 1996 voit le jour la collection Biblioteca Sighet, suivie un an plus tard par celle intitulée Documente, puis en 2002 par Istorie Orala (Histoire orale), en 2007 par Ora de Istorie (L’heure d’histoire), en 2011 par Interval et plusieurs autres encore (Centrul International de Studii asupra Comunismului 2016 : 6-73).

La mémoire comme forme de justice, titre du premier volume des Annales de Sighet, définit bien la situation qui caractérise la Roumanie concernant la mémoire du communisme. Dans ce pays, la justice, au début des années 1990, totalement soumise au pouvoir politique, ne peut pas jouer le rôle qui doit être le sien dans un pays démocratique, celui du troisième pouvoir dans l’État. On considère que soulever le voile qui cache les crimes communistes est une voie pour remplacer, partiellement, une justice muselée. C’est une formule de compromis qui est plus ou moins acceptée aussi bien par les responsables des crimes commis à l’époque communiste, estimant qu’ils échappent ainsi à la justice, que par ceux qui affirment que dévoiler les crimes communistes est une forme de justice. Il y a aussi ceux qui dénoncent cette attitude en voyant dans celle-ci une manière de contourner la vraie justice.

L’Occident, quant à lui, s’est opposé à un « Nuremberg du communisme » et trouve cette formule acceptable. Plutôt que de créer les conditions d’une recherche de la vérité historique, il choisit sinon la complaisance, du moins la facilité. Tout se passe comme si le fameux devoir de mémoire était à géométrie variable en fonction des situations.

Un individu sans mémoire ?

L’écrivain Romulus Rusan, décédé en décembre 2016, consacra les deux dernières décennies de sa vie au Mémorial, essentiellement au Centre d’études sur le communisme. Dans plusieurs de ses entrevues rassemblées dans un livre publié à sa mémoire et intitulé Comment on construit un miracle, il donne des détails sur le combat qu’il a mené et il dénonce les agissements des communistes et de leurs héritiers toujours au pouvoir (Rusan 2017). Il rappelle que la devise du Mémorial de Sighet est : « [q]uand la justice n’arrive pas à devenir une forme de mémoire, la mémoire seule peut être une forme de justice » (Rusan 2017 : 45). Il souligne qu’au Centre d’études du Mémorial se déroule une recherche qui vise à constituer une base de données fiable sur la terreur communiste en confrontant plusieurs sources. Ce souci déontologique et éthique répond aux obligations des chercheurs qui travaillent sur un matériau qui a pu subir des expurgations et des manipulations.

Il déclare aussi dans une entrevue donnée à Revista 22, revue du Groupe de dialogue social, en juillet 1996, que le pouvoir en place en Roumanie a utilisé toute la panoplie des mensonges, tout l’arsenal utilisé par les communistes immédiatement après la Seconde Guerre mondiale contre les démocrates, pour bloquer la réalisation du Mémorial Sighet (Rusan 1996). Les créateurs du Mémorial ont ainsi été accusés d’être « anti-occidentaux », « fascistes », « antisémites », « revanchards », etc. Plusieurs plaintes et accusations ont été déposées auprès des institutions européennes et internationales. Romulus Rusan se souvient : « [l]es moments les plus difficiles que j’ai connus ont été ceux où j’ai réalisé que les Occidentaux refusaient de connaître la vérité sur le communisme. Quand j’ai constaté que les États n’ont pas de principes, seulement des intérêts, et que ceci peut se répercuter aussi sur les conceptions officielles concernant l’histoire ». Il se rappelle aussi du moment où il a appris la cooptation du président Ion Iliescu (ancien membre du Comité central du Parti communiste, celui qui, pour se maintenir au pouvoir, avait fait appel aux mineurs qui avaient saccagé l’université et terrorisé Bucarest en juin 1990) au Conseil d’administration du Mémorial des victimes du communisme de Washington (Rusan 2017 : 13).

Outre le travail historique et mémoriel qu’il conduit, le Mémorial des victimes du communisme et de la résistance de Sighet est un symbole. Mais les symboles ont surtout de l’importance à longue échéance. Dans l’immédiat, la Roumanie et les Roumains sont privés de ce patrimoine difficile. Il faut ajouter à cela l’état déplorable dans lequel se trouve l’enseignement, notamment celui de l’histoire. L’enseignement de l’histoire de l’époque communiste en Roumanie est réduit à la portion congrue. Autre symptôme : Bucarest est l’une des dernières capitales d’un ancien pays satellite de l’Union Soviétique à être dépourvue d’un grand musée sur le communisme et ses méfaits sur la société, bien que les bâtiments ayant servi de geôles à cette époque ne manquent pas. « La plus grande victoire du communisme, écrit Ana Blandiana, une victoire qui ne s’est dramatiquement révélée comme telle qu’après 1989, a été la création de l’individu sans mémoire, de l’homme nouveau, au cerveau lavé, qui ne doit se rappeler ni ce qu’il a été, ni ce qu’il a possédé, ni ce qu’il a fait avant le communisme ». La création du Mémorial des victimes du communisme est une manière de contrecarrer cette victoire et de ressusciter la mémoire collective. À la question « peut-on réapprendre la mémoire ? » le Mémorial des victimes du communisme et de la résistance de Roumanie répond par l’affirmative, avec conviction (Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 69)[10].

Conclusion

Le Mémorial Sighet est plus qu’une réalisation utile qui doit permettre aux Roumains de se réapproprier un patrimoine dénié, refusé. C’est un symbole qui montre qu’un combat déterminé, mené sans relâche, peut aboutir. Et cela malgré les obstacles que lui opposent les détenteurs du pouvoir politique. C’est en même temps une manière de reconnaître a contrario la force subversive et la dimension éthique de la mémoire. Ce monument, qui témoigne du « courage de la vérité », devient ainsi un élément précurseur d’un patrimoine à construire qui s’inscrit dans une résistance au silence. Comme l’a écrit Ana Blandiana,

il y a, dans la destinée du peuple roumain, une grande solitude et un insupportable silence. Le Mémorial de Sighet naît de la croyance qu’il est temps de mettre fin à cette solitude et qu’il est impossible d’y mettre fin aussi longtemps qu’on perpétue le silence.

Memorialul Victimelor Comunismului si al Rezistentei 2014 : 3