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Les juifs de la ville de Tarbes, ceux en tout cas qui sont visiblement attachés à une histoire commune et aux moments communautaires, se retrouvent encore dans leur synagogue, sans trop savoir jusqu’à quand. Une synagogue, comme tout lieu de culte, c’est inextricablement un « être ensemble » d’humains et l’actualisation d’un programme lié au divin. Ces deux « ensembles » sociologique et théologique, pourrait-on dire, se tiennent normalement par un entretien mutuel bouclé. Les humains se réunissent et viennent célébrer et garantir le programme qui les rassemble — et ils se rassemblent encore selon d’autres motifs. Dans la synagogue de Tarbes, il est devenu difficile de dire d’où vient le problème d’une si faible fréquentation, d’un tel désintéressement et d’une inexorable désaffection. Un groupe — une poignée de personnes — persiste cependant et entend maintenir un engagement pour ce lieu, au nom de principes plusieurs fois justifiés qu’il importe de dire. On parlera de résistance, en essayant d’en comprendre le contenu et de la désigner : au nom de quoi résiste-t- on? Qu’y a-t-il de si important dans le fait de perdurer en tant que juif dans la ville de Tarbes?

La synagogue est un espace conçu pour accueillir et abriter une singularité commune, aménager une sociabilité pour qu’elle s’y épanouisse, dresser un cadre cognitif pour qu’il se transmette. C’est un lieu pour faire une place à la Loi et redire une histoire, et ainsi célébrer l’identité éthico-narrative d’Israël. Si la longue histoire fédère, ce n’est pas forcément dans la visée d’un accomplissement pratique; elle est aussi bien un patrimoine culturel qui nous appartient et dont on aime s’entretenir. À côté de cette Histoire — avec un grand  H — la petite, l’histoire de l’implantation et de l’agrégation, des itinéraires et des bons et des mauvais souvenirs, fait aussi le ciment du communautaire. Cette plus courte histoire a-t-elle un avenir, « l’être ensemble » peut-il ici se projeter? La communauté de Tarbes est exposée à un risque, à un danger possible : celui de s’effacer. Mais cette inquiétude s’ouvre aussi à un futur, car risquer, c’est encore tenter, aller au-devant, malgré une issue incertaine : « Nous risquons de… »; « Risquons-nous à… » Cette tension sera énoncée au terme de ce texte, mené par une dernière question : est-il possible que rien ne perdure? Qu’à Tarbes disparaisse une possibilité de judaïsme?

Un espace

Quand les hommes s’absentent

Nous sommes à Tarbes, dans le piémont pyrénéen, au sud-ouest de Toulouse. La ville compte un peu plus de 45 000 habitants. Et voici un lieu de judaïsme, un bâtiment vétuste dont l’aspect extérieur frappe le regard et étonne. Quelque chose ne va pas. La grande porte d’entrée est dans un bois maintenant défraîchi, les murs se fissurent, des carreaux sont cassés. Mais reculons d’un pas devant cette bâtisse en difficulté et observons son quartier. Sise au centre de la ville, bordée de bâtiments qui en préservent l’accès, la Cité Rothschild est toute en rénovation. Ses murs ravalés, la fraîcheur de son mobilier d’agrément et des jardinets accentuent l’énigme visuelle que pose le bâtiment synagogue qui y loge en décalage. En avant, à l’entrée de la cité, une porte moderne s’ouvre automatiquement grâce à des capteurs magnétiques. À nouveau devant le grand bâtiment anachronique, on se demande : « À quoi sert ce lieu ? » Les enfants en usent pour délimiter une aire de jeu, la porte leur sert de cage pour le gardien de but et les carreaux, à viser et à briser. On retrouve une balle de tennis ou un ballon dans le vestibule de la synagogue. Les résidents s’étonnent quand ses portes s’ouvrent : « Tiens! » Des enfants s’approchent : « Monsieur, c’est vrai qu’Harry Potter vit ici? » C’est pour eux un lieu de magie, d’imagination. Ils veulent entrer vérifier. Je les invite[1]. Ils passent un vestibule, des portes battantes, se retrouvent dans la première partie appelée « foyer », réservée aujourd’hui aux réunions ou aux temps morts de la longue journée de Kippour [2]. Ils continuent, jusqu’à ce que la grande salle devienne la salle de prière, avec des chaises de part et d’autre d’une estrade — le pupitre où se tiendra demain le ministre officiant venu spécialement de Paris pour le Yom Kippour. Deux panneaux gravés des dix commandements en hébreu les interpellent. Lorsque deux d’entre eux veulent monter les dernières marches qui mènent à une sorte de scène, le président et sa femme les arrêtent : « non, pas ici, ne montez pas! » Car contre le mur du fond, un rideau de velours rouge est tiré sur un placard contenant les rouleaux saints de la Torah. Et là on ne joue plus.

À la place de la synagogue, les résidents de ce quartier HLM[3] auront un espace de jeu pour leurs enfants, ou des places de parking pour leurs voitures. La communauté juive n’est que locataire. Les propriétaires attendent que l’Association cultuelle israélite (ACI)[4] déménage ou se dissolve pour finaliser la rénovation d’une cité rajeunie et renouvelée. Une telle situation est-elle seulement pensable? Le président de l’ACI de Tarbes et des Hautes-Pyrénées ne cesse depuis une dizaine d’années d’inciter les membres de la communauté éparpillée à maintenir une assiduité. Les fondateurs de ce lieu auraient-ils envisagé pareille destinée?

L’histoire communautaire des juifs tarbais, qui commence en 1964 [5], est celle d’une incessante lutte contre des forces centrifuges menaçant de vider la synagogue. Il a fallu sur place débattre, composer, mettre en place en l’absence d’un décisionnaire pleinement légitime. Les visions se sont vite opposées quant aux ingrédients du projet collectif, notamment au sujet de la manière de l’animer et de le rendre visible. Quelle visibilité donner de nous-mêmes? Les pratiquants traditionalistes venus d’Algérie — inscrits dans la lignée croyante qu’a décrite Danielle Hervieu-Léger (1993) — souhaitaient un lieu de prière simple pour assurer le calendrier festif. Mais l’implicite de leurs faits et gestes s’est heurté au désir d’explications et à l’approche culturelle de l’identité juive qui prévalait pour d’autres. Quand Marcel Siari, leader jusqu’en 1980, promouvait le lieu comme véritable centre communautaire, proposant « d’ouvrir les fenêtres » et de ne pas s’enfermer dans l’anonymat, d’autres ne souhaitaient pas une telle publicité. Il y eut véritablement confrontation entre les bouillonnants pratiquants de la Loi, toujours débattant des justes façons en référence à l’autorité des traditions locales — « chez nous, on fait comme cela » — et la quête d’ordre, de conformité et de comportement standard énoncée par l’institution consistoriale que menait Siari. D’un côté, l’explicite freine l’intensité religieuse; de l’autre, l’implicite égare la curiosité et agace. Le partage durci et caricatural entre Sépharades dévots et Ashkénazes laïques a servi pour camper sur ces positions et se confronter.

Une situation illustre particulièrement ces enjeux critiques, lors des funérailles d’un membre. La place à faire aux morts a une importance fondamentale. Sitôt l’ACI enregistrée en préfecture, les dirigeants entrèrent en contact avec la mairie pour se procurer un lopin de terre juive au cimetière, un « carré ». Le premier mort enterré fait encore la communauté; le « ci-gît » fonde l’être là. C’est au cimetière que les antagonismes que nous avons rapidement évoqués sont devenus autrement problématiques. Car, lors d’un enterrement, la communauté se retrouve sous le regard d’un public pas toujours averti et pas seulement juif. Cette présence et ce regard émettent un possible jugement. Pour Marcel Siari — régulateur des pratiques —, c’est le moment de faire preuve de respectabilité, du « nous » à l’égard des locaux en montrant nos usages. Or le respect aux morts ne se montre pas forcément par de la déférence solennelle, mais aussi par une bruissante agitation. Il n’y a pas de danses macabres (comme on le pensait au Moyen Âge), mais une circumambulation : les porteurs font tourner le cercueil autour de la fosse avant de le mettre en terre. Problème : on tergiverse, on discute, on se dispute. Cette activité vive autour des tombes ne pouvait convenir et occasionna d’âpres rappels à l’ordre[6]. Aussi, par le passé, la synagogue a été bien près d’être abandonnée. Mais même en dehors des crises qui la firent vaciller, on se demandait régulièrement comment créer de l’assiduité. On travaillait le rituel hebdomadaire, on organisait des pièces de théâtre, un cercle de jeunesse éditait un journal, un bulletin mensuel envoyé par la poste informait les fidèles.

En remontant jusqu’aux fondateurs, je voudrais signaler trois points dans le répertoire des possibilités du communautaire juif au sein d’un monde nouveau. D’abord, en soulignant la conjonction entre la réinscription d’un bien-être et l’aménagement collectif d’une synagogue, si les familles quittant le Maghreb s’installent à Tarbes pour diverses raisons (économiques, fortuites, de climat, etc.), pour la plupart, elles retrouvent un proche déjà là. Les liens se sont recomposés autour d’un noyau pionnier, un individu, un foyer, une maison. Autour de Joseph Zaouï, cafetier à Tarbes dès la fin des années 1950, une quinzaine de familles depuis Tiaret en Algérie viennent s’installer et recommencer une vie — cette translation de part et d’autre de la Méditerranée préfigure le communautaire à venir. D’autant plus qu’ils investissent une cité récente à loyers modérés, la Cité Rothschild, où résidait Zaouï et sa famille. Le nom de Maurice de Rothschild, qui acquit cette ancienne caserne dans les années 1920, donne cohérence à l’adresse de la synagogue. Mais c’est pourtant par des circonstances peu préméditées que depuis les fenêtres de son appartement, Joseph Zaouï regardait cette bâtisse inoccupée, l’ancien « foyer du soldat » qui deviendra la synagogue. Parallèlement, un noyau de juifs d’origine ashkénaze constituait un « déjà là », une première sociabilité de langue et d’esprit tissée dans une commune résistance à l’adversité, dans des itinéraires qui se ressemblent. À entendre aujourd’hui le point de vue de Daniel, les juifs ashkénazes, dont certains tenaient enseigne au centre-ville — un fourreur, un tailleur, un stock américain, une dentiste —, se tenaient « en coulisse », dans une connivence plus sourde. Mais cette manière de réserver la décision de se rendre visible aux acteurs méditerranéens maintient un partage un peu trop évident (l’exubérance des uns opposée à la discrétion des autres, sur un axe anthropologique chaud/froid).

Deuxième remarque, la communauté est née dans une sorte d’effervescence lors d’un événement catalyseur : la circoncision d’un enfant à célébrer. On frappa aux portes, scrutant les patronymes dans l’annuaire, réunissant dans une maison une assemblée inédite d’arrivants et d’installés. La circoncision renouvelant l’alliance humain/divin est ici l’acte fondateur de l’histoire de la synagogue.

Enfin, une dernière remarque touche au caractère réconfortant que représente la synagogue comme lieu de refuge du soi, tout en aménageant une place à « l’entre soi ». L’arrivée des rapatriés, si elle donna un caractère oriental à la ville — un boucher oranais s’installe, fabriquant merguez et rate farcie; les cafés sont investis par les jeunes « Pieds-Noirs » ; Zaouï dans son restaurant prépare chaque semaine le couscous —, occasionna aussi l’expression de stéréotypes offensants : « Ah bon, vous portez des chaussures! » s’entendait-on dire. La proposition d’un « entre soi » communautaire était donc aussi la possibilité d’un espace réservé, abritant une différence momentanément ressourcée loin des regards pesants. Pour cela, les juifs d’origine ashkénaze trouvèrent aussi l’occasion, en refondant un lieu « où l’on va ensemble » — la bet ha-knesset qu’est aussi une synagogue —, de démentir le tragique de l’histoire.

La synagogue n’est plus alimentée parce qu’elle n’a pas fabriqué assez d’enfants juifs. Les mariages, mixtes souvent, se sont déroulés en dehors de l’enceinte synagogale. Les enfants ont grandi, sont partis étudier, travailler, ou bien sont là, mais attachés au judaïsme d’une manière trop complexe pour porter franchement une identité à la fois pleine et en pointillés. En termes de présence urbaine, l’actualité de la synagogue correspond à la réduction de la représentation du groupe juif au regard des autres confessions. Pendant que celle-ci est presque toujours fermée et se dégrade, la mosquée Omar ibn Khattab est inaugurée en 2005 et les lieux du christianisme sont rénovés — dont la cathédrale de Tarbes, à deux pas de la synagogue. Et de nouveaux migrants et des foyers modestes ont trouvé leurs quartiers dans la Cité Rothschild que les familles juives rapatriées inaugurèrent en 1963.

Le minimum de dix hommes requis pour le bon déroulement liturgique (minyan) est atteint une seule fois dans l’année, pour le Yom Kippour. De même que les humains ont besoin d’une vie urbaine intense pour faire et perpétuer un collectif priant et honorant, le divin est lié aux humains actifs qui l’honorent. Quand les hommes s’absentent, Dieu s’absente aussi.

Dieu s’absente aussi

En parlant au même degré la langue des fidèles pour la rendre comme elle est pensée ou dite, on rappellera d’abord la particularité des liens, scellés par une alliance entre les juifs et leur Dieu[7]. C’est une véritable alliance matrimoniale, « avec tous ses avantages et ses inconvénients, avec ses infidélités, ses pulsions au divorce, ses passages à l’acte, ses joies et ses souffrances » (Zajde 2005 : 40). Si bien que les actions des hommes et celles de Dieu ont été pensées en interdépendance : non seulement la juste pratique parachève l’entreprise divine, non seulement les hommes l’assistent, mais le monde divin dépend des actions humaines[8]. Quand Israël prie Dieu, Dieu se tient là, « C’est dans une assemblée de dix hommes que la majesté divine (Chekhinah) réside », disent les Sages (Weill 1975 : 553). Mais voilà qu’à Tarbes, Dieu est sous-alimenté en flux humains. « Cette synagogue, ce n’est que des chaises », souligne le président Albert dans ses moments de doute. Encore que sa remarque ne va pas aussi loin que celle de Myriam : « La synagogue peut fermer, elle n’a aucune âme, aucun intérêt. Si elle ferme, c’est parce que Dieu le veut. Si elle avait une âme, Dieu l’aurait protégée. Dans une cité qui s’appelle Rothschild en plus… Une église, même déserte, tu peux la visiter. Tu as envie, toi, de visiter cette synagogue ? »

Même si la relation particulière des juifs à leur dieu ne contient pas, loin s’en faut, le tout de l’engagement communautaire, la ferveur, l’agitation des corps en prière ont délaissé ce lieu, et cela se ressent. J’aimerais faire une dernière remarque, prise à Paul Ricoeur, pour clore ce point. L’identité éthico-narrative d’Israël, contenue dans le TaNaKh[9], est à la fois énoncée dans « la sécurité et la stabilité de la tradition », mais aussi selon les aléas tragiques d’une confrontation au monde décryptés par les prophètes (Ricoeur 2006). Ézéchiel observe le temple de Jérusalem à l’abandon, les anciens d’Israël s’y livrant à des actes impies. « Yhwh ne nous voit pas, se disent-ils, Yhwh a quitté le pays » (Ézéchiel 8:12). L’identité d’Israël est aussi constituée par cette mémoire d’un abandon mutuel.

À son grand désespoir, le président de l’ACI a souvent mentionné cette vacuité de vouloir conserver un espace sans l’habiter. Peut-être y a-t-il même une incohérence à vouloir maintenir un calendrier festif dans de telles circonstances : où est la fête? La synagogue, au lieu de signaler une résidence, signifie a contrario l’invisibilité d’une présence juive et son effacement du paysage urbain.

Maintenir un « hors du commun »

Invisibilité, jugements, abris pour l’ailleurs

La communauté, nous l’avons remarqué, s’est préfigurée lors d’une réunion domestique : à l’occasion d’une circoncision, une maison s’est retrouvée si pleine que l’idée de s’assembler est devenue évidente. La synagogue maintenant dépeuplée, le judaïsme tarbais se replie dans l’intimité des appartements et des maisons par où il procéda. Il se pourrait très bien d’ailleurs — la chose a été évoquée — qu’un foyer assez spacieux puisse accueillir les rouleaux de la Torah déménagés et qu’une synagogue (un lieu où se tiennent au moins dix hommes) se refonde dans un domaine plus privé et mesuré.

Du point de vue de la visibilité, cette forme de retrait s’accompagne de conduites originales. Originales non pas dans le déploiement domestique de son être juif, puisque le judaïsme est aussi fondé sur ce périmètre de l’activité quotidienne[10]. Mais originales dans l’élaboration confinée et solitaire de biens pour soi devenus peu visibles ou partagés. Une amie qui vit seule me dit avoir adopté un comportement « marrane », en désignant le lieu de recueillement qu’elle s’est choisi, lorsqu’elle ouvre un livre hébreu sur une petite table contre un mur, (Comme si elle n’était plus juive qu’en secret, rappelant par ce terme les pratiques privées et dissimulées des juifs convertis au catholicisme en Espagne et au Portugal à partir du XV e siècle.) Parfois, dans l’intimité, on conserve une boîte dans laquelle se concentrent les objets d’un judaïsme personnalisé que quelques proches ont ouverte devant moi. Elle peut contenir un calendrier, un vieux livre de prières, une bougie, une kippa, tout document portant des lettres hébraïques. Voici un objet plus rare, une boussole posée sur une table chez mon ami Julien. Elle porte cette inscription : ‘aynmaqom, ce qui veut dire: « Il n’y a pas de lieux », de lieux vides de Dieu. Que peut bien indiquer l’aiguille magnétisée, vers quel pôle nous dirige-t-elle? L’inscription peut dire aussi : « Rien n’est le lieu », « Le lieu (de la présence divine) peut-être partout, alors cherche le.» Aucun lieu n’est jamais assez vide pour ne pas mettre en branle. Même désorienté, même dans un non-lieu, il est possible de se retrouver. Je reviendrai en toute fin sur cette solution optimiste. Mais vivre le judaïsme en retrait et dans le privé peut aussi conduire à régler en solitaire le programme que le divin exige des humains, de nous, de moi. « Dieu m’observait, je devais changer », m’a confié Julie. Elle a progressivement réglé sa vie quotidienne sur les Commandements, jusqu’à la conversion préparée à Paris, pendant que son sentiment d’être observée prenait un sens tout différent — comme a pu le constater Sébastien Tank-Storper (2007). L’espace public se transforme alors, car partout un oeil (humain cette fois) peut surprendre votre comportement, vos écarts et vos fréquentations, qui ne peuvent être ambiguës. L’individu en voie de conversion entre ainsi dans une spirale imprévue dans laquelle, face à l’incertitude et au jugement latent, il répond par une surenchère d’attestations (Tank-Storper 2007 : 197). Julie préférait l’époque où elle décryptait les signes de l’Appel divin, plutôt que ce contrôle humain omniprésent dilué dans le tissu d’une grande ville « piégeuse ». Lorsqu’elle retourne à la synagogue de Tarbes, sous nos regards peu inquisiteurs, mais impressionnés par son attitude studieuse — le corps se balançant, tenant le livre de prières sous les yeux —, elle retrouve dans ce monde familier la simplicité qui accompagne « l’étreinte de l’origine » et ses sensations : « Côtoyer ses proches et non avoir à se socialiser, installer son corps dans la routine […] » (Breviglieri 2001 : 39).

Ce lieu porte en effet l’empreinte d’un passé aux résonances fantomatiques à mesure que le temps passe; il n’est pas seulement « des chaises ». Il a une odeur caractéristique qui, dès qu’on y entre, ramène un flot d’images et de souvenirs, une « émotion diffuse qui continue d’attacher », comme le dit si bien Marc Breviglieri (ibid :  38). C’est un terrain de l’enfance, dans cet endroit se sont tenus les grands-parents disparus. Ici s’est forgée une manière d’être à part, s’est renforcé un « hors du commun ». Je vais dire un peu plus loin cette composante essentielle de l’identité juive, un « nous » qui se distingue, dans la reconnaissance de cette distinction. En évoquant cet « être à part », je souligne simplement une particularité dans le rapport à l’espace, éprouvée par les générations nées en Bigorre[11] : un durable sentiment d’étrangeté à l’égard de l’attachement au sol et à la ruralité. Bien que d’ici, on se sent d’ailleurs[12].

Kippour, dernier rendez-vous

Quelqu’un comme Julie ne peut plus vivre à Tarbes, la ville est trop dépourvue de services propres au judaïsme; on n’y prie pas. « Tâche d’habiter un endroit où l’on enseigne la Loi divine », disent les Sages (Les Maximes des Pères (Schuhl 1995 : 49). On m’a souvent fait remarquer la simplicité des réponses à faire aux interrogations des juifs tarbais : « Qu’ont-ils été se perdre là-bas? Qu’ils déménagent et rejoignent des centres… » Cependant, ils ne sont pas tous ici avides de remplir le programme ancestral, ni même de se mêler et de participer à un tel « entre soi » ; ils le seraient qu’en effet ils quitteraient la ville. D’ailleurs, pour remplir le programme, la grande prière de Kippour en automne peut suffire, dont le mot d’ordre est le « retour » (teshouvah), qui peut être pris dans toutes ses acceptions possibles : retour d’un temps cyclique, retour vers Dieu, sur soi, vers des devoirs, vers la chaleur collective, retour de sensations, de souvenirs, etc. Mais à ne s’en tenir qu’à un seul rendez-vous dans l’année, le groupe qui persiste prend un gros risque : et si même cette dernière occasion était manquée?

Le président ne tient plus, et cependant il tient encore. Il se heurte à ce que tout dirigeant associatif connaît inévitablement : la désaffection, la lassitude de l’intérêt. Dans le club de boxe que je fréquente, l’entraîneur ne comprend pas pourquoi les adhérents ne viennent pas, en concluant que : « C’est Figeac, c’est comme ça, les gens ici sont comme ça. » Lors d’une dernière réunion à l’issue de laquelle l’assemblée a voté pour le maintien de l’association, de sa présidence et de l’engagement pour la synagogue, on s’est empressé d’évoquer de possibles repas, des réunions à visées culturelles ou simplement conviviales. Va-t-on s’y tenir et habiter autrement cette maison communautaire? Faut-il commencer par rendre le lieu plus fréquentable?

C’est bien là que les choses se compliquent : une association cultuelle, c’est une association et un peu plus qu’une association; c’est autre chose qu’un club de boxe. « Une communauté religieuse n’est pas, dans son principe, un club auquel il serait loisible ou non d’appartenir, c’est un groupe lié par un réseau de prescriptions positives ou négatives auxquelles les individus sont d’entrée de jeu assujettis » (Scubla 2003 : 91). Mais, justement, les devoirs que s’imposent les juifs ont ici perdu de leurs pouvoirs coercitifs. Bien qu’ils puissent venir lors de la grande prière de Kippour pour « faire le nombre » et contribuer à garantir le déroulement liturgique que certains suivent[13], le principe de l’engagement oblige les juifs tarbais à mobiliser d’autres ressources dont on a envie de croire qu’elles pourront suffire. Est-ce que l’engagement résistant peut rassembler là où la Loi des pères n’a pas suffi?

Solidarité et reconnaissance

Ceux qui se mobilisent encore aujourd’hui soulignent leur éloignement du religieux, voire même sa contestation, et se déclarent en même temps fièrement juifs et prêts pour cela à s’engager. Une telle déclaration condense à elle seule la problématique de la gestion d’une synagogue.

Ils entendent tenir pour qu’à partir de ce lieu, leur présence en tant que juifs dans la cité soit garantie. On résiste ici pour que se maintienne une reconnaissance, au sens d’être reconnus par les autres [14]. La réunion que l’on espère encore n’est pas seulement pour soi. C’est une union ensemble sous le regard de l’autre. Il faut montrer qu’une communauté existe pour qu’elle puisse demeurer dans ses quartiers. Il y a un effort à faire, qui vaut autant que le savoir prier et l’intention de foi, qui relève du devoir de chacun de rendre manifeste et visible le groupe. Le premier regard des autres sur la synagogue, « premier » entendu comme « plus proche », c’est le quartier où elle est implantée qui le porte. Ce regard, à cause des dégradations qu’a subies la synagogue et du projet immobilier en attente, n’est pris en compte que sous le registre d’une cohabitation silencieuse, voire d’une malveillance potentielle; on n’escompte aucun soutien qu’on n’a su contracter. Dehors, quand le lieu est officiellement ouvert au Yom Kippour, stationne une voiture de police. Cette police de proximité, d’une compagnie rassurante, est aussi à Tarbes un enjeu de taille. Le président a fait remarquer aux autorités préfectorales le nombre important de familles juives dans le département, attachées à leur synagogue historique ou qui pourraient un jour y avoir recours. Or, par les policiers présents, le nombre réel (beaucoup moins important) des usagers du lieu remonte jusqu’aux autorités (le préfet, le maire), un deuxième regard porté par des personnes dont cette fois le soutien est désiré. La maison communautaire, espace privé et extension domestique au sein d’un habitat privatif (la Cité Rothschild), contrôlé par des forces publiques, est marquée dans sa dépendance à l’égard de la cité civique, comme la communauté se trouvait au cimetière sous le regard de l’opinion (Boltanski et Thévenot 1991).

À ce propos, il faut encore souligner que si le lieu est ancien, il ne l’est pas suffisamment pour être un lieu de mémoire devenant un patrimoine public. Faut-il tenir jusqu’à ce que la ville se réapproprie ce monument et son « histoire du judaïsme »?

Points d’appui, mémoires, lâcher-prise

Il me reste à rassembler, avant de conclure, les différents points d’appui sur lesquels se dresse la résistance du groupe juif tarbais. D’abord, la synagogue est un théâtre d’émotions. En elle dort une petite histoire fragile, qui compte. Parmi ses chaises vides, on revoit se tenir les anciens, dont les noms sont commémorés lors du Kippour. Pour cela, cette journée est aussi une grande évocation de la tradition filiale. Si les murs tombent, tomberont aussi cette charge émotive et ces souvenirs nostalgiques. Ensuite, il faut résister pour soi, pour que perdure une possibilité d’être juif dans la ville, et ce, à partir d’un habitat communautaire circonscrivant et rendant visible une place. D’ailleurs, un bâtiment s’inscrit dans l’espace urbain comme le fait un récit (Ricoeur 2003 : 187). Ce n’est plus de nostalgie qu’ il s’agit, mais de mémoire d’une toujours plus longue histoire. Dans le troisième point qui vient compléter le précédent, il s’agit de résister pour soi en face des autres, dans le but de maintenir une reconnaissance comme groupe qui compte et pour faire entendre une voix. En ce sens, le président Albert souligne : « Pour qu’au moins, il y ait un lieu avec un président, qui défende le judaïsme dans la région, qui défende les juifs, même du point de vue laïque. » Ainsi, lors des journées commémoratives aux monuments aux morts, la communauté est représentée. Il faut rajouter un quatrième et dernier point d’appui, constitué par le maintien d’une promesse et d’un lieu d’accueil. Albert la résume : « On m’a confié des responsabilités, je ne veux pas partir sans laisser une synagogue… Si jamais quelqu’un vient qui ne connaît personne qu’il puisse nous trouver et être accueilli. »[15]

Alors, est-il possible que rien ne perdure? À cette dernière réunion où l’on vota pour continuer, le secrétaire rappela la destruction possible du lieu et la fin irrémédiable de la présence juive dans la ville. Dans le « carré » du cimetière Nord se tient une autre « maison », la bet olam, « maison d’éternité », celle que délimitent les sépultures dans le sol. Ce lieu au cimetière donnera lieu — hélas! — à de prochains rendez-vous et la présence juive va ici durer autrement. Voilà bien une plus grande communauté, mais elle est enfouie. D’autres traces, des stèles érigées à la mémoire de personnes arrêtées dans leur fuite par les vallées pyrénéennes, appartiennent à une histoire à laquelle le président rend hommage. Quelque chose perdure, donc, par l’hommage des vivants aux morts. La présence juive dans la cité sera-t-elle seulement tournée vers le passé?

Disparaître en tant que juif — cette signification est lourde de sens et pleine d’ambiguïtés. La synagogue, nous l’avons dit, n’a pas été construite, mais aménagée. Si des pelles mécaniques la mettaient à bas, elles détruiraient un vieux bâtiment rarement utilisé, alors qu’un espace mieux adapté (dans une maison ou un appartement) pourrait facilement le remplacer. Mais est-ce si simple? La situation perdure dans un statu quo. La résistance peut devenir une entreprise risquée dans laquelle des positions se raidissent jusqu’à penser que « nous » ne compte pas.

En cheminant à travers la destinée complexe du monde juif tarbais, nous avons eu recours à quelques-unes des caractéristiques qui donnent consistance à la culture juive parmi les nations. Nous avons relevé son rapport spécifique au divin (l’entretien mutuel et l’abandon mutuel), la distinction, la vitalité de ses histoires (histoires familiales, histoires collectives, histoires communautaires, histoires de soi), et aussi l’originalité du rapport à l’espace (la sensation d’étrangeté, les exils). C’est par ce rapport à l’espace que je termine, avec Julien : « Nous sommes un peuple qui traverse, qui se déplace. Notre programme, c’est toujours lekh lekha[16], quitte ton père, quitte tout, pars.» Risquons-nous à continuer la route, et avant cela, préparons nos bagages — nos livres saints, nos histoires — et gardons mémoire de nos individualités. Faut-il renoncer ou bien rassembler ce qui compte? Mais comment dire sans arrogance, comme j’ai osé le faire, que les textes qu’un de ses membres produit pourraient servir au groupe à se revisiter?